1880 Arcanum Divinae Sapientiae 36
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Les législateurs de notre temps, qui se déclarent les partisans convaincus des mêmes principes de droit, ne peuvent se défendre contre la perversité humaine dont nous avons parlé, alors même qu'ils le voudraient sincèrement ; c'est pourquoi ils concluent qu'il faut céder aux temps et accorder la faculté du divorce. C'est ce que, d'ailleurs, l'histoire elle-même nous apprend. Laissant de côté tous les autres faits, il suffit de rappeler qu'à la fin du siècle dernier, on se plut à légitimer par les lois la séparation des époux, alors que la France n'était pas seulement troublée, mais en feu, que la société tout entière, Dieu étant banni, était livrée au désordre. Beaucoup de gens, de notre temps, désirent renouveler ces lois, parce qu'ils veulent chasser Dieu et arracher l'Eglise du milieu de la société humaine, s'imaginant follement que c'est dans les lois de cette sorte qu'il faut chercher le remède à la corruption croissante des moeurs.
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Il est en vérité à peine besoin de dire tout ce que le divorce renferme de conséquences funestes. Par le divorce, les engagements du mariage deviennent instables ; l'affection réciproque est affaiblie ; l'infidélité reçoit des encouragements pernicieux ; la protection et l'éducation des enfants sont compromises. Il fournit l'occasion de dissoudre les unions domestiques ; il sème des germes de discorde entre les familles ; la dignité de la femme est amoindrie et abaissée, car elle court le danger d'être abandonnée après avoir servi à la passion de l'homme. Et comme rien ne contribue davantage à ruiner les familles et à affaiblir les Etats que la corruption des moeurs, il est facile de reconnaître que le divorce est extrêmement nuisible à la prospérité des familles et des peuples, attendu que le divorce, qui est la conséquence de moeurs dépravées, ouvre le chemin, l'expérience le démontre, à une dépravation encore plus profonde de la vie privée et publique.
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On reconnaîtra que ces maux sont encore beaucoup plus graves, si on réfléchit qu'une fois que le divorce aura été autorisé, il n'y aura aucun frein assez fort pour le maintenir dans les limites déterminées qui pourraient lui avoir été d'abord assignées. La force de l'exemple est très grande, l'entraînement des passions est plus grand encore ; et, grâce à ces excitations, il arrivera forcément que le désir effréné du divorce, devenant chaque jour plus général, envahira un grand nombre d'âmes, comme une maladie qui s'étend par la contagion, ou comme ces eaux amoncelées qui, ayant triomphé des digues, débordent de toutes parts.
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Ces choses sont, sans aucun doute, fort claires par elles- mêmes; mais elles deviennent encore plus claires si l'on rappelle les souvenirs du passé.
Aussitôt que la loi commença à ouvrir une voie sûre au divorce, les discordes, les querelles, les séparations augmentèrent de beaucoup ; et une telle corruption s'en suivit, que ceux-là mêmes qui avaient pris parti pour le divorce durent se repentir de leur ouvre ; et s'ils n'avaient pas cherché à temps le remède dans une loi contraire, il était à craindre que l'Etat ne tombât rapidement en décadence.
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On raconte que les anciens Romains témoignèrent de l'horreur pour les premiers cas de divorce ; mais, en peu de temps, le sentiment de l'honnêteté vint à s'affaiblir dans les âmes ; la pudeur, qui est la modératrice des passions, disparut, et la foi conjugale fut violée avec une licence si effrénée, qu'on est obligé de considérer comme très vraisemblable ce qui nous est rapporté par quelques écrivains, c'est-à-dire que les femmes avaient l'habitude de compter les années, non pas d'après la succession des consuls, mais à raison du nombre de leurs maris. Il en fut de même parmi les protestants ; les lois établirent d'abord que le divorce ne pourrait avoir lieu que pour certaines causes dont le nombre était restreint ; mais bientôt, grâce à l'affinité des cas analogues, ces causes se multiplièrent à tel point en Allemagne, en Amérique et ailleurs, que tous les esprits qui avaient gardé quelque bon sens étaient contraints de déplorer hautement la dépravation illimitée des moeurs et l'intolérable témérité des lois. Les choses ne se passèrent pas autrement dans les pays catholiques ; car là où le divorce a été parfois introduit, les inconvénients innombrables qui en ont été la conséquence ont de beaucoup surpassé les prévisions des législateurs. En effet, un grand nombre de personnes s'appliquèrent criminellement à toutes sortes de fraudes et de malices, et soit en invoquant des mauvais traitements, soit en alléguant des injures ou des adultères, ils forgèrent des prétextes pour rompre impunément le lien conjugal dont ils étaient las ; l'honnêteté publique fut si profondément atteinte par cet état de choses qu'une réforme des lois fut jugée par tous d'une nécessité urgente.
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Et qui douterait que les lois en faveur du divorce, si elles venaient à être rétablies de nos jours, ne produisissent également des résultats nuisibles et désastreux ? Il n'est pas, en effet, au pouvoir des projets et des décrets de l'homme de changer le caractère et la forme que les choses ont reçus de la nature ; aussi, ceux-là comprennent-ils fort mal l'intérêt public, qui s'imaginent qu'on peut impunément pervertir la véritable notion du mariage, et qui, méconnaissant la sainteté du serment et du sacrement, semblent vouloir corrompre et déformer le mariage plus honteusement que les lois mêmes des païens ne l'ont fait.
C'est pourquoi, si ces desseins ne changent pas, les familles et la société humaine auront constamment à craindre d'être précipitées d'une façon misérable dans ces luttes et ce conflit universel, qui sont depuis longtemps le but des sectes funestes des Socialistes et des Communistes. Tout cela montre jusqu'à l'évidence combien il est absurde et déraisonnable de demander le salut de la société au divorce, qui en serait plutôt la ruine certaine.
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Il faut donc reconnaître que l'Eglise catholique, qui a toujours eu le soin de sauvegarder la sainteté et la perpétuité du mariage a très bien mérité de l'intérêt commun de tous les peuples. - On lui doit certes une grande reconnaissance pour avoir publiquement protesté contre les lois civiles qui, depuis cent ans, ont beaucoup péché en cette matière, pour avoir frappé d'anathème l'hérésie fatale des protestants, au sujet du divorce et de la répudiation ; pour avoir condamné de plusieurs manières l'usage des Grecs de rompre les mariages, pour avoir décrété la nullité des mariages qui seraient conclus avec la condition d'être un jour dissous et enfin, pour avoir, dès les premiers temps de son existence, repoussé les lois impériales qui favorisaient d'une manière funeste la répudiation et le divorce.
Toutes les fois que les Pontifes suprêmes ont résisté aux princes les plus puissants, qui demandaient d'une façon menaçante à l'Eglise de ratifier le divorce qu'ils avaient accompli, il faut reconnaître que ces Pontifes ont lutté chaque fois, non seulement pour le salut de la religion, mais aussi pour la civilisation de l'humanité. C'est pourquoi tous les âges admireront ces témoignages d'âmes invincibles que sont les décrets de Nicolas 1er contre Lothaire ; ceux d'Urbain II et de Pascal II contre Philippe 1er roi de France ; ceux de Célestin III et d'Innocent III contre Philippe II, roi de France ; ceux de Clément VII et de Paul III contre Henri VIII, et, enfin, ceux de Pie VII, Pontife d'une très grande sainteté et d'un très grand courage, contre Napoléon 1er, enorgueilli par sa fortune et la grandeur de son empire.
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Les choses étant ainsi, si tous ceux qui gouvernent et administrent les affaires publiques avaient voulu consulter la raison, la sagesse et les intérêts mêmes des peuples, ils auraient dû souhaiter que les lois sacrées concernant le mariage demeurassent intactes, et profiter du concours offert par l'Eglise pour protéger les mours et pour assurer la prospérité des familles, plutôt que de rendre l'Eglise suspecte d'inimitié, et d'insinuer contre elle l'accusation fausse et inique d'avoir violé le droit civil.
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D'autant plus que l'Eglise catholique, en même temps qu'elle ne peut en aucune chose délaisser ses devoirs et la défense de son droit, s'est toujours montrée inclinée à la bénignité et à l'indulgence dans toutes les choses qui peuvent s'accorder avec l'intégrité de ses droits et la sainteté de ses devoirs. C'est pourquoi elle n'a jamais rien décidé au sujet du mariage, qui ne fût en rapport avec l'état de la société et avec les conditions des peuples ; et plus d'une fois, autant qu'elle pouvait le faire, elle a adouci elle-même les prescriptions de ses propres lois, lorsque des causes justes et graves lui ont conseillé cet adoucissement. L'Eglise n'ignore pas non plus et ne méconnaît pas que le sacrement du mariage, parce qu'il a aussi pour but la conservation et l'accroissement de la société humaine, a des liens et des rapports nécessaires avec des intérêts humains, qui sont les conséquences du mariage, mais qui appartiennent à l'ordre civil ; et ces choses sont, à bon droit, de la compétence et du ressort de ceux qui gouvernent l'Etat.
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Personne ne doute que le divin Fondateur de l'Eglise, Jésus-Christ, n'ait voulu que le pouvoir ecclésiastique fut distinct du pouvoir civil, et que chacun fût libre et apte à remplir sa mission propre, avec cette clause, toutefois, qui est utile à chacun des deux pouvoirs et qui importe à l'intérêt de tous les hommes, que l'accord et l'harmonie régneraient entre eux, et que, dans les questions qui appartiennent à la fois, bien que sous un rapport différent, au jugement et à la juridiction de l'un et de l'autre, celui qui a charge des choses humaines dépendrait, d'une manière opportune et convenable, de celui qui a reçu le dépôt des choses célestes.
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Dans cet accord et cette sorte d'harmonie ne se trouve pas seulement la meilleure condition pour les deux puissances, mais encore le moyen le plus opportun et le plus efficace de concourir au bien du genre humain en ce qui regarde la vie du temps et l'espérance du salut éternel. Car, ainsi que Nous l'avons montré dans Nos précédentes Lettres Encycliques (Aeterni Patris 1879), de même que l'intelligence de l'homme lorsqu'elle s'accorde avec la loi chrétienne, s'ennoblit grandement et devient beaucoup plus capable d'éviter et de combattre l'erreur pendant que la foi, de son côté, reçoit de l'intelligence un secours précieux ; de même quand l'autorité civile s'accorde avec le pouvoir sacré de l'Eglise dans une entente amicale, cet accord procure nécessairement de grands avantages aux deux puissances. La dignité de l'Etat, en effet, s'en accroît, et tant que la religion lui sert de guide, le gouvernement reste toujours juste; en même temps, cet accord procure à l'Eglise des secours de défense et de protection qui sont à l'avantage des fidèles.
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Emu par ces considérations, Nous renouvelons vivement les exhortations déjà instamment adressées aux gouvernants en vue de relations pacifiques et amicales. Avec une paternelle bienveillance, Nous leur tendons le premier la main, leur proposant l'aide de notre autorité suprême, d'autant plus nécessaire aujourd'hui que le principe d'autorité est en butte à plus de coups et plus déconsidéré. Au moment où les esprits sont enflammés par une liberté indomptée, alors qu'ils secouent avec l'audace la plus funeste le joug de tous les pouvoirs, même des plus légitimes, le salut public exige que les deux pouvoirs réunissent leurs forces pour empêcher les malheurs qui ne menacent pas seulement l'Eglise, mais la société civile elle-même.
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Mais, tandis que Nous conseillons ardemment l'accord amical des volontés, et que Nous prions Dieu, Prince de la paix, d'inspirer à tous les hommes l'amour de la concorde, Nous ne pouvons Nous abstenir, Vénérables Frères, d'exciter de plus en plus par Nos exhortations votre activité, votre zèle et votre vigilance, qui sont très grands, Nous le savons. Employez tous vos efforts et toute votre autorité, pour que, parmi le peuple confié à votre foi, rien ne vienne corrompre et amoindrir la doctrine qui a été transmise par le Christ Notre-Seigneur et les Apôtres, interprètes de la volonté céleste, doctrine que l'Eglise catholique a conservée religieusement, et qu'elle a ordonné aux fidèles du Christ de conserver également dans tous les siècles.
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Que votre principal soin s'applique à ce que les peuples soient abondamment pourvus des préceptes de la doctrine chrétienne ; qu'ils se souviennent toujours que le mariage n'a pas été institué à son origine par la volonté des hommes, mais par l'autorité et par l'ordre de Dieu, avec cette loi absolue qu'il soit d'un seul homme avec une seule femme ; que le Christ auteur de la nouvelle alliance, a élevé l'institution naturelle du mariage à la dignité de sacrement, et que, pour ce qui concerne le lien conjugal, il a donné à son Eglise la puissance législative et judiciaire. Dans cette matière, il importe au plus haut degré d'empêcher que les esprits ne soient induits en erreur par les théories trompeuses des adversaires qui voudraient que ce pouvoir fut enlevé à l'Eglise.
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De même il importe que tout le monde sache que, si, parmi les chrétiens, quelque union a lieu entre un homme et une femme en dehors du sacrement, cette union n'a ni le caractère ni la valeur d'un vrai mariage, et bien qu'elle puisse être conforme aux lois civiles, elle n'a cependant d'autre valeur que celle d'une cérémonie ou d'un usage introduits par le droit civil ; or, le droit civil ne peut qu'ordonner et régler les conséquences que le mariage entraîne avec soi dans l'ordre civil, et qui, évidemment, ne peuvent se produire si leur cause vraie et légitime, c est à dire le lien conjugal, n'existe pas.
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Il est du plus haut intérêt que toutes ces choses soient bien connues des époux, et aussi qu'elles en soient bien comprises de façon qu'ils sachent qu'ils peuvent en cette matière se soumettre aux lois, l'Eglise elle-même ne s'y opposant point, parce qu'elle veut et désire que les effets du mariage soient sauvegardés dans toute leur étendue, et que les enfants n'éprouvent aucun préjudice. Mais, au milieu de tant de doctrines confuses qui se répandent chaque jour davantage, il est nécessaire également que l'on sache qu'aucun pouvoir ne peut dissoudre parmi les chrétiens un mariage ratifié et consommé, et que, par conséquent, les époux qui, pour quelque cause que ce soit, voudraient contracter un nouveau mariage, avant que la mort ait rompu le premier, se rendraient coupables d'un crime manifeste.
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Que si les choses arrivent à tel point que la vie en commun devienne intolérable, alors l'Eglise permet la séparation des époux et elle met en oeuvre tous les soins et tous les remèdes qui conviennent à leur condition pour adoucir les inconvénients de cette séparation ; elle ne manque point de travailler au rétablissement de la concorde, dont elle ne désespère jamais. Mais ce sont là des extrémités auxquelles il serait facile aux époux de ne point arriver, si, au lieu de se laisser conduire par les passions, ils réfléchissaient mûrement sur les devoirs du mariage, sur sa fin très noble, et s'ils se mariaient avec les intentions convenables, ne faisant pas précéder cet acte par une longue série de méfaits qui excitent la colère de Dieu.
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Pour tout dire en peu de mots, la constance tranquille et paisible des mariages sera assurée, si les époux nourrissent leur esprit et leur vie de la vertu de religion, qui rend l'âme vaillante et forte, et qui produit cet effet que les défauts, s'il en est dans les personnes, que la divergence des habitudes et du caractère, que le poids des soucis maternels, l'active sollicitude pour l'éducation des enfants, les peines, compagnes de la vie et les adversités sont supportés, non seulement avec patience, mais aussi de bon coeur.
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Il faut encore veiller à ce que les mariages entre catholiques et non-catholiques ne soient pas facilement conclu ; car, lorsque les âmes sont séparées sur le terrain religieux, on peut difficilement espérer qu'elles puissent s'accorder sur le reste. Bien plus, il faut se garder de mariages semblables pour cette raison surtout qu'ils fournissent l'occasion de se trouver dans une société et de participer à des pratiques religieuses défendues, qu'ils sont ainsi une cause de danger pour la religion de celui des deux époux qui est catholique, qu'ils sont un obstacle à la bonne éducation des enfants et que, souvent, ils amènent les esprits à considérer toutes les religions comme égales, sans faire aucune différence entre la vérité et l'erreur.
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Enfin, comme Nous savons très bien que personne ne doit être étranger à Notre charité Nous recommandons, Vénérables Frères à votre autorité, à votre foi, à votre piété les malheureux qui, entraînés par l'ardeur des passions et complètement oublieux de leur salut, mènent une vie contraire aux lois divines dans les liens d'une union illégitime. Que votre ingénieuse activité s'emploie à ramener ces hommes dans le chemin du devoir, et soit par vous-mêmes, soit par l'entremise d'hommes vertueux, efforcez vous par tous les moyens de leur faire comprendre qu'ils sont coupables, qu'ils doivent faire pénitence de leur faute et se disposer à contracter un mariage légitime, suivant le rite catholique.
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Il vous est aisé de voir, Vénérables Frères, que ces enseignements et ces préceptes concernant le mariage chrétien, que Nous avons jugé devoir vous communiquer par ces Lettres, regardent autant la conservation de la société civile que le salut éternel des hommes. Fasse Dieu que ces enseignements soient reçus partout avec une docilité et une soumission d'autant plus grandes qu'ils ont plus de poids et d'importance pour les âmes.
A cet effet, invoquons tous ensemble, dans une ardente et humble prière, le secours de la Bienheureuse Vierge Marie Immaculée, afin qu'elle inspire aux esprits la soumission à la foi et qu'elle se montre la Mère et l'Auxiliatrice des hommes. Prions aussi avec la même ardeur Pierre et Paul, princes des Apôtres, vainqueurs de la superstition, propagateurs de la vérité, de sauver, par leur puissante protection, le genre humain du débordement des erreurs renaissantes.
Léon XIII, Pape
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