Catena Aurea 3631

vv. 31-33

3631 Mt 6,31-33

La Glose. Après avoir successivement exclu toute sollicitude à l'égard de la nourriture et du vêtement par des raisons empruntées aux créatures inférieures, Notre-Seigneur combat ici cette double sollicitude: «Ne vous inquiétez donc point en disant: Que mangerons-nous ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous ?» - Remi. Le Seigneur renouvelle cette recommandation pour nous faire comprendre sa nécessité et la graver plus profondément dans nos coeurs. - Rab. Remarquez qu'il ne dit pas: «Ne soyez ni inquiet ni soucieux de la nourriture, de la boisson, du vêtement», mais: «De ce que vous mangerez, de ce que vous boirez, de quoi vous pourrez vous vêtir»,il me paraît cond amner ici ceux qui, n'ayant que du mépris pour la manière ordinaire de se nourrir ou de se vêtir de ceux au milieu desquels ils vivent, affectent de rechercher des aliments ou des vêtements plus délicats ou plus austères.

La Glose. Il est encore une autre sollicitude superflue et qui tient à un principe vicieux du coeur humain. Vous voyez des hommes, désespérant pour ainsi dire de la bonté de Dieu, réserver au delà du nécessaire les richesses et les fruits de la terre et sacrifier les intérêts de leur âme à la préoccupation exclusive de ces biens temporels. C'est ce que Notre-Seigneur défend, lorsqu'il ajoute: «Car les païens recherchent toutes ces choses». - S. Chrys. (sur S. Matth). En effet, dans leur opinion, les choses humaines dépendent de la fortune et non de la Providence; elles ne sont point gouvernées par les justes décrets de Dieu, mais par le hasard et à l'aventure. Leurs craintes et leurs défiances sont donc fondées, puisqu'ils ne croient à aucu ne direction supérieure. Mais pour celui qui croit à n'en pouvoir douter que c'est la main de Dieu qui gouverne son existence, il lui abandonne le soin de sa nourriture, c'est pourquoi le Sauveur ajoute: «Car votre Père sait que vous avez besoin de toutes ces choses». - S. Chrys. (hom. 23). Il ne dit pas: «Dieu sait»,mais: «Votre Père sait», pour accroître ainsi leur confiance, car si c'est un Père, pourra-t-il négliger le soin de ses enfants, alors que les hommes eux-mêmes ne se rendent pas coupables de cet oubli. Il ajoute: «Que vous manquez de toutes ces choses», car il s'agit du nécessaire. Quel est le père, en effet, qui refuserait le nécessaire à ses enfants? S'il s'agissait, au contraire, du superflu, la même confiance serait déplacée. - S. Aug. (De la Trinité, chap. 13). Ce n'est pas depuis une époque déterminée que Dieu connaît ces choses; de toute éternité, il a prévu dans sa prescience toutes les choses futures, le temps aussi bien que la matière de nos prières. - S. Aug. (Cité de Dieu, liv. 12, chap. 15). Quant à ceux qui soutiennent que la science de Dieu ne peut embrasser toutes ces choses, parce qu'elles sont infinies, il leur reste à dire que Dieu ne connaît point tous les nom bres, qui sont très certainement infinis. L'infinité des nombres ne peut être incompréhensible pour celui dont l'intelligence n'est point soumise aux lois des nombres. Si donc tout ce que la science peut embrasser est comme limité par l'intelligence qui comprend, on peut dire que toute infinité trouve des limites ineffables dans la science de Dieu pour laquelle rien n'est in compréhen sible. - S. Grég. Nyss. (De l'homme). C'est par ces signes éclatants que se fait connaître la Provi dence divine. Comment expliquer, en effet, sans une Providence spéciale, la durée de tous les êtres (de ceux en particulier qui sont soumis aux lois de la génération et de la corruption), la place qu'ils occupent, le rang qui leur est assigné dans la création d'après un plan constamment suivi? Mais il en est qui prétendent que Dieu ne s'occupe que de l'existence des créatures en général, que sa providence se borne à maintenir cet ordre général, mais que les choses particu lières sont abandonnées au hasard. Or, on ne peut donner que trois raisons de cette conduite de la Providence abandonnant au hasard les choses particulières: ou bien Dieu ignore qu'il est bon d'étendre sur elles sa providence, ou bien il ne le veut pas, ou c'est chez lui impuissance. Quant à l'ignorance, elle répugne souverainement à cette divine et bienheureuse nature Et comment voudrait-on que Dieu ignorât ce qui n e peut échapper à l'homme sage: que la ruine des choses particulière entraîne la ruine des choses générales? Or, comment empêcher cette destruction des êtres individuels sans une puissance toute providentielle? Dira-t-on que Dieu ne le veut pas? Ce ne pourrait être que par négligence ou parce qu'il regarde comme indigne de lui cette Providence de détail. La négligence ne peut venir que de deux causes: ou de l'attrait d'un plaisir qui nous captive, ou d'une crainte qui nous détourne d'agir. Or, il n'est pas permis de supposer en Dieu l'une de ces deux causes. S'ils disent qu'il est inconvenant pour Dieu et indigne de cette béatitude infinie de descendre aux petites choses, pourquoi n'est-il pas inconvenant qu'un ouvrier qui s'occupe de l'ensemble de son ouvrage s'applique en même temps aux plus petits détails, parce qu'ils contribuent à la perfection du tout? Et n'est-ce pas une souveraine inconvenance que de prétendre que le Dieu créateur du monde est inférieur à un simple artisan? Si Dieu ne le peut p as, il y a chez lui faiblesse, impuissance de faire le bien. Que si cette Providence qui s'étend aux plus petits détails de la création est incompréhensible pour nous, est-ce une raison pour nier son existence? Pourquoi donc aussi ne pas nier qu'il y ait des hommes sur la terre, parce que nous ignorons le nombre de ceux qui existent.

S. Chrys. Que celui donc qui croit qu'une Providence divine gouverne son existence, lui aban donne le soin de sa nourriture, qu'il tourne toutes ses pensées sur ce qui est bien, sur ce qui est mal; sans cette pensée sérieuse, il ne pourra ni fuir le mal, ni faire le bien. Aussi Notre-Seigneur ajoute-t-il: «Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice».Le royaume de Dieu c'est la récompense des bonnes oeuvres; sa justice, c'est la voie de la piété qui conduit à ce royaume. Si la gloire des saints devient l'objet de vos méditations, la crainte du supplice vous éloignera nécessairement du mal ou le désir de la gloire vous fera prendre la voie du bien. Et si vous réfléchissez sur la justice de Dieu, c'est-à-dire sur ce qui est l'objet de sa haine ou de son amour, la justice elle-même, qui suit ceux qui l'aiment, vous fera connaître ses voies. Nous n'aurons pas à rendre compte de ce que nous sommes pauvres ou riches, mais de nos bonnes ou de nos mauvaises actions qui dépendent de notre libre arbitre. - La Glose. Ou bien cette expression: «La justice»signifie que c'est par la grâce de Dieu et non par vos efforts que vous êtes justes.

S. Chrys. (sur S. Matth). La terre, à cause des péchés des hommes, a été frappée de malédic tion et de stérilité par cette sentence: «La terre sera maudite dans ton travail».Dieu la bénit, au contraire, lorsque nous faisons le bien. Cherchez donc la justice et le pain ne vous manquera pas; les paroles suivantes vous en assurent: «Et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît». - S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 24). C'est-à-dire les biens tempo rels: le Sauveur nous enseigne assez clairement que ce ne sont pas là les véritables biens en vue desquels nous devons pratiquer la vertu, mais que cependant ils nous sont nécessaires. Le royaume de Dieu et sa justice, voilà notre bien véritable dans lequel nous devons placer notre fin. Mais parce que nous avons à combattre en cette vie pour conquérir ce royaume, et que nous ne pouvons la conserver sans le soutien de ces biens temporels, le Seigneur nous dit: «Ils vous seront donnés comme par surcroît».Ces paroles: «Cherchez d'abord» ne veulent pas dire qu'il faut chercher en second lieu les choses de la terre dans l'ordre du temps, mais selon l'estime que nous devons en faire; cherchons le royaume de Dieu comme notre bien et les choses de la terre comme une nécessité de la vie. Ainsi, par exemple, nous ne devons pas annoncer l'Évangile pour nous procurer de quoi manger, ce serait faire moins de cas de l'Évangile que de la nourriture; mais nous devons manger afin de pouvoir annoncer l'Évangile. Or, si nous cherchons d'abord le royaume de Dieu et sa justice, c'est-à-dire si nous les préfé rons à tout et que nous leur rapportions tous les autres biens, n'ayons aucune crainte que le nécessaire nous manque, car il est dit: «Et toutes ces choses vous seront données par sur croît»,c'est-à-dire sans aucune difficulté pour vous et sans crainte qu'en cherchant ces biens vous ne soyez détournés des premiers ou obligés de vous proposer deux fins à la fois. - S. Chrys. (hom. 23). Il ne dit pas: «Elles vous seront données»,mais: «Elles vous seront ajoutées», pour nous apprendre que les choses présentes ne sont rien en comparaison de la magnificence des biens à venir.

S. Aug. (serm. sur la mont). Lorsque nous lisons que l'Apôtre eut à souffrir de la faim et de la soif, n'allons pas croire que Dieu ait failli à ses promesses; ces biens sont des secours, le divin Médecin sait quand il faut nous les donner ou nous les refuser, selon ce qui nous est le plus utile. S'ils viennent à nous manquer, ce que Dieu permet souvent pour notre épreuve, cela ne doit ébranler en aucune manière le plan de vie que nous avons adopté, mais nous confirmer, au contraire, dans le choix réfléchi que nous en avons fait.


v. 34

3634 Mt 6,34

La Glose. Le Sauveur vient de défendre la sollicitude pour le présent, il nous défend main tenant pour l'avenir, les vaines inquiétudes qu i viennent du vice de notre coeur. «Ne soyez pas inquiets pour le lendemain, nous dit-il». - S. Jér. Demain, dans la sainte Écriture, signifie l'avenir, comme dans ces paroles de Jacob: «Demain mon équité me rendra témoignage»,et la pythonisse, parlant a Saül dans la personne de Samuel qu'elle avait évoqué, lui dit: «Demain tu seras avec moi».En nous défendant la préoccupation de l'avenir, Dieu nous per met de nous occuper du présent. Cette pensée nous suffit, laissons à Dieu le soin d'un avenir plein d'incertitude; c'est ce que signifient ces paroles: «Le jour de demain sera inquiet pour lui-même»,c'est-à-dire apportera avec lui sa part de sollicitude. «A chaque jour suffit son mal», Le mot mal n'exprime pas ici une idée contraire à celle de vertu, mais la peine, l'affliction, les infortunes de la vie présente. - S. Chrys. (hom. 23). Rien ne cause, en effet, autant de douleur à l'âme que les inquiétudes et les soucis. «Le lendemain sera inquiet pour lui-même».Notre-Seigneur veut se rendre plus intelligible, il personnifie donc le temps et adopte un langage reçu pour se faire comprendre d'un peuple sans instruction. Pour les im pressionner davantage, ce sont les jours eux-mêmes qu'il met en place des soins superflus. Est-ce que chaque jour n'a pas son fardeau suffisant, c'est-à-dire les préoccupations qui lui sont propres? Pour quoi donc le surcharger des sollicitudes du lendemain ?

S. Chrys. (sur S. Matth). Ou bien l'expression aujourd'hui signifie le nécessaire de la vie pré sente, et le mot demain, le superflu. «N'ayez donc aucune sollicitude pour le lendemain»,c'est-à-dire ne cherchez pas à vous procurer au delà de ce qui est nécessaire à votre nourriture de chaque jour; ce qui est superflu, c'est-à-dire le lendemain, aura souci de lui-même. C'est là le sens de ces paroles: «Le lendemain aura soin de lui-même», paroles qui veulent dire: «Lorsque vous aurez amassé le superflu, il prendra soin de lui-même», c'est-à-dire: «Sans que vous en jouissiez, il trouvera des maîtres qui en prendront soin. Pourquoi donc vous tour menter de ce qui duit devenir la propriété des autres? A chaque jour suffit son mal; vous avez assez de vos travaux, de vos préoccupations pour le nécessaire, ne vous inquiétez pas du su perflu».

S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 25). Ou bien encore le mot demain ne s'emploie que dans le temps, là où le passé fait place à l'avenir. Quand donc nous faisons le bien, pensons non pas au temps, mais à l'éternité. «Le lendemain aura soin de lui-même»,en d'autres termes: Lorsqu'il le faudra, que la nécessité s'en fera sentir, prenez la nourriture et autres choses semblables. «A chaque jour suffit son mal»,c'est-à-dire il suffit que vous preniez ce que demande le besoin. Il appelle ce besoin malice, parce qu'il est pour nous une peine, et qu'il fait partie de la mortalité que nous avons méritée par le péché. N'allez pas rendre plus accablante cette peine des néces sités de la vie; vous la subissez, mais n'en faîtes pas le motif pour lequel vous servez Dieu. Il faut nous ga rder ici, lorsque nous voyons un serviteur de Dieu qui cherche à se procurer le nécessaire pour lui, ou pour ceux dont le soin lui est confié, de l'accuser de désobéissance au commandement du Seigneur. Est-ce que le Sauveur lui-même, qui était servi par les anges, ne s'est pas soumis, pour notre exemple, à la nécessité d'avoir une bourse? Et ne lisons-nous pas dans les Actes des Apôtres que pour échapper au danger d'une famine imminente, on fit les provisions nécessaires pour l'avenir? Ce que le Seigneur condamne, ce n'est donc pas qu'on cherche à se donner le nécessaire par les voies ordinaires, mais qu'on ne s'attache à Dieu que pour se le procurer.

S. Hil. Tout cet enseignement peut aussi se réduire à cette doctrine céleste: Dieu nous défend de nous inquiéter de l'avenir. Et en effet la malice de notre vie, les péchés qui marquent chacun de nos jours n'offrent-ils pas à notre méditation et à tous nos efforts une ample matière d'expiation? Délivrés alors de tout souci, l'avenir est inquiet pour lui-même, alors que la pro vidence de Dieu nous prépare le fruit des clartés éternelles.


CHAPITRE VII


vv. 1-2

3701 Mt 7,1-2

S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 28). On ne peut savoir quelle intention nous porte à recher cher les biens temporels pour l'avenir, et nous pouvons les acquérir avec une intention simple ou avec duplicité de coeur. Notre-Seigneur ajoute donc très à propos: «Ne jugez pas». - S. Chrys. (sur S. Matth). Ou bien si l'on veut une autre liaison avec ce qui précède, jusqu'ici, Notre-Seigneur a déduit les conséquences du précepte de l'aumône, il va maintenant exposer les conséquences du précepte de la prière. Les enseignements qui suivent font en un certain sens partie de la prière, de manière que ces paroles: «Ne jugez pas et vous ne serez pas ju gés»,feraient suite à celles-ci: «Remettez-nous nos dettes». - S. Jér. S'il nous est défendu de juger, comment saint Paul a-t-il pu légitimement juger l'incestueux de Corinthe, et saint Pierre convaincre de mensonge Ananie et Saphire? (Ac 4). - S. Chrys. (sur S. Matth). Il en est qui entendent ce passage dans ce sens que Notre-Seigneur ne nous défend pas ici de reprendre nos frères par un principe de charité, mais qu'il interdit seulement aux chrétiens de se mépriser les uns les autres par une vaine affectation de justice, de les prendre en haine et de les condamner sur de simples soupçons, en couvrant des apparences de la piété les inspirations d'une haine personnelle. - S. Chrys. (hom. 24). Aussi ne dit-il pas: «N'arrêtez pas celui qui pèche»,mais: «Ne jugez pas»,c'est-à-dire ne soyez pas un juge sévère: reprenez, à la bonne heure, non pas comme un ennemi qui veut se venger, mais comme un médecin qui cherche à guérir.

S. Chrys. (sur S. Matth). C'est afin de prévenir cette amertume dans la réprimande que les chrétiens se font entre eux, que Notre-Seigneur a dit: «Ne jugez point». Mais quoi ! est-ce que par cela seul qu'ils se seront abstenus de cette réprimande amère ils obtiendront la rémis sion de leurs péchés en vertu de ces paroles: «Vous ne serez pas jugés ?» Est-ce qu'on est digne d'obtenir le pardon du mal qu'on a commis, par cela seul qu'on n'y a pas ajouté un autre mal? Non sans doute, et notre dessein en parlant de la sorte est de faire comprendre que ces paroles du Sauveur ne nous défendent pas de juger ceux qui pêchent contre Dieu, mais ceux qui nous offensent personnellement. Car celui qui ne juge pas son prochain par suite d'une offense qu'il en a reçue, ne sera pas jugé lui-même; Dieu lui pardonnera comme il a pardonné. - S. Chrys. (hom. 24). Ou bien encore, cette défense de juger ne s'étend pas à tous les pé chés quels qu'ils soient, mais elle s'adresse à ces hommes qui remplis de vices sans nombre, reprennent sévèrement les autres pour les moindres fautes. C'est ainsi que saint Paul lui-même ne défend pas de juger ceux qui sont en faute, mais il reprend les disciples qui veulent juger leurs maîtres, et nous apprend par là à ne pas juger ceux qui sont au-dessus de nous.

S. Hil. (Can. 5 sur S. Matth). Ou bien encore Dieu nous défend de nous ériger en juges de ses desseins providentiels, car de même que tout jugement parmi les hommes porte sur des points douteux, ainsi tout jugement contre Dieu a pour objet des matières pleines d'obscurité. Il veut donc éloigner de nous cette disposition et nous laisser sous la garde d'une foi inébranlable, car si dans d'autres matières le jugement téméraire est chose coupable, quand il attaque les choses de Dieu, c'est un commencement de crime. - S. Aug. (serm. sur la mont., liv. 2, chap. 23). Ou bien enfin je pense que le Seigneur, par ces paroles, ne nous ordonne autre chose que d'interpréter en bonne part les actions dont le motif nous est inconnu. Il est des actions dont l'intention ne peut être bonne, comme les outrages à la pudeur, les blasphèmes et autres crimes semblables, Dieu nous permet de les juger. Il est au contraire des actions intermédiaires ou indifférentes que l'on peut faire avec une intention bonne ou mauvaise; c'est une témérité de les juger, surtout pour les condamner. Il est deux circonstances où nous devons éviter le jugement téméraire: lorsque l'intention qui a dirigé telle action nous est inconnue, et quand nous ignorons ce que deviendra par la suite une personne qui nous paraît être actuellement bonne ou mauvaise. Ne blâmons donc pas des actions dont nous ne connaissons pas l'intention, et quant à celles qui sont manifestement mauvaises, ne les reprenons pas de manière à rendre impossible la guérison. On peut être étonné de ce que dit Notre-Seigneur: «Vous serez jugés selon que vous aurez jugé les autres». Est-ce que si nous jugeons témérairement, Dieu nous jugera de la même manière? Et si nous nous sommes servis d'une mesure injuste, Dieu nous appliquera-t-il une mesure semblable? car ces expressions mesure et juge ment ont ici, je pense, le même sens. Ces paroles signifient donc que la témérité dont vous au rez rendu les autres victimes, sera elle-même votre châtiment; car souvent l'injustice ne nuit en rien à celui qui en est l'objet, mais elle nuit toujours à celui qui en est l'auteur. - S. Aug. (Cité de Dieu, liv. 21, chap. 2). Comment peut-il être vrai, disent quelques-uns, que nous serons mesurés selon la mesure avec laquelle nous aurons mesuré les autres, si un péché dont la durée a été limitée est puni d'un supplice éternel? Ils ne font point attention qu'il ne s'agit pas ici d'une mesure semblable quant à la réciprocité de la peine, en ce sens que celui qui a fait le mal souffre un mal semblable, quoique cependant on pourrait appliquer ces paroles au sujet traité alors par le Sauveur, c'est-à-dire aux jugements et aux condamnations. Donc celui qui juge et condamne injustement reçoit dans la même mesure lorsqu'il est jugé et condamné selon toute justice, quoiqu'il ne reçoive pas ce qu'il a donné; car il s'est servi du jugement pour commet tre une injustice, Dieu se sert du jugement pour lui infliger le châtiment qu'il a justement méri té.


vv. 3-5

3703 Mt 7,3-5

S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 30). Notre-Seigneur vient de nous prémunir contre le jugement téméraire et injuste, jugement téméraire dont se rendent coupables ceux qui se prononcent légèrement et avec sévérité dans les choses incertaines, qui aiment mieux blâmer et condamner que de corriger et de ramener au bien, ce qui est toujours un effet de l'orgueil et de l'envie. Il poursuit sa pensée et ajoute: «Pourquoi voyez-vous une paille dans l'oeil de votre frère, tandis que vous ne voyez pas une poutre dans le vôtre ?» - S. Jér. Le Sauveur parle ici de ceux qui, esclaves qu'ils sont du péché mortel, ne pardonnent pas à leurs frères des fautes bien plus légères. - S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 31). Ainsi encore votre frère pèche par colère et vous le reprenez par haine; or entre la colère et la haine il y a la différence qui existe entre une paille et une poutre, car la haine c'est la colère invétérée. Il peut se faire qu'en vous mettant en colère contre un homme, votre intention soit de le ramener au bien, ce qui vous sera toujours impossible si vous avez pour lui de la haine.

S. Chrys. (hom. 24). Il en est plusieurs qui en voyant un moine porter de riches vêtements ou user d'une nourriture abondante, le blâment avec amertume, tandis qu'eux-mêmes se livrent tous les jours à la rapine ou aux excès de la table. - S. Chrys. (sur S. Matth). Ou bien en core Notre-Seigneur s'adresse ici aux docteurs, car la gravité ou la légèreté d'une faute se me sure sur la personne qui la commet, et le péché d'un simple fidèle n'est qu'une paille légère auprès du péché d'un prêtre, péché qui est ici comparé à une poutre.

S. Hil. (can. 5 sur S. Matth). Ou bien le péché contre le Saint-Esprit consiste à nier la puissance de la vertu divine, et à refuser de reconnaître une substance éternelle en Jésus-Christ, par qui l'homme doit s'élever de nouveau jusqu'à Dieu, parce qu'étant Dieu lui-même il s'est abaissé jusqu'à se faire homme. D'après Notre-Seigneur, il y a donc autant de différence entre le péché contre le Saint-Esprit et les autres crimes, qu'entre une poutre et un fêtu de paille, et les infi dèles se rendent coupables de ce péché lorsqu'ils reprochent aux autres leurs fautes extérieu res, sans voir eux-mêmes le crime qui pèse sur eux, c'est-à-dire leur incrédulité aux promesses de Dieu, parce qu'ils ont l'oeil de l'âme aveugle comme si une poutre était tombée sur leurs yeux. «Ou comment pouvez-vous dire à votre frère: Laissez-moi tirer la paille de votre oeil, pendant que vous avez une poutre dans le vôtre ?» - S. Chrys. (sur S. Matth). C'est-à-dire de quel front osez-vous reprendre votre frère, vous qui êtes coupable de la même faute et peut-être plus coupable que lui ?

S. Aug. Lors donc que nous serons obligés de faire une réprimande, faisons-nous d'abord cette question: N'ai-je jamais commis cette faute? et pensons alors qu'étant aussi des hommes fra giles, nous aurions pu la commettre. Si nous en avons été coupables, et que nous ayons cessé de l'être, rappelons-nous notre commune fragilité, afin que notre réprimande soit inspirée non par la haine, mais par la miséricorde. Mais si nous découvrons en nous ce même péché, abste nons-nous de tout reproche, confondons nos gémissements et excitons-nous mutuellement à de courageux efforts pour en sortir. Ce n'est du reste que rarement et lorsqu'il y a nécessité pres sante qu'il faut employer les réprimandes sévères, et jamais dans des vues personnelles, mais dans l'intérêt de la gloire de Dieu.

S. Chrys. (sur S. Matth). Ou bien dans un autre sens: «Comment dites-vous à votre frère», c'est-à-dire dans quelle intention? Est-ce par charité, pour assurer son salut? Non, car alors vous chercheriez tout d'abord à vous sauver vous-même. Ce que vous vous proposez, ce n'est donc pas de guérir les autres, mais de vous servir de la saine doctrine comme d'un manteau pour couvrir vos actions coupables; vous recherchez auprès des hommes une vaine réputation de science, et non pas la récompense que Dieu accorde à celui qui édifie. Aussi écoutez ce que vous dit le Sauveur: «Hypocrite, enlevez plutôt la poutre de votre oeil». - S.Aug. (serm. sur la mont). Il n'appartient qu'à la vertu de reprendre le vice, et lorsque les méchants es saient de le faire, ils usurpent un rôle qui leur est étranger. C'est ce que font les comédiens qui cachent sous un déguisement emprunté ce qu'ils sont, et s'en servent en même temps pour paraître ce qu'ils ne sont pas.

S. Chrys. (hom. 24 sur S. Matth). Il est à remarquer que toutes les fois que Notre-Seigneur veut signaler un péché d'une certaine gravité, il débute par un terme de reproche. «Mauvais serviteur, dit-il ailleurs, je vous ai remis toute votre dette»,et ici: «Hypocrite jetez d'abord»,etc. On connaît mieux ce qui est en soi, que ce qui se passe chez les autres; on voit plus faci lement ce qui est grand que ce qui est petit; et on a pour soi plus d'affection que pour son prochain. C'est pour cela que Notre-Seigneur défend à celui qui s'est rendu esclave de fautes nombreuses, de juger avec amertume les péchés des autres, alors surtout qu'ils sont légers. Ce n'est pas qu'il nous interdise la correction ou la réprimande; mais il ne veut pas qu'en fermant les yeux sur nos propres fautes, nous poursuivions avec sévérité les fautes des autres. Com mencez par examiner avec soin votre propre conduite, avant de discuter la conduite du pro chain. «Et alors, ajoute Notre-Seigneur, vous songerez à ôter le fêtu de l'oeil de votre frère».

S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 30). Une fois que nous aurons ôté de notre oeil la poutre de la jalousie, de la malice, de la fausseté, nous songerons à enlever la paille de l'oeil de notre frère.


v. 6

3706 Mt 7,6

S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 31). La simplicité que le Seigneur nous recommande par ce qui précède, pouvait induire quelques esprits en erreur, et leur donner à croire qu'on pèche en dis simulant quelquefois la vérité, comme en disant un mensonge; il ajoute pour rectifier cette erreur: «Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez point vos perles devant les pourceaux».

S. Chrys. (sur S. Matth). Ou bien encore, le Sauveur nous avait ordonné plus haut d'aimer nos ennemis et de faire du bien à ceux mêmes qui nous ont offensé. Or les prêtres pouvaient peut-être conclure de là qu'il fallait aussi les admettre à la participation des choses divines; il combat cette pensée en disant: «Ne donnez pas les choses saintes aux chiens»,comme s'il disait: Je vous ai commandé d'aimer vos ennemis, de les assister de vos biens temporels, mais non pas de leur distribuer indistinctement mes trésors spirituels; car s'ils ont avec vous une commune nature, ils n'ont pas une même foi; et si Dieu répand également les biens de la terre sur les méchants comme sur les bons, il n'en est pas de même des grâces spirituelles.

S. Aug. (serm. sur la mont). Examinons ce que sont ici les choses saintes, les chiens, les pier res précieuses, les pourceaux. Ce qui est saint, c'est ce qu'on ne peut profaner sans crime, et ce crime, la volonté s'en rend coupable, alors même que la chose sainte reste inviolable. Les pierres précieuses sont les choses spirituelles du plus grand prix. Cependant une seule et même chose peut réunir à la fois ces deux qualités, d'être sainte et pierre précieuse; sainte, parce qu'on doit prendre garde de la profaner; pierre précieuse, parce qu'on doit se garder d'en mé priser la valeur.

S. Chrys. (sur S. Matth). Ou bien encore, les choses saintes, c'est le baptême, la grâce du corps de Jésus-Christ, et les autres trésors spirituels de même nature. Les perles sont les mystè res de la vérité, car de même que les perles sont renfermées dans des coquilles, et cachées au fond de la mer, ainsi les mystères de la vérité sont cachés sous l'enveloppe des paroles et ren fermés dans les profondeurs du sens de la sainte Écriture. - S. Chrys. (hom. 24). Pour ceux qui sont doués d'intelligence et d'une âme vertueuse, la connaissance qu'ils ont des mystères leur inspire pour eux une plus grande vénération. Ceux au contraire qui n'ont ni sentiment ni raison, ont plus de respect pour ce qu'ils ignorent.

S. Aug. (serm. sur la mont). D'après une interprétation assez juste, les chiens sont ceux qui attaquent la vérité, et les pourceaux ceux qui la méprisent. Comme les chiens s'élancent pour déchirer leur proie, et qu'ils mettent en pièces ce qu'ils déchirent, Jésus-Christ nous dit: «Ne donnez pas les choses saintes aux chiens»,car autant qu'il dépend d'eux, ils mettraient en piè ces la vérité, si elle n'était inaccessible à leurs efforts. Quant aux pourceaux, quoiqu'ils n'aient pas l'habitude de déchirer avec les dents ce qu'ils rencontrent, ils le souillent en le foulant çà et là dans la fange, et c'est pour cela que Notre-Seigneur ajoute: «Ne jetez pas vos perles de vant les pourceaux. - Rab. Ou bien, les chiens sont ceux qui sont retournés à leur vomisse ment, et les pourceaux ceux qui n'étant pas encore convertis se vautrent dans la fange du vice. - S. Chrys. (sur S. Matth). On peut encore dire que le chien et le porc sont des animaux im mondes, mais avec cette différence que le chien l'est sous tous rapports, parce qu'il ne rumine pas et n'a pas la corne divisée en deux, tandis que le porc n'est immonde que sous un rapport, parce qu'il porte la corne fendue par le milieu, mais ne rumine pas. Aussi je pense que les chiens figurent ici les Gentils qui sont tout à fait immondes, et dans leur vie, et dans leur foi; et les pourceaux, les hérétiques, parce qu'ils invoquent extérieurement le nom du Seigneur. Or on ne doit pas donner les choses saintes aux chiens, parce que le baptême et les autres sacrements ne doivent être administrés qu'à ceux qui font profession de la foi chrétienne. De même les mystères de la vérité figurés par les perles ne doivent être exposés qu'a ceux qui les désirent, et qui vivent d'une manière conforme à la raison. Si vous les jetez aux pourceaux, c'est-à-dire à ceux qui sont comme abrutis dans la fange des plaisirs sensuels, ils n'en comprendront pas le prix, mais les confondront avec les fable s profanes, et les fouleront aux pieds par l'indignité d'une vie toute charnelle. - S. Aug. (serm. sur la mont). On foule aux pieds ce qu'on mé prise, et c'est pour cela que Notre-Seigneur ajoute: «De peur qu'ils ne les foulent aux pieds». - La Glose. Il dit: «De peur», car ils peuvent se repentir de leur vie impure. - S. Aug. (serm. sur la mont). «Et que s'étant retournés, ils ne vous déchirent». Remarquez qu'il ne dit pas: «Ils ne déchirent les perles, car pour elles, elles sont foulées aux pieds»; et lorsqu'ils se sont retournés pour entendre encore quelque vérité, ils déchirent celui dont ils ont foulé les perles aux pieds; car comment trouver grâce devant un homme qui méprise ce qui a coûté tant de travaux et de peines? Il est donc impossible que ceux qui enseignent de telles gens ne soient pas comme déchirés par l'indignation et la douleur.

S. Chrys. (sur S. Matth). Ou bien les pourceaux non-seulement foulent les perles aux pieds, par leur conduite toute charnelle, mais encore à peine convertis de quelques jours, ils déchirent ceux qui les leur ont offertes. Presque toujours on les voit se scandaliser et calomnier ceux qui les enseignent comme s'ils annonçaient de nouveaux dogmes. Les chiens aussi foulent les cho ses saintes aux pieds en déchirant le prédicateur de la vérité par leurs sentiments, leur manière d'agir et leurs disputes. - S. Chrys. (hom. 24). Remarquez la justesse de cette expression: «S'étant retournés», car ils affectent un certain air de douceur pour se faire instruire, et déchi rent ensuite ceux qui les ont enseignés. - S. Chrys. (sur S. Matth). La défense qui nous est faite de jeter les perles aux pourceaux est pleine de sagesse, car s'il est défendu de les jeter aux pourceaux qui sont moins immondes, à plus forte raison ne doit-on pas les jeter aux chiens qui le sont bien davantage. Quant à la distribution des choses saintes, nous ne pouvons suivre la même règle de conduite, car souvent nous répandons nos bénédictions même sur des chrétiens qui vivent à la manière des bêtes (cf. Za 11,4), non parce qu'ils les méritent, mais de peur qu'en les leur refusant nous ne les scandalisions et ne soyons la cause de leur perte.

S. Aug. (serm. sur la mont., 2, 32). Il faut donc se garder de rien expliquer à celui qui n'est pas en état de comprendre; car il vaut mieux le laisser chercher ce qui est caché pour lui, que de l'exposer à profaner par la haine comme le chien, ou par le mépris comme le pourceau, ce qui lui aura été découvert. De ce que l'on peut s'abstenir de dévoiler une vérité, il ne faut pas conclure qu'il soit permis de dire un mensonge, car le Seigneur, qui n'a jamais menti, a cepen dant cru devoir cacher quelques vérités comme le prouvent ces paroles: «J'ai beaucoup d'autres choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant».Si quelqu'un se trouve dans l'impossibilité de comprendre les vérités saintes à cause des souillures de son âme, nous devons l'en purifier par la parole ou par les oeuvres, autant qu'il est possible. De ce que le Seigneur ait souvent enseigné des vérités qu'un grand nombre de ceux qui l'écoutaient n'ont pas voulu recevoir, par mépris ou par opposition, il ne faut pas en conclure qu'il donnait les choses saintes aux chiens, ou qu'il jetait les perles devant les pourceaux. Il parlait pour ceux qui pouvaient le comprendre, et qui entendaient ses divines leçons, et qu'il n'était pas juste d'abandonner à cause de l'indignité des autres. Ceux qui venaient pour le tenter séchaient de douleur, et trouvaient la mort dans la sagesse de ses réponses, mais il y en avait un grand nom bre d'autres capables de les comprendre, et qui profitaient de cette occasion pour entendre des leçons utiles. Celui qui est en état de répondre, doit le faire lorsqu'il s'agit de choses nécessai res au salut, dans l'intérêt de ceux qui seraient tentés de désespoir parce qu'ils s'imaginent que la difficulté qu'ils proposent est insoluble. Au contraire, dans les choses vaines et dangereuses, on doit ne rien dire, mais se contenter d'expliquer pourquoi on ne peut répondre à de sembla bles questions.



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