Tertulien, Apologétique 43

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CHAPITRE XLIII

1 Cependant j'avouerai qu'il existe peut-être des gens qui peuvent, avec raison, se plaindre de l'inutilité des chrétiens et je dirai quelles sont ces gens. En premier lieu, ce seront les entremetteurs, les suborneurs, les souteneurs, puis les assassins, les empoisonneurs, les magiciens et aussi les haruspices, les diseurs de bonne aventure, les astrologues. Ne rien faire gagner à ces gens-là est un gain immense ! 2 Et cependant, quel que soit le préjudice que notre secte cause à vos affaires, il peut être compensé par quelque avantage. Quel cas faites-vous donc, je ne dis plus des hommes qui chassent les démons de vos corps, je ne dis plus de ceux qui pour vous, comme pour eux-mêmes, offrent leurs prières au vrai Dieu, mais de qui vous ne pouvez rien craindre?

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CHAPITRE XLIV

1 Mais, en vérité, voici une perte aussi grande que réelle pour la république et cependant personne n'y prête attention, voici un tort fait à l'Etat et personne ne s'en soucie c'est qu'en nous tant de justes sont sacrifiés! c'est qu'en nous tant d'innocents sont mis à mort! 2 En effet, nous prenons à témoin vos propres registres, vous qui, chaque jour, présidez au jugement de tant de prisonniers, vous qui terminez par vos arrêts de condamnation tant de procès ! Innombrables sont les criminels qui défilent devant vous, sous les chefs d'accusation les plus variés or, sur vos listes, quel est l'assassin, quel est le coupeur de bourses, quel est le sacrilège ou le suborneur ou le voleur de bains, qui soit on même temps chrétien? Ou bien, parmi ceux qui vous sont déférés sous l'accusation d'être chrétiens, qui donc ressemble à ces criminels? 3 C'est des vôtres que toujours les prisons regorgent c'est des gémissements des vôtres que toujours les mines retentissent; c'est des vôtres que toujours les bêtes du cirque sont engraissées; c'est parmi les vôtres que les organisateurs de spectacles recrutent les troupeaux de criminels qu'ils nourrissent! Aucun chrétien ne se trouve là, à moins qu'il ne soit que chrétien; ou bien, s'il est coupable d'un autre crime, il n'est plus chrétien.

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CHAPITRE XLV

1 Seuls donc, nous sommes innocents! Qu'y a-t-il là d'étonnant, si c'est une nécessité. Et en vérité, c'est une nécessité. L'innocence, nous l'avons apprise de Dieu lui-même: d'une part, nous la connaissons parfaitement, révélée qu'elle est par un MaUre parfait, et, d'autre part, nous la gardons fidèlement, ordonné qu'elle est par un Juge que nul ne peut braver. 2 Vous, au contraire, c'est une autorité humaine qui vous a enseigné l'innocence, c'est une puissance humaine qui vous l'a imposée: voilà pourquoi votre discipline n'est ni complète ni capable d'inspirer autant de crainte on ce qui concerne la véritable innocence. Les lumières de l'homme pour enseigner le bien ne valent pas plus que son autorité pour l'exiger: il est aussi facile de tromper l'une que de braver l'autre. 3 Car enfin, quel est le commandement le plus complet, de dire: « Tu ne tueras point », ou d'enseigner: « Tu ne te mettras pas même en colère »? Lequel est le plus parfait, ou de défendre l'adultère ou d'interdire jusqu'à la solitaire concupiscence des yeux? Lequel est le plus sage, d'interdire les actions mauvaises ou même des paroles méchantes? de ne pas permettre l'injustice ou de ne pas même autoriser les représailles? 4 Et sachez bien que celles-là même de vos lois, qui paraissent vous conduire à la vertu, sont empruntées à la loi divine, puisque cette loi leur a servi d'archétype. Nous avons parlé plus haut (19, 3 ) de l'ancienneté de Moïse.
5 Mais combien est faible l'autorité des lois humaines, puisque l'homme réussit souvent à y échapper on commettant ses délits dans l'ombre, et même quelquefois à la braver, quand il est entraîné au mal par la passion ou par la nécessité ! 6 Considérez cette autorité on regard de la brièveté du supplice qu'elle inflige: quelque long qu'il soit, il ne se prolonge pas au delà de la mort. C'est pourquoi Épicure aussi fait bon marché de tous les tourments et de toutes les douleurs, en déclarant que, modérée, la douleur est facile à braver, et que, grande, elle n'est jamais de longue durée. 7 En vérité, nous qui avons pour juge un Dieu qui scrute toutes choses, et qui savons d'avance que le châtiment qu'il inflige est éternel, naturellement, nous sommes les seuls qui marchions dans la voie de l'innocence, à la fois à causé de la plénitude de la sagesse divine, à cause de la difficulté de nous cacher à ses yeux, à cause de la grandeur de ce tourment qui n'est pas seulement long, mais éternel, enfin parce que nous craignons Celui que devra craindre l'homme même qui juge ceux qui le craignent, on un mot, parce que nous craignons Dieu et non le proconsul.

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CHAPITRE XLVI

1 Nous avons tenu tête, pensons-nous, à toutes les accusations formulées par ceux qui réclament le sang des chrétiens (1). Nous avons fait voir en quoi consiste notre religion et par quelles preuves nous pouvons démontrer qu'elle est telle que nous l'avons fait voir, on nous appuyant sur l'autorité et l'antiquité des divines Ecritures (2), et puis sur l'aveu des puissances spirituelles (3). Qui donc osera nous réfuter, non pas par les artifices du langage, mais par des arguments qui reposent, comme les nôtres, sur la vérité?

(1)Ch. 4-45 . (2)Ch. 19-21 . (3)Ch. 22-23 .

2 Mais, si la vérité de notre religion apparaît évidente à tous, néanmoins l'incrédulité, bien que convaincue de l'excellence de notre religion, qui lui est connue par l'expérience et par les relations de la vie, se refuse à y voir une révélation divine, mais la tient pour une sorte de philosophie. Ce sont les mêmes vertus, dit-elle, que les philosophes enseignent et professent, à savoir l'innocence, la justice, la patience, la modération, la chasteté. 3 Pourquoi donc, si l'on nous compare aux philosophes au point de vue de la doctrine, pourquoi ne nous met-on pas sur le même pied qu'eux au point de vue de la liberté et de l'impunité de la doctrine? Ou bien encore, pourquoi les philosophes, étant semblables à nous, ne sont-ils pas forcés de remplir ces devoirs auxquels nous ne pouvons nous soustraire sans danger pour la vie? 4 Et, on effet, qui force un philosophe à sacrifier, ou à jurer ou à mettre devant sa maison, on plein midi, des lampes inutiles? Loin de là, ils démolissent vos dieux publiquement, ils attaquent aussi les superstitions publiques dans leurs écrits, et vous les louez! La plupart même aboient contre les princes, et vous les approuvez, vous les récompensez par des statues et des traitements, bien loin de les condamner aux bêtes ! 5 Mais cela est naturel ils portent le surnom de « philosophes » et non celui de « chrétiens ». Or, ce nom de « philosophes » ne met pas les démons on déroute. Que dis-je? les philosophes placent les démons au second rang, immédiatement après les dieux. C'est Socrate qui disait: « Si mon démon le permet. » Bien qu'il eût compris une partie de la vérité en niant les dieux, c'est encore lui qui, sur le point de mourir, ordonna cependant qu'on sacrifiât un coq à Esculape, apparemment pour honorer Apollon, père de ce dieu, parce qu'Apollon avait déclaré Socrate le plus sage de tous les hommes. 6 Qu'il est étourdi, cet Apollon ! Il a rendu témoignage de la sagesse d'un homme qui niait l'existence des dieux! Autant la vérité est on butte à la haine, autant celui qui la professe sincèrement, se fait détester; au contraire, celui qui l'altère et qui la simule conquiert par là-même la faveur des persécuteurs de la vérité.
7 La vérité, que les philosophes trompeurs et corrupteurs simulent en ennemis, et qu'ils corrompent on la simulant, parce qu'ils n'ont pas d'autre but que la gloire, les chrétiens la recherchent par nécessité et la professent dans son intégrité, parce qu'ils ne songent qu'à leur salut. 8 Aussi, ni pour la science ni pour la discipline, on ne peut pas, comme vous le pensez, nous mettre sur un pied d'égalité. Qu'est-ce que Thalès, ce prince des physiciens, a pu répondre de positif à Crésus, qui l'interrogeait sur la divinité? Il éluda plusieurs fois le délai qu'il avait demandé pour réfléchir. 9 Dieu, le dernier des artisans chrétiens le connaît, le fait connaître aux autres, et, par sa vie même, il affirme tout ce qui, pour les philosophes, n'est qu'un objet de recherches sur Dieu. Libre à Platon de déclarer qu'il n'est pas facile de connaître l'architecte de l'univers, et que, quand on le connaît, il est encore difficile de l'expliquer à tout le monde!
10 D'autre part, si on nous le dispute pour la chasteté, je vous lis un extrait de la sentence prononcée par les Athéniens contre Socrate il est condamné comme « corrupteur des jeunes gens ». Un chrétien ne change pas même de femme. Je connais aussi la courtisane Phryné et ses relations avec le philosophe Diogène; et je vois qu'un certain Speusippe, de l'école de Platon, fut tué on flagrant délit d'adultère, Un chrétien n'est homme que pour sa femme. 11 Démocrite, on se crevant les yeux, parce qu'il ne pouvait voir une femme sans concupiscence, et parce qu'il souffrait, si elle ne lui appartenait pas, avoue hautement son incontinence par la peine qu'il s'inflige. Un chrétien, tout en conservant ses yeux, ne voit pas les femmes; son âme est aveugle .à l'égard de la passion. 12 Discutons-nous au sujet de la modestie? Voici que Diogène, de ses pieds crottés, foule les orgueilleux tapis de Platon, avec un autre orgueil. Un chrétien n'est pas orgueilleux, même avec le pauvre.
13 Est-ce la modération qui est on jeu? Voici Pythagore, qui aspire à la tyrannie chez les Thuriens, et Zénon chez les Priéniens. Un chrétien ne brigue pas même l'édilité. 14 Si le débat porte sûr l'égalité d'âme, Lycurgue voulut mourir de faim, parce que les Laconiens avaient amendé ses lois. Un chrétien rend grâces, même s'il est condamné. Si je compare la bonne foi, Anaxagore nia un dépôt sait par ses hôtes. Un chrétien est « fidèle » même aux yeux de ceux qui ne sont pas chrétiens. 15 S'agit-il de la loyauté? Aristote fit chasser honteusement son ami Hermias de la place qu'il occupait. Un chrétien ne fait pas même tort à son ennemi. Le même Aristote flatte honteusement Alexandre, qu'il airait dû gouverner plutôt, et non moins honteusement Platon est vendu par Denys à cause de sa gourmandise. 16 Aristippe, vêtu de pourpre, sous le masque de la gravité, mène une vie de débauches, et Hippias est tué, tandis qu'il dresse des embûches à sa patrie. C'est une chose qu'un chrétien n'a jamais tentée pour venger ses frères décimés par toutes sortes d'atrocités.
17 Mais on dira que, même parmi les nôtres, il y en a qui s'écartent des règles de la discipline. Sans doute, mais ils cessent d'être regardés comme chrétiens parmi nous, tandis que ces philosophes, après de telles actions, continuent à jouir du nom et de l'honneur de sages. 18 Aussi bien, quelle ressemblance y a-t-il entre un philosophe et un chrétien, entre un disciple de la Grèce et un disciple du ciel, entre celui qui travaille pour la gloire et celui qui travaille pour la vie, entre celui qui prononce de belles paroles et celui qui accomplit de belles actions, entre celui qui édifie et celui qui détruit, entre un ami et un ennemi de l'erreur, entre un corrupteur de la vérité et celui qui la maintient dans sa pureté et y conforme sa vie, enfin entre celui qui en est le voleur et celui qui en est le gardien?

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CHAPITRE XLVII

1 La vérité, ou je me trompe fort, est plus ancienne que tout le reste, et l'antiquité de la divine Ecriture, que j'ai établie plus haut, me vient à point ici, car elle vous fera admettre plus facilement que l'Ecriture est un trésor où a puisé toute la sagesse venue plus tard. Et si je ne voulais mettre des bornes à l'étendue de ce volume, je développerais aussi la preuve de cette assertion. 2 Quel est le poète, quel est le sophiste qui ne se soit pas abreuvé du tout à la source des prophètes? C'est donc là que les philosophes ont étanché la soif de leur génie celui qu'ils ont reçu de nos enseignements, voilà ce qui les rapproche des chrétiens. C'est aussi pour cela, j'imagine, que la philosophie fut bannie par certains Etats, je veux dire par les Thébains, par les Spartiates et par les Argiens. 3 En s'efforçant d'atteindre à nos vérités, quand ces hommes, passionnés uniquement pour la gloire et pour l'éloquence, comme je l'ai dit, ont rencontré dans nos Livres saints quelque chose qui convenait à l'esprit curieux de chacun d'eux, ils l'ont accommodé à leurs propres systèmes; mais ils n'étaient pas assez persuadés du caractère divin de nos Ecritures pour ne pas les altérer, et ils ne les comprenaient pas assez, parce qu'elles étaient alors encore un peu obscures, car elles étaient voilées d'ombre pour les Juifs eux-mêmes, dont elles paraissaient être la propriété. 4 En effet, plus la vérité était simple, plus l'esprit subtil de ces hommes refusait d'y croire et chancelait, ce qui fait qu'ils ont rendu incertain même ce qu'ils avaient trouvé de certain.
5 Et en effet, ayant trouvé Dieu, sans plus, ils ne se sont pas bornés à l'enseigner tels qu'ils l'avaient trouvé, mais ils ont disputé sur son essence, sur sa nature, sur sa demeure. 6 Les uns le prétendent incorporel, les autres corporel tel sont les Platoniciens et les Stoïciens. Les uns le disent composé d'atomes, les autres de nombres: tels sont Epicure et Pythagore. Suivant un autre encore, il est composé de feu: c'est l'opinion d'Héraclite. Les Platoniciens le représentent s'occupant de toutes choses; pour les Epicuriens, au contraire, il est oisif et inoccupé, il n'existe pas, pour m'exprimer de la sorte, pour les affaires humaines. 7 Les Stoïciens déclarent qu'il est placé hors du monde, qu'il fait tourner cette masse gigantesque de l'extérieur, comme le potier tourne sa roue; pour les Platoniciens, il réside à l'intérieur du monde et, comme un pilote, il a son siège dans la machine qu'il conduit. 8 Ainsi encore, le monde lui-même est-il né ou n'est-il pas né, aura-t-il une fin ou existera-t-il toujours? Les opinions varient. On varie de même encore sur la nature de l'âme, que les uns prétendent divine et éternelle, les autres dissoluble. Au gré de son sentiment personnel, chacun a ajouté ou changé.
9 Et il ne faut pas s'étonner que nos vieux livres (l'Ancien Testament) aient été défigurés par les inventions des philosophes. En effet, certains hommes, sortis de leur semence, ont dénaturé par leurs opinions jusqu'à nos livres nouveaux (le Nouveau Testament), pour les adapter aux systèmes philosophiques: 'une seule route ils ont fait, en la divisant, une multitude de sentiers détournés et inextricables. Ceci, je ne l'insinue qu'en passant, de peur que la variété connue des sectes chrétiennes ne fournisse un nouveau prétexte de nous mettre sur le même pied que les philosophes, et de conclure de cette variété à la défaillance de la vérité. 10 Sans retard, nous opposons une fin de non- recevoir à ces falsificateurs sortis de nos rangs et nous leur disons que la seule règle de la foi est celle qui vient du Christ, transmise par ses propres disciples, auxquels il sera facile de prouver que tous ces novateurs sont postérieurs.
11 Tout ce qu'on a édifié contre la vérité a été édifié au moyen de la vérité elle-même et ce sont les esprits de l'erreur qui ont produit cette émulation. Ce sont eux qui ont préparé en secret les altérations de notre salutaire doctrine; ce sont eux encore qui ont fait circuler certaines fables, pour affaiblir par leur ressemblance la foi due à la vérité, ou pour attirer la foi à eux-mêmes. Leur but est de faire penser qu'il ne faut pas croire les chrétiens, par la raison qu'il ne faut pas croire non plus les poètes ni les philosophes; ou bien qu'il faut croire plutôt les poètes et les philosophes, par la raison qu'il ne faut pas croire les chrétiens.
12 Ainsi, on se moque de nous quand nous prédisons le jugement de Dieu on effet, les poètes et les philosophes mettent aussi un tribunal aux Enfers. Et si nous menaçons de la géhenne, qui est un trésor de feu mystérieux et souterrain, destiné au châtiment, on ricane de même: on effet, chez les morts, il y a aussi un fleuve appelé Pyriphlégeton. 13 Et Si nous nommons le paradis, lieu d'un charme divin, destiné à recevoir les âmes des justes, qu'une sorte de mur formé par la fameuse zone de feu sépare de la terre commune aux hommes, nous trouvons les Champs Élysée on possession de la croyance générale. Où, je vous prie, les philosophes et les poètes ont-ils pris ces choses si semblables aux nôtres? Nulle part ailleurs que dans nos mystères. 14 Or, s'ils les ont prises dans nos mystères, parce que ceux-ci sont plus anciens, il on résulte que nos mystères sont plus véridiques et plus croyables, puisque ce qui n'en est que la copie trouve mArne créance. S'ils les ont prises dans leur imagination, il on résultera que nos mystères seront la copie de choses qui sont venues après eux, ce qui est contraire à la nature, car jamais l'ombre n'existe avant le corps et jamais la copie de la vérité ne précède la vérité.

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CHAPITRE XLVIII

1 Poursuivons si quelque philosophe soutenait, comme Labérius le dit sur la foi de Pythagore, qu'après la mort un mulet est changé où homme, une femme on vipère, et s'il faisait valoir tous les arguments, avec toute la force de l'éloquence, pour établir cette opinion, n'emporterait-il pas votre assentiment et ne ferait-il pas entrer la foi dans votre esprit? D'aucuns se persuaderaient même qu'il faut s'abstenir de la chair des animaux, pour ne pas acheter par hasard au marché du boeuf provenant de quelque aïeul! Mais, on vérité, si un chrétien assure qu'un homme redeviendra un homme et que Gaius redeviendra Gains, à l'instant mArne, on veut lui donner d'une vessie par le nez et le peuple le chasse je ne dis pas â coups de poings, mais à coups de pierres !
2 S'il existe quelque motif raisonnable de croire que les âmes humaines retourneront dans des corps, pourquoi ne rentreraient-elles pas dans la même substance, puisque « ressusciter » c'est « être ce qu'on a été »? Dans votre croyance, elles ne sont plus ce qu'elles ont été, car elles n'ont pu devenir ce qu'elles n'étaient pas, sans cesser d'être ce qu'elles étaient. 3 Il faudrait rechercher, à loisir, une foule de passages d'auteurs, si nous voulions nous amuser à examiner en quelle bête chacun paraît devoir être changé. Mais nous faisons plus pour notre défense on soutenant qu'il est bien plus raisonnable de croire qu'un homme redeviendra un homme, homme pour homme, et pas autre chose qu'un homme; enfin que l'âme, gardant sa nature, reprendra la même condition, sinon la même figure. 4 Certes, puisque le motif de la résurrection est le prononcé du jugement, il est nécessaire que l'homme même quia existé, soit reproduit, pour recevoir de Dieu la récompense du bien et le châtiment du mal. Et voilà pourquoi les corps seront reconstitués, d'abord parce que l'âme seule ne peut rien souffrir, sans une matière stable (1), à savoir la chair, et puis parce que le traitement que les âmes subiront en vertu du jugement n'a pas été mérité par elles sans la chair, puisque c'est dans la chair qu'elles ont tout fait.

(1) Tertullien corrige cette affirmation De anima, 58.

5 Mais, dit-on, nom ment la matière, une fois dissoute, peut-elle être reproduite? O homme, jette les yeux sur toi-même et tri trouveras une raison de croire. Demande-toi ce que tu étais avant d'exister Rien, assurément, car tu t'en souviendrais, si tu avais été quelque chose. Toi donc, qui n'étais rien avant d'exister, toi qui, de même, ne seras rien (2) quand tu auras cessé d'exister, pourquoi ne pourrais-tu pas sortir du néant par la volonté de celui-là même qui a voulu une première fois te faire sortir du néant? 6 Qu'y aura- t-il d'extraordinaire pour toi? Tu n'étais pas et tu as été fait; quand tu ne seras plus, tu seras fait encore. Explique, si tu le peux, comment tu as été fait, et puis tu pourras me demander comment tu seras fait. Et assurément, tri seras fait plus facilement ce que tu as été une fuis, puisqu'il n'a pas été difficile de te faire ce que tu n'avais jamais été auparavant.

(2) Tertullien parle du corps, et non de l'âme, qui est immortelle.

7 Doutera-t-on peut-être de la puissance de Dieu, qui a créé de rien ce corps gigantesque du monde, non moins que s'il le tirait du vide et du néant de la mort, qui l'a animé de ce souffle qui anime ce qui vit et en a fait, pour vous servir de témoignage, un expressif symbole de la résurrection des corps? 8 Tous les jours, la lumière s'éteint et brille de nouveau; de même, les ténèbres s'en vont et reviennent; les astres meurent et reprennent vie; les saisons finissent et recommencent; les fruits passent et renaissent; et certes, les semences doivent se corrompre et se dissoudre pour repousser avec une fécondité nouvelle: toutes choses se conservent par leur destruction même, tout renaît par la mort. 9 Et toi, homme, dont le nom est si grand, si tu savais ce que, tu es, quand tu ne l'aurais appris que par l'inscription de la Pythie, toi, le maître de toutes les choses qui meurent et qui renaissent, mourras-tu pour périr à jamais? En quelque lieu que ton corps soit dissous, quelle que soit la matière qui le détruise, qui l'engloutisse, qui l'anéantisse, qui le réduise à rien, elle le rendra! Le néant lui-même obéit à Celui à qui tout obéit.
10 Faudra-t-il donc, dites-vous, toujours mourir et toujours renaître? Si le maître de toutes choses l'avait ainsi décidé, tu subirais bon gré mal gré la loi de ta condition. Mais de fait il n'a décidé rien d'autre que ce qu'il a prédit. 11 Cette même sagesse, qui a formé, l'universalité des choses, au moyen de la diversité des éléments, de telle sorte, qu'en toutes choses, malgré leur unité, sont réunies des substances contraires, le plein et le vide, ce qui est animé et ce qui est inanimé, le saisissable et l'insaisissable, la lumière et les ténèbres, la vie même et la mort, cette même sagesse a également uni dans l'éternité deux périodes distinctes: la première, celle où nous vivons depuis l'origine du monde, s'écoule et finira n'ayant qu'une durée limitée; l'autre, que nous attendons, se prolongera jusqu'à l'infinie éternité.
12 Lorsque donc seront arrivés le terme et cette limite qui sépare les deux périodes, quand le monde lui- même, également borné dans le temps, aura perdu cet aspect qui, à la manière d'un rideau de théâtre, voile l'éternité établie par Dieu, alors tout le genre humain ressuscitera pour régler le compte du bien ou du mal fait en cette vie, et pour être récompensé ou puni, à partir de ce moment jusqu'à l'éternité immense, qui n'aura pas de fin. 13 Alors donc, plus de mort, plus de résurrections successives! Mais nous serons ce que nous sommes maintenant, et nous ne changerons plus: les adorateurs de Dieu seront unis à Dieu pour toujours, revêtus de la substance propre de l'immortalité; les impies, au contraire, et ceux qui ne sont pas irréprochables aux yeux de - Dieu, subiront la peine d'un feu également éternel, possédant, grâce à la nature particulière de ce feu, une incorruptibilité procurée, cela s'entend, par Dieu.
14 Les philosophes même connaissent la différence d'un feu mystérieux d'avec le feu ordinaire. Ainsi, autre est le feu qui sert à l'usage des hommes, autre celui qui sert à l'exécution du jugement de Dieu, ce feu qui tantôt lance la foudre du haut du ciel, tantôt est vomi du sein de la terre à travers le sommet des montagnes: en effet, il ne consume pas ce qu'il brûle, mais il répare à mesure qu'il détruit. 15 Aussi bien, les montagnes toujours ardentes subsistent et l'homme frappé de la foudre est indemne, au point que désormais aucun feu ne peut le réduire en cendres. Voici un témoignage de ce feu éternel, voici une image de ce jugement qui ne finira pas et qui entretient pour ainsi dire le châtiment: les montagnes brûlent et elles durent pourtant! En sera-t-il autrement des coupables, des ennemis de Dieu ?

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CHAPITRE XLIX

1 Voilà les croyances que chez nous seuls on traite de « préjugés ». Chez les philosophes et les poètes, ce sont des conquêtes d'une science sublime et d'un génie supérieur. Ils sont « sages » et nous sommes « ineptes ». A. eux les honneurs, à nous la moquerie, non, plus que cela, le châtiment ! 2 Mais soit, supposons que ces croyances que nous défendons ne Soient que faussetés et qu'on les traite avec raison de « préjugés »: elles sont pourtant nécessaires.; q u'elles soient ineptes, elles sont pourtant utiles. En effet, ceux qui les admettent sont forcés de devenir meilleurs, par crainte d'un éternel supplice et par l'espérance d'un éternel bonheur. Il n'est donc pas bon de traiter de faussetés et d'inepties ce qu'il est bon de regarder comme vrai. Il n'est permis, à aucun titre, de condamner ce qui ne produit que du bien. 3 C'est donc chez vous qu'il y a un préjugé, celui-là précisément qui condamne des choses utiles en conséquence, ces croyances ne peuvent pas être ineptes. En tout cas, même si elles sont fausses et ineptes, elles ne sont nuisibles pour personne. Car elles sont semblables à beaucoup d'autres croyances, contre lesquelles vous ne décrétez aucun châtiment, croyances vaines et fabuleuses, que personne n'accuse et ne punit, parce qu'elles sont inoffensives. 4 Et en effet, quand il s'agit de pareilles choses, si tant est qu'il faille les condamner, c'est au ridicule qu'il faut les condamner, et non au glaive, au feu, à la croix et aux bêtes. C'est là une cruauté inique, qui ne remplit pas seulement de joie et d'arrogance cette aveugle populace, mais dont se vantent certains d'entre vous, qui cherchent à gagner par cette iniquité la faveur populaire.
5 Comme si tout le pouvoir que vous avez sur nous ne dépendait pas entièrement de nous-mêmes! Certes, je ne suis chrétien que si je le veux. Donc, tu ne me condamneras que si je veux être condamné. Puisque donc tu ne peux ce que tu peux contre moi, qu'autant que je le veuille, ce que tu peux dépend donc de ma volonté, et non de ta puissance. Elle est donc bien vaine, la joie que la populace éprouve de nous voir persécutés. 6 C'est donc notre joie qu'elle revendique pour elle, puisque nous aimons mieux être condamnés que d'être infidèles à Dieu. Au contraire, ceux qui nous haïssent auraient dû s'affliger au lieu de se réjouir, puisque nous avons obtenu ce que nous avions choisi.

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CHAPITRE L

1 « Pourquoi donc vous plaindre, direz-vous, de ce que nous vous persécutons, puisque vous voulez souffrir? Vous devriez, au contraire, aimer ceux par qui vous souffrez ce que vous voulez souffrir. » - Sans doute, nous voulons souffrir, mais comme le soldat veut la guerre. Il n'est certes personne qui aime la guerre, à cause des alarmes et des périls qu'il faut subir. 2 Et pourtant on combat de toutes ses forces et, une fois vainqueur dans le combat, le soldat qui se plaignait du combat, se réjouit, parce qu'il obtient à là fois la gloire et le butin. Notre combat à nous, c'est d'être traduits devant les tribunaux, afin d'y lutter, au péril de notre tète, pour la vérité. Or, c'est remporter la victoire que d'atteindre le but pour lequel on lutte. Et cette victoire a un double résultat la gloire de plaire à Dieu, et le butin qui consiste dans la vie éternelle.
3 Mais nous succombons! - Oui, certes, mais après avoir obtenu ce que nous voulions. Donc, nous sommes vainqueurs, quand nous mourons, et nous échappons, quand nous succombons! Appelez-nous maintenant, si vous voulez, des « gens de sarments » et des « gens de poteaux », parce que vous nous attachez à des poteaux et que vous nous entourez de sarments pour nous brûler! Voilà notre attitude dans la victoire, voila notre tunique palmée, voilà le char sur lequel nous triomphons! 4 Il est donc naturel que nous ne plaisions pas aux vaincus, et voilà pourquoi ils nous qualifient de « désespérés et de fous furieux ». Cependant se livrer à ce désespoir et à cette fureur, quand la gloire et la renommée sont enjeu, c'est à vos yeux lever l'étendard du courage.
5 Mucius Scévola laissa volontairement sa main droite sur l'autel quelle âme sublime! Empédocle se livra tout entier aux feux de l'Etna près de Catane quelle force d'âme! Une certaine fondatrice de Carthage échappe à un second mariage grâce au bûcher quelle glorification de la chasteté! 6 Régulus, ne voulant pas à lui seul sauver la vie d'une multitude d'ennemis, endure dans tout son corps le supplice de la croix quel héros, vainqueur jusque dans la captivité! Anaxarque, tandis qu'on le broyait, pour le faire mourir, par un pilon à orge, disait « Broie, broie l'enveloppe d'Anaxarque, car pour Anaxarque, ce n'est pas lui que tu broies. » Quelle grandeur d'âme chez ce philosophe, qui plaisantait au moment même où il subissait une pareille mort! 7 Laissons de côté ceux qui ont cru s assurer la gloire en se perçant de leur propre épée, ou par un autre genre de mort plus doux. J'en viens à ceux dont vous couronnez la constance dans la lutte contre les tourments. 8 Une courtisane d'Athènes, après avoir lassé son bourreau, se coupa la langue avec les dents et la cracha la face du tyran cruel, pour cracher ainsi sa voix et pour ne pas pouvoir dénoncer les conjurés, quand même, vaincue par la douleur, elle l'aurait voulu.
9 Zénon d'Elée, interrogé par Denys sur ce que pouvait donner là philosophie, répondit « Le mépris de la mort », et, impassible sous les verges du tyran, il scella sa réponse de son sang, jusqu'à la mort. On le sait, la flagellation des jeunes Lacédémoniens, rendue plus cruelle par la présence et les exhortations de leurs proches, vaut à la maison de chacun une gloire d'autant plus grande qu'elle a fait couler plus de sang.
10 O gloire légitime, parce qu'humaine! On ne l'impute ni à un préjugé furieux, ni à une croyance désespérée, malgré son mépris de la mort et des atrocités de tout genre. Pour la patrie, pour le territoire, pour l'empire, pour l'amitié, il est permis de souffrir ce qu'il est défendu de souffrir pour Dieu! 11 En l'honneur de tous ceux-là vous fondez des statues de bronze, vous dédiez des portraits, vous gravez de» inscriptions pour les immortaliser! Vous donnez vous- mêmes à ces morts, autant que les monuments vous permettent de le faire, naturellement, une sorte de résurrection ! Et celui qui espère de Dieu la résurrection véritable, s'il souffre pour Dieu, est un insensé !
12 Mais courage, bons gouverneurs, qui devenez beaucoup meilleurs aux yeux du peuple, si vous lui immolez des chrétiens, tourmentez-nous, torturez-nous, condamnez-nous, broyez-nous! C'est une preuve de notre innocence que votre iniquité! Et voilà pourquoi Dieu supporte que nous supportions ce» tribulations. Car naguère encore, en condamnant une chrétienne à la maison de débauche plutôt qu'au lion (1), vous avez reconnu que la perte de la pudeur est regardée chez nous comme un mal plus atroce que toute espèce de châtiment et que toute espèce de mort. 13 Mais elles ne servent à rien, vos cruautés les plus raffinées. Elles sont plutôt un attrait pour notre secte. Nous devenons plus nombreux, chaque fois que vous nous moissonnez: le sang des chrétiens est une semence.

(1) Jeu de mots: ad lenonem, ad leonem.

14 Il y on a beaucoup chez vous qui exhortent à supporter la douleur et la mort par exemple, Cicéron dans ses Tusculanes, Sénèque dans ses Choses fortuites, Diogène, Pyrrhon, Callinicus. Et pourtant leurs paroles ne trouvent pas autant de disciples que les chrétiens qui enseignent par leurs actions. 15 Cette « obstination » même, que vous nous reprochez, est une leçon. Qui, en effet, à ce spectacle, ne se sent pas ébranlé et ne cherche pas ce qu'il y a au fond de ce mystère? Qui donc l'a cherché sans se joindre à nous? Qui s'est joint à nous sans aspirer à souffrir pour acheter la plénitude de la grâce divine, pour obtenir de Dieu un pardon complet au prix de son sang? 16 Car il n'est pas de faute qui ne soit pardonnée au martyre. Et voilà pourquoi nous vous rendons grâces, à l'instant, pour vos sentences. Telle est la contradiction entre les choses divines et les choses humaines: quand vous nous condamnez, Dieu nous absout.



1200-13. - Imprimerie des Orphelins-Apprentis, F. Blétit,
40, rue La Fontaine, Paris-Auteuil.


Tertulien, Apologétique 43