Caté Somme - 34. La gratitude ou la reconnaissance

34. La gratitude ou la reconnaissance


- Quelle est la première des autres vertus annexes à la justice ayant pour objet, non plus une dette stricte impossible à acquitter pleinement, mais une certaine dette morale, ordonnée cependant d'une façon nécessaire au bien de la société?
- C'est la vertu de reconnaissance ou de gratitude (II-II 106,0).

- Quel est le rôle de cette vertu?
- Le rôle de cette vertu est de nous faire reconnaître comme il convient et en les payant de retour tous les bienfaits d'ordre particulier que nous pouvons avoir reçus de quelqu'un (II-II 106,1).

- Est-ce là une grande vertu?
- Oui; car le vice contraire, qui est l'ingratitude, est chose extrêmement odieuse et réprouvée de tous les hommes (II-II 106,0).

- Doit-on s'appliquer, dans la vertu de gratitude ou de reconnaissance, à rendre plus qu'on n'a reçu?
- Oui, on doit s'appliquer à rendre plus qu'on n'a reçu, afin d'imiter soi-même l'acte de son bienfaiteur (II-II 106,6).


35. La vindicte ou le soin de la vengeance


- Et contre les malfaiteurs ou tous ceux qui nuisent dans la sphère de vigilance qui est la nôtre, y a-t-il quelque chose à faire au point de vue de la vertu?
- Oui, une vertu spéciale, qui est le soin de la vengeance, dit nous porter à faire que ce mal ne demeure point impuni, quand le bien dont nous avons la garde demande que ce mal soit puni en effet (II-II 108,0).


36. La vérité; vices opposés: le mensonge; la simulation; l'hypocrisie


- Quelle est l'autre vertu, du même ordre, qui est encore requise, non plus précisément en raison des autres, mais en raison même de celui qui agit, pour le bien de la société parmi les hommes?
- C'est la vertu de vérité (II-II 109,0).

- Qu'entendez-vous par la vertu de vérité?
- J'entends cette vertu qui nous porte à nous montrer en toutes choses, dans nos paroles et dans nos actes, tels que nous sommes (II-II 109,1-4).

- Quels sont les vices opposés à cette vertu?
- Ce sont le mensonge; et la simulation ou l'hypocrisie (II-II 110,0-113).

- Qu'entendez-vous par le mensonge?
- J'entends le fait de parler ou d'agir de telle sorte que, le sachant, on exprime ou on signifie ce qui n'est pas (II-II 110,1).

- Est-ce là chose mauvaise?
- C'est là chose essentiellement mauvaise, et qui ne peut jamais, pour aucune fin ou aucun prétexte, devenir bonne (II-II 110,3).

- Mais est-on toujours tenu de dire ou d'exprimer et de signifier par ses paroles ou par ses actes tout ce qui est?
- Non, on n'est point toujours tenu de dire ou de signifier tout ce qui est; mais on ne doit jamais, le sachant, dire ou signifier ce qui n'est pas (II-II 110,3).

- Combien y a-t-il d'espèces de mensonges?
- Il y a trois espèces de mensonges, qui sont: le mensonge joyeux; le mensonge officieux, et le mensonge pernicieux (II-II 110,2).

- En quoi se distinguent ces trois sortes de mensonges?
- Ces trois sortes de mensonges se distinguent en ce que le mensonge joyeux a pour but d'amuser le prochain; le mensonge officieux, de lui être utile; et le mensonge pernicieux, de lui nuire (II-II 110,2).

- Ce dernier mensonge est-il de tous le plus mauvais?
- Oui, de toutes les sortes de mensonges, le mensonge pernicieux est le plus mauvais; et tandis que les deux autres peuvent n'être que des péchés véniels, celui-là est toujours, de soi, un péché mortel, ne pouvant être véniel qu'en raison de la légèreté du dommage qu'il a en vue (II-II 110,4).

- Qu'entendez-vous par la simulation et l'hypocrisie?
- La simulation consiste à se montrer dans l'extérieur de sa vie ce que l'on n'est pas intérieurement; et l'hypocrisie est une simulation qui vise à passer pour un homme juste ou saint, quand on ne l'est pas intérieurement (II-II 111,1; 2).

- Est-on tenu, pour ne pas tomber dans ces vices, de manifester extérieurement ce qu'il peut y avoir en soi de mauvais ou de moins bon?
- Nullement; et c'est un devoir, au contraire, de n'en rien laisser paraître au dehors, soit pour ne pas se nuire à soi-même dans l'opinion des autres, soit pour ne pas les mal édifier ou les scandaliser. Ce que la vertu de vérité requiert est que l'on ne vise pas à signifier, par l'extérieur de sa vie, quelque chose, soit en bien, soit en mal, qui ne répondrait pas à la réalité de ce qu' on est (II-II 111,3; 4).

- Est-on tenu, par la vertu de vérité, de s'abstenir de tout signe, en parole ou en acte, qui prêterait à une fausse interprétation, ou de prévenir cette fausse interprétation?
- Non; on n'y serait tenu que si la fausse interprétation était de nature à causer un mal qu'il soit de notre devoir d'empêcher (II-II 111,1).

- Peut-on pécher, des péchés de mensonge ou de simulation et d'hypocrisie, en plusieurs manières qui constituent des péchés spécifiquement distincts?
- Oui; on peut pécher en allant au-delà de ce qui est; et c'est le péché de jactance; ou en restant en deçà de ce qui est, donnant à penser qu'on n'a pas ce qu'on a, quand il s' agit du bien; et c'est le péché d'effacement indu (II-II 112,0 II-II 113,0).


37. L'amitié; vices opposés: dédain; flatterie


- Y a-t-il encore une autre dette morale qui s'impose, dans la société des hommes, pour le bien parfait de cette société, quoiqu'elle ne s'impose pas avec la même rigueur que celle de la reconnaissance, du soin de la vengeance ou de la vérité?
- Oui, c'est la dette de l'amitié (II-II 114,2).

- Qu'entendez-vous par l'amitié?
- J'entends une vertu qui fait que l'homme, dans ses rapports avec les autres, s'applique, en tout ce qui est de son extérieur, qu'il s'agisse de ses paroles ou de ses actes, à traiter avec eux comme il convient, pour donner à leur vie commune l'agrément le plus parfait (II-II 114,1).

- Est-ce là une vertu qui soit d'un grand prix dans les rapports que les hommes ont entre eux?
- Oui; c'est la vertu de société par excellence, et on pourrait l'appeler comme la fleur ou le parfum le plus exquis, tant de la vertu de justice que de la vertu de charité.

- De quelle manière peut-on pécher contre cette vertu?
- On peut pécher contre cette vertu de deux manières: ou par défaut, se préoccupant peu, ou ne se préoccupant pas du tout de ce qui peut faire plaisir ou déplaisir aux autres; ou par excès, tombant dans le vice de la flatterie, ou ne sachant point témoigner au dehors, quand il le faut, la désapprobation que peuvent mériter les actes ou les paroles de ceux avec lesquels on vit (II-II 115,0 II-II 116,0).


38. La libéralité; vices opposés: l'avarice; la prodigalité


- Quelle est enfin la dernière vertu se rattachant à la justice particulière et destinée à acquitter le dernier aspect de la dette morale qui peut s'attacher aux rapports des hommes entre eux?
- C'est la vertu de libéralité (II-II 117,5).

- Qu'entendez-vous par cette vertu?
- J'entends une disposition de l'âme qui fait que l'homme n'est attaché aux choses extérieures pouvant servir à l'utilité de la vie des hommes entre eux que dans une mesure si parfaitement ordonnée qu'il est toujours prêt à donner ces choses, et notamment l'argent qui les représente, au mieux de la vie de société existant parmi les hommes (II-II 117,1-4).

- Cette vertu est-elle bien grande?
- Prise dans son objet immédiat, qui est le bien des richesses, elle est la plus infime; mais, par voie de conséquence, elle s'ennoblit de la dignité de toutes les autres vertus, car elle peut concourir au bien de chacune d'elles (II-II 117,6).

- Quels sont les vices opposés à cette vertu?
- Ce sont l'avarice et la prodigalité (II-II 118,0 II-II 119,0).

- Qu'entendez-vous par l'avarice?
- J'entends un péché spécial qui est constitué par l'amour immodéré des richesses (II-II 118,1; 2).

- Ce péché est-il bien grave?
- A le considérer dans le bien humain qu'il déforme, il est le plus infime des péchés, car il ne dénature que l'amour de l'homme pour les biens extérieurs que sont les richesses; mais, à considérer la disproportion de l'âme et des richesses auxquelles ce vice fait qu'elle s'attache indûment, il est le plus honteux et le plus méprisable de tous les vices; car il fait que l'âme se soumet à ce qui est le plus au-dessous d'elle (II-II 118,4-5).

- Ce vice est-il particulièrement dangereux?
- Oui; ce vice est particulièrement dangereux, car l'amour des richesses n'a pas de fin en soi; et, pour les entasser, on peut en arriver à commettre tous les crimes, contre Dieu, contre le prochain et contre soi-même (II-II 118,5).

- L'avarice est-elle un péché capital?
- Oui, l'avarice est un péché capital; parce qu'elle porte en elle ou dans son objet une des conditions attachées à la félicité que tout être désire; savoir: l'abondance des biens auxquels tout obéit (II-II 118,7).

- Quelles sont les filles de l'avarice?
- Ce sont: la dureté du coeur qui n'a plus de miséricorde; l'inquiétude; les violences; la tromperie; le parjure; la fraude; la trahison; - car l'amour désordonné des richesses peut excéder: quant au fait de les retenir; ou par rapport au fait de les acquérir; en ce qui est du désir de les avoir; ou en ce qui est du fait de les prendre: par la violence; ou en usant de ruse: dans le discours ordinaire ou dans le discours accompagné du serment; ou par voie de fait: à l'endroit des choses; à l'endroit des personnes (II-II 118,8).

- Est-ce que la prodigalité, qui est l'autre vice oppposé à la libéralité, s'oppose également à l'avarice?
- Oui; parce que tandis que l'avarice excède dans l'amour ou la préoccupation des richesses et n'est pas assez portée à les utiliser en les donnant, la prodigalité, au contraire, ne se préoccupe pas assez de ce qui regarde le soin des richesses et a trop de pente à les donner (II-II 119,1-2).

- De ces deux vices, quel est le plus grave?
- C'est l'avarice; parce qu'elle s'oppose davantage au bien de la vertu de libéralité, dont le propre est de donner plutôt que de retenir (II-II 119,3).

- Pourriez-vous, sous forme de récapitulation, me dire comment s'ordonnent et se graduent les vertus annexes de la justice particulière, en raison de ceux qui en sont l'objet?
- Oui; et le voici en quelques mots. En premier lieu, vient la religion, qui regarde Dieu, dans le service ou le culte qu'on lui doit, sous sa raison de Créateur et souverain Seigneur et maître de toutes choses; - puis, la piété, à l'endroit des parents et de la patrie, pour le grand bienfait de la vie que nous leur devons; - puis l'observance, à l'endroit des supérieurs en autorité ou en dignité et en excellence, dans quelque ordre que ce puisse être; - puis la gratitude ou la reconnaissance, à l'endroit de nos bienfaiteurs particuliers; - la vindicte ou le soin de la vengeance, quand il s' agit des malfaiteurs ou de ceux qui ont pu nous nuire de quelque manière qui demande d'être réprimée; - enfin, la vérité, l'amitié, et la libéralité, que nous devons à tout être humain en raison de nous-mêmes.


39. L'équité naturelle (ou l'épikie)


- N'aviez-vous point dit qu'il était aussi une vertu annexe pour la justice générale ou légale?
- Oui; et c'est la vertu que nous pouvons appeler du nom général d'équité naturelle, qu'on appelle aussi du nom d'épikie (II-II 120,0).

- Quel est le rôle ou l'office propre de cette vertu?
- Elle a pour rôle et pour office propre de porter la volonté à chercher la justice en toutes choses et dans tous les ordres, en dehors et au-dessus des textes de lois ou des coutumes existant parmi les hommes, quand la raison naturelle, en vertu de ses tout premiers principes, montre qu'en tel cas donné ces textes de lois ou ces coutumes ne peuvent ni ne doivent s'appliquer (II-II 120,1).

- Cette vertu est-elle bien précieuse?
- Elle est, dans l'ordre de la justice, ou de toutes les vertus qui règlent l'homme dans ses rapports avec autrui, la plus importante et la plus précieuse de toutes les vertus, les dominant toutes en quelque sorte et les maintenant toutes dans l'ordre du bien social en ce qu'il a de plus profond et de plus essentiel (II-II 120,2).


40. Du don de piété, qui correspond à la justice et à ses parties


- Parmi les dons du Saint-Esprit, quel est celui qui correspond à la vertu de justice?
- C'est le don de piété (II-II 121,0).

- En quoi consiste exactement le don de piété?
- Il consiste en une disposition habituelle de la volonté, qui fait que l'homme est apte à recevoir l'action directe et personnelle de l'Esprit-Saint, le portant à traiter avec Dieu, considéré dans les plus hauts mystères de sa vie divine, comme avec un Père tendrement et filialement révéré, servi et obéi; et à traiter avec tous les autres hommes ou toutes les autres créatures raisonnables, dans ses rapports extérieurs avec eux, selon que le demande le bien divin et surnaturel qui les unit tous à Dieu comme au Père de la grande famille divine (II-II 121,1).

- Faut-il dire que le don de piété est ce qui met le sceau le plus parfait aux rapports extérieurs que les hommes peuvent ou doivent avoir, soit entre eux, soit avec Dieu?
- Oui, le don de piété est ce qui met le sceau le plus parfait aux rapports extérieurs que les hommes peuven t ou doivent avoir, soit entre eux, soit avec Dieu; il est le couronnement de la vertu de justice et de toutes ses annexes; et, si tous mettaient en oeuvre, par ce don, en y correspondant d'une manière parfaite, les mouvements et l'action de l'Esprit-Saint, la vie des hommes sur cette terre serait la vie d'une grande famille divine et comme l'avant-goût de la vie qui est celle des élus dans le ciel.


41. Des préceptes relatifs à la justice, qui sont ceux du Décalogue: les trois premiers; les quatre derniers


- La vertu de justice et ses annexes, avec le don de piété qui les couronne, ont-elles des préceptes qui s'y rapportent?
- Oui; et ce sont tous les préceptes du Décalogue (II-II 122,1).

- Les préceptes du Décalogue ne se rapportent-ils qu'à ces vertus?
- Oui, les préceptes du Décalogue ne se rapportent qu'à ces vertus; et ceux qui se rapportent aux autres vertus ne sont venus qu'après, comme des déterminations ou des explications des premiers (II-II 122,1).

- Pourquoi en a-t-il été ainsi?
- Parce que les préceptes du Décalogue, étant les premiers préceptes de la loi morale, devaient porter sur ce qui, tout de suite et pour tous, a manifestement la raison de chose due ou obligatoire; et que ceci comprend les rapports avec autrui tels que les règle la vertu de justice avec ses annexes (II-II 122,1).

- Comment se divisent ces préceptes du Décalogue?
- Ils se divisent en deux parts, qu'on appelle les deux tables de la loi.

- Que comprennent les préceptes de la première table?
- Ils comprennent les trois premiers préceptes, relatifs à la vertu de religion qui règle les rapports de l'homme envers Dieu.

- Comment s'ordonnent ces trois premiers préceptes de la première table?
- Ils s'ordonnent de telle sorte que les deux premiers excluent les deux principaux obstacles au culte de Dieu, qui sont: la superstition ou le culte des faux dieux; et l'irréligion ou le manque de respect à l'endroit du vrai Dieu; puis, le troisième fixe le côté positif du culte du vrai Dieu (II-II 122,2-3).

- Que comprend ce troisième précepte du Décalogue?
- Il comprend deux choses: l'abstention des oeuvres serviles; et le soin de vaquer aux choses de Dieu (II-II 122,4 ad 3).

- Qu'entend-on par l'abstention des oeuvres serviles?
- On entend par l'abstention des oeuvres serviles l'obligation de laisser, un jour par semaine, qui est maintenant le dimanche, et les jours de fête de précepte qui sont, pour toute l'Église [1], la Noël, la Circoncision, l'Épiphanie, l'Ascension, la Fête-Dieu, l'Immaculée Conception, l'Assomption, la fête de saint Joseph, la fête de saint Pierre et de saint Paul, la Toussaint - les travaux manuels qui ne sont pas requis pour l'entretien ou le bon ordre de la vie matérielle, ou qui ne sont pas exigés par une nécessité urgente (II-II 122,3 ad 3; Code, 1247).
[1] - En France les seules fêtes d'obligation sont la Noël, l'Ascension, l'Assomption et la Toussaint. (NDLR.)

- Et le soin de vaquer aux choses de Dieu, que comprend-il?
- Il comprend, d'une façon très expresse et sous peine de faute grave, l'assistance au saint sacrifice de la messe les dimanches et jours de fête que nous venons de marquer (II-II 122,3 ad 4).

- Si on ne peut pas assister à la messe, ces jours-là, est-on tenu à quelque autre exercice de piété?
- On n'est tenu à aucun exercice de piété d'une manière déterminée; mais très certainement ce serait manquer à l'obligation positive de sanctifier ces jours-là que de les laisser passer sans faire aucun acte de religion.

- Que comprennent les préceptes de la seconde table?
- Ils comprennent les préceptes relatifs à la vertu de piété envers les parents et à la vertu de justice stricte envers le prochain quel qu'il soit (II-II 122,5-6).


42. La force: vertu; acte: le martyre; vices opposés: la peur; l'insensibilité; la témérité


- Quelle est la troisième vertu qui appartient aux vertus cardinales et qui vient après la justice?
- C'est la vertu de force (II-II 123,0-140).

- Qu'entendez-vous par la vertu de force?
- J'entends cette perfection d'ordre moral de la partie affective sensible, qui a pour objet de tenir contre les plus grandes craintes ou de modérer les mouvements d'audace les plus hardis, portant sur les périls de mort au cours d'une guerre juste, afin que jamais l'homme, à leur occasion, ne se détourne de son devoir (II-II 123,1-6).

- Cette vertu a-t-elle un acte plus spécial où paraissent toute son excellence et toute sa perfection?
- Oui, c'est l'acte du martyre (II-II 124,0).

- Qu'entendez-vous par l'acte du martyre?
- J'entends cet acte de la vertu de force qui fait que, dans cette sorte de guerre particulière qu'on a à soutenir contre les persécuteurs du nom chrétien ou de tout ce qui s' y rattache, on ne craint pas d'accepter la mort pour rendre témoignage à la vérité (II-II 124,1-5).

- Quels sont les vices opposés à la vertu de force?
- Ce sont: d'une part, la peur, qui ne tient pas assez devant les périls de mort, ou l'insensibilité devant le péril, qui manque de l'éviter quand il doit être évité; et, d' autre part, la témérité, qui fait aller au-devant du danger contrairement à la juste prudence (II-II 125,0-127).

- On peut donc pécher par excès de bravoure?
- On ne pèche jamais par excès de bravoure; mais on peut, sous le coup d'une trop grande hardiesse, non modérée par la raison, se porter à des actes qui n'étant pas des actes de vrai courage n' ont que l'apparence de la bravoure (II-II 127,1 ad 2).


43. Vertus annexes, la magnanimité; vices opposés: la présomption; l'ambition; la vaine gloire; la pusillanimité


- Y a-t-il des vertus qui se rattachent à la vertu de force comme imitant son acte ou son mode d'agir, mais en une matière moins difficile?
- Oui, ce sont: d'une part, la magnanimité et la magnificence; et, de l'autre, la patience et la persévérance (II-II 128,0).

- En quoi se distinguent ces deux genres de vertus?
- En ce que les deux premières se rattachent à la force en raison de celui de ses actes qui est de s'attaquer à ce qu'il y a de plus difficile ou de plus ardu; tandis que les deux autres se rattachent à elle en raison de celui de ses actes qui est de tenir contre les plus grandes craintes (II-II 128,0).

- Quel est l'objet propre de la magnanimité?
- C'est d'affermir le mouvement de l'espoir à l'endroit des grandes actions à accomplir selon qu'il en résulte de grands honneurs ou une grande gloire (II-II 129,1-2).

- Tout est donc grand dans la magnanimité?
- Oui, tout est grand dans cette vertu; et elle est par excellence le propre des grands coeurs.

- Peut-il y avoir quelque vice qui s'oppose à elle?
- Oui, il y a de nombreux vices qui s'opposent à elle, ou par excès ou par défaut.

- Quels sont les vices qui s'opposent à elle par excès?
- Ce sont: la présomption; l'ambition; et la vaine gloire (II-II 130,0-132).

- Comment se distinguent entre eux ces divers vices?
- Ils se distinguent en ce que la présomption porte à faire des actions trop grandes pour ses forces ou sa vertu; l'ambition vise à des honneurs plus grands que ne le comportent son état ou ses mérites; et la vaine gloire recherche une gloire qui est sans objet, ou qui n'a pas de valeur, ou qui n'est pas ordonnée à sa véritable fin, savoir la gloire de Dieu et le bien des hommes (Ibid.).

- La vaine gloire est-elle un vice capital?
- Oui, la vaine gloire est un vice capital; parce qu'elle implique la manifestation de sa propre excellence, que les hommes recherchent en tout et qui peut les porter à beaucoup de fautes (II-II 132,4).

- Quelles sont les filles de la vaine gloire?
- Ce sont: la jactance; l'hypocrisie; la pertinacité; la discorde; la contention; la désobéissance (II-II 132,5).

- Quel est le vice qui s'oppose à la magnanimité par défaut?
- C'est la pusillanimité (II-II 133,0).

- Pourquoi la pusillanimité est-elle un péché?
- Parce qu'elle est contraire à la loi naturelle, qui porte tout être à agir selon que sa vertu ou ses moyens l'en rendent capable (II-II 133,1).

- C'est donc une chose réellement blâmable de ne pas mettre en oeuvre les vertus ou les moyens d'action qu'on a reçus de Dieu, par défiance de soi-même ou par attitude indue à l'endroit des honneurs et de la gloire?
- Oui, c'est là chose réellement blâmable et qu'il faut bien se garder de confondre avec la véritable humilité, dont nous aurons à parler bientôt (Ibid.).


44. La magnificence; vices opposés: la petitesse; les dépenses outrées


- En quoi consiste la vertu de magnificence?
- Elle consiste dans une disposition de la partie affective, qui affermit ou règle le mouvement de l'espoir à l'endroit de ce qui est ardu dans les frais et les dépenses en vue de grands ouvrages à accomplir (II-II 134,1-2).

- Cette vertu suppose-t-elle de grandes richesses et de grandes occasions de dépenses en vue du bien public?
- Oui, cette vertu suppose de grandes richesses; et qu'on a l'occasion de les dépenser pour tout ce qui regarde notamment le culte divin ou le bien public dans la cité ou dans l'État (II-II 134,3).

- Elle est donc proprement la vertu des riches et des grands?
- Oui; elle est proprement la vertu des riches et des grands.

- Quels sont les vices opposés à cette vertu?
- C'est le vice de la petitesse en ce que l'on fait, qui porte l'homme à rester en deçà des dépenses requises par l'ouvrage à entreprendre; et le vice de la dépense outrée, qui le porte à dépenser sans raison au-delà de la mesure voulue selon que la grandeur de l'ouvrage le requiert (II-II 135,1-2).


45. La patience; la longanimité et la constance


- Quel est le propre de la vertu de patience?
- Le propre de la vertu de patience est de supporter, en vue du bien de la vie future, objet de la charité, toutes les tristesses qui peuvent être causées à chaque instant de notre vie présente par les contrariétés inhérentes à cette vie et plus spécialement par les actions des autres hommes dans leurs rapports avec nous (II-II 136,1-3).

- La patience est-elle la même chose que la longanimité et la constance?
- Non; car, si toutes trois aident à tenir contre les tristesses de cette vie, la patience tient surtout contre les tristesses que nous causent les ennuis ou les contrariétés qui provienne nt de nos rapports quotidiens avec les autres hommes; tandis que la longanimité tient contre les tristesses que nous cause le délai apporté à la réalisation du bien que nous attendons; et la constance, contre les tristesses que nous causent les divers ennuis qui peuvent survenir au cours de la pratique du bien (II-II 136,5).


46. La persévérance; vices opposés: la mollesse; la pertinacité


- Quel rapport a la persévérance avec les vertus dont il vient d'être parlé?
- La persévérance ne porte pas sur les tristesses; mais plutôt sur la crainte de la fatigue que nous cause la seule durée prolongée de la pratique du bien (II-II 137,1-3).

- Cette vertu de la persévérance a-t-elle des vices qui lui soient opposés?
- Oui; ce sont le manque de résistance ou la mollesse, qui fait qu'on cède à la moindre peine ou à la moindre fatigue; et la pertinacité [2], qui fait qu'on s'obstine à ne pas céder, quand il serait au contraire raisonnable de le faire (II-II 138,1-2).
[2] - Obstination, entêtement. (NDLR.)


47. Du don de la force, qui correspond à la vertu de force


- Y a-t-il un don du Saint-Esprit qui corresponde à la vertu de force?
- Oui, c'est le don qui porte le même nom et qui s'appelle le don de force (II-II 139,0).

- Pourriez-vous m'expliquer en quoi le don de force diffère de la vertu qui porte le même nom?
- Oui, et le voici en quelques mots: - Comme la vertu, ce don regarde la crainte et en quelque sorte l'audace. Mais, tandis que la crainte et l'audace que modère la vertu de force, ne regardent que les périls qu'il est au pouvoir de l'homme de surmonter ou de subir, la crainte et la confiance que domine ou qu'excite le don de force regardent des périls ou des maux qu'il n'est absolument pas au pouvoir de l'homme de surmonter: c'est la séparation même que fait la mort d'avec tous les biens de la vie présente, sans donner par elle-même le seul bien supérieur qui les compense et les supplée à l'infini, apportant tout bien et excluant tout mal, savoir, l'obtention effective de la vie éternelle. Cette substitution effective de la vie éternelle à toutes les misères de la vie présente, malgré toutes les difficultés ou tous les périls qui peuvent se mettre en travers du bien de l'homme, y compris la mort elle-même qui les résume tous, est l'oeuvre exclusive de l'action propre de l'Esprit-Saint. C' est pourquoi aussi, il n'appartient qu'à lui de mouvoir effectivement l'âme de l'homme vers cette substitution, de telle sorte que l'homme possède en lui la confiance ferme et positive qui lui fait mépriser la plus souveraine de toutes les craintes et s'attaquer en quelque sorte à la mort elle-même, non pour succomber cette fois, mais pour en triompher. Et c'est selon le don de force que l'homme est ainsi mû par l'Esprit-Saint. Si bien qu'on pourrait assigner comme objet propre de ce don: la victoire sur la mort (II-II 139,1).


48. Des préceptes relatifs à la force


- Y a-t-il des préceptes qui aient trait à la vertu de force, dans la loi divine?
- Oui; et ces préceptes sont donnés comme il convient. Car, surtout dans la loi nouvelle, où tout est ordonné à fixer l'esprit de l'homme en Dieu, l'homme est invité, sous forme de précepte négatif, à ne pas craindre les maux temporels; et, sous forme de précepte positif, à combattre sans relâche son plus mortel ennemi, qui est le démon (II-II 140,1).

- Et les préceptes relatifs aux autres vertus qui se rattachent à la force, sont-ils également bien donnés dans la loi divine?
- Oui; car il n'y est donné des préceptes, d'ailleurs affirmatifs ou positifs, qu'au sujet de la patience et de la persévérance, comme portant sur les choses ordinaires de la vie; au sujet, au contraire, de la magnificence et de la magnanimité, comme portant sur des choses qui appartiennent plutôt à l'ordre de la perfection, il n'est point donné de préceptes, mais seulement des conseils (II-II 140,2).


49. La tempérance; l'abstinence; le jeûne; vice opposé: la gourmandise


- Quelle est la dernière des grandes vertus morales qui doivent assurer la perfection de la vie de l'homme dans sa marche de retour vers Dieu?
- C'est la vertu de tempérance (II-II 141,0-170).

- Qu'entendez-vous par la vertu de tempérance?
- J'entends cette vertu qui maintient en toutes choses la partie affective sensible dans l'ordre de la raison, pour qu'elle ne se porte pas indûment aux plaisirs qui intéressent plus particulièrement le sens du toucher dans les actes nécessaires à la conservation de la vie corporelle (II-II 141,1-5).

- Quelles sont ces sortes de plaisirs?
- Ce sont les plaisirs de la table ou du mariage (II-II 141,4).

- Quel nom prend la vertu de tempérance quand elle porte sur les plaisirs de la table?
- On l'appelle l'abstinence ou la sobriété (II-II 153,9).

- En quoi consiste l'abstinence?
- Elle consiste à régler la partie affective sensible par rapport au boire et au manger, afin qu'on ne s'y porte que conformément à ce que la raison demande (II-II 146,1).

- Quelle est la forme spéciale que peut revêtir la pratique de la vertu d'abstinence?
- C'est la forme du jeûne (II-II 147,0).

- Qu'entendez-vous par le jeûne?
- J'entends le fait de supprimer une partie de ce qui est normalement requis pour son alimentation de chaque jour (II-II 147,1-2).

- Mais n'est-ce point là chose illicite?
- Non; et, au contraire, le jeûne peut être chose excellente; car il sert à réprimer la concupiscence; il rend l'esprit plus libre de vaquer aux choses de Dieu; et il permet de satisfaire pour le péché (II-II 147,1).

- Que faut-il pour que le jeûne soit ainsi chose bonne et excellente?
- Il faut qu'il soit toujours réglé par la prudence ou la discrétion, et qu'il n'aille jamais à compromettre la santé ou à être un obstacle pour les devoirs d'État (II-II 147,1 ad 2).

- Tout être humain qui a l'usage de la raison est-il tenu au jeûne?
- Tout être humain qui a l'usage de la raison est tenu à une certaine forme de jeûne ou de privation proportionnée au besoin de la vertu dans sa vie morale; mais non au jeûne prescrit par l'Église (II-II 147,3-4).

- Qu'entendez-vous par le jeûne prescrit par l'Église?
- J'entends une forme de jeûne spéciale déterminée par l'Église et prescrite à partir d'un certain âge pour certains jours de l'année (II-II 147,5-8).

- En quoi consiste cette forme spéciale de jeûne?
- Elle consiste en ce que l'on ne doit faire qu'un seul repas proprement dit dans la journée (II-II 147,6).

- L'heure ou le moment de ce repas sont-ils chose absolument fixe et immuable?
- Non; car on peut faire ce repas ou à midi ou le soir.

- Peut-on prendre quelque chose en dehors de ce repas proprement dit?
- Oui; on peut prendre quelque chose le matin, sous forme de très léger acompte, et, le soir, sous forme de collation (Code CIS 1251).

- Quels sont ceux qui sont tenus au jeûne prescrit par l'Église?
- Ce sont tous les chrétiens baptisés qui ont accompli leur vingt et unième année jusqu'à l'âge de cinquante-neuf ans révolus (Code CIS 1254).

- Que faut-il pour qu'on ait le droit de ne pas jeûner, quand on est dans ces conditions?
- Il faut qu'on en soit empêché par une raison manifeste de santé ou de travail; ou, dans le doute, qu'on ait une dispense de l'autorité légitime (II-II 147,4).

- Qui peut donner cette dispense?
- Pratiquement, il suffit de la demander à son supérieur ecclésiastique immédiat.

- Quels sont les jours où l'on est ainsi tenu au jeûne d'Église?
- Ce sont tous les jours de carême, sauf le dimanche; les mercredis, vendredis et samedis des Quatre-Temps de l'année; et les veilles ou vigiles de la Pentecôte, de l'Assomption, de la Toussaint et de la Noël; si ces vigiles tombent un dimanche, on n'est pas tenu de les anticiper (Code CIS 1252) [3].
[3] - Selon l'actuelle discipline de l'Église, le jeûne n'est obligatoire que le mercredi des Cendres et le vendredi saint. Mais il est louable et recommandé de conserver quelque chose de l'ancienne pratique, en jeûnant, par exemple, les vendredis de carême, les jours des Quatre-Temps et à certaines grandes vigiles. (NDLR.)

- N'y a-t-il pas une loi de l'Église pour l'abstinence, distincte de la loi du jeûne?
- Oui; et cette loi consiste dans l'obligation de s'abstenir de viande et de jus de viande, tous les vendredis de l'année, et, pendant le carême, le mercredi des Cendres, ainsi que chaque samedi, jusqu' au samedi saint à midi; enfin, les mercredis et samedis des Quatre-Temps (Code CIS 1250-1252) [4].
[4] - Actuellement, l'abstinence est obligatoire, outre les deux jours de jeûne précités, tous les vendredis de l'année (sauf si une solennité tombe ce jour-là). (NDLR.)

- Quels sont ceux qui sont tenus à la loi d'abstinence?
- Ce sont tous les fidèles qui ont accompli l'âge de sept ans (Code CIS 1254) [5].
[5] - L'âge de ceux qui sont tenus de pratiquer l'abstinence a été porté à quatorze ans. (NDLR.)

- Quel est le vice opposé à la vertu d'abstinence?
- C'est la gourmandise (II-II 148,0).

- Qu'entendez-vous par la gourmandise?
- J'entends une pente désordonnée au boire et au manger (II-II 148,1).

- Ce vice a-t-il plusieurs espèces?
- Oui; car cette pente désordonnée au boire et au manger peut porter sur la nature des mets ou leur qualité, ou sur leur quantité, ou sur leur préparation, ou sur le fait même de prendre la nourriture, n' attendant pas l'heure voulue, ou mangeant avec trop d'avidité (II-II 148,4).

- La gourmandise est-elle un vice capital?
- Oui, la gourmandise est un vice capital; parce qu'elle porte sur un des plaisirs qui sont le plus de nature à provoquer le désir de l'homme et à le faire agir dans son sens (II-II 148,5).

- Quelles sont les filles de la gourmandise?
- Ce sont: l'hébétude de l'esprit à l'endroit des choses de l'intelligence; la joie inepte; l'intempérance de langage; la bouffonnerie; l'impureté (II-II 148,6).

- Sont-ce là des vices particulièrement laids? et pourquoi viennent-ils spécialement de la gourmandise?
- Oui; ces vices sont particulièrement laids, parce qu'ils impliquent davantage une diminutio n ou une quasi-absence de la raison; et ils viennent de la gourmandise, parce que la raison, comme assoupie ou endormie par elle sous l'action de ses pesanteurs, ne tenant plus le gouvernail d'une main ferme, tout s'en va à la dérive dans l'homme ( ibid ).



Caté Somme - 34. La gratitude ou la reconnaissance