Catena Aurea 3543
3543 Mt 5,43-47
La Glose. Le Seigneur nous a enseigné, dans ce qui précède, à ne pas résister à celui qui nous fait tort, mais à nous montrer disposé à en supporter davantage. Il va plus loin, et veut nous apprendre que nous devons aimer même ceux qui nous font du mal et leur prouver notre cha rité par des effets. Les commandements précédents étaient le complément de la justice légale, ce dernier précepte est l'accomplissement de la charité qui, selon l'Apôtre, est la plénitude de la loi. Voilà la raison de ces paroles du Sauveur: «Vous savez qu'il a été dit: Vous aimerez votre prochain». - S. Aug. (Doctr. chrét., chap. 30). Le précepte d'aimer le prochain n'admet aucune exception; c'est ce que nous apprend le Seigneur lui-même dans la parabole de cet homme laissé à demi-mort. Il nous dit que le prochain fut celui qui exerça la miséricorde à son égard, pour nous faire comprendre que notre prochain c'est tout homme à qui nous de vons en témoigner dans le besoin. Et qui ne voit que nous ne devons en excepter personne, devant ces paroles: «Faites du bien à ceux qui vous haïssent ?»
S. Aug. (serm. sur la mont). Il y avait un certain degré dans la justice pharisaïque, qui relevait de l'ancienne loi; la preuve c'est qu'il en est qui détestent même ceux qui les aiment. C'est donc s'élever d'un degré que d'aimer son prochain, tout en haïssant son ennemi, suivant ces paroles: «Et vous haïrez votre ennemi», paroles qu'il ne faut pas regarder comme un com mandement pour le juste, mais comme une condescendance pour le faible. - S. Aug. (contre Fauste, liv. 19, chap. 24). Je demanderai aux Manichéens pourquoi ils s'obstinent à regarder comme particulier à la loi de Moise ce qui a été dit aux anciens: «Vous haïrez votre ennemi». Et saint Paul lui-même n'a-t-il pas dit qu'il en est qui sont un objet de haine pour Dieu (Rm 1, 30)? Il faut donc chercher à comprendre comment nous pou vons haïr nos ennemis à l'exemple de Dieu pour qui certains hommes sont haïssables, et com ment nous devons aimer nos ennemis à l'exemple de ce même Dieu qui fait lever son soleil sur les bons et sur les mauvais. La règle que nous devons suivre, c'est de haïr dans un ennemi ce qu'il y a de mal en lui, c'est-à-dire l'iniquité, et d'aimer dans notre ami ce qu'il y a de bon, c'est-à-dire la créature douée de raison. C'est pour avoir entendu sans la comprendre cette parole qui avait été dite aux anciens: «Vous haïrez votre ennemi», que les hommes étaient portés à se haïr mutuellement les uns les autres, alors qu'ils n'auraient dû haïr que le vice. C'est donc cette erreur que le Seigneur veut corriger lorsqu'il dit: «Pour moi, je vous dis: Aimez vos ennemis». Il avait dit précédemment: «Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l'accomplir»; en nous ordonnant ici d'aimer nos ennemis, il nous force de comprendre comment nous pouvons, dans un seul et même homme, haïr le mal qu'il commet et aimer la nature dont il est revêtu.
La Glose. Remarquons toutefois que dans nul endroit de la loi on ne trouve ces paroles: «Vous haïrez votre ennemi». Elles sont donc citées comme faisant partie de la tradition des Scribes qui ont cru pouvoir les ajouter, parce que le Seigneur avait commandé aux enfants d'Israël de poursuivre leurs ennemis (Lv 26), et de détruire Amalec de dessous le ciel (Ex 17). - S. Chrys. (sur S. Matth). Ces paroles: «Vous ne convoiterez pas» n'étaient pas adressées à la chair, mais à l'âme; il en est de même de ce passage. La chair en effet ne peut aimer son ennemi, l'âme le peut, parce que la chair place le principe de l'amour ou de la haine dans les sens; l'âme, au contraire, dans l'intelligence. Si donc nous avons reçu quelque injure, et que nous en ressentions de la haine, sans vouloir cependant en suivre les inspirations, c'est notre chair qui hait notre ennemi, tandis que notre âme ne laisse pas de l'aimer.
S. Grég. (Moral., 22, 6). Voulons-nous une marque certaine que nous aimons réellement notre ennemi, ne nous attristons pas de sa prospérité, ne nous réjouissons pas de ses malheurs; ce n'est pas aimer quelqu'un que de ne pas le vouloir dans un état plus prospère, et on fait certai nement des voeux contre sa fortune quand on applaudit à sa ruine. Toutefois, il arrive souvent que sans nous faire perdre la charité, la chute d'un ennemi nous cause de la joie, et que sa gloire nous contriste sans que nous lui portions envie, c'est lorsque nous croyons que sa chute sera la cause de l'élévation de plus dignes que lui et que sa prospérité nous fait craindre l'injuste oppression d'un grand nombre. Mais il faut ici une attention extrême pour ne point satisfaire notre haine sous le fallacieux prétexte de l'utilité du prochain. Nous devons égale ment savoir faire la distinction de ce qu'exige de nous la ruine du pécheur et la justice de celui qui le frappe. Lorsque Dieu frappe un homme couvert de crimes, nous devons applaudir à la justice du juge, mais compatir en même temps au malheur de celui qui périt. - La Glose. Les ennemis de l'Église lui font la guerre de trois manières: par la haine, par leurs discours, par les supplices. L'Église, au contraire, leur oppose premièrement l'amour: «Aimez vos en nemis»; secondement, les bienfaits: «Faites du bien à ceux qui vous haïssent»; troisième ment, la prière: «Priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient».
S. Jér. Il en est plusieurs qui mesurent les préceptes de Dieu à leur faiblesse et non pas à la force qui fait les saints, et qui regardent ces préceptes comme impossibles. Ils disent qu'il suffit, pour pra tiquer la vertu, de ne pas avoir de haine pour ses ennemis, mais que de les aimer c'est commander plus que ne peut la nature humaine. Qu'ils sachent donc que Notre-Seigneur ne commande pas des choses impossibles, mais parfaites. Et n'est-ce pas ce que fit David à l'égard de Saul et d'Absalon? Le saint martyre Etienne n'a-t-il pas prié pour ceux qui le lapi daient? Saint Paul n'a-t-il pas voulu être anathème à la place de ses persécuteurs? N'est-ce pas ce que Jésus enseigne et ce qu'il fit lui-même lorsqu'il dit: «Mon Père, pardonnez-leur ?» - S. Aug. (Enchirid., chap. 73). Mais ce sont là les vertus des enfants de Dieu qui ont atteint la perfection; c'est vers ce but que tout fidèle doit tendre; c'est à cette générosité de sentiments qu'il doit élever son âme en priant Dieu, en luttant contre lui-même. Cependant une perfection aussi sublime n'est point le partage d'un aussi grand nombre de personnes que celui dont Dieu, nous le croyons, exauce cette prière: «Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent».
S. Aug. (serm. sur la mont). Une difficulté se présente, c'est qu'un très grand nombre de pas sages de l'Écriture paraissent contredire ce précepte de prier pour nos ennemis. En effet, on trouve dans les prophéties une multitude d'imprécations contre les ennemis, comme celle-ci: «Que ses enfants deviennent orphelins» (Ps 118,9). La raison en est que les prophètes pré disent ordinairement l'avenir sous forme d'imprécations. Mais ces paroles de saint Jean offrent encore plus de difficulté: «Il y a un péché qui va à la mort, et ce n'est pas pour ce péché là que je dis qu'il faut prier» (1Jn 5,16). Par ce qui précède: «Si quelqu'un sait que son frère a péché, etc.», le même apôtre nous enseigne clairement qu'il en est pour lesquels nous ne devons pas prier. Le Seigneur, au contraire, nous ordonne de prier pour nos persécuteurs. Cette difficulté ne peut se résoudre qu'en reconnaissant que nos frères peuvent se rendre cou pables de péchés plus graves que le crime de la persécution. Ainsi saint Etienne prie pour ceux qui le lapidaient, parce qu'ils ne croyaient pas encore en Jésus-Christ (Ac 7), tandis que saint Paul ne prie pas pour Alexandre parce qu'il était du nombre des fidèles et qu'il avait pé ché en attaquant par un sentiment d'envie l'union fraternelle (1Tm 15). Toutefois ce n'est pas prier contre quelqu'un que de ne pas prier pour lui. Mais que dirons-nous de ceux contre lesquels nous savons que des saints ont prié non pas pour leur conversion, c'eût été bien plutôt prier pour eux, mais pour qu'ils fussent livrés à l'éternelle damnation? Je ne parle pas de la prière que le prophète adressait à Dieu contre celui qui a trahi le Seigneur, c'était une prédic tion de l'avenir et non un souhait de condamnation, mais de la prière que nous lisons dans l'Apocalypse (Ap 6) et où les saints martyrs prient Dieu de venger leur sang répandu. - Or, cette prière n'a rien qui doive nous étonner; car qui oserait affirmer qu'elle est dirigée contre les persécuteurs eux-mêmes et non contre le règne du péché? Quelle est en effet la vengeance pure des martyrs, vengeance pleine de justice et de miséricorde, c'est de voir détruire l'empire du péché sous lequel ils ont tant souffert; et ce qui renverse cet empire, c'est tout à la fois la conversion des uns et la damnation des autres qui persévèrent dans le péché. Est-ce que saint Paul, à votre avis, n'a pas suffisamment vengé dans sa personne le martyr saint Etienne, lors qu'il dit: «Je châtie mon corps et je le réduis en servitude». -
S. Aug. (Quest. sur l'Anc. et le Nouv. Test., chap. 68). Ou bien les âmes de ces victimes crient et demandent vengeance comme le sang d'Abel du sein de la terre, non pas d'une voix matérielle et sensible, mais par la force même des choses. C'est dans ce sens qu'on dit d'une oeuvre, qu'elle loue celui qui l'a faite par cela même qu'elle le réjouit de son seul aspect. Pourquoi d'ailleurs les saints seraient-ils impatients de presser l'exécution d'une vengeance qu'ils savent devoir arriver au temps marqué ?
S. Chrys. (hom. 18). Voyez par combien de degrés le Sauveur nous fait monter et comme il nous établit sur le sommet le plus élevé de la vertu. Le premier degré c'est de ne pas prendre l'initiative de l'injure, le second de ne pas la venger par une injure égale, le troisième de ne pas faire endurer à notre ennemi ce qu'il nous a fait souffrir; le quatrième de s'exposer soi-même à la souffrance; le cinquième de donner plus ou de se montrer disposé à faire de plus grands sacrifices que ne le veut notre ennemi; le sixième de ne pas avoir de haine pour celui qui se conduit de la sorte; le septième de l'aimer; le huitième de lui faire du bien; le neuvième de prier pour lui, et comme c'est là un grand commandement il lui donne pour sanction cette ma gnifique récompense de devenir semblable à Dieu: «Afin que vous soyez, dit-il, les enfants de votre Père céleste qui est dans les cieux». - S. Jér. Si celui qui garde les commandements de Dieu devient le fils de Dieu, il ne l'est donc point par nature, mais il le devient par l'effet de sa libre volonté.
S. Aug. (serm. sur la mont., 6, 23 ou 46). Ces paroles doivent s'entendre dans le même sens que ces autres de saint Jean: «Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu». Il n'y a qu'un seul Fils de Dieu par nature; quant à nous, nous recevons le pouvoir de devenir les en fants de Dieu, lorsque nous accomplissons ses commandements. Aussi ne dit-il pas: «Faites cela, parce que vous êtes les enfants», mais: «faites-le pour devenir les enfants de Dieu». En nous appelant à cette sublime dignité, il nous appelle à lui devenir semblables, c'est pour cela qu'il ajoute: «Qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et qui fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes».Par le soleil, on peut entendre non pas celui qui brille à nos yeux, mais celui dont le prophète a dit: «Le soleil de justice se lèvera sur vous qui craignez le nom du Seigneur» (Ml 4); et par la pluie, la rosée que répand dans les âmes la doctrine de la vérité; parce qu'en effet le Christ s'est manifesté et a été évangélisé aux bons et aux mauvais. - S. Hil. On peut dire aussi que c'est dans le baptême et dans le sacrement qui confère l'esprit, qu'il fait luire ce soleil, et qu'il donne cette pluie. - S. Aug. (serm. sur la mont). Ou bien encore on peut entendre ces paroles et de ce soleil visible, et de la pluie qui fait croître les fruits; en effet les méchants dans le livre de la Sagesse font entendre cette plainte: «Le soleil ne s'est pas levé pour nous», et il est dit de la pluie spirituelle: «Je commanderai à mes nuées de ne pas répandre leur rosée sur elle». Qu'on admette l'un ou l'autre sens, c'est toujours un effet de la grande bonté de Dieu qu'on nous ordonne d'imiter. Or il ne dit pas simplement: «Il fait lever le soleil» mais, «son soleil», nous apprenant ainsi avec quelle largesse nous devons donner d'après ce précepte ce que nous n'avons pas créé, mais ce que nous rece vons de sa munificence. - S. Aug. (Lettres 48 à Vincent). Mais tout en louant sa libéralité, pensons aux châtiments dont il frappe ceux qu'il aime, et concluons qu'on n'est pas ami parce qu'on épargne la correction; et qu'on n'est pas ennemi parce qu'on châtie, car il vaut mieux aimer avec sévérité que de tromper avec douceur ().
S. Chrys. (sur S. Matth). C'est avec dessein que Notre-Seigneur dit: «Sur les justes»,et non pas «sur les justes comme sur les injustes»,car ce n'est pas à cause des hommes, mais à cause des Saints que Dieu distribue tous ses biens, de même que c'est à cause des pécheurs qu'il in flige ses châtiments sur la terre. Mais dans la distribution des biens, il ne fait pas distinction des pécheurs d'avec les justes, pour ne pas les jeter dans le désespoir; de même que dans les châti ments qu'il envoie, il ne sépare pas les justes des pécheurs. Cette conduite est d'autant plus équitable que les biens ne sont pas d'une grande utilité aux méchants, qui par leur mauvaise vie, les font tourner à leur perte; et que les maux loin de causer aucun dommage aux bons servent bien plutôt à leur progrès dans la vertu. - S. Aug. (Cité de Dieu, 1, 8). En effet, l'homme de bien ne se laisse ni enfler par la prospérité, ni abattre par le malheur, tandis que l'adversité devient un châtiment pour le méchant, parce qu'il se lais se corrompre par la bonne fortune. Ou bien encore, Dieu a voulu que les biens et les maux de cette vie fussent communs aux uns et aux autres pour nous ôter le désir trop vif de ces biens que nous voyons les mé chants partager avec nous, et la crainte qui nous fait fuir honteusement des maux que les justes eux-mêmes ne peuvent éviter.
La Glose. Aimer celui qui nous aime, c'est un sentiment que la nature inspire; aimer notre ennemi c'est un acte de pure charité, et c'est ce que le Sauveur exprime par les paroles suivantes: «Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ?» (c'est-à-dire au ciel); comme s'il disait: Vous n'en aurez aucune, car c'est de vous qu'il est dit: «Vous avez reçu votre récompense». Cependant il faut accomplir ce premier devoir et ne pas omettre le second. - Rab. Si donc les pécheurs sous la seule inspiration de la nature cher chent à se montrer bienfaisants pour ceux qui les aiment, à combien plus forte raison devez-vous embrasser dans le sein d'un amour plus étendu, ceux mêmes qui ne vous aiment pas. C'est pour cela qu'il vous dit: «Les Publicains ne le font-ils pas ?» c'est-à-dire ceux qui per çoivent les deniers publics ou qui poursuivent les honneurs et les richesses de la terre dans le commerce et dans les affaires du siècle. - La Glose. Si vous priez pour ceux-là seulement qui vous sont unis par les liens du sang ou de l'amitié, en quoi votre charité est-elle supérieure à celle des infidèles? Il ajoute: «Si vous ne saluez que vos frères»; (le salut est une espèce de prière), que faites-vous en cela de plus? Les païens ne le font-ils pas aussi? - Rab. Les païens sont les Gentils (le mot grec e èíïò correspond au mot latin gens,) ainsi appelés parce qu ils ont été comme engendrés sous la loi du péché.
Remi. Comme la perfection de la charité fraternelle ne peut aller plus loin que l'amour des ennemis, le Seigneur après en avoir imposé le précepte ajoute: «Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait». Il est parfait comme tout puissant, l'homme devient parfait par le secours du Tout-Puissant. L'expression comme signifie quelquefois dans l'Écriture l'égalité et la vérité, par exemple dans ce passage: «Je serai avec vous, comme j'ai été avec Moïse». Quelquefois, cette particule n'exprime qu'une simple ressemblance comme dans cet endroit. - S. Chrys. (sur S. Matth). De même que les enfants des hommes portent toujours dans leur corps quelque trait de ressemblance avec leur père; de même aussi on reconnaît à leur sainteté les enfants spirituels de Dieu.
3601 Mt 6,1
La Glose. Le Sauveur après avoir accompli la loi quant aux préceptes, commence à l'accomplir en ce qui concerne les promesses, car il veut que nous observions les commande ments de Dieu en vue des récompenses célestes, et non pour les récompenses temporelles que promettait la loi. Or ces récompenses temporelles se rapportent surtout à ces deux points; la gloire humaine et l'abondance des biens de la terre; la loi promettait l'une et l'autre; la gloire en ces termes: «Le Seigneur ton Dieu t'élèvera au-dessus de toutes les nations qui habitent la terre»; et un peu plus loin la richesse: «Le Seigneur te donnera en abondance toute sorte de biens»; et c'est pour cette raison que Notre-Seigneur Jésus-Christ exclut l'une et l'autre de l'intention des fidèles.
S. Chrys. (hom. 19). Admettons en principe que le désir de la gloire aime à habiter avec la vertu. - S. Chrys. (sur S. Matth). Dans une action qui a de l'éclat, la vaine gloire trouve plus facilement à se glisser, aussi Notre-Seigneur nous prémunit tout d'abord contre ce dan ger: il a compris qu'il est mille fois plus pernicieux pour les hommes que tous les vices de la chair: car tandis que toutes les tentations mauvaises assaillent les serviteurs du démon, celle de la vaine gloire attaque de préférence les serviteurs de Dieu. - S. Aug. Or il n'y a que ceux qui ont lutté contre l'amour de la vaine gloire, qui puissent comprendre quelle puissance elle exerce contre nous; car s'il vous est facile de ne pas désirer la louange qu'on vous refuse, il vous est fort difficile de ne pas vous complaire dans celle qui vous est offerte.
S. Chrys. (hom. 19). Considérez avec attention ses commencements comme si vous aviez à vous prémunir contre une bête féroce difficile à connaître et prête à dépouiller celui qui n'est pas sur ses gardes. Elle se glisse imperceptiblement; et nous enlève par le moyen des sens tout ce que nous possédons à l'intérieur. - S. Chrys. (sur S. Matth). Aussi Notre-Seigneur nous ordonne d'éviter avec soin ce danger en nous disant: «Prenez garde de faire vos bonnes oeu vres devant les hommes». C'est notre coeur qui doit être l'objet de cette vigilance, car le ser pent qu'on nous commande de surveiller est invisible, il pénètre secrètement dans notre âme pour nous séduire. Mais si le coeur dans lequel se glisse cet ennemi est pur, le juste reconnaît bientôt qu'il est sollicité par un esprit étranger. Si au contraire le coeur est rempli d'iniquités, il ne se rend pas facilement compte des suggestions du démon. Voilà pourquoi Notre-Seigneur a commencé par dire: «Ne vous mettez pas en colère, ne convoitez pas», car un homme es clave de ses passions n'est pas capable de veiller sur les mouvements de son coeur. Mais com ment est-il possible que nous ne fassions pas l'aumône devant les hommes, et dans cette hypo thèse même, comment pourrons-nous y rester insensibles? Car si un pauvre se présente à nous devant une autre personne, comment lui donner l'aumône en secret, et si vous le tirez à l'écart, c'est un moyen de trahir votre aumône? Remarquez, que Notre-Seigneur ne dit pas seulement: «Ne faites pas devant les hommes», mais qu'il ajoute «pour en être considérés». Celui donc qui n'agit point dans le dessein d'être vu des hommes, bien qu'il agisse en leur présence, n'est pas censé faire des bonnes oeuvres devant les hommes; car celui qui agit pour Dieu, ne voit dans son coeur que Dieu pour lequel seul il agit; de même que l'ouvrier a toujours devant les yeux celui qui lui a commandé son travail.
S. Grég. (Moral., liv. 8, chap. 30). Si nous ne cherchons que la gloire de celui qui nous donne la grâce de bien faire, nos oeuvres, même celles que nous faisons en public demeurent secrètes sous la protection de ses regards, mais si dans ces oeuvres nous nous proposons notre propre gloire, elles sont bannies de la présence de Dieu, quand même elles seraient ignorées du grand nombre. C'est l'effet d'une haute perfection de chercher dans les oeuvres faites en public la gloire de l'auteur de tout bien, et de ne pas se complaire intérieurement dans la gloire indivi duelle qui peut nous en revenir. Mais comme les âmes encore faibles ne sont pas capables de ce parfait mépris qui nous fait triompher de la vaine gloire, ils doivent s'appliquer à dérober aux regards des hommes le bien qu'ils font.
S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 2 ou 3). En disant: «Pour être vus par eux», sans rien ajou ter, Notre-Seigneur nous défend évidemment de placer dans l'opinion des hommes la fin de nos bonnes oeuvres. Car l'apôtre qui d'un côté fait entendre ces paroles: «Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais plus le serviteur de Jésus-Christ», dit ailleurs: «Je m'efforce de plaire à tous en toutes choses». Or s'il agissait ainsi, ce n'était pas pour plaire aux hommes, mais à Dieu, et pour convertir à son amour les coeurs des hommes par là même qu'il leur était agréable; de même qu'un homme pourrait dire avec raison: je cherche un navire, toutefois ce n'est pas le navire que j'ai en vue, mais la patrie. - S. Aug (serm. 2 sur les paroles du Seigneur). Notre-Seigneur ajoute: «Pour être vus par eux»; il en est en effet qui ne font pas leurs oeuvres devant les hommes dans l'intention que les hommes les voient, mais afin qu'ils voient leurs bonnes oeuvres et glorifient le Père céleste qui est dans les cieux, car ils ne s'attribuent pas à eux-mêmes le mérite de leur propre justice, mais en renvoient toute la gloire à Dieu seul dans la foi duquel ils vivent (Ga 2,29 Ga 3,1). - S. Aug. (serm. sur la mont). Par ces paroles: «Autrement vous n'en recevrez pas la récompense de votre Père, qui est dans les cieux», le Sauveur veut nous apprendre surtout à ne point rechercher la gloire humaine comme récom pense de nos bonnes oeuvres.
S. Chrys. (sur S. Matth). Que pourrez-vous recevoir de Dieu, vous qui n'avez rien donné à Dieu? Ce que l'on fait pour Dieu, c'est à Dieu qu'on l'offre, et Dieu le reçoit; ce que l'on fait pour les hommes s'évanouit dans les airs. Or quelle folie de donner un bien aussi précieux pour de vaines paroles, et de faire mépris des récompenses divines? Considérez celui de qui vous attendez la louange, il croit que vous agissez pour Dieu, autrement il aurait pour vous un pro fond mépris. Or celui qui recherche les regards des hommes avec une volonté pleine et entière, agit évidemment pour les hommes. Si au contraire une pensée de vanité s'élève dans votre coeur et y fait naître le désir le paraître aux yeux des hommes, mais que la partie intelligente de votre âme s'oppose à ce désir, on ne peut dire que vous agissez pour les hommes; car cette pensée est une pensée de la chair, mais c'est le jugement de votre âme qui a déterminé votre choix.
3602 Mt 6,2-4
S. Aug. (serm. sur la mont. 2, 5). Le Seigneur, en disant à ses disciples: «Prenez garde que votre justice», etc., n'a parlé de cett e vertu que d'une manière générale; il va maintenant en parcourir les divers degrés. - S. Chrys. Il oppose trois vertus d'une force toute divine (l'aumône, le jeûne, la prière), aux trois vices contre lesquels il a soutenu lui-même les assauts de la tentation. Le Sauveur a combattu pour nous, en effet, contre la sensualité dans le désert, contre l'avarice sur la montagne, contre la vaine gloire sur le haut du temple. L'aumône qui aime à répandre ses biens (cf. Ps 111,8) est opposée à l'avarice qui amasse, le jeûne à la sensualité, dont il est le contraire, la prière à la vaine gloire, parce que la vaine gloire est le seul vice qui tire son ori gine du bien, tandis que tous les autres maux sont le produit d'un principe mauvais; aussi, loin de la détruire, l a vertu lui sert d'aliment. Il n'y a donc d'autre remède contre la vaine gloire que la prière seule.
S. Ambr. Toute la morale chrétienne se réduit à la miséricorde et à la piété, et c'est pour cela que le Sauveur place l'aumône en premier lieu: «Lorsque vous faites l'aumône, ne faites point sonner la trompette devant vous». - S. Chrys. (sur S. Matth). La trompette c'est toute pa role dite, toute oeuvre faite avec un extérieur d'ostentation visible; par exemple, voici un homme qui, avec intention, fait l'aumône devant témoins ou par l'entremise d'un autre, ou à une personne honorable qui pourra s'acquitter envers lui; dans d'autres circonstances, il n'en fait pas, ou bien s'il fait l'aumône en secret, il la fait pour s'attirer des louanges, c'est toujours la trompette. - S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 1). Ces paroles: «Ne faites pas sonner la trompette devant vous», se rapportent à ce qu'il a dit plus haut: «Prenez garde de ne pas faire vos bonnes oeuvres devant les hommes».
S. Jér. Celui qui sonne de la trompette en faisant l'aumône est un hypocrite, et c'est pour cela qu'il ajoute: «Comme font les hypocrites». - La Glose. Peut-être agissaient-ils ainsi pour rassembler le peuple et pour attirer tout le monde à ce spectacle. - Isid. Le nom d'hypocrite vient des acteurs qui, dans les spectacles, ont l'habitude de dissimuler leurs traits naturels en appliquant sur leur visage diverses couleurs pour prendre le teint de la personne qu'ils veulent représenter, tantôt un homme, tantôt une femme, le tout pour faire illusion aux spectateurs dans les jeux publics. - S. Aug. (serm. sur la mont). Les hypocrites, c'est-à-dire les comé diens, jouent le rôle des personnages qu'ils veulent imiter sans qu'ils le soient en effet (celui qui joue le rôle d'Agamemnon n'est pas Agamemnon, mais s'efforce de le paraître). Ainsi, parmi les chrétiens, celui qui dans toute sa vie veut paraître ce qu'il n'est pas est un hypocrite, car il se couvre de l'extérieur du juste sans l'être en réalité, lui qui ne veut que la louange des hom mes pour tout fruit de ses bonnes oeuvres. - La Glose. C'est pour cela que le Sauveur désigne les lieux fréquentés par le public: «Dans les synagogues et dans les carrefours, et qu'il ajoute: «Pour être honoré des hommes», marquant ainsi le but qu'on se propose.
S. Grég. (Moral., 21, 8). Il en est cependant qui ont l'extérieur de la sainteté, mais qui ne peuvent en atteindre toute la perfection; on ne doit pas les ranger parmi les hypocrites, car on ne peut assimiler celui qui pèche par faiblesse à celui qui pèche par hypocrisie.
S. Aug. (serm. sur la mont). Or, ceux qui se rendent coupables d'hypocrisie n'ont à attendre de Dieu, qui examine le fond du coeur, d'autre récompense que le châtiment de leur fourberie; c'est pour cela qu'il ajoute: «Je vous le dis en vérité, ils ont reçu leur récompense». - S. Jér. Ce n'est pas la récompense de Dieu, mais leur récompense; ils ont fait leurs bonnes oeu vres pour les hommes, ils ont obtenu les louanges des hommes. - S. Aug. (serm. sur la mont). Ces paroles se rapportent à celles qu'il a dites plus haut: «Autrement vous n'aurez pas la récompense de votre Père». Il ajoute: «Pour vous, lorsque vous faites l'aumône, que votre main gauche ignore ce que fait votre main droite», et vous ordonne ainsi de faire l'aumône, non pas comme ils la font mais comme il veut qu'elle soit faite. - S. Chrys. (hom. 49). Ces paroles sont dites par hyperbole et reviennent à celles-ci: S'il est possible, appliquez-vous avec le plus grand soin à vous ignorer vous-mêmes, et à vous cacher l'oeuvre de vos propres mains. - S. Chrys. (sur S. Matth). Voici l'interprétation que les Apôtres donnent de ces paroles dans le livre des Canons: La droite est le peuple chrétien qui est à la droite du Christ; la gauche, le peuple qui est à gauche; Notre-Seigneur veut donc que le chrétien qui est la droite ne se laisse pas voir lorsqu'il fait l'aumône par l'infidèle qui est à la gauche.
S. Aug. (serm. sur la mont). Selon cette interprétation, il semble qu'il n'y aurait aucun mal à vouloir plaire aux fidèles, et cependant il nous est défendu de nous proposer comme fin de nos bonnes oeuvres la louange des hommes quels qu'ils soient. Cependant si vous cherchez à leur plaire dans vos actions pour les porter à vous imiter, ce n'est pas seulement en présence des fidèles, mais aussi des infidèles que vous devez accomplir vos bonnes oeuvres. Si avec d'autres auteurs vous entendez par la gauche votre ennemi, et que le sens de ces paroles soit que votre ennemi doit ignorer que vous faites l'aumône, comment expliquer que le Seigneur, dans sa miséricorde, ait guéri les malades, entouré des Juifs ses plus cruels ennemis? Comment, d'ailleurs, accorder ce commandement avec celui qui nous est imposé de faire l'aumône, même à notre ennemi? «Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger» (Rm 12,20 Pr 21,21). Quant à la troisième opinion, qui prétend que la gauche signifie l'épouse, elle est ridicule. Comme dans le mariage, disent-ils, les femmes laissent difficilement échapper l'argent de leurs mains, les maris, pour éviter les querelles domestiques, doivent leur cacher ce qu'ils donnent aux pauvres. Mais ce précepte n'est pas donné pour les hommes seuls; il concerne aussi les femmes. Ainsi, la femme étant obligée de cacher ses aumônes à sa main gauche, dira-t-on que l'homme est la gauche de sa femme? Si on admet qu'il y a obligation pour eux de se gagner réciproquement à la vertu par le spectacle de leurs bonnes oeuvres, ils ne doivent point se les cacher l'un à l'autre, encore moins commettre un vol pour être agréables à Dieu. Accordons même que la faiblesse de l'un force l'autre de lui dérober la connaissance d'une oeuvre dont il ne pourrait supporter la vue, il n'y a rien en cela d'illicite, mais on ne peut en conclure que la gauche signifie la femme, alors que tout l'ensemble du chapitre s'oppose à cette interprétation. Que vous est-il donc défendu? De faire ce que le Sauveur condamne dans les hypocrites qui recherchent les louanges des hommes. La gauche nous paraît donc signifier le désir des louanges, et la droite l'intention d'accomplir les commandements de Dieu. Lorsque le désir de la gloire humaine se glisse dans votre âme au moment où vous faites l'aumône, votre gauche devine les secrets de votre droite. Laissez donc votre gauche dans l'ignorance, c'est-à-dire que le désir des louanges des hommes ne trouve point de place dans votre âme. Mais Notre-Seigneur nous défend bien plus sévère ment de laisser la gauche agir seule en nous, que de lui permettre de se mêler aux oeuvres de la droite. Quant au but qu'il s'est proposé dans ce précepte, il nous le fait connaître en ajoutant: «Afin que votre aumône soit dans le secret». C'est-à-dire dans une bonne conscience qui ne s'ouvre pas aux regards des hommes, ni à leurs discours si souvent mensongers. Votre cons cience seule vous suffit pour mériter votre récompense, si vous l'attendez de celui qui seul pénètre dans la conscience, et c'est ce qu'enseignent les paroles suivantes: «Votre Père qui voit dans le secret vous le rendra lui-même». Un grand nombre d'exemplaires latins portent: «Vous le rendra en public». - S. Chrys. (sur S. Matth). Il est impossible que Dieu laisse dans l'obscurité une seule bonne oeuvre: dans la vie présente il se contente de la produire au grand jour, et il la glorifiera dans l'autre vie, parce qu'il est la gloire de Dieu. Par la même rai son, le démon met le mal en évidence parce que le mal fait éclater la puissance de sa méchan ceté. Mais à proprement parler, Dieu ne dévoile les bonnes oeuvres que dans cette vie, où les biens ne sont pas communs aux bons et aux méchants; tous ceux que Dieu y comble de biens peuvent les considérer comme la récompense méritée de leur justice; sur la terre, au contraire, on ne peut distinguer clairement cette récompense, parce que les richesses y sont le partage des méchants comme des bons. - S. Aug. (serm. sur la mont). Dans les exemplaires grecs, qui sont antérieurs aux latins, on ne trouve pas le mot palam, en public.
S. Chrys. (hom. 19). Si vous voulez des spectateurs de vos actions, voici non-seulement les anges et les archanges, mais encore le Dieu souverain maître de toutes choses.
Catena Aurea 3543