Tertulien, Apologétique 23

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CHAPITRE XXIII

1 Or donc, si les magiciens, eux aussi, font paraître des fantômes et vont jusqu'à déshonorer les âmes des morts (en les évoquant), s'ils tuent des enfants pour leur faire rendre des oracles, si par leurs jongleries charlatanesques ils font, on se jouant, quantité de prodiges, s'ils envoient même des songes, ayant à leur service la puissance des anges et des démons, qu'ils ont invoqués une fois pour toutes et grâce à qui il y a jusqu'aux chèvres et aux tables qui prédisent l'avenir: à combien plus forte raison cette puissance, quand elle agit de sa propre volonté et pour son propre compte, ne doit-elle pas consacrer toutes ses forces à produire ce qu'elle fait ainsi pour le compte d'autrui? 2 Or, si les anges et les démons opèrent les mêmes prodiges que vos dieux, où est donc la précellence de la divinité, qu'il faut à coup sûr croire supérieure à toute autre puissance? Ne convient-il pas de présumer que ce sont les démons qui se font dieux, en opérant ces prodiges qui les font passer pour dieux, plutôt que d'admettre que les dieux sont les égaux des anges et des démons? 3 On dira peut-être que c'est la différence des lieux qui distingue les dieux des démons, que c'est à cause des temples qu'ils habitent que vous considérez comme dieux ceux qu'ailleurs vous n'appelez pas dieux, que celui qui court sur les tours des édifices sacrés n'est pas fou comme celui qui passe sur les toits des voisins, et que celui qui mutile son corps ou s'ouvre les veines des bras commet une autre violence que celui qui se coupe la gorge? Mais, dans tous les cas, la folie furieuse produit le même résultat et l'instigation procède de la même source!
4 Mais assez de paroles, nous allons mettre sous vos yeux le fait lui-même qui prouvera que sous l'un et l'autre nom se cache une seule et même nature. Qu'on produise à l'instant ici, devant vos tribunaux, un homme qui soit reconnu pour être possédé du démon: si un chrétien quelconque ordonne à cet esprit de parler, celui-ci confessera en toute vérité qu'il est un démon, comme ailleurs il se pose faussement en dieu. 5 Qu'on produise de même un de ceux qui passent pour être agités par un dieu, qui, exhalant leur souffle sur les autels, aspirent la divinité avec la fumée des victimes, qui se guérissent à force de hoquets, qui prophétisent d'une voix haletante. 6 Oui, si votre Vierge Célestis elle-même, la prometteuse de pluies, si votre Esculape lui-même, le révélateur des remèdes, qui rendit la vie à Socordius, à Tenatius et à Asclépiodote destinés à mourir quand même le lendemain, si ces dieux, n'osant mentir à un chrétien, ne confessent pas qu'ils sont des démons, répandez à l'instant même le sang de ce chrétien effronté et téméraire!
7 Quoi de plus clair que cette expérience? Quoi de plus sûr que cette preuve? La simple vérité est sous les yeux de tous et elle est assistée de la puissance qui lui est propre: aucun soupçon n'est permis. Est-ce de la magie ou quelque tromperie du même genre? Vous pourrez l'affirmer, si vos yeux et vos oreilles vous le permettent. 8 Que peut-on objecter à ce qui se montre avec une sincérité toute nue? D'une part, s'ils sont vraiment dieux, pourquoi disent-ils faussement qu'ils sont des démons? Serait-ce pour nous obéir? Voilà donc votre divinité soumise aux chrétiens! Et à coup sûr il ne faut pas regarder comme une divinité celle qui se Soumet à un homme, son ennemi, quand cet homme fait quelque chose pour la déshonorer. 9 D'autre part, s'ils sont des démons ou des anges, pourquoi ailleurs répondent-ils qu'ils jouent le rôle de dieux? En effet, de même que ceux qui passent pour dieux n'auraient pas voulu se dire démons, s'ils étaient véritablement dieux, pour ne pas perdre leur majesté de même, ceux que vous connaissez positivement pour des démons n'oseraient pas ailleurs jouer le rôle de dieux, s'ils existaient réellement, ces dieux dont ils usurpent les noms, car ils craindraient d'abuser de la majesté de ceux qui, sans aucun doute, leur seraient supérieurs et qu'ils devraient craindre. 10 Aussi bien, ce que vous regardez comme la divinité n'existe pas: car, si la divinité existait, elle ne serait pas usurpée par les démons dans leurs aveux et elle ne serait pas désavouée par les dieux. Puisque donc les uns et les autres sont d'accord pour avouer qu'ils ne sont pas dieux, reconnaissez que c'est une seule et même race, c'est-à- dire des démons, de l'un et de l'autre côté.
11 Cherchez maintenant des dieux, car en ceux que vous prétendiez dieux, vous reconnaissez des démons. Mais, grâce à nous, vos dieux ne vous révèlent pas seulement que ni eux ni d'autres ne sont pas dieux, mais ils vous apprennent encore, par une conséquence immédiate, quel est le vrai Dieu, si c'est celui que les chrétiens professent et celui-là seul, et s'il fa ut croire en lui et l'adorer, comme le prescrivent la foi et la doctrine des chrétiens. 12 En même temps, ils vous diront aussi quel est ce « Christ avec sa fabuleuse histoire », s'il n'est qu'un homme de condition ordinaire, s'il est un magicien, s'il fut secrètement enlevé du tombeau, après sa mort, par ses disciples, s'il est maintenant dans les enfers, - ou s'il n'est pas plutôt dans les cieux et s'il ne viendra pas de là, tandis que le monde entier tremblera, que la terre frémira d'horreur, que tous se lamenteront, les chrétiens exceptés, - avec la majesté de celui qui est la puissance de Dieu, l'esprit de Dieu, son Verbe, sa sagesse, son intelligence et le Fils de Dieu. 13 Qu'ils rient donc avec vous de tous ceux de nos mystères dont vous riez: qu'ils nient que le Christ jugera toutes les âmes depuis le commencement des temps, après la résurrection des corps; qu'ils disent, si cela leur plait, que ce sont Minos et Rhadamanthe qui ont été désignés par le sort pour présider ce tribunal, suivant l'opinion commune à PLaton et aux poètes. 14 Que du moins ils effacent la marque de leur honteuse condamnation! Qu'ils nient qu'i1s sont des esprits immondes, chose que suffisent à prouver et leur nourriture, qui est le sang, la fumée et la chair des animaux, brûlée sur d'infects bûchers, et les langues impures de leurs prêtres mêmes! Qu'ils nient que leur malice les a fait condamner d'avance pour le jour du jugement, avec tous leurs adorateurs et leurs ouvres !
15 Mais tout l'empire et tout le pouvoir que nous avons sur eux tire sa force de ce que nous prononçons le nom du Christ et de ce que nous énumérons tous les châtiments qui les menacent et qu'ils attendent de la part de Dieu par le Christ, leur juge. Craignant le Christ en Dieu et Dieu dans le Christ, ils sont soumis aux serviteurs de Dieu et du Christ. 16 Aussi, au seul contact de nos mains, au moindre souffle de notre bouche, effrayés par l'image et la pensée du feu qui les attend, ils sortent même du corps des hommes, obéissant à notre commandement, à contre-coeur et pleins de douleur, honteux surtout de votre présence. Croyez-les, quand ils disent la vérité sur eux-mêmes, puisque vous les croyez quand ils mentent. 17 Personne ne ment pour se déshonorer, mais plutôt par vanité. Aussi croyons-nous plus volontiers ceux qui font des aveux à leur détriment que ceux qui nient pour leur propre intérêt.
18 Enfin, ces témoignages de vos dieux ont cou-turne de faire des chrétiens; c'est le plus souvent en les croyant que nous croyons aussi en Dieu par le Christ. Ce sont eux qui enflamment notre foi à nos Ecritures, ce sont eux qui affermissent la confiance que nous avons dans nos espérances. 19 Vous les honorez même, autant que je sache, en leur offrant le sang des chrétiens. Par conséquent, ils ne voudraient pas vous perdre, vous qui êtes si utiles, si zélés pour eux, quand ce ne serait que pour ne pas être chassés par vous-mêmes devenus chrétiens un jour, -s'il leur était permis de mentir, quand ils sont sous la puissance d'un chrétien qui veut vous prouver la vérité.

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CHAPITRE XXIV

1 Tout cet aveu de vos dieux, par lequel ils reconnaissent qu'ils ne sont pas dieux et affirment qu'il n'y a point d'autre dieu que celui-là seul auquel nous appartenons, est plus que suffisant pour écarter de nous l'accusation de lèse-religion, surtout envers la religion romaine. Car, s'il est certain que vos dieux n'existent pas, il est certain que votre religion n'existe pas non plus; et s'il est certain que votre religion n'en est pas une, parce que vos dieux n'existent pas, il est certain aussi que nous ne sommes pas non plus coupables de lèse-religion. 2 Mais, au contraire, c'est sur vous que retombera le reproche que vous nous faites, sur vous qui adorez le mensonge et qui, non contents de négliger la vraie religion du vrai Dieu, allez jusqu'à la coin-battre, et qui vous rendez ainsi véritablement coupables du crime d'une véritable impiété.
3 Maintenant, supposez qu'il soit établi que vos dieux sont des dieux, ne convenez-vous pas, suivant l'opinion commune, qu'il y a un Dieu plus élevé et plus puissant, le Roi du monde en quelque sorte, d'une majesté parfaite? Car telle est l'idée que la plupart des hommes se font de la divinité: ils veulent que le souverain pouvoir soit aux mains d'un seul, que ses offices soient aux mains d'un grand nombre; ainsi, par exemple, Platon représente le grand Jupiter dans le ciel accompagné dune armée de dieux et de démons. 4 C'est pourquoi il faut, disent-ils, que ses procurateurs, ses préfets, ses gouverneurs, soient honorés comme lui. Et cependant, commet-il un crime celui qui s'applique plutôt à obliger César et place toutes ses espérances en lui, et qui n'attribue le nom de dieu, comme celui d'empereur, à aucun autre qu'au maître suprême, puisqu'on regarde comme un crime capital d'appeler ou de souffrir qu'on appelle César un autre que César lui- même? 5 Que l'un soit libre d'adorer Dieu et l'autre Jupiter; que l'un puisse lever ses mains suppliantes vers le ciel, et l'autre vers l'autel de la Bonne Foi; qu'il soit permis à l'un de compter les nuages en priant, puisque c'est là votre croyance, et à l'autre les panneaux des lambris; que l'un puisse vouer à son Dieu sa propre âme, l'autre celle d'un bouc. 6 Prenez garde, en effet, que ce ne soit déjà un crime d'impiété que d'ôter aux hommes la liberté de la religion et de leur interdire le choix de la divinité, c'est-à-dire de ne pas me permettre d'honorer qui je veux honorer, pour me forcer d'honorer qui je ne veux pas honorer ! il n'est personne qui veuille des hommages forcés, pas même un homme.
7 Aussi bien, on accorde aux Égyptiens la liberté de se livrer à leur superstition si vaine qui consiste à mettre des oiseaux et des bêtes au rang des dieux et à condamner à mort quiconque a tué un de ces dieux. Chaque province, chaque cité a sois dieu à elle; ainsi la Syrie a son Atargatis, l'Arabie a son Dusarès, le Norique a son Bélénus, l'Afrique a Célestis, la Maurétanie ses petits rois. 8 Ce sont des provinces romaines, je pense, que je viens de nommer; et cependant leurs dieux ne sont pas des dieux romains; car, à Rome, ils ne sont pas plus honorés que ceux qui, dans toute l'Italie, sont créés dieux par une consécration municipale, à savoir: Delventinus à Casinum, Visidianus à Narnia, Ancharia à Asculum, Nortia à Volsinii, Valentia à Ocriculum, Hostia à Sutrium et la Junon des Falisques qui reçut son surnom (de Curitis) en l'honneur de son père Curis. 9 Nous sommes les seuls à qui l'on refuse le droit de posséder une religion à nous. Nous offensons les Romains et nous ne sommes pas regardés comme des Romains, parce que nous adorons un Dieu qui n'est pas celui des Romains. 10 Heureusement qu'il est le Dieu de tous les hommes, à qui, bon gré malgré, nous appartenons tous. Mais chez vous, il est permis d'adorer tout, hors le vrai Dieu, comme s'il n'était pas plutôt le Dieu de tous, celui à qui nous appartenons tous.

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CHAPITRE XXV

1 Je crois avoir assez prouvé la fausseté de vos dieux et la vérité du nôtre, en faisant voir que la démonstration ne repose pas seulement sur des discussions et des argumentations, mais encore sur les témoignages de ceux-là mêmes que vous croyez dieux: je n'ai donc plus à revenir sur ce sujet. 2 Cependant, puisque l'autorité du nom romain se présente tout spécialement ici, je n'éviterai pas le débat qu'on fait naître en prétendant que c'est en récompense de leur zèle pour la religion que les Romains se sont élevés à une telle grandeur et qu'ils sont devenus les maîtres de la terre; que la meilleure preuve de l'existence des dieux, c'est que ceux-là sont les plus florissants, qui rendent le plus d'hommages aux dieux.
3 Apparemment, ce sont les dieux romains qui ont accordé cette récompense au nom romain, comme un privilège. C'est Sterculus, c'est Mutunus et Larentina qui ont étendu l'empire. En effet, les dieux étrangers n'ont pas, je suppose, voulu favoriser une nation étrangère plutôt que la leur, et ils n'ont pas livré à des gens d'outremer le sol de la patrie, où ils sont nés, où ils ont grandi, où ils se sont illustrés et où ils sont ensevelis. 4 A Cybèle de voir si elle s'est éprise de la ville de Rome en souvenir de la race troyenne, race de son pays, qu'elle protégea sans doute contre les armes des Grecs, et mi elle a pris soin d'avance de se faire transférer chez des vengeurs qu'elle savait destinés à vaincre les Grecs, vainqueurs de la Phrygie! 5 Aussi a-t-elle donné, de nos jours même, une preuve magnifique de sa puissance transportée à Rome: après la mort de Marc-Aurèle, enlevé à la république près de Sirmium le seizième jour des calendes d'avril (17 mars 180), le très vénérable archigalle, faisant des libations d'un sang impur et se déchirant les bras, le neuvième jour des mêmes calendes (24 mars), ordonna les prières ordinaires pour la conservation de l'empereur Marcus, qui déjà était mort! 6 O courriers trop lents, ô somnolence des dépêches! C'est par votre faute que Cybèle n'a pas appris plus tôt la mort de l'empereur, pour empêcher les chrétiens de rire d'une telle déesse! 7 Mais Jupiter, de son côté, n'eût pas facilement permis que son île de Crête subît le choc des faisceaux romains et il n'eût pas oublié l'antre fameux du mont Ida, et les cymbales d'airain des Corybantes, et le délicieux parfum de la nourrice qu'il avait là-bas. N'eût-il pas préféré à tous les Capitoles son fameux tombeau, afin de s'assurer l'empire du monde à cette terre qui recouvrit les cendres de Jupiter? 8 Et Junon aurait-elle voulu que la ville punique, qu'elle chérissait plus que Samos, fût détruite, et précisément par les descendants d'Énée! Autant que je sache, « c'est là que furent ses armes, que fut son char; faire de cette ville la reine des nations, ailes destins le permettaient, c'était dès lors le but de ses efforts et son voeu ardent » (Virg., Énéide, 1,16-18). Et cette malheureuse, « à la fois épouse et soeur de Jupiter» (Ibid., 46), n'a pu rien faire contre les destins! Il est vrai que « .Jupiter lui-même est soumis au destin ». 9 Et pourtant, à ces destins qui leur ont livré Carthage on dépit de la volonté et du désir de Junon, les Romains n'ont pas rendu autant d'hommages qu'à une Larentina, infâme prostituée!
10 Plusieurs de vos dieux ont régné, cela est constant. Or, s'ils possèdent maintenant le pouvoir d'accorder l'empire, au temps où ils régnaient eux- mêmes, de qui avaient-ils reçu cette faveur? Quel dieu Saturne et Jupiter avaient-ils adoré? Un Sterculus, apparemment? Mais ce n'est que plus tard que les Romains sont venus avec leur «formulaire d'invocations », où figure Sterculus. 11 De plus, si certains de vos dieux n'ont pas régné, de leur temps il y avait des rois qui n'étaient pas encore leurs adorateurs, puisque eux-mêmes n'étaient pas encore considérés comme dieux. Donc c'est à d'autres qu'il appartient de dispenser les royaumes, car il y avait des rois bien avant que ces dieux fussent au rang des dieux.
12 Mais comme on est peu fondé à attribuer la grandeur du nom romain aux mérites de la piété, puisque la religion n'a progressé qu'après l'établissement de l'empire, ou plutôt du royaume - car ce n'était qu'un royaume! En effet, s'il est vrai que c'est Numa qui a inventé le zèle superstitieux, néanmoins le culte chez les Romains ne consistait pas encore on statues ni on temples. 13 La religion était frugale, les rites étaient pauvres et il n'y avait pas de Capitoles rivalisant avec le ciel, mais des autels de gazon élevés pour un temps, des vases en terre de Samos, la fumée qui s'en échappait: de dieu nulle part. En effet, le génie des Grecs et des Etrusques n'avait pas encore inondé Rome de statues façonnées. Ainsi donc, les Romains ne furent pas religieux avant d'être grands, et, par conséquent, leur grandeur ne vient pas de leur esprit religieux.
14 Au contraire, comment seraient-ils grands à cause de la religion, eux dont la grandeur est venue de l'impiété? En effet, si je ne me trompe, tout royaume, ou, si vous le voulez, tout empire s'établit par la guerre et s'agrandit par la victoire. Or, la guerre et la victoire ont le plus souvent comme conséquence la prise et la destruction des villes. C'est là une chose qui ne saurait se faire sans outrage envers les dieux. Les temples sont renversés, aussi bien que les murs; les prêtres sont égorgés en même temps que les citoyens; les richesses sacrées sont pillées, tout comme les richesses profanes. 15 Les Romains ont donc commis autant de sacrilèges qu'ils ont élevé de trophées; ils ont remporté autant de triomphes sur les dieux que sur les nations; le butin qu'ils ont fait se compte par le nombre des statues de dieux captifs, qui demeurent aujourd'hui encore. 16 Ces dieux consentent donc à être adorés par leurs ennemis et ils accordent un empire sans limites à ceux dont ils auraient dû punir les outrages plutôt que de récompenser leurs adulations! Mais, comme ils sont incapables de sentir, il n'est pas plus dangereux de les offenser qu'il n'est utile de les honorer. 17 Certes, on ne peut croire que la religion ait fait la grandeur d'un peuple qui, comme nous l'avons montré, a grandi en outrageant cette religion, ou bien l'a outragée en grandissant. Les nations dont les royaumes ont été fondus on un seul pour former l'empire romain tout entier, lorsqu'ils les perdirent, n'étaient pas, elles non plus, sans avoir leurs religions.

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CHAPITRE XXVI


1 Voyez donc si le dispensateur des royaumes n'est pas celui-là de qui relèvent et la terre, soumise aux rois, et les hommes mêmes qui on sont les rois; voyez si celui qui règle la vicissitude des empires et qui assigne à chacun son temps dans le cours des siècles, n'est pas celui-là qui exista avant le temps et qui de la somme des siècles a fait le temps; voyez si celui qui, à son gré, élève ou abaisse les Etats, n'est pas celui qui régnait jadis sur le genre humain, alors qu'il n'y avait pas encore de cités? 2 Pourquoi vous abuser ainsi? Rome couverte de forêts est plus ancienne que plusieurs de ses dieux. Elle régna avant qu'on construisit la vaste enceinte du Capitole. Les Babyloniens avaient régné avant les Pontifes, les Mèdes avant les Quindécimvirs, les Egyptiens avant les Salions, les Assyriens avant les Luperques, les Amazones avant les Vestales. 3 Enfin, si ce sont les dieux romains qui dispensent les royaumes, jamais la Judée n'aurait régné dans le passé, elle, la contemptrice de ces divinités communes aux nations. Et pourtant, vous, Romains, vous avez honoré son Dieu par des victimes, son temple par des offrandes, et la nation elle-même pendant quelque temps par votre alliance, et jamais vous n'auriez régné sur elle, si elle n'eût fini par commettre un attentat contre le Christ !

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CHAPITRE XXVII

1 Cela suffit pour repousser l'accusation de lèse- divinité; noua ne pouvons paraître offenser une divinité qui, nous l'avons prouvé, n'existe pas. Aussi, quand on nous ordonne de sacrifier, nous refusons de marcher, nous fiant à notre conscience, qui nous atteste à qui vont ces hommages prétendument offerts aux images que vous exposez, aux mortels que vous divinisez. 2 Mais il en est qui déclarent que c'est pure démence de préférer l'entêtement au salut, quand nous pouvons sacrifier au moment même et partir sains et saufs, tout en conservant intérieurement nos opinions. 3 C'est assurément nous donner un conseil pour vous tromper! Mais nous reconnaissons l'auteur de ces suggestions, nous savons qui mène tout cela, et comment, tantôt par une artificieuse persuasion, tantôt par de cruels tourments, il s'applique à culbuter notre constance.
4 C'est cet esprit, un composé de démon et d'ange, notre ennemi à cause de sa révolte contre Dieu, jaloux de nous à cause de la grâce que Dieu nous accorde, qui nous fait la guerre, embusqué dans vos esprits, qu'il a dressés et corrompus pour les pousser à rendre ces jugements pervers et à sévir avec cette iniquité dont nous avons parlé au commencement. 5 En effet, bien que toute la puissance des démons et des esprits du même genre nous soit soumise, cependant, pareils à des esclaves méchants, poussés par la crainte, ils essaient parfois de se révolter et brûlent de faire du mal à ceux que par ailleurs ils craignent. La crainte, en effet, respire la haine. 6 En outre, leur situation étant désespérée par suite de leur condamnation anticipée, ils considèrent comme une consolation de pouvoir jouir entre-temps de leur méchanceté, grâce à l'ajournement de leur peine. Et, cependant, quand ils sont pris, ils sont domptés, ils retombent dans leur condition, et ceux qu'ils attaquent de loin, de prés ils leur demandent grâce. 7 C'est pourquoi, semblables à ces condamnés qui se révoltent dans les ergastules, dans les prisons, dans les mines ou dans une autre servitude pénale du même genre, ils s'élancent contre nous, qui les avons sous notre puissance, assurés d'avance qu'ils nous sont inégaux en force et que leur fureur ne peut qu'ajouter à leur perte; c'est à contre-coeur que nous leur tenons tête, comme s'ils nous étaient égaux en force, nous repoussons leurs assauts en persévérant dans ce qu'ils attaquent, et jamais notre triomphe sur eux n'est plus glorieux que quand nous sommes condamnés pour notre obstination dans la foi.

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CHAPITRE XXVIII

1 Mais, de forcer des hommes libres à sacrifier malgré eux paraîtrait sans doute injuste (car ailleurs on prescrit la bonne volonté pour offrir un sacrifice); et assurément on trouverait déraisonnable qu'un homme fût contraint par un autre homme d'honorer les dieux, alors qu'il devrait, par intérêt, les apaiser de lui-même. En effet, cet homme n'aurait plus le droit de dire au nom de sa liberté: « Je ne veux pas, moi, que Jupiter me soit propice! De quoi te mêles-tu? Que Janus irrité me tourne celui de ses deux visages qu'il voudra! Qu'as-tu à faire avec moi? » 2 Aussi, ce sont, à coup sûr, les mêmes esprits pervers qui vous ont dressés à nous forcer de sacrifier pour le salut de l'empereur, et la nécessité de nous y forcer vous est imposée, aussi bien qu'à nous l'obligation de risquer notre vie.
3 Nous voici donc arrivés au second chef d'accusation, c'est à dire celui d'avoir lésé une autre majesté, plus auguste que celle des dieux, car vous servez César avec une terreur plus grande et une crainte plus avisée que Jupiter Olympien lui-même. Et cela est juste, si vous vous rendiez compte de ce que vous faites. Quel est en effet le vivant, quel qu'il soit, qui ne vaille mieux qu'un mort! 4 Mais, ici encore, vous n'agissez pas tant par réflexion que par respect pour une puissance toujours prête à agir; aussi, en ce point encore, vous êtes convaincus d'impiété à l'égard de vos dieux, puisque vous vouez plus de crainte â un maître humain qu'à eux. Car enfin, chez vous, on hésite moins à se parjurer au nom de tous les dieux qu'en prenant à témoin le seul génie de César.

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CHAPITRE XXIX

1 Qu'il soit donc d'abord bien établi si ces dieux auxquels on sacrifie peuvent accorder le salut aux empereurs ou à n'importe quel homme; et vous pourrez nous accuser de lèse-majesté, si des anges déchus ou des démons, esprits tout à fait malfaisants par leur nature, font quelque bien; si des êtres perdus sauvent, si des condamnés libèrent quelqu'un, si enfin - et dans votre for intérieur vous savez ce qu'il en est -des morts protègent des vivants. 2 Ceux-là, en effet, commenceraient assurément par protéger leurs propres statues, leurs images et leurs temples, lesquels, je pense, ne doivent leur conservation qu'à la protection des gardes que lui donnent les Césars. D'autre part, je crois, les matériaux dont ils sont faits viennent eux mêmes des mines de l'empereur et tous les temples dépendent de la volonté de César. 3 Enfin, beaucoup de dieux ont provoqué la colère de César; et, s'ils l'ont trouvé propice, lorsqu'il leur a fait quelque largesse ou leur a conféré quelque privilège, cela est encore en faveur de ma thèse. En effet, ceux qui sont sous la puissance de César, qui lui appartiennent même tout entiers, comment auraient-ils le salut de César en leur puissance? Ils sembleraient donc pouvoir procurer à César ce salut qu'eux-mêmes reçoivent plutôt de lui! 4 Si donc nous sommes coupables de lèse-majesté vis-à- vis des empereurs, c'est parce que nous ne les abaissons pas au-dessous des choses qui leur appartiennent, c'est parce que nous ne nous jouons pas de leur salut, persuadés que nous sommes qu'ils ne dépendent pas de mains soudées avec le plomb! 5 Vous, au contraire, vous êtes religieux, vous qui cherchez ce salut où il n'est pas, qui le demandez à qui ne peut le donner, négligeant Celui dont il dépend, et faisant, de plus, la guerre à ceux qui savent demander ce salut, qui peuvent même l'obtenir, puisqu'ils savent le demander !

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CHAPITRE XXX

1 Car, nous autres, nous invoquons pour le salut des empereurs le Dieu éternel, le Dieu véritable, le Dieu vivant, que les empereurs eux-mêmes veulent se rendre favorable plutôt que les dieux. Ils savent qui leur a donné Vampire; ils savent, entant qu'hommes, qui leur a donné la vie; ils sentent que celui-là seul est Dieu, sous la seule autorité de qui ils se trouvent, placés au second rang, les premiers après eux, avant et au-dessus de tous les dieux. Comment n'en serait-il pas ainsi? En effet, s'ils sont au-dessus de tous les hommes qui du moins sont vivants, à plus forte raison sont-ils au-dessus des morts. 2 Ils considèrent jusqu'où vont les forces de leur empire, et ainsi ils voient que Dieu existe; comprenant qu'ils ne peuvent rien contre lui, ils reconnaissent que c'est par lui qu'ils sont puissants. Que l'empereur déclare donc la guerre au ciel; qu'il trame le ciel captif à la suite de son char de triomphe; qu'il envoie des sentinelles au ciel; qu'il impose au ciel un tribut! Il ne le peut. 3 L'empereur n'est grand qu'autant qu'il est inférieur au ciel: il est, en effet, lui- même la chose de Celui à qui le ciel et toute créature appartiennent. Il est empereur par Celui qui l'a fait homme avant de le faire empereur; son pouvoir a la même source que le souffle qui l'anime. 4 C'est vers ce Dieu que nous autres chrétiens, nous levons les yeux pour prier, les mains étendues, parce qu'elles sont pures; la tête découverte, parce que nous n'avons pas à rougir; enfin sans souffleur qui nous dicte les paroles, parce que nous prions du coeur. Dans nos prières incessantes, nous demandons pour les empereurs une longue vie, un règne tranquille, un palais sûr, des troupes valeureuses, un sénat fidèle, un peuple loyal, l'univers paisible, enfin tout ce qu'un homme ou un César peuvent souhaiter. 5 - 6 Je ne puis adresser ces prières à nul autre qu'à Celui dont je sais bien qu'il réalisera mes voeux car il est le seul qui puisse les réaliser, et moi, je suis le seul qui doive obtenir ses faveurs, étant son serviteur, étant le seul qui respecte ses commandements, qui meurs pour sa loi, qui lui offre une superbe et une merveilleuse victime, celle que lui- même m'a demandée: la prière venant d'un corps chaste, d'une âme innocente et d'un esprit saint, et non pas des grains d'encens d'un as, larmes d'un arbre d'Arabie, ni deux gouttes de vin pur, ni le sang d'un boeuf de rebut, qui ne demande que la mort, ni, après toutes ces choses immondes, une conscience souillée. Je me demande avec étonnement, quand je vois que, chez vous, ce sont les prêtres les plus dépravés qui approuvent les victimes, pourquoi on examine les entrailles des victimes plutôt que le coeur des sacrificateurs eux-mêmes? 7 Pendant que nous prions ainsi les mains levées vers Dieu, que des ongles de fer nous déchirent, qu'on nous suspende à des croix, que les flammes lèchent notre corps, que les glaives nous coupent la gorge, que les bêtes fauves bondissent sur nous: la seule attitude du chrétien qui prie le montre prêt à tous les supplices! Allons, excellents gouverneurs, arrachez la vie à des hommes qui prient Dieu pour l'empereur! Le crime sera là, où est la vérité, où est la fidélité à Dieu!

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CHAPITRE XXXI

1 Mais peut-être que nous avons flatté l'empereur, et les voeux que nous avons adressés au ciel ne sont-ils que des mensonges, ayant pour but de nous soustraire au supplice! - En vérité, il nous réussit, cet artifice, et sans doute vous nous permettez de prouver tout ce que nous soutenons pour notre défense! - Vous donc, qui croyez que nous n'avons nul souci du salut des Césars, examinez les paroles de Dieu, ouvrez nos Ecritures; nous ne les cachons pas et maints accidents les font tomber entre des mains étrangères. 2 Elles vous apprendront qu'il nous a été ordonné de prier pour nos ennemis, jusqu'à rendre notre charité excessive, et de demander de8 biens pour nos persécuteurs. Or, quels sont les plus grands ennemis et les plus cruels persécuteurs des chrétiens, sinon ceux à l'égard de qui on nous accuse du crime de lèse-majesté? 3 Il y a plus: il est dit d'une manière claire et précise: « Priez pour les rois et pour les princes et pour les autorités, afin que tout soit tranquille pour vous. » En effet, quand l'empire est ébranlé, tous ses membres le sont aussi, et nous, bien que la foule nous traite en étrangers, nous nous trouvons naturellement enveloppas en quelque manière dans la ruine.

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CHAPITRE XXXII

1 Nous avons un autre motif, plus pressant encore, de prier pour les empereurs, pour la conservation de l'empire tout entier et pour la puissance romaine: nous savons, en effet, que la terrible catastrophe suspendue au-dessus de la terre entière et la clôture du temps elle même, qui nous menace d'horribles calamités, n'est retardée que par le répit accordé à l'empire romain. Nous ne tenons nullement à faire cette expérience et, en demandant qu'elle soit différée, nous contribuons à la longue durée de l'empire romain.
2 Mais nous jurons aussi, sinon par le génie des Césars, du moins par leur salut, plus auguste que tous les génies. Ne savez-vous pas que les génies sont appelés démons ou, pour employer le diminutif, daemonia? Nous respectons dans les empereurs le jugement de Dieu, qui les a mis à la tête des nations. 3 Nous savons qu'il y a en eux ce que Dieu a voulu y mettre; c'est pourquoi nous demandons la conservation de ce que Dieu a voulu, et c'est là, à nos yeux, un très grand serment. Quant aux démons, c'est à dire aux génies, nous avons l'habitude de tes conjurer pour les chasser des corps, et non de jurer par eux et de leur rendre ainsi un honneur qui revient à la divinité.

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CHAPITRE XXXIII

1 Mais pourquoi parler plus longuement des sentiments de religion et de la piété des chrétiens envers l'empereur? Nous sommes obligés de le respecter, attendu qu'il est celui que notre Seigneur a élu, et je pourrais dire avec raison « César est plutôt à nous, puisque c'est notre Dieu qui l'a établi. » 2 'est pourquoi, puisqu'il est à moi, je travaille plus qu'un autre à sa conservation car non seulement je la demande à Celui qui peut l'accorder, et je la demande étant tel qu'il faut être pour mériter de l'obtenir; mais encore, abaissant la majesté de César au-dessous de Dieu, je le recommande plus efficacement à Dieu, à qui seul je le soumets, et je le soumets à Dieu parce que je n'en fais pas sou égal. 3 En effet, je n'appellerai pas l'empereur « dieu », ou parce que je ne sais pas mentir, ou parce que je ne veux pas me moquer de lui, ou parce qu'il ne voudra pas lui-môme être appelé dieu. S'il est homme, il est de son intérêt de le céder à Dieu; qu'il lui suffise d'être appelé empereur; c'est aussi un grand nom que celui-là, car il est donné par Dieu. Dire qu'il est dieu, c'est lui refuser le titre d'empereur: sans être homme, il ne peut être empereur. 4 On lui rappelle sa condition humaine le jour même du triomphe, quand il est assis sur le plus sublime des chars; car on crie derrière lui « Regarde derrière toi ! Souviens-toi que tu es homme ! » Et naturellement sa joie augmente, quand il songe qu'il brille d'une gloire si éclatante, qu'il est nécessaire de lui rappeler sa condition. Il serait moins grand, si on l'appelait dieu en cette circonstance, parce que ce serait un mensonge. Il est plus grand, quand on l'avertit qu'il ne doit pas se croire dieu.


Tertulien, Apologétique 23