1991 Centesimus annus 58

Promouvoir la justice

58 L'amour pour l'homme, et en premier lieu pour le pauvre dans lequel l'Eglise voit le Christ, se traduit concrètement par la promotion de la justice. Celle-ci ne pourra jamais être pleinement mise en oeuvre si les hommes ne voient pas celui qui est dans le besoin, qui demande un soutien pour vivre, non pas comme un gêneur ou un fardeau, mais comme un appel à faire le bien, la possibilité d'une richesse plus grande. Seule cette prise de conscience donnera le courage d'affronter le risque et le changement qu'implique toute tentative authentique de se porter au secours d'un autre homme. En effet, il ne s'agit pas seulement de donner de son superflu mais d'apporter son aide pour faire entrer dans le cycle du développement économique et humain des peuples entiers qui en sont exclus ou marginalisés. Ce sera possible non seulement si l'on puise dans le superflu, produit en abondance par notre monde, mais surtout si l'on change les styles de vie, les modèles de production et de consommation, les structures de pouvoir établies qui régissent aujourd'hui les sociétés. Il ne s'agit pas non plus de détruire des instruments d'organisation sociale qui ont fait leurs preuves, mais de les orienter en fonction d'une juste conception du bien commun de la famille humaine tout entière. Aujourd'hui est en vigueur ce qu'on appelle la "mondialisation de l'économie", phénomène qui ne doit pas être réprouvé car il peut créer des occasions extraordinaires de mieux-être. Mais on sent toujours davantage la nécessité qu'à cette internationalisation croissante de l'économie corresponde l'existence de bons organismes internationaux de contrôle et d'orientation, afin de guider l'économie elle-même vers le bien commun, ce qu'aucun Etat, fût-il le plus puissant de la terre, n'est plus en mesure de faire. Pour qu'un tel résultat puisse être atteint, il faut que s'accroisse la concertation entre les grands pays et que, dans les organismes internationaux spécialisés, les intérêts de la grande famille humaine soient équitablement représentés. Il faut également qu'en évaluant les conséquences de leurs décisions, ils tiennent toujours dûment compte des peuples et des pays qui ont peu de poids sur le marché international mais qui concentrent en eux les besoins les plus vifs et les plus douloureux, et ont besoin d'un plus grand soutien pour leur développement. Il est certain qu'il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.


La présence de Dieu dans l'histoire

59 Afin que la justice s'accomplisse et que soient couronnées de succès les tentatives des hommes pour la mettre en oeuvre, il est donc nécessaire que soit donnée la grâce qui vient de Dieu. Par la grâce, en collaboration avec la liberté des hommes, se réalise la mystérieuse présence de Dieu dans l'histoire, qui est la Providence.

La nouveauté dont on fait l'expérience à la suite du Christ doit être communiquée aux autres hommes dans la réalité concrète de leurs difficultés, de leurs luttes, de leurs problèmes et de leurs défis, afin que tout cela soit éclairé et rendu plus humain par la lumière de la foi. Celle-ci, en effet, n'aide pas seulement à trouver des solutions : elle permet aussi de supporter humainement les situations de souffrance, afin qu'en elles l'homme ne se perde pas et qu'il n'oublie pas sa dignité et sa vocation.

En outre, la doctrine sociale a une importante dimension interdisciplinaire. Pour mieux incarner l'unique vérité concernant l'homme dans des contextes sociaux, économiques et politiques différents et en continuel changement, cette doctrine entre en dialogue avec les diverses disciplines qui s'occupent de l'homme, elle en assimile les apports et elle les aide à s'orienter, dans une perspective plus vaste, vers le service de la personne, connue et aimée dans la plénitude de sa vocation.

A côté de la dimension interdisciplinaire, il faut rappeler aussi la dimension pratique et, en un sens, expérimentale de cette doctrine. Elle se situe à la rencontre de la vie et de la conscience chrétienne avec les situations du monde, et elle se manifeste dans les efforts accomplis par les individus, les familles, les agents culturels et sociaux, les politiciens et les hommes d'Etat pour lui donner sa forme et son application dans l'histoire.



La collaboration de toutes les bonnes volontés

60 En énonçant les principes de solution de la question ouvrière, Léon XIII écrivait : "Une question de cette importance demande encore à d'autres agents leur part d'activité et d'efforts" (114). Il était convaincu que les graves problèmes causés par la société industrielle ne pouvaient être résolus que par la collaboration entre toutes les forces. Cette affirmation est devenue un élément permanent de la doctrine sociale de l'Eglise, et cela explique notamment pourquoi Jean XXIII a adressé aussi à "tous les hommes de bonne volonté" son encyclique sur la paix.

114- Rerum Novarum 13

Toutefois, le Pape Léon XIII constatait avec tristesse que les idéologies de son temps, particulièrement le libéralisme et le marxisme, refusaient cette collaboration. Depuis lors, bien des choses ont changé, surtout ces dernières années. Le monde prend toujours mieux conscience aujourd'hui de ce que la solution des graves problèmes nationaux et internationaux n'est pas seulement une question de production économique ou bien d'organisation juridique ou sociale, mais qu'elle requiert des valeurs précises d'ordre éthique et religieux, ainsi qu'un changement de mentalité, de comportement et de structures. L'Eglise se sent en particulier le devoir d'y apporter sa contribution et, comme je l'ai écrit dans l'encyclique Sollicitudo rei socialis, il y a un espoir fondé que même les nombreuses personnes qui ne professent pas une religion puissent contribuer à donner à la question sociale le fondement éthique qui s'impose (115).

115- SRS 38

Dans le même document, j'ai aussi lancé un appel aux Eglises chrétiennes et à toutes les grandes religions du monde, les invitant à donner un témoignage unanime des convictions communes sur la dignité de l'homme, créé par Dieu (116). Je suis convaincu, en effet, que les religions auront aujourd'hui et demain un rôle prépondérant dans la conservation de la paix et dans la construction d'une société digne de l'homme.

116- SRS 47

D'autre part, il est demandé à tous les hommes de bonne volonté d'être disposés au dialogue et à la collaboration, et cela vaut en particulier pour les personnes et les groupes qui ont une responsabilité propre dans les domaines politique, économique et social, que ce soit au niveau national ou international.



Les nouveaux défis

61 Au début de la société industrielle, c'est l'existence d'un "joug quasi servile" qui obligea mon prédécesseur à prendre la parole pour défendre l'homme. L'Eglise est restée fidèle à ce devoir au cours des cent ans qui se sont écoulés depuis. En effet, elle est intervenue à l'époque tumultueuse de la lutte des classes, après la première guerre mondiale, pour défendre l'homme contre l'exploitation économique et la tyrannie des systèmes totalitaires. Après la seconde guerre mondiale, elle a centré ses messages sociaux sur la dignité de la personne, insistant sur la destination universelle des biens matériels, sur un ordre social exempt d'oppression et fondé sur l'esprit de collaboration et de solidarité. Elle a sans cesse répété que la personne et la société ont besoin non seulement de ces biens mais aussi des valeurs spirituelles et religieuses. En outre, comme elle se rendait toujours mieux compte que trop d'hommes, loin de vivre dans le bien- être du monde occidental, subissent la misère des pays en voie de développement et sont dans une situation qui est encore celle du "joug quasi servile", elle s'est sentie et elle se sent obligée de dénoncer cette réalité en toute clarté et en toute franchise, bien qu'elle sache que ses appels ne seront pas toujours accueillis favorablement par tous.

Cent années après la publication de Rerum novarum, l'Eglise se trouve encore face à des "choses nouvelles" et à des défis nouveaux. C'est pourquoi ce centenaire doit confirmer dans leur effort tous les hommes de bonne volonté et en particulier les croyants.



Au seuil du troisième millénaire

62 La présente encyclique a voulu regarder le passé mais surtout se tourner vers l'avenir. Comme Rerum novarum, elle se situe presque au seuil du nouveau siècle et elle entend, avec l'aide de Dieu, préparer sa venue.

La véritable et permanente "nouveauté des choses" vient en tout temps de la puissance infinie de Dieu, qui dit : "Voici, je fais toutes choses nouvelles" (
Ap 21,5). Ces paroles se réfèrent à l'accomplissement de l'histoire, quand le Christ "remettra la royauté à Dieu le Père.. afin que Dieu soit tout en tous" ( 1Co 15,24 1Co 15,28). Mais le chrétien sait bien que la nouveauté que nous attendons dans sa plénitude au retour du Seigneur est présente depuis la création du monde, et plus exactement depuis que Dieu s'est fait homme en Jésus-Christ, et qu'avec lui et par lui il a fait une "création nouvelle" ( 2Co 5,17 cf. Ga 6,15)

Avant de conclure, je rends grâce encore une fois à Dieu tout-puissant qui a donné à son Eglise la lumière et la force nécessaires pour accompagner l'homme dans son cheminement terrestre vers son destin éternel. Au troisième millénaire aussi, l'Eglise continuera fidèlement à faire sienne la route de l'homme, sachant qu'elle ne marche pas toute seule mais avec le Christ, son Seigneur. C'est lui qui a fait sienne la route de l'homme et qui le conduit, même s'il ne s'en rend pas compte.

Puisse Marie, Mère du Rédempteur, elle qui reste auprès du Christ dans sa marche vers les hommes et avec les hommes, et qui précède l'Eglise dans son pèlerinage de la foi, accompagner de sa maternelle intercession l'humanité vers le prochain millénaire, dans la fidélité à Celui qui "est le même hier et aujourd'hui" et qui "le sera à jamais" (cf. He 13,8), Jésus-Christ, notre Seigneur, au nom duquel, de grand coeur, j'accorde à tous ma Bénédiction.


Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 1er mai 1991 mémoire de saint Joseph, travailleur, en la treizième année de mon pontificat.



1991 Centesimus annus 58