Ephrem, Confessions Liv.2 30
30. Ainsi, mes frères, point de différence entre consentir au mal, ou le commettre, la moralité de l'acte est dans l'intention. Aussi si Jésus Christ a dit que les hommes se souillent par le consentement qu'ils donnent aux mauvaises pensées (Mt 15,11), Il n'ignore pas que c'est l'âme qui produit tous les mouvements du corps. Je puis vous prouver cette vérité par des exemples tirés de la loi; le contact d'un homme impur suffit pour souiller celui qui était pur, et rend la purification nécessaire. (Nb 19) Or la fornication, l'envie, l'injustice, sont réellement des choses impures. En commettant le mal, vous répandez le mal sur tous ceux qui vous approchent. Votre volonté consent-elle à une mauvaise action, elle vous souille par cette impureté. Vous avez remarqué qu'on ne dit pas que celui qui se souille souille les autres par là même, mais qu'il souille tout ce qu'il touche, tout ce qui est en communication avec lui. Cette différence se voit dans notre propre conduite. Si quelqu'un tombe dans la fornication, s'il commet un scandale, s'il donne un mauvais exemple, soyez certain qu'il transmet son impureté. S'il ne pèche que par pensées, il ne souille point les autres, parce que son péché n'a pas de témoin; mais il se souille lui-même, et il subit un jugement pour sa faute.
31. Quelle différence y a-t-il donc entre ces deux manières de commettre le mal? Une très grande assurément: celui qui pèche par action entache tous ceux pour qui il est une occasion de chute et qui peuvent l'imiter. Celui qui pèche seulement par pensée n'aura à rendre compte que de lui-même. Les lois païennes, d'accord en ce point avec les Livres saints, condamnent et punissent également et celui qui consent au mal et celui qui le commet: en effet, celui qui consent est regardé et puni comme un complice. Une loi concernant les maisons et les pierres me fournit une nouvelle preuve de ce que j'ai avancé: "Si un prêtre, dit-elle, entrant dans une maison, y aperçoit des vestiges de lèpre, la maison et tout ce qu'elle renferme seront considérés comme impurs." (Lv 14,44) Par prêtre, il faut, d'après moi, entendre dans ce passage, la loi et la connaissance qu'on en acquiert. Si quelqu'un pèche avant de connaître la loi, il n'aura pas à rendre compte pour les autres, parce qu'il a agi dans l'ignorance; mais il n'en reste pas moins impur et couvert de honteuses souillures. La question que j'examine admet une nouvelle interprétation et de nouveaux développements, je vais vous les exposer franchement et aussi bien qu'il dépendra de moi, afin que vous appreniez que je ne suis qu'un grand pécheur.
32. Il est des hommes qu'on ne peut pas appeler impurs, mais qui ne sont pas tout à fait innocents à cause de leurs relations et des sociétés qu'ils fréquentent. Ceux qui donnent leur consentement sans se douter du mal qu'ils commettent, pourvu qu'ils se retirent promptement de ce pas dangereux, n'auront pas même à rendre compte du consentement accordé: dans la loi, il n'y avait point de peine portée contre ceux qui, en voyant commettre un crime, continuent leur chemin, mais bien contre ceux qui s'y mêlent d'une manière active. Aussi la loi et notre conscience, qui en ces matières sont juges souverains, condamnent-elles d'un commun accord comme ayant participé au crime l'homme qui a été surpris avec des brigands au moment où ils commettaient un forfait, auquel il donne son assentiment. Cette règle de justice n'était pas ignorée de l'Apôtre: "Sont dignes de mort, dit-il, non seulement ceux qui font mal, mais encore ceux qui y donnent leur consentement." (Rm 1,32) Nous trouvons une preuve de cette vérité dans les faits que je vous ai racontés au commencement de ce discours; ceux qui avaient été simplement témoins des crimes commis furent remis en liberté, parce qu'ils n'avaient rien fait qui méritât la mort; mais tous ceux qui en avaient été les auteurs furent condamnés au supplice.
33. Qu'on ne cherche donc pas à me rassurer en disant que le consentement donné à des pensées coupables n'est pas un mal; mais puisque maintenant on connaît la vérité, qu'on me plaigne plutôt, et qu'on implore le Seigneur pour moi. Si la confession publique que je fais de mes fautes n'est pas suivie d'une réforme salutaire dans ma conduite, je n'en deviens que plus criminel. Nous lisons dans l'Écriture sainte: "Celui qui connaît le bien, et qui ne le pratique pas, commet un péché." (Jc 4,17) Celui qui ayant été repris ne rougit pas de ses faiblesses, subira un châtiment terrible; il a irrité le conseiller charitable qui l'a prévenu. Je me reprends moi-même, mais je n'en persiste pas moins dans le péché; je confesse mes fautes, et je continue à les commettre. Ma seule excuse, c'est de ne pas voir, alors même que j'ai les yeux ouverts, puisqu'après en avoir fait pénitence, je retombe dans l'iniquité. Après avoir reconnu les péchés, je n'ai point changé de conduite, et je sais par là combien mes forces sont insuffisantes; je vois que ma pénitence est sans fruit, puisque je suis esclave du péché, et que je fais le mal en dépit de mes résolutions: je suis comme enrôlé sous les drapeaux de l'iniquité, je la sers, je lui obéis; et quoique sans énergie, je lui paie un tribut, subjugué par l'empire que l'habitude lui a donné sur mon âme. La chair me tient en servitude, je me livre à ses penchants déréglés. Je sais que la corruption me gagne et glisse dans tous mes membres, et cependant je vis sous la loi du péché. Je fuis le travail et la gêne, et semblable à un chien que l'on tient à la chaîne, je m'élance sur ceux qui veulent me donner des ordres. Je hais le péché, mais je demeure attaché aux passions par des liens indissolubles. Je fuis l'iniquité, mais tous mes efforts sont vains contre les charmes de la volupté. Je me suis soumis au joug du péché, et aujourd'hui je ne peux me soustraire à son empire. Dans mon sein fermentent mille passions qui étouffent la liberté. J'ai uni si étroitement mon esprit à la chair, qu'il ne veut plus s'en séparer. Je m'efforce de réformer ma conduite; mais je suis dominé par d'anciennes habitudes. Je m'évertue à me libérer, et je suis retenu sans cesse par l'énormité de ma dette. Le démon est le plus redoutable des usuriers; il ne rappelle jamais au débiteurs ses obligations. Il prête volontiers et ne réclame jamais; au lieu d'exiger de vous des intérêts, il vous réduit en esclavage. Il nous fournit avec empressement tout ce qui peut exciter et enflammer nos passions, et ne demande jamais ce qui lui est dû.
34. Au moment où je veux m'acquitter, il me charge d'une dette nouvelle. Si je le force à recevoir un paiement, il me fait un autre prêt, en sorte qu'il semble que son argent me sert à payer ses arrérages. Il renouvelle sans cesse mes dettes, en faisant succéder des passions nouvelles à celles que j'abandonne. Lorsque je me flatte de solder un compte en retard, il me fait souscrire de nouveaux engagements, il voit qu'en continuant à être son débiteur, je persiste dans le péché, et il s'efforce d'ajouter des passions nouvelles à celles qui sont déjà maîtresses de mon coeur. Ses soins sont de me faire perdre le souvenir de mes dérèglements passés, afin que je ne les confesse pas; et il cherche à m'engager dans des liens nouveaux, comme s'il n'en devait résulter aucun préjudice pour moi.
35. C'est ainsi que je change continuellement de chaînes, et que j'ai 1'imprudence de ne songer à celles que j'ai portées. Je capitule bientôt avec les passions qui attaquent mon âme, et de nouveau je me constitue débiteur. Je leur fais un accueil empressé, tout aussitôt elles m'accablent de leurs usures, et me réduisent en servitude; lorsque je veux secouer leur joug, elles me livrent les unes aux autres comme un esclave que l'on vend. Je me sens retenu par d'autres liens quand je m'efforce de rompre ceux dont elles m'ont enlacé; et si je veux m'arracher à l'agitation de cette vie, je me retrouve insensiblement le défenseur de ces mêmes passions.
36. O empire perfide du dragon, qui vous tyrannise et semble vous obéir! O pouvoir redoutable des passions qui imposent leur joug à tous les hommes! O triste habitude du péché qui devient en nous une seconde nature! L'iniquité m'a donné des arrhes pour être plus certaine de me posséder. Elle a flatté ma chair, afin de subjuguer mon esprit. Elle s'est emparée de moi dès les premières années, afin que ma raison n'aperçut pas les suites funestes. Elle s'est unie à mes organes encore imparfaits, afin de retenir par un lien de fer mon intelligence parvenue à la maturité. Si je veux fuir, elle m'arrête malgré moi dans ses chaînes; si je veux rompre avec la chair, elle m'accuse de folie et d'ingratitude. Elle s'élève comme une barrière autour de mon esprit, et ferme tout accès à la lumière; sa malice veille sans cesse auprès de moi, de peur que je ne m'adresse à Dieu, et que je ne Le supplie de ne pas permettre que ma chair soit vendue. Elle soutient avec serment qu'il n'y a aucun mal à céder aux doux penchants de la nature, et qu'on ne sera pas puni pour une faute si légère. Elle réveille une foule de mauvaises pensées dans l'esprit, et prétend qu'il n'en sera jamais parlé. Elle assure que ces pensées n'auront aucun danger, et qu'il n'y a qu'à les oublier. Si je lui parle du jugement à venir: "C'est moi, dit-elle, qui subirai la peine pour toi." Si je réplique que ce sont des péchés: "J'en rendrai compte, dit-elle, et je te justifierai." Si je lui prouve que je ne puis manquer d'être puni: "Eh! pourquoi, me dit-elle, puisque c'est moi qui te les ai suggérées?" Si je lui réponds encore que je serai condamné pour y avoir consenti: "Mais non, n'est-ce pas moi qui t'ai poussé au mal? Et comment pourra-t-on te reprocher ton consentement, dès l'instant que ta volonté ne fut pas libre?"
Ephrem, Confessions Liv.2 30