Ephrem, Confessions Liv.2 12

12. Dieu, voilà le seul Etre qui n'a point reçu l'existence; car il est absurde de supposer qu'un être vienne au jour par son propre mouvement et puise tout à la fois en lui-même le principe de sa vie. Dieu n'ignore pas qu'Il est incréé; comme nous, Il n'a point traversé une enfance. Il connaît son Principe et sa Nature, et Il ne les tient de personne. Il sait ce qu'Il est, et sa Pensée plane au-dessus de toute intelligence humaine. Il ne nous porte pas envie, Il n'a que de la compassion pour nous. Et comment pourrions-nous comprendre le principe et l'essence d'un être qui n'a pas été créé et qui échappe à nos explications? Comment parler d'une origine qui n'a point eu de commencement? c'est un mystère qui dépasse notre conception. Dieu, sur le mont Sinaï, abaissa sa parole jusqu'à parler des choses de la terre (Ex 20), et une foule innombrable resta saisie d'épouvante. Que deviendrions-nous s'Il nous entretenait des secrets du ciel? Il descend sur la terre pour parler aux hommes et ils sont glacés d'effroi; que serait-ce donc si du haut des cieux Il faisait retentir sa Voix puissante? Le peuple Le conjura de ne plus faire entendre des accents si redoutables, et Dieu lui accorda sa demande. Moïse pria le Seigneur d'établir sa demeure au milieu de son peuple; et un grand nombre d'hommes furent frappés de mort, parce qu'ils ne pouvaient soutenir le voisinage de l'Essence divine.

13. Dieu montra, dans cette circonstance, que, d'après les lois de sa Justice, les hommes vertueux peuvent L'approcher sans danger, mais que sa Présence est funeste aux méchants. Dieu se voile à nos yeux afin de nous ménager, afin de nous laisser vivre. C'est aussi dans cette pensée qu'Il nous cache ce qui est au-dessus de la portée de notre intelligence. Il S'approcha d'Aaron, et ayant reconnu que ses fils étaient coupables, Il prononça leur arrêt de mort (Nb 3,4). Il S'approcha du peuple et fit périr un grand nombre de pécheurs. S'Il venait à nous parler de Choses divines, et qu'Il nous trouvât incrédules, Il nous détruirait tous. Il ne nous découvre point ces principes élevés, parce qu'Il prévoit que nous leur refuserions notre foi. C'est une preuve nouvelle de sa Bonté, par cette sage prévoyance Il nous sauve la vie. Il ne veut pas trop étendre les lumières de nos esprits, afin de laisser à notre volonté ses libres déterminations. Il n'augmente pas nos forces, par la crainte que notre nature n'en soit accablée; Il n'épuise pas ses dons sur nous, afin que nous ne sortions point du rang auquel nous sommes destinés. Il n'a pas fait les hommes égaux aux anges, pour ne pas confondre les oeuvres de sa Puissance; Il n'a pas donné aux anges le même rang qu'aux chérubins, afin de ne pas détruire l'harmonie de son oeuvre. Il a départi à chacun des dons proportionnés à sa nature. Cette nature, c'est Lui qui l'a créée, et Il n'a point ignoré qu'en raison de son inconstance, elle avait besoin de quelque miséricorde; le Créateur savait que ce n'était que par l'appui de sa Grâce que chaque être pouvait subsister, car Il n'a communiqué son Essence divine à la nature que pour lui donner la vie, et ce qui est mieux encore, c'est qu'Il a mesuré l'intelligence à chaque homme en raison de ses forces pour ne pas leur ouvrir une source d'orgueil, loin de ressembler à ces imprudents qui sont d'autant plus coupables, qu'ils enseignent le mal aux enfants. Le Créateur a favorisé l'homme de tout ce qui était dans la limite de ses forces, Il lui a refusé tout ce qui les dépassait, car Il n'exige de personne des efforts surnaturels.

14. Ne vous en prenez donc pas, ô mortels, à la Toute-Puissance divine, de ce qu'elle n'a pas accordé aux êtres plus de perfections que leur nature ne comporte; ce n'est pas l'ouvrier mais l'ouvrage qu'il faut en accuser. L'orfèvre le plus habile ne donnera pas à la matière qu'il travaille plus d'ornements qu'il ne convient, et on ne pourra rien conclure de là contre son art: de même Dieu ne donnera pas aux ouvrages sortis de ses Mains plus d'éclat que ne le permet leur nature. Un ouvrier, voulant embellir convenablement son ouvrage, n'y mettra que la quantité d'or nécessaire et rien au-delà, lors même qu'il aurait de ce métal en abondance; il sait bien que ce n'est pas en le prodiguant, mais en l'employant avec un goût éclairé, qu'il atteindra la perfection qu'il recherche. Dieu, à qui rien n'échappe de tout ce qui peut être beau et digne d'admiration, a reconnu qu'il n'y a point de similitude possible entre la matière et sa Nature divine. Il a répandu des trésors de beauté sur ses créatures; mais à vouloir faire ce qui rencontrerait un obstacle invincible, Il n'y a jamais songé; Il ne S'en est jamais occupé; d'ailleurs Il n'eût pas trouvé de moyens d'exécution. Si Dieu faisait en sorte qu'une chose qui a été créée parût n'avoir point d'origine hors d'elle-même, Il accuserait sa propre Nature et donnerait à penser que Lui-même a trouvé ailleurs le principe de son Existence, et si dans l'exercice de sa Puissance Il n'avait consulté qu'une volonté sans règle, ses oeuvres ne porteraient pas le caractère de la sagesse.

15. Mortels, notre intelligence ne peut mesurer la Puissance divine; rien ne l'empêchait de faire de ses créatures des êtres plus parfaits; mais Il a approprié ses Dons à leur constitution première. Que de commerçants je connais qui peuvent plus que ce que leurs forces financières ne semblent permettre; mais les richesses qu'ils possèdent leur ouvrent un crédit presque sans borne; mais il leur faut des chances bien certaines pour hasarder au-delà de leur avoir. Si les ouvrages que Dieu a produits avaient exigé de Lui des efforts pénibles, vous seriez peut-être en droit, vous qui vous plaisez à Le critiquer, de croire que sa Puissance a trouvé des bornes qu'elle n'a pu franchir. Prétendrez-vous mesurer de vos faibles regards toute l'étendue de sa Puissance? Les cieux et tout ce qu'ils renferment lui ont coûté une parole; certes, Il eût pu multiplier ses oeuvres et leur donner un plus grand éclat; mais les êtres créés ne comportaient pas une plus grande perfection. L'artisan habile conçoit toutes les merveilles qu'il peut tirer de la matière, il en exécute quelques-unes et par là proclame l'excellence de son art. A bien plus forte raison, Dieu pourrait concevoir dans ses créatures un plus haut degré de beauté et de perfection; autant les actes sont supérieurs à de vaines paroles, autant la Vertu divine s'élève sans comparaison au-dessus de l'ouvrage sorti de ses Mains.

16. L'exercice de son Pouvoir a donc été limité par la faiblesse de la créature. Mais Il a suivi une libre impulsion lorsqu'Il a répandu cette variété merveilleuse que nous admirons dans ses oeuvres. C'est la Main qui a créé la nature des êtres qui a fait aussi les différences qui les caractérisent, et les richesses qu'elle a déployées dans ce but prouvent ce qu'elle aurait pu faire pour la perfection de la nature intime de ses créatures. Ne cherchons pas dans la nécessité la cause de cette beauté majestueuse; car alors il faudrait admettre que l'auteur en est un autre Dieu. Point de volonté libre là où règne la nécessité; or Dieu a fait tout ce qu'Il a voulu dans le ciel et sur la terre (Ps 134 Ps 114,3), comme le déclarent les Livres saints. Mais si dans cette prodigieuse diversité des êtres, qui ressemble à une grande confusion, nous trouvons un motif de célébrer les louanges de Dieu, nous pouvons aussi affirmer que le mal n'est pas la cause du bien, et qu'il ne porte pas à la piété. Si le mal avait existé antérieurement, il n'aurait pas laissé le bien se produire, ou bien il faut convenir que le bien est son ouvrage et lui appartient. Soutenir que la matière s'est révoltée contre Dieu, c'est tomber dans une erreur très grave, c'est supposer qu'une chose inanimée est capable de résistance. Que si l'on prétend que la matière a une âme qui la met en mouvement, c'est une absurdité palpable que de confondre l'âme avec ce mouvement; car aucune de nos actions n'est l'âme elle-même. D'un autre côté, avancer qu'il réside au fond de la matière un principe caché qui la féconde, c'est une étrange folie; comment supposer quelque chose de permanent dans une substance soumise à des changements continuels? Comment ce qui est variable pourrait-il être éternel? Aucun être n'a précédé l'instant de sa création; Dieu seul a existé de tout temps, et tout ce qui a l'être le tient de Lui. Ce qu'Il a créé, Il l'a fait parce que c'était sa Volonté, et non pour obéir à la nécessité, et Il a fait chaque chose comme Il l'a voulu; ses déterminations Lui appartiennent tout entières, elles sont à l'abri de toute influence étrangère, et c'est pour cette raison que ses ouvrages ne sont pas éternels comme Lui. Si la Volonté divine avait subi la loi de la nécessité, les créatures auraient été aussi anciennes que le Créateur, seulement elles seraient conformes à la volonté qui les a produites. Mais le Bras de Dieu n'a point obéi a la nécessité; s'il en avait été autrement, les êtres créés seraient éternels comme leur Auteur, immuables comme sa Volonté et sa Majesté sainte, qui sont si dignes de nos respects et de nos hommages.

17. Ce n'est point par nécessité qu'Il a établi un culte; si les adorations avaient été un besoin indispensable pour son Bonheur, ses ouvrages dateraient de l'éternité comme Lui. Il ne souffre pas de ce que les païens Lui refusent un culte. Il ne S'émeut point de la diversité des cérémonies. Il ne S'indigne pas contre les Juifs qui L'adorent d'une manière imparfaite. Il ne S'irrite point de ce que les hérétiques ne Lui rendent qu'une partie des hommages qui Lui sont dus. Rien de tout cela ne porte atteinte à son inaltérable Sérénité; Il est resté ce qu'Il était avant tous les temps; Il n'a point éprouvé de changement jusqu'à ce jour, et n'en éprouvera jamais. Tout a son origine dans la Bonté de Dieu; sa Justice a établi les limites de la nature; sa Sagesse éclate dans la variété de ses oeuvres: à nous, mortels, Il a donne, comme je l'ai dit, ce que nous pouvions supporter, et Il a commencé par mesurer nos forces. Comme Il avait prévu que nulle créature ne pourrait Le contenir, Il a produit son Fils sans commencement et de sa propre Substance, aussi bien que le saint Esprit; non par nécessité, ni par l'effet d'une cause étrangère, comme nous l'avons déjà déclaré en parlant du Verbe, mais pour faire éclater la plénitude de sa Divinité, puisqu'Il L'a naturellement engendré de sa propre Substance. Sa Nature est tout à fait indépendante de la nécessité, hors de toute influence étrangère, surtout parce qu'Il a uni la nature à la volonté, et qu'à l'une et à l'autre Il a joint la bonté. La bonté a fait briller la Plénitude de la Divinité; car Dieu a engendré Celui qui Le contient essentiellement. La nature est une preuve de sa Dignité; car Celui qui Le contient, c'est-à-dire le Fils, est digne de cet honneur, puisqu'Il est incréé. La volonté repousse toute idée de contrainte. En effet, Il n'a pas été engendré pour quelque motif étranger, mais afin que le mystère de l'éternité demeurât toujours parfait et que nous ne pussions pas dire que le Fils de Dieu a été engendré naturellement, par une volonté soumise à l'empire de la nécessité.

18. Le saint Esprit n'a pas été engendré, mais Il procède de la Substance du Père; Il n'est pas imparfait, Il est distinct des autres Personnes. Il n'est pas tantôt le Père et tantôt le Fils, mais Il est le saint Esprit ayant la plénitude de la bonté et procédant pour rendre témoignage à la Divinité. Il n'y a eu ni trouble, ni temps, ni circonstance, aucune cause, en un mot, qui ait influé sur le Père lorsqu'Il a engendré le Fils; sa Nature était libre de toute contrainte, et telle que l'Esprit saint l'a établie par son Hypostase: le Père, voulant avoir une autre personne qui participât à sa Nature, mais qui n'eût pas été engendrée, résolut de faire procéder le saint Esprit de sa propre Substance. Il n'a pas produit le saint Esprit avant le Fils, afin qu'on ne pût pas dire que sa Volonté était enchaînée. Il n'a pas eu à craindre le doute des hommes; la Procession du saint Esprit répond à ceux qui demandent comment, étant impassible, Il a engendré le Fils; sans L'engendrer, Il a fait l'Esprit saint égal à Lui-même, de même Il a engendré le Fils et L'a fait égal à Lui-même sans éprouver le moindre trouble. Il n'a pas subi de diminution lorsque le saint Esprit a procédé de sa Substance, et par là Il nous montre comment Il a pu rester impassible en engendrant le Fils. Nous désignons le Fils avant le saint Esprit; mais parce que nous suivons cet ordre, il ne faut pas en conclure qu'il y ait antériorité dans l'existence. Le saint Esprit et le Verbe ont commencé au même instant, c'est-à-dire avec l'éternité. Il nous est impossible à nous-mêmes de dire le verbe, c'est-à-dire de prononcer une parole, sans qu'il y ait un souffle de produit, et ce souffle représente le saint Esprit.

19. Le Père n'a pas eu besoin de produire le Verbe, et il n'y eut aucun intervalle entre l'instant où le Fils a été engendré et celui où le saint Esprit a été produit. La Divinité consiste dans la très sainte Trinité. Le Père, le Fils et le saint Esprit sont bien trois Personnes, mais n'ont qu'une même Substance. D'où il suit que la sainte et consubstantielle Trinité est un seul Dieu. David trouve en nous un exemple qui lui fait dire que le Verbe est dans l'Esprit saint: "Parce que, dit-il, l'esprit est dans notre bouche" (Ps 118,131); non pas qu'il prétende qu'une semblable union existe au sein de la Divinité, mais il s'est servi d'une comparaison pour rendre sensible ce qui a été dit plus haut. Nous comprenons Dieu autant que nos facultés le permettent; Il nous a donné les notions que comportait notre nature. Personne n'en possède l'intelligence complète si ce n'est le Fils et le saint Esprit. Si l'on nous faisait des révélations plus étendues, nous ne pourrions y croire. Si nos connaissances étaient plus parfaites, nous ne pourrions nous défendre de l'orgueil. C'est donc avec raison que Dieu n'a soulevé qu'un coin du voile. Je vous ai donné ces détails afin de vous montrer la Sagesse de Dieu même dans la réserve dont Il use à notre égard; Jésus Christ a dit Lui-même: "Puisque vous ne Me croyez pas lorsque Je vous parle des choses de la terre, comment Me croiriez-vous si Je vous entretenais des choses du ciel ?" (Jn 3,12) Continuant le raisonnement, je dirai: "Puisque nous ne pouvons pas comprendre les choses du ciel, comment voudrions-nous saisir et croire ce qui regarde la Nature même de Dieu?" Que si les Juifs étaient punis de mort quand ils violaient des préceptes qui ne devaient durer cependant que quelques jours (Dt 18), comment ceux qui ne sont pas fidèles à ce qu'ils ont appris sur la Nature de Dieu pourraient-ils échapper à leur ruine? Et plût au ciel que le malheur de ces derniers ne fût pas plus grand que celui des Juifs coupables! Mais, hélas! la mort de l'âme est cent fois pire! L'Apôtre nous le déclare formellement lorsqu'il dit: "Quels supplices plus affreux méritera celui qui aura méprisé le Fils de Dieu!" (He 10,29)

20. Sachez, mes frères, que tout ce que je viens de vous dire, je l'ai écrit pour moi-même; car je crains de mourir de cette mort terrible. J'ai parlé de la connaissance de Dieu, pour vous faire entendre que j'ai foulé aux pieds ses doctrines: "Les puissants, dit le Seigneur dans le Livre de la Sagesse, seront puissamment tourmentés." (Sg 6,7) La connaissance de Dieu est un don de sa Grâce divine. Moi qui connaissais Jésus Christ, je me suis livré à de vains systèmes sur le hasard et le destin. Je crains que ma pénitence ne soit rejetée, comme celle d'Ésaü. Je sais qu'Ésaü ne fut pas écouté parce qu'il s'obstinait dans sa malice. Je tremble que ma pénitence ne paraisse pas en proportion avec mon crime. J'ai appris que la Grandeur de Dieu est infinie, et la pensée que j'en serai peut-être rejeté me remplit d'effroi. Ne m'avez-vous pas entendu parler de cette Puissance divine qui ne connaît point de bornes? Si j'ai poussé jusque là mon discours, mon but a été de faire connaître l'excès des misères qui m'accablent. Je vous ai décrit cet océan de sagesse; pourquoi donc ne montrez-vous pas pour moi devant Dieu des torrents de larmes? Je vous ai entretenus de la rigueur extrême de la Justice divine; pourquoi donc ne montrez-vous pas pour moi une âme compatissante? Je sais que Dieu a eu pitié de grands coupables qui avaient fait pénitence, et qu'Il leur a pardonné. Mais la plupart d'entre eux avaient péché par ignorance. Je sais que bien souvent Il a fait grâce, mais à des hommes qui avaient de nombreux intercesseurs auprès de Lui. Quand je lis l'histoire de Coré et de Dathan (Lv 10,1-2), je demeure épouvanté à l'aspect de la punition terrible que Dieu leur a infligée pour venger Moïse. Je repasse en mémoire le malheur arrivé à Marie, soeur de Moïse; pour un seul mot qu'elle s'était permis contre lui, elle fut couverte d'une lèpre horrible (Nb 12,1-10). Si la vengeance a été si loin lorsqu'il s'agissait d'un serviteur de Dieu, que n'avons-nous pas à craindre lorsqu'il faudra punir les offenses faites au Dieu éternel?

21. Si Caïn, pour avoir tué son frère (Gn 4,8), a été si longtemps accablé de maux, que sera-ce de ceux qui ont irrité la Majesté divine? Les hommes furent sévèrement châtiés par le déluge; je crains un traitement semblable. Le Seigneur s'indigna d'une tour qu'on ne put achever (Gn 9,4-8), quelle ne sera sa colère en voyant les ruines qui m'entourent? Accourez, mes frères, aidez-moi à obtenir le pardon que je réclame, afin que les saints intercèdent également pour vous, si vous avez commis quelque péché. Celui qui affirme que tout arrive par l'effet du hasard et de la fatalité, celui-là nie l'Existence de Dieu. Cette coupable idée m'est malheureusement venue, je l'avoue. J'en ai fait pénitence; mais j'ignore toujours si Dieu a été apaisé. J'implore le secours des saints; mais je ne sais si leurs prières pour moi sont accueillies. Ézéchiel a dit: "Ni l'intervention de Noé, ni celle de Job, ni celle de Daniel ne servirent aux coupables." (Ez 14,20) Je m'adresse à tous les prophètes; mais je crains de subir le sort de ces Israélites impies pour lesquels les prières étaient inutiles. Dieu dit un jour à Jérémie: "Ne me prie pas pour ce peuple." (Jr 7,16) Que faire? Puis-je espérer d'apaiser le Seigneur par des dons et des présents? Mais je crains qu'Il ne me reproche, comme jadis aux Pharisiens (Mt6,5), de n'écouter que l'intérêt de mon orgueil. Si je m'impose des jeûnes, peut-être me dira-t-Il: "Ces jeûnes, je ne te les demande point." (Is58,5) Si j'ai compassion des pauvres, peut-être Il me dira: "L'huile du pécheur ne parfumera point ma tête." (Ps 140,5) Et si j'offre l'hospitalité à ses prêtres, Il me répondra: "Tu as présenté du vin à mes Nazaréens, Je t'aurai en aversion." (Am 2,12) Lui offrirai-je des dons à Lui-même? Mais je crains qu'Il ne me dise: "Quand même tu m'offrirais la fleur de farine du plus pur froment, tu me seras odieux." Je tremble de me présenter dans l'assemblée des fidèles, de peur qu'Il ne me repousse et qu'Il ne me dise: "N'aie pas l'audace de profaner ma maison." (Da 4,31)

22. Je ne vois de tous côtés, mes frères, qu'embarras et difficultés, et je me replie vers ma conscience. Si je retombe dans mon impiété, malheur à moi! Si je me conduis avec orgueil et arrogance, je crains qu'Il ne me précipite dans des ténèbres épaisses. Je sais que Nabuchodonosor rentra en grâce après avoir fait pénitence; mais son ignorance d'un côté, sa puissance de l'autre, lui servaient d'excuse; rien de semblable ne peut rendre ma faute plus légère. J'avais déjà goûté les bienfaits de la grâce; mes parents m'avaient élevé dans la connaissance de Jésus Christ. Ceux qui m'avaient donné le jour, m'avaient inspiré la crainte du Seigneur. Je ne voyais autour de moi que des exemples de piété. J'avais entendu parler des tourments divers endurés par les fidèles pour glorifier le Nom de Jésus Christ. Mes ancêtres avaient proclamé sa Divinité devant les juges. Je compte des martyrs au nombre de mes parents. Je n'ai donc aucune excuse que je puisse faire valoir. Si je parle de mon origine, je n'en puis rien dire qui ressemble à ce que Job rapporte de la sienne. Mes ancêtres étaient des étrangers vivant des aumônes qu'on leur faisait. Mes aïeuls, ayant été favorisés de la fortune, devinrent laboureurs; mon père et ma mère s'étaient adonnés à la même profession, et ne jouissaient dans la ville que d'une considération médiocre: quel motif ai-je donc pu avoir de m'enfler comme Nabuchodonosor? Où étaient mes richesses, mon opulence? Ai-je une force prodigieuse? Ma beauté est-elle si remarquable? Je voudrais pouvoir me dispenser de vous raconter quelle a été ma jeunesse, par la crainte que je ne devienne à vos yeux un objet d'abomination. Dès mes premières années, je fis profession du christianisme; et je n'en fus pas moins, dans ma jeunesse, porté aux insultes, aux méchancetés, aux querelles et à l'envie. Continuellement en dispute avec mes voisins, sans pitié pour les étrangers, sans douceur pour mes amis, sans entrailles pour les pauvres; dépourvu de sens, me livrant à la violence pour les sujets les plus légers; occupé de pensées coupables, adonné à la débauche avant même que l'âge eût allumé mes passions. Je sais que j'ai reçu le pardon de tous ces péchés dans le sacré Tribunal; mais que dirai-je de la conduite criminelle que j'ai tenue depuis, des erreurs que j'ai embrassées après avoir connu la vérité? Ah! j'ai le plus grand besoin de votre assistance.

23. Venez à mon secours, mes amis, pleurez-moi comme si j'étais déjà dans les bras de la mort, ou du moins, puisqu'il me reste encore un souffle de vie, comme ayant un pied dans la tombe. Répandez sur moi vos miséricordes comme sur un malheureux captif; donnez-moi vos soins comme à un malade couvert de blessures envenimées; car tout mon corps ne forme qu'une plaie. Je suis dans un état pire que les Juifs eux-mêmes; il n'y avait pas, il est vrai, une seule partie de leurs corps où un appareil pût être placé; mais le mal a rongé jusqu'à mon âme. De la tête aux pieds ils étaient sillonnés de plaies honteuses; mais la putréfaction a gagné jusqu'au fond de mes entrailles. Les Juifs ont été séduits par des flatteurs; mais moi, je n'ai été entraîné par personne. Seul j'ai conçu une idée outrageante pour la Divinité, je n'ai eu d'autre complice que le démon qui a obscurci mon entendement.

24. Je tremble, mes frères, de mourir comme eux dans l'impénitence. Je ne puis alléguer d'autre excuse, si ce n'est que cette idée abominable m'a été suggérée par le démon. Mais une excuse semblable n'a rien valu à Adam. (Gn 3,6 Gn 12) "C'est le démon, disait-il, qui m'a donné ce conseil, je n'ai fait que lui obéir"; Eve non plus ne put éviter sa condamnation; Ésaü, qui avait eu la même faiblesse, subit le même sort. (Gn 27,41) Ces faits nous apprennent que le démon a sur la terre des hommes semblables à lui, ses complices, qui sont à lui, et que saint Paul appelle des vases de colère. (Rm 9,22) Je crains que Dieu ne m'ait condamné à être de leur nombre. Pour les punir de leur orgueil, Il les a livrés a des passions honteuses. (Rm 1,26) Je tremble qu'un arrêt semblable ne soit prononcé contre moi. Encore maintenant je suis obsédé de pensées infâmes; la jalousie, la haine, la colère, l'amour-propre, la méchanceté trouvent accès dans mon coeur; je hais les pauvres, je repousse les indigents avec dureté et mépris. Plongé dans l'ignorance, j'ai de moi une haute idée. Tandis que je suis sujet à tant de vices, je me glorifie de ma sainteté; coupable de tant de péchés, je veux encore passer pour juste. Menteur moi-même, je reprends les menteurs. Ayant un coeur corrompu, je m'élève contre les libertins. Je poursuis les voleurs de mes remontrances, et je prodigue l'insulte aux pauvres Je condamne les médisants, et je suis atteint du même défaut. Je marche avec orgueil, et je ne suis que corruption. J'occupe la première place dans l'Église, et je ne suis pas digne de la dernière. Je recherche les honneurs, et je ne mérite que la confusion. Je désire qu'on me salue respectueusement, et on devrait me cracher au visage. J'aperçois des religieux, aussitôt je prends un air grave; je rencontre des hommes du monde, et j'imite leurs manières arrogantes. Je veux paraître aimable aux femmes, pieux aux hommes riches, grave aux étrangers, sérieux et prudent aux gens de ma maison, respectable à mes parents, parfait aux hommes sages. Parmi les personnes livrées à la piété, je me montre le plus religieux. Les gens simples, je les méprise à l'égal des bêtes. Je ne laisse passer aucune injure sans m'en venger. Aux observations, je réponds par l'emportement. Contre les réclamations les plus justes j'élève des contestations. Je regarde comme des ennemis ceux qui me disent la vérité. Je supporte avec peine les répréhensions. J'écoute volontiers les flatteurs. Je ne veux pas travailler, et si quelqu'un me refuse un service, je m'emporte contre lui. Je refuse d'aider ceux qui travaillent, et si quelqu'un ne veut pas me prêter assistance, je le maudis comme un homme endurci par l'orgueil. Je ne reconnais pas mon frère lorsqu'il est dans le besoin, et s'il jouit d'une bonne santé, je ne trouve jamais qu'il fasse assez pour moi. Je déteste les malades, et lorsque je suis indisposé, je désire que tout le monde me donne des témoignages d'intérêt. Je méprise les anciens, et dans les réunions je ne parle jamais avec sincérité. Je déchire les absents, je flatte ceux qui sont présents. Je refuse d'honorer ceux qui le méritent, et j'exige qu'on me respecte, moi qui en suis indigne. Je ne vous exposerai pas les pensées qui se présentent à mon esprit sur la loi, les prophètes, l'évangile, les apôtres, les docteurs de l'Église, les prédicateurs, les ministres, les lecteurs, les dispensateurs, les évêques; pensées qui déchirent et corrompent mon âme.

25. Je passe sous silence les vains soucis, les misérables inquiétudes de l'amour-propre, ma négligence et ma tiédeur dans la prière, mon ardeur dans la médisance. Je me plais à écouter des histoires futiles; si quelqu'un m'entretient de tempérance et de chasteté, il m'inspire un mortel ennui. Si on lit les Livres saints, je me trouble. Je me plais a écouter ceux qui disputent sur quelques points de philosophie. Je ne parle pas des prétextes que j'invente afin d'être dispensé de me lever pour la prière, de la manière peu édifiante dont je suis entré dans l'église, de mes retards calculés, des discours futiles que j'ai adressés aux fidèles réunis, du soin avec lequel je me suis occupé de bonne chère, des invectives que je me suis permises jusque dans le lieu saint, de mon éloignement pour la prière, de ma négligence dans le chant des psaumes, de l'art avec lequel j'ai cherché à tromper, de mon adresse pour me procurer des bénéfices, des paroles remplies de séduction que j'ai adressées à de saintes femmes; de l'empressement avec lequel je les ai abordées, de mon mépris pour les pauvres, de mes assiduités auprès des riches, de la colère que j'ai montrée à ceux qui ne me servaient pas à mon gré, de tant de promesses auxquelles j'ai manqué, des services nombreux que j'ai en quelque sorte exigé de mes amis, au lieu de les leur demander avec prière.

26. Je ne vous peindrai pas mon avidité insatiable pour recevoir des présents; je passe sous silence mon approbation donnée mille fois aux péchés des autres, les vains conseils, les flatteries inspirées par l'espoir de m'attirer des dons plus considérables, les disputes, les supplications, les vains récits, les pernicieuses querelles, les luttes inutiles, et tant de discours et de débats. Telle est ma vie, mes frères; voilà les fautes que j'ai énumérées. Si vous pouvez m'alléger d'un si lourd fardeau, de grâce, prenez compassion de moi. Si vous pouvez quelque chose pour dompter des passions si perverses, empressez-vous de me secourir. Si vous vous sentez la force de mettre en fuite cette légion de mauvaises pensées qui m'assiègent, je vous supplie de ne pas m'abandonner dans le combat.

27. Il n'était pas nécessaire, me direz-vous peut-être, d'entrer ici publiquement dans un examen si détaillé de vos pensées intimes. Après avoir commencé un discours contre le système de la fatalité, à quoi bon s'étendre si longuement sur ses propres défauts? Je vais citer plusieurs exemples puisés dans les saintes Écritures, et qui semblent me justifier. Job offrait un sacrifice pour ses enfants, "dans la crainte, disait-il, qu'ils n'eussent conçu quelque pensée criminelle au fond de leur coeur." (Jb 1,5) Si l'on ne devait pas examiner scrupuleusement sa conscience, pourquoi donc sacrifierait-il un veau pour des fautes commises par la pensée? Ceux des partisans de Coré qui avaient formé des projets coupables furent condamnés à être dévorés par les flammes (Nb 15,26); nous lisons dans l'Évangile: "Les cheveux de votre tête ont été comptés."(Mt 10,30 Lc 12,7) Par cheveux, il faut entendre ici les pensées; car c'est la tête qui les engendre, puisqu'elle renferme les facultés intellectuelles. Dieu regarde l'adultère comme s'il était commis, dès lors qu'on y donne son consentement; à ses yeux, concevoir un désir criminel à la vue d'une femme, c'est comme si l'on consommait le crime; la colère, le désir de la vengeance équivalent au meurtre, à l'homicide. "Quiconque, dit-Il, s'irrite sans motif contre son frère subira un jugement (Mt 5,22); celui qui hait son frère est homicide." (1Jn 3,15) Saint Paul parle lui-même de l'examen qu'on doit faire de ses pensées: "Le Seigneur dévoilera, dit-il, les pensées secrètes des coeurs et les desseins cachés dans les ténèbres." (1Co 4,5) Il ajoute: "A ce moment terrible, les pensées accuseront ou défendront les hommes." (Rm 2,15-16)

28. Ne me dites donc pas que les pensées ne doivent être comptées pour rien, puisque le consentement que nous leur donnons nous rend aussi coupables que si nous commettions le péché. Il ne faut pas mettre cependant sur la même ligne cette multitude de pensées qui surgissent de toutes parts dans notre esprit; mais on doit examiner si notre âme s'y est arrêtée avec complaisance, et s'il en est résulté un certain plaisir. Le laboureur répand la semence à pleines mains; mais toutes les graines ne fleurissent pas; de même l'esprit offre mille idées à la volonté, mais celle-ci est loin de les accepter toutes. Le laboureur réclame le fruit de toutes les graines qui ont germé; de même Dieu demande compte de toutes les pensées que la volonté ne repousse pas. "Mon Père, dit le Sauveur, est un cultivateur" (Jn 15,1) et saint Paul a dit: "Vous êtes les terres que Dieu cultive." (1Co 3,9) Ne cherchez donc pas à m'inspirer une fausse sécurité; mais partagez plutôt mes inquiétudes. Le même Apôtre dit ailleurs: "La parole de Dieu démêle les pensées et les sensations du coeur, elle pénètre jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit." (He 4,12) Puisqu'elle démêle les pensées, pourquoi tardez-vous à venir au secours d'un coupable? Désirez-vous connaître mon esprit et mon coeur? Une comparaison prise dans l'agriculture vous le fera comprendre. Les cultivateurs savent distinguer les différentes sortes de terres, et ils préfèrent jeter telle ou telle semence suivant la nature du sol; 1'expérience leur a appris ce qui convient à chaque espèce. Dieu sait de même discerner parfaitement entre les pensées suggérées par la nature et celles consenties par la volonté.

29. Voilà ce qui fait dire à l'Ecclésiaste: "Tout est vanité, mais le choix de l'esprit est libre." (Qo 1,14) Dieu a placé la nature dans la vanité, mais Il a laissé à notre libre arbitre le soin de préférer ce qui est contraire à l'inclination naturelle. "Tout ce qui vient de la vanité, ajoute l'Écriture, périra (Qo 2,16); mais les actions de chacun seront jugées par Dieu." (Qo 12,14) L'Apôtre compare à des brutes les hommes qui suivent les penchants de la nature; il appelle charnels ceux qui vont jusqu'au raffinement. Les hommes vraiment spirituels soumettent la chair à l'Esprit. Dieu connaît parfaitement notre nature, sait jusqu'à quel point notre volonté est libre, et quelle est sa puissance; Il jette sa Parole comme une semence, et réclame des fruits suivant le degré de nos forces. Certes, sa Science n'est pas inférieure à celle des cultivateurs, qui approprient leurs soins aux qualités de la terre; Il a une idée complète et distincte de notre âme, de notre esprit, de nos penchants, de notre liberté. Si la raison s'accorde avec la nature, Dieu n'exige rien; car Il a posé à la nature des bornes qu'elle ne peut dépasser, Il lui a imposé des lois qu'elle ne peut enfreindre. Mais si la volonté est entraînée par une nature dépravée, et se laisse vaincre par elle, on lui demande compte de sa conduite, parce qu'elle est insatiable dans ses désirs, et qu'elle ne respecte pas les limites que Dieu a tracées.


Ephrem, Confessions Liv.2 12