Tertulien, Apologétique 8

8

CHAPITRE VIII

1 Pour en appeler au témoignage de la nature contre ceux qui soutiennent qu'il faut croire de pareils bruits, supposons que nous proposions réellement une récompense de ces méfaits, que c'est la vie éternelle qu'ils nous promettent. Croyez-le pour un moment. Je demande à ce sujet: Toi qui le crois, penses-tu que cela vaille la peine d'arriver à la vie éternelle avec la conscience de tels crimes? 2 Viens, plonge le fer dans le corps de cet enfant, qui n'est l'ennemi de personne, qui n'est coupable envers personne, qui est le fils de tous; ou bien, si un autre accomplit cet office, toi, va voir cet homme qui meurt avant de vivre; attends que cette âme toute neuve s'échappe, recueille ce jeune sang, trempes-y ton pain, rassasie-toi avec délices. 3 Pendant le repas, compte les places, celle de ta mère, celle de ta soeur; note-les soigneusement, afin de ne pas te tromper, quand les chiens auront fait tomber les ténèbres. Car tu te rendras coupable d'un sacrilège, si tu ne commets pas un inceste.
4 Initié à de pareils mystères, revêtu de ce sceau, tu vivras éternellement. Réponds-moi, je le veux, si l'immortalité vaut ce prix. Si elle ne le vaut pas, il ne faut pas non plus croire à tout cela. Même quand tu y croirais, j'affirme que tu n'en voudrais pas; même quand tu en voudrais, j'affirme que tu ne le pourrais pas. Pourquoi donc d'autres le pourraient-ils, si vous ne le pouvez pas? Pourquoi ne le pourriez-vous pas, si d'autres le peuvent? 5 Nous sommes d'une autre nature, apparemment, des Cynopennes ou des Sciapodes; nos dents sont autrement disposées, nous sommes autrement conformés pour la passion incestueuse. Toi qui crois ces horreurs d'un homme, tu peux aussi les commettre; tu os, toi aussi, un homme, comme les chrétiens. Toi qui os incapable de les commettre, tu ne dois pas les croire. En effet, un chrétien est un homme, comme toi.
6 « Mais, direz-vous, on suggère ce crime à des ignorants, on le leur impose. » - ils ne savaient pas, on effet, qu'on affirmait pareille chose des chrétiens! ils devaient sans doute l'observer par eux-mêmes et s'en assurer à force de vigilance? 7 Mais ceux qui veulent être initiés ont coutume, je pense, d'aller trouver d'abord le « père des mystères » et de fixer avec lui les préparatifs à faire. Il leur dit alors: « Il te faudra un enfant, encore tendre, qui ne sache pas ce que c'est que la mort, qui sourie sous ton couteau; et puis, du pain, pour recueillir le sang coulant; en outre, des candélabres, des lampes et quelques chiens avec des bouchées de viande, pour les faire bondir et renverser les lumières. Surtout, tu devras venir avec ta mère et avec ta soeur. » 8 Et si elles ne veulent pas venir ou si le néophyte n'en a pas? Combien de chrétiens sont seuls de leur famille? Tu ne seras, je suppose, pas un chrétien selon les règles, si tu n'as ni soeur ni mère? - « Et qu'arrivera-t-il, si tous ces préparatifs sont faits à l'insu des néophytes? » - Mais sans aucun doute, ils apprennent tout dans la suite, et ils le supportent, et ils ferment les yeux ! 9 « Ils craignent d'être punis, s'ils le proclament. » - Mais en le proclamant, ils mériteront d'être protégés par vous; mais ils préféreront mourir que de vivre avec une telle conscience! - Mais soit! qu'ils aient peur pourquoi donc persévèrent-ils? Il est naturel, en effet, qu'on ne veuille pas continuer d'être ce qu'on n'aurait pas été, si on avait su ce que c'était.

9

CHAPITRE IX

1 Pour mieux réfuter ces calomnies, je vais montrer que c'est vous qui commettez ces crimes, partie on public, partie en secret, et c'est peut-être pour cette raison que vous les avez crus de nous. 2 Des enfants étaient immolés publiquement à Saturne, en Afrique, jusqu'au proconsulat de Tibère, qui fit exposer les prêtres mêmes de ce dieu, attachés vivants aux arbres mêmes de son temple, qui couvraient ces crimes de leur ombre, comme à autant de croix votives je prends à témoin mon père qui, comme soldat, exécuta cet ordre du proconsul. 3 Mais, aujourd'hui encore, ce criminel sacrifice continue en secret. Les chrétiens ne sont pas les seuls qui vous bravent; il n'est pas de crime qu'on puisse extirper pour toujours; il n'y a pas de dieu qui change de moeurs. 4 Saturne, qui n'épargna pas ses propres enfants, continuait à plus forte raison à ne pas épargner les enfants étrangers, que leurs parents venaient eux-mêmes lui offrir, s'acquittant « de bon coeur » d'un voeu et caressant leurs enfants, pour les empêcher de pleurer au moment où ils étaient immolés. Après tout, il y a une grande différence entre un simple homicide et un parricide.
5 Chez les Gaulois, c'étaient des hommes faits qu'on sacrifiait à Mercure. Je laisse à leurs théâtres les tragédies de la Tauride. Voyez dans cette très religieuse cité des pieux descendants d'Enée, il y a un certain Jupiter, que dans ses jeux on arrose de sang humain. « Mais c'est le sang d'un bestiaire », direz-vous. Apparemment, c'est là moins que de l'arroser du sang d'un homme! Est-ce que donc la chose n'est pas plus honteuse, parce que c'est le sang d'un malfaiteur? Ce qui est sûr du moins, c'est qu'il est versé par suite d'un homicide. Oh! que ce Jupiter est vraiment chrétien, et vraiment fils unique de son père pour sa cruauté!
6 Mais, puisqu'un infanticide est toujours un infanticide, peu importe qu'il soit commis dans une cérémonie du culte ou par simple caprice, à part toutefois la différence que fait le parricide, je vais m'adresser maintenant au peuple. Combien de ces hommes qui nous entourent et qui sont altérés du sang des chrétiens, combien même d'entre ces gouverneurs, pour vous si justes et si sévères envers nous, voulez- vous que je touche dans leur conscience, on leur disant qu'ils tuent les enfants qui viennent de leur naître? 7 Et puisqu'il y a encore une différence quant au genre de mort, je vous dirai qu'il est assurément plus cruel de les étouffer dans l'eau ou de les exposer au froid, à la faim et aux chiens (que de les immoler); la mort par le fer serait même préférée par un homme fait. 8 Quant à nous, l'homicide nous étant défendu une fois pour toutes, il ne nous est pas même permis de faire périr l'enfant conçu dans le sein de la mère, alors que l'être humain continue à être formé par le sang. C'est un homicide anticipé que d'empêcher de naître et peu importe qu'on arrache la vie après la naissance ou qu'on la détruise au moment où elle naît. C'est un homme déjà ce qui doit devenir un homme; de même, tout fruit est déjà dans le germe.
9 Pour on revenir à ce repas de sang et aux plats de ce genre, dignes de la tragédie, voyez s'il n'est pas rapporté quelque part - c'est dans Hérodote, je pense - que certaines nations, pour conclure un traité, se sont procuré du sang tiré des bras, que l'une et l'autre partie buvait. Devant Catilina, il y eut aussi je ne sais quelle dégustation do ce genre. On dit encore que, chez certaines nations scythiques, tous les défunts sont mangés par leurs parents. 10 Mais je cherche trop loin. Aujourd'hui même, chez vous, c'est le sang tiré de la cuisse ouverte, et recueilli dans la main, qu'on donne à boire aux fidèles de Bellone pour les initier. De même, ceux qui, dans un combat de gladiateurs dans l'arène, ont bu avec avidité, pour guérir la maladie comitiale, le sang chaud des criminels égorgés et découlant de la gorge, où sont-ils (sinon chez vous)? 11 De même encore ceux qui se nourrissent de la chair de bêtes fauves venant de l'arène, qu; se repaissent de la chair d'un sanglier ou d'un cerf. Ce sanglier, en luttant, s'est souillé du sang de l'homme qu'il a déchiré; ce cerf est mort couché dans le sang d'un gladiateur. On recherche même les membres des ours qui n'ont pas encore digéré la chair humaine; c'est un homme qui se gorge de la chair nourrie d'un homme. 12 Vous qui mangez tout cela, combien peu vous êtes loin des prétendus repas des chrétiens! Et ceux qui, par une passion monstrueuse, convoitent les membres des hommes, sont-ils moins coupables parce qu'ils les dévorent vivants? N'est-ce pas par le sang humain qu'ils sont initiés à l'impudicité, parce qu'ils boivent ce qui doit seulement devenir du sang? Ce ne Sont pas des enfants sans doute, ce sont des hommes faits qu'ils mangent!
13 Rougissez donc de votre aveuglement devant nous autres chrétiens, qui n'admettons pas même le, sang des animaux dans des mets qu'il est permis de manger, et qui, pour cette raison, nous abstenons de bêtes étouffées ou mortes d'elles-mêmes, pour n'être souillés on aucune manière de sang, même de celui qui est resté enfermé dans les chairs. 14 Aussi, l'un des moyens que vous employez pour mettre les chrétiens à l'épreuve, c'est de leur présenter des boudins gonflés de sang, convaincus que cela leur est défendu et que c'est un moyen de les faire sortir du droit chemin. Comment pouvez-vous donc croire que ces hommes qui ont horreur du sang d'un animal (c'est une chose dont vous êtes persuadés) sont avides de sang humain? à moins peut-être que vous n'ayez, par expérience, trouvé vous- mêmes ce sang plus agréable au goût. 15 Ce sang, il fallait donc l'employer aussi pour éprouver les chrétiens, aussi bien que le foyer du sacrifice, que le coffret à encens. Ils seraient, en effet, convaincus d'être chrétiens tout aussi bien on voulant goûter le sang humain qu'en refusant de sacrifier; il faudrait, au contraire, nier qu'ils soient chrétiens, s'ils ne le goûtaient pas, comme vous le feriez s'ils sacrifiaient. Et, assurément, le sang humain ne vous ferait pas défaut, au moment où vous interrogez les prisonniers et où vous les condamnez.
16 Ensuite, qui donc est incestueux plutôt que ceux à qui Jupiter lui-même a enseigné l'inceste? Les Perses ont commerce avec leurs propres mères c'est Ctésias qui le rapporte. Les Macédoniens sont aussi suspects, car, voyant pour la première fois la tragédie d'Odipe, la douleur du roi incestueux les fit rire et ils s'écriaient: Hlaune eiv thn mhtera . 17 Réfléchissez maintenant, combien faciles sont les méprises qui font commettre les incestes, quand la promiscuité de la débauche on multiplie les occasions. D'abord, vous exposez vos fils pour qu'ils soient recueillis par la compassion de quelque étranger qui passe, ou vous les émancipez pour qu'ils soient adoptés par des parents meilleurs. Leur famille leur devient étrangère et il est inévitable qu'un jour ils en perdent le souvenir. Et aussitôt que l'erreur a pris racine, dès lors l'occasion de l'inceste se produira, la famille s'étendant avec le crime. 18 Enfin, en tout lieu, chez vous, à l'étranger, au delà des mers, la passion vous accompagne, et les écarts qu'elle fait partout peuvent facilement, à votre insu, vous faire procréer quelque part des enfants même d'un parent, de sorte que ces enfants disséminés, par les relations qui se nouent entre les hommes, tombent sur leurs auteurs, sans que, dans leur ignorance d'une parenté incestueuse, ils les reconnaissent.
19 Nous, au contraire, nous sommes garantis d'une pareille éventualité par une très vigilante et très constante chasteté, et autant nous sommes à l'abri de la débauche et de tout excès après le mariage, autant nous le sommes aussi du hasard de l'inceste. Beaucoup d'entre nous, plus sûrs encore, éloignent tout le danger de cette erreur par une continence virginale, vieillards et enfants tout ensemble. 20 Si vous réfléchissiez que vous commettez ces crimes, alors vous verriez clairement qu'ils n'existent pas chez les chrétiens. Les mêmes yeux vous auraient appris l'un et l'autre. Mais il y a deux espèces d'aveuglements qui existent facilement ensemble on ne voit pas ce qui est et l'on croit voir ce qui n'est pas. C'est ce qui ressortira de toute la suite. Maintenant je veux en arriver à ce qui est public.

10

CHAPITRE X

1 « Vous honorez pas les dieux, dites-vous, et n'offrez pas de sacrifices pour les empereurs. » - Que conclure de là? Uniquement que nous ne sacrifions pas pour d'autres par la raison qui nous empêche de sacrifier pour nous-mêmes, et cette raison, c'est qu'une fois pour toutes, nous nous abstenons d'honorer les dieux. Voilà pourquoi nous sommes poursuivis comme coupables de sacrilège et de lèse-majesté. C'est là le point capital de notre cause; ou plutôt c'est là notre cause tout entière, et à coup sûr elle mériterait d'être approfondie par vous, si ce n'était pas la prévention ou l'injustice qui nous jugent, car l'une ne s'occupe pas de la vérité et l'autre la repousse.
2 Vos dieux, nous cessons de les honorer, du moment que nous reconnaissons qu'ils ne sont pas des dieux. Ce que vous devez donc exiger de nous, c'est que nous prouvions qu'ils ne sont pas des dieux et partant qu'il ne faut pas les honorer, parce qu'il ne faudrait les honorer que s'ils étaient des dieux. De même, les chrétiens ne seraient punissables que s'il était prouvé que ceux qu'ils refusent d'honorer, dans la croyance qu'ils ne sont pas des dieux, sont réellement des dieux. 3 Mais pour nous, dite s-vous, ils sont des dieux. - Nous en appelons, oui, nous en appelons de vous-même à votre conscience: que celle-là nous juge, que celle-là nous condamne, si elle peut nier que tous vos dieux ont été des hommes! 4 Et si elle aussi le nie, elle sera confondue, et par les monuments de l'antiquité, de qui elle tient la connaissance des dieux et qui rendent témoignage jusqu'à nos jours, et par les villes où les dieux sont nés, et par les pays où ils ont laissé des traces de leurs oeuvres, où l'on montre même leurs tombeaux.
5 - 6 Passerai-je donc maintenant en revue tous vos dieux, si nombreux et si divers, dieux nouveaux et anciens, barbares ou Grecs, Romains ou étrangers, captifs ou adoptifs, particuliers ou communs, males ou femelles, des champs ou de la ville, marins ou guerriers? Il serait oiseux d'énumérer même leurs noms. Pour résumer donc brièvement - et je le ferai, non pas pour vous les faire connaître, mais pour vous les rappeler, car vous simulez de les avoir oubliés - je vous dirai qu'avant Saturne, il n'y a chez vous aucun dieu: c'est à lui que remonte l'origine de tout ce qu'il y a de meilleur et de plus connu en fait de divinités. Donc, ce qui aura été établi pour l'auteur de vos dieux s'appliquera aussi à ses descendants. 7 Saturne donc, si je m'en rapporte à ce que disent les documents écrits, n'est pas autrement mentionné que comme un homme, ni par Diodore le Grec, ni par Thallus, ni par Cassius Severus, ni par Cornélius Népos, ni par aucun des auteurs qui ont traité des antiquités religieuses. Si je m'en rapporte à ce que nous apprennent les preuves tirées de faits historiques, je n'en trouve nulle part de plus sûres qu'en Italie même, où Saturne, après de nombreuses expéditions et après son séjour en Attique. s'établit et fut reçu par Janus, ou, comme le veulent les Saliens, par Janis. 8 La montagne qu'il avait habitée fut appelée la montagne de Saturne (mons Saturnius) et la ville dont il avait tracé l'enceinte porte encore le nom de Saturnia; toute l'Italie enfin, après avoir reçu le nom d'Onotria, portait le surnom de Saturnia. C'est lui qui inventa les tablettes à écrire et la monnaie marquée d'une effigie: et voilà pourquoi il préside au trésor public. 9 Et pourtant, si Saturne est un homme, il est à coup sûr né d'un homme, il n'est à coup sûr pas né du ciel et de la terre. Mais, comme ses parents étaient inconnus, on a pu facilement le dire fils de ceux dont nous pouvons tous paraître être les fils. Qui, en effet, ne donnerait pas au Ciel et à la Terre les noms de père et de mère, pour montrer par là son respect et sa vénération, ou bien pour se conformer à une coutume générale, qui nous fait dire des inconnus et de ceux qui se montrent à l'improviste devant nous, qu'ils sont tombés du ciel? 10 Donc, comme Saturne paraissait à l'improviste partout, il lui arriva d'être appelé « fils du Ciel », comme le vulgaire appelle aussi « fils de la Terre » ceux dont il ignore l'origine. Je m'abstiens de dire qu'alors les hommes menaient une vie si grossière, que l'apparition de n'importe quel homme inconnu les frappait à l'égal d'une apparition divine, puisque aujourd'hui, devenus civilisés, ils consacrent et mettent au nombre des dieux des hommes dont ils ont attesté la mort en les enterrant, au milieu du deuil public, quelques jours auparavant. 11 J'en ai dit assez de Saturne, bien que je l'aie fait en peu de mots. On démontrera de même que Jupiter aussi est un homme, étant fils d'un homme, et que tout l'essaim des dieux issus de cette famille est mortel, étant semblable à son auteur.

11

CHAPITRE XI

1 Mais, n'osant pas nier que ces dieux étaient des hommes, vous avez pris le parti d'affirmer qu'ils Sont devenus dieux après leur mort. Examinons donc les causes qui ont amené cette apothéose. 2 Tout d'abord, il faut que vous admettiez l'existence d'un dieu suprême, en quelque sorte propriétaire de la divinité, lequel a pu changer les hommes en dieux. En effet, vos dieux n'auraient pu s'attribuer eux-mêmes la divinité qu'ils n'avaient pas, et nul autre n'aurait pu la fournir à ceux qui ne l'avaient pas, s'il ne la possédait pas personnellement. 3 Si, au contraire, il n'existait personne qui eût pu les faire dieux, c'est en vain que vous prétendez que vos dieux sont devenus dieux, car vous supprimez leur auteur. Assurément, s'ils avaient pu se faire dieux par eux-mêmes, jamais ils n'auraient revêtu la condition humaine ayant le pouvoir d'en prendre une meilleure. 4 S'il existe donc un être qui peut faire des dieux, je reviens à l'examen des raisons qu'il avait de changer des hommes en dieux; et je n'en vois aucune, à moins que ce grand dieu n'ait eu besoin de serviteurs et d'aides pour accomplir ses fonctions divines. Or, en premier lieu, il serait indigne de lui qu'il eût besoin du concours de quelqu'un, et surtout d'un mort, car il eût été plus digne de lui de créer un dieu dès le commencement, puisqu'il allait avoir besoin du concours d'un mort. 5 Mais encore je ne vois pas qu'il y ait eu place pour ce concours. En effet, supposez que le vaste corps du monde que nous avons sous les yeux, ne soit pas né et n'ait pas été fait, suivant l'opinion de Pythagore, ou qu'il soit né et qu'il ait été fait, suivant celle de Platon: ce qui est certain, c'est que, après sa formation, il s'est trouvé, une fois pour toutes, disposé, pourvu du nécessaire, ordonné suivant les règles de la raison. Le principe qui a donné à tout la perfection ne saurait être imparfait. 6 Il n'attendait nullement Saturne et la race de Saturne. Bien simples d'esprit seront .es hommes, s'ils ne croient pas que dès l'origine les pluies sont tombées du ciel, que les astres ont répandu leurs rayons, que les lumières ont brillé, que les tonnerres ont grondé, que Jupiter lui-même a craint les foudres que vous lui mettez dans la main et encore, que tous les fruits sont sortis en abondance du sein de la terre avant Liber, Cérès et Minerve, que dis-je? avant le premier homme, parce que rien de ce qui est destiné à la conservation et à l'entretien de l'homme n'a pu être introduit seulement après lui. 7 Enfin, on ne dit pas que ces dieux ont créé, mais qu'ils ont découvert toutes les choses nécessaires à la vie. Or, une chose qu'on découvre existait déjà, et une chose qui existait déjà ne doit pas être attribuée a celui qui l'a découverte, mais à celui qui l'a créé; car elle existait avant d'être découverte. 8 Au reste, si Liber est dieu pour le motif qu'il a fait connaître la vigne, on a mal agi envers Lucullus, qui le premier apporta les cerises du Pont et en répandit l'usage en Italie, de ne pas l'avoir divinisé comme auteur d'un fruit nouveau, pour l'avoir fait connaître. 9 Par conséquent, Si dès l'origine l'univers s'est maintenu, étant pourvu du nécessaire et définitivement ordonné de telle façon qu'il pouvait, remplir ses fonctions, il n'existe de ce côté aucun motif d'associer l'humanité à la divinité: su effet, les emplois et les pouvoirs que vous avez répartis entre vos dieux existaient dès l'origine, aussi bien que si vous n'aviez pas créé ces dieux.
10 Mais vous vous tournez vers un autre motif et vous répondez que la divinité est un encouragement accordé pour récompenser les services rendus. Et vous nous accordez ensuite, je suppose, que ce dieu, faiseur de dieux, se distingue surtout par sa justice, n'ayant pas dispensé une pareille récompense au hasard, ni sans qu'on la mérite, ni avec prodigalité. 11 Je veux donc passer su revue les mérites, pour voir s'ils ont été de nature à élever vos dieux jusqu'au ciel et non pas plutôt à les plonger au fond du Tartare, que vous regardez, quand cela voua plaît, comme la prison des châtiments infernaux. 12 Car c'est là qu'on a coutume de reléguer tous ceux qui se sont rendus coupables d'impiété envers leurs parents, d'inceste envers une soeur, d'adultère à l'égard d'une épouse, les ravisseurs de jeunes filles, les corrupteurs d'enfants, les violents, les meurtriers, les voleurs, les fourbes et qui- conque est semblable à un de vos dieux, car vous ne pourrez pas prouver qu'un seul d'entre eux soit exempt de crimes ou de vices, à moins de nier qu'il ait été homme.
13 Mais aux motifs qui vous empêchent denier qu'ils aient été des hommes, viennent s'ajouter encore les caractères qui ne permettent pas de croire non plus qu'ils sont devenus dieux après. En effet, si c'est pour punit ceux qui leur ressemblent que vous présidez vos tribunaux, si tous les honnêtes gens fuient le commerce, la conversation, le contact des méchants et des infâmes, et que, d'autre part, le dieu suprême ait associé leurs pareils à sa majesté, pourquoi donc condamnez-vous ceux dont vous adorez les collègues? 14 C'est un outrage au ciel que votre justice! Divinisez plutôt tous les plus grands criminels, afin de plaire à vos dieux ! C'est un honneur pour ces dieux que l'apothéose de leurs égaux !
15 Mais, pour laisser de côté l'exposé de ces indignités, supposons qu'ils aient été honnêtes, intègres et bons: combien d'hommes avez-vous laissés dans les enfers, qui valent mieux qu'eux: un Socrate par la sagesse, un Aristide par la justice, un Thémistocle par ses exploits militaires, un Alexandre par sa grandeur, un Polycrate par son bonheur, an Crésus par sa richesse, un Démosthène par son éloquence ! 16 Qui, parmi vos dieux, est plus grave et plus sage que Caton, plus juste et plus vaillant que Scipion? Qui est plus grand que Pompée, plus heureux que Sylla, plus riche que Crassus, plus éloquent que Tullius? Combien il eût été plus digne du dieu suprême d'attendre de tels hommes pour les associer à sa divinité, lui qui certes connaissait d'avance les meilleurs III s'est trop hâté, je suppose, il a fermé le ciel une fois pour toutes, et maintenant il rougit certainement d'entendre les meilleurs murmurer au fond des enfers.

12

CHAPITRE XII

1 En voilà assez sur ce point, car je sais que, quand je vous aurai montré ce que sont vos dieux, je vous aurai fait voir d'après l'évidence même, ce qu'ils ne sont pas. Or, au sujet de vos dieux, je ne vois que les noms de quelques anciens morts, je n'entends que des fables et je m'explique votre culte par ces fables. 2 Pour ce qui est de leurs statues, je ne vois rien d'autre que des matières soeurs de la vaisselle et des meubles ordinaires; ou bien encore une matière qui provient de cette même vaisselle et de ce mémé mobilier, et qui change de destinée par la consécration ,grâce à la liberté de l'art, qui lui donne une autre forme, mais d'une manière si outrageante et par un travail si sacrilège, que vraiment nous autres chrétiens, qui sommes torturés précisément à cause des dieux, nous trouvons là une consolation à nos souffrances, en voyant vos dieux supporter, pour devenir dieux, les mêmes tourments que nous.
3 Vous attachez les chrétiens à des croix, à des poteaux. Quelle est la statue qui ne soit d'abord formée par l'argile appliquée à une croix et à un poteau? C'est sur un gibet que le corps de votre dieu est d'abord ébauché! 4 Avec des ongles de fer, vous déchirez les flancs des chrétiens. Mais tous les membres de vos dieux Sont assaillis plus violemment par les haches, par les rabots et par les limes. On nous tranche la tête. Avant le plomb, les soudures et les clous, vos dieux sont sans tête. Nous sommes livrés aux bêtes. Ces bâtes sont celles que vous mettez à côté de Liber, de Cybèle et de Célestis. 5 On nous livre au feu on fait subir le même sort à la matière de vos dieux sous sa forme première. On nous condamne aux mines c'est de là que vos dieux tirent leur origine. On nous relègue dans les îles c'est dans une lIe que tel de vos dieux naît ou meurt. Si tout cela donne un caractère divin quelconque, ceux Que vous punissez sont divinisés et il faut regarder les supplices comme une apothéose.
6 Mais assurément vos dieux ne sentent pas ces outrages et ces affronts qu'ils subissent pendant qu'on les fabrique, pas plus qu'ils ne sentent les hommages qu'on leur rend. « Paroles impies, injures sacrilèges », dites-vous. Frémissez, écumez de colère! C'est vous- mêmes qui applaudissez un Sénèque parlant de votre superstition plus longuement et en termes plus amers. 7 Si donc nous n'adorons pas les statues et les images glacées, tout à fait semblables aux morts qu'elles représentent, et qui ne trompent pas les milans, les souris et les araignées, le fait de répudier une erreur après l'avoir reconnue ne méritait-il pas plutôt des éloges qu'un châtiment? En effet, pouvons-nous passer pour offenser des dieux qui, nous en sommes certains, n'existent pas? Ce qui n'existe pas ne peut souffrir de la part de personne, parce qu'il n'existe pas.

13

CHAPITRE XIII

1 « Mais, dit-on, pour nous ce sont des dieux. » - Comment se fait-il, d'autre part, qu'on vous trouve impies, sacrilèges, irrespectueux envers vos dieux? que vous négligiez ces dieux dont vous affirmez l'existence, que vous détruisiez ces dieux que vous craignez, que vous vous moquiez de ces dieux dont vous vous constituez même les vengeurs? 2 Jugez si je ne dis pas la vérité. D'abord, comme chacun de vous adore ses dieux, vous offensez certainement ceux que vous n'adorez pas. La préférence accordée à l'un ne peut exister sans un affront pour un autre, car il n'y a pas de choix sans réprobation. 3 Vous méprisez donc ceux que vous réprouvez et que vous ne craignez pas d'offenser en les réprouvant. En effet, comme je l'ai dit plus haut en passant, le sort de chaque dieu dépendait du jugement du sénat. Un dieu n'était pas dieu, si un homme consulté sur lui n'en avait pas voulu et si, en n'en voulant pas, il l'avait condamné.
4 Les dieux domestiques, que vous appelez Lares, vous les soumettez, en effet, à l'autorité domestique vous les engagez, vous les vendez, vous les changez, faisant parfois une marmite d'un Saturne, une écumoire d'une Minerve, à mesure qu'ils se sont usés ou cassés par les hommages mêmes qu'ils ont longtemps reçus, ou quand le maître a senti que la nécessité domestique était plus sainte qu'eux. 5 Quant à vos dieux publics, vous les outragez de même avec l'autorité du droit public: dans la salle d'enchère, ils Sont déclarés tributaires. On se rend au Capitole, comme au marché aux légumes; de part et d'autre, on entend la voix du crieur, une pique est plantée en terre, et le questeur prend note: la divinité est adjugée au plus offrant! 6 Et pourtant les terres chargées de tri buts perdent de leur prix, les hommes soumis à l'impôt de la capitation perdent de leur estime, car ce sont là des marques de captivité. Au contraire, plus les dieux paient de tributs, plus ils sont saints; ou plutôt, plus ils sont saints, plus ils paient de tributs. Leur majesté devient l'objet d'un trafic infâme; la religion fait le tour des cabarets en mendiant. Vous exigez qu'on paie, tant pour entrer dans l'enceinte sacrée, tant pour avoir accès à l'autel du sacrifice; on ne peut pas connaître les dieux pour rien, ils sont à vendre.
7 Pour honorer vos dieux, que faites-vous donc que vous ne fassiez aussi pour honorer vos morts? Vous leur élevez des temples tout comme aux morts, des autels tout comme aux morts. Même attitude et mêmes insignes dans les statues des uns et des autres le mort, devenu dieu, garde son âge, sa profession, son occupation. Quelle différence y a-t-il entre le banquet de Jupiter et le repas funèbre, entre le vase à sacrifice et le vase à libations funèbres, entre l'haruspice et l'embaumeur de morts? En effet, l'haruspice remplit aussi des fonctions auprès des morts.
8 Mais il est naturel que vous accordiez aux empereurs défunts les honneurs de la divinité, puisque vous les leur rendez déjà pendant leur vie. Vos dieux vous en seront reconnaissants, que dis-je s'ils se féliciteront de voir leurs maîtres devenir leurs égaux. 9 Mais quand c'est une Larentine, une courtisane (encore si c'était Laïs ou Phryné !) que vous adorez parmi les Junons, les Cérès et les Dianes; quand c'est Simon le Magicien à qui vous dédiez une statue avec cette inscription « Au dieu saint »; quand c'est je ne sais quel favori, sorti des écoles d'esclaves de la cour, que vous faites entrer dans le conseil des dieux, alors vos anciens dieux, bien qu'ils ne vaillent pas mieux, regar- deront comme un affront de votre part que vous ayez permis à d'autres ce que l'antiquité leur avait réservé à eux seuls!

14

CHAPITRE XIV

1 J'ai envie de passer aussi en revue vos rites. Je ne parle pas de ce que vous faites dans vos sacrifices vous n'immolez que des bêtes à demi mortes, pourries et galeuses; des victimes grasses et saines, vous ne découpez que les morceaux de rebut, c'est-à-dire les têtes et les pieds, choses que, chez vous, vous auriez destinées aux esclaves et aux chiens; de la dîme d'Hercule, vous ne placez pas même le tiers sur son autel. Je louerai plutôt le bon sens que vous montrez en sauvant au moins une partie de ce qui est perdu.
2 Mais, si je me tourne vers vos livres, qui vous forment à la sagesse et à vos devoirs d'hommes libres, que de choses ridicules j'y trouve! Vos dieux en sont venus aux mains entre eux à cause des Troyens et des Achéens et se sont battus comme des couples Je gladiateurs. Vénus fut blessée par la flèche d'un mortel, parce qu'elle voulait sauver son fils Enée, que le même Diomède avait failli tuer. 3 Mars enchaîné pendant treize mois faillit en mourir; Jupiter eût subi la même violence de la part des autres habitants du ciel, s'il n'avait été délivré par une sorte de monstre; tantôt il pleure la mort de Sarpédon; tantôt, honteusement épris de sa soeur, il lui rappelle ses amantes antérieures, dont aucune, dit-il, ne lui a inspiré une passion aussi vive. 4 Dans la suite, quel poète, à l'exemple de leur prince, ne voit-on pas déshonorer les dieux? L'un voue Apollon à la garde des troupeaux du roi Admète; l'autre loue Neptune à Laomédon comme maçon. 5 Il est un poète fameux parmi les lyriques, je veux dire Pindare, qui chante qu'Esculape fut frappé de la foudre à cause de sa cupidité, parce qu'il exerçait la médecine d'une manière criminelle. Jupiter fut méchant, si c'est à lui que la foudre appartient il fut inhumain envers son petit-fils et jaloux de cet habile médecin. 6 Ces faits, s'ils sont vrais, ne devaient pas être divulgués, et, s'ils sont faux, ils ne devaient pas être inventés par des hommes zélés pour la religion. Les poêtes tragiques ou comiques ne se font pas faute non plus d'attribuer à un dieu les malheurs ou les égarements de quelque famille illustre.
7 Je ne dis rien des philosophes, me contentant de citer Socrate, qui, pour faire honte aux dieux, jurait par un chêne, par un bouc et par un chien. « Mais, dira-t-on, Socrate fut condamné précisément parce qu'il détruisait les dieux. » - Oui, depuis longtemps, ou mieux depuis toujours, la vérité est en butte à la haine. 8 D'ailleurs les Athéniens se repentirent de leur sentence, .ils frappèrent plus tard les accusateurs de Socrate et lui élevèrent une statue d'or dans un temple: l'abrogation de la sentence rend témoignage en faveur de Socrate. Mais Diogène se permet aussi je ne sais quelles railleries envers Hercule, et Varron, ce cynique romain, met en scène trois cents Jupiters sans tête.


Tertulien, Apologétique 8