1964 Ecclesiam suam 28

Former les fidèles au sens de l'Eglise

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Si nous savons faire briller en nous et éduquer dans les fidèles, par une pédagogie profonde et vigilante, ce sens tonifiant de l'Eglise, beaucoup d'antinomies qui mettent aujourd'hui à l'épreuve la pensée de certains esprits appliqués à l'ecclésiologie - comment par exemple l'Eglise est à la fois visible et spirituelle, libre et disciplinée, communautaire et hiérarchique, sainte et toujours en voie de sanctification, contemplative et active, etc. - seront pratiquement dépassées et résolues dans l'expérience de la réalité vivante de l'Eglise, expérience éclairée et assurée par la lumière de la doctrine ; mais surtout un profit sera assuré à l'Eglise elle-même, un enrichissement de son excellente spiritualité, alimentée par la lecture filiale de la sainte Ecriture, des saints pères, des docteurs de l'Eglise et par tout ce qui fait jaillir en elle cette conscience, Nous voulons dire la catéchèse exacte et systématique, la participation à la liturgie, cette merveilleuse école de paroles, de signes et de divines effusions ; la méditation silencieuse et ardente des vérités divines et, finalement, la consécration généreuse à la prière contemplative. La vie intérieure demeure toujours la source principale de la spiritualité de l'Eglise, sa manière propre de recevoir les irradiations de l'Esprit du Christ, expression radicale et irremplaçable de son activité religieuse et sociale, inviolable défense et énergie nouvelle dans son difficile contact avec le monde profane.

Redonner tout son sens au baptême,

insertion dans le Corps mystique

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Il faut redonner au fait d'avoir reçu le saint baptême, c'est-à-dire d'avoir été inséré par ce sacrement dans le Corps mystique du Christ qui est l'Eglise, toute son importance. Le baptisé doit, en particulier, prendre conscience de la valeur de son élévation, mieux, de sa régénération, de son bonheur d'être réellement fils adoptif de Dieu, d'avoir la dignité de frère du Christ, de son privilège de grâce et de joie provenant de l'habitation de l'Esprit Saint, de sa vocation à une vie nouvelle, qui n'a rien perdu d'humain, excepté les conséquences malheureuses du péché originel, et qui peut, au contraire, donner à ce qui est humain son expression la meilleure et lui faire produire les fruits les plus riches et les plus purs. Etre chrétien, avoir reçu le saint baptême ne doit pas être considéré comme une chose indifférente ou négligeable ; cela doit marquer profondément et heureusement la conscience de tout baptisé. Le baptême doit être considéré par lui, à l'exemple des chrétiens de l'antiquité, comme une "illumination" qui fait tomber sur lui le rayon vivifiant de la vérité divine, lui ouvre le ciel, projette un jour nouveau sur sa vie terrestre, le rend capable de marcher comme un fils de lumière vers la vision de Dieu, source de béatitude éternelle.
Et quel programme pratique cette considération pose en face de nous et de notre ministère, il est facile de le voir. Nous Nous réjouissons en voyant que ce programme est déjà en voie d'exécution, dans toute l'Eglise, et promu avec un zèle sage et ardent. Nous l'encourageons, Nous le recommandons, Nous le bénissons.



Deuxième Partie


LE RENOUVELLEMENT


LA PERFECTIQN DE L'EGLISE


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Un autre désir Nous presse : que l'Eglise soit telle que le Christ la veut, une, sainte, totalement orientée vers la perfection à laquelle il l'a appelée et dont il lui donne les moyens. Oeuvre parfaite, l'Eglise l'est dans l'idée par laquelle Dieu la pense ; à cette perfection elle doit tendre dans la réalité où elle s'exprime et dans son histoire terrestre. Voilà la grande affaire d'ordre moral qui domine la vie de l'Eglise. C'est cette exigence qui la juge, la stimule, la met en accusation, la soutient, la fait gémir et prier ; elle lui inspire repentir et espérance, effort et confiance ; elle la charge de responsabilités et l'enrichit de mérites. La perfection de l'Eglise : problème lié aux réalités théologiques qui commandent l'existence humaine. Impossible de former un jugement sur l'homme lui-même, sa nature, sa perfection première et les suites désastreuses du péché originel, sans faire appel à la doctrine enseignée par le Christ et au magistère de l'Eglise, dépositaire de cet enseignement ; sans cette référence, pas de jugement non plus sur l'aptitude de l'homme à faire le bien, sur le secours dont il a besoin pour désirer ce bien et pour l'accomplir, sur le sens de la vie présente et de ses finalités, sur les valeurs qui sollicitent l'adhésion de l'homme et qu'il est capable d'atteindre, sur la norme de la perfection et de la sainteté et sur les moyens de porter la vie humaine à son degré suprême de beauté et de plénitude. Le souci de découvrir les voies du Seigneur ne cesse pas et ne doit pas cesser de hanter l'Eglise. L'étude controversée des questions relatives à la perfection se renouvelle au sein de l'Eglise, d'un siècle à l'autre, avec une inépuisable fécondité et une infinie richesse d'aspects ; Nous voudrions lui voir reconquérir l'intérêt souverain qu'elle mérite. Cela moins pour la mise au point de théories neuves que pour l'éclosion d'énergies nouvelles qui s'appliquent précisément à cette sainteté que le Christ nous a enseignée et dont la connaissance, le désir et l'accomplissement sont mis à notre portée par l'exemple du Seigneur, sa parole, sa grâce et sa pédagogie ; la tradition de l'Eglise nous les transmet ; ils reçoivent de l'action divine à travers la communauté un regain de vigueur, et la figure exemplaire de chaque saint projette sur eux son éclairage particulier.

L'EGLISE ET LE MILIEU TEMPOREL DANS LEQUEL ELLE VIT


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Ce zèle de progrès spirituel et moral trouve un stimulant de plus dans les conditions ou se déroule la vie de l'Eglise. Celle-ci ne saurait demeurer inerte et indifférente aux changements du monde qui l'environne et qui, de mille manières, influence sa conduite pratique et la soumet à certaines conditions. L'Eglise, on le sait, n'est point séparée du monde ; elle vit dans le monde. Les membres de l'Eglise subissent l'influence du monde ; ils en respirent la culture, en acceptent les lois et en adoptent les moeurs. Ce contact intime avec la société temporelle crée pour l'Eglise une situation toujours pleine de problèmes ; aujourd'hui ceux- ci sont particulièrement aigus. D'une part la vie chrétienne, que l'Eglise sauvegarde et développe, doit sans cesse et courageusement se défendre de toute déviation, profanation ou étouffement ; il lui faut comme s'immuniser contre la contagion de l'erreur et du mal. Mais d'autre part la vie chrétienne ne doit pas simplement s'accommoder des manières de penser et d'agir présentées et imposées par le milieu temporel, tant qu'elles sont compatibles avec les impératifs essentiels de son programme religieux et moral elle doit de plus tâcher de les rejoindre, de les purifier, de les ennoblir, de les animer et de les sanctifier : voilà encore une tâche en vue de laquelle l'Eglise est tenue de contrôler continuellement sa propre attitude et de garder sa conscience éveillée : requête particulièrement pressante et grave de notre temps.

CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES A L'OEUVRE

DE REFORME DU CONCILE

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De ce point de vue aussi, la célébration du Concile est un événement providentiel. Le caractère pastoral qu'il se propose de revêtir, ses objectifs pratiques de mise au point des dispositions canoniques, son désir de ménager aux fidèles autant de facilité que possible pour la pratique de leur vie chrétienne sans détriment de la note surnaturelle propre à celle-ci : par tout cela, d'ores et déjà, ce Concile s'est acquis un mérite à part, avant que ne soient arrêtées la plupart des décisions que nous en attendons. En effet, chez les fidèles comme chez les pasteurs, le Concile réveille le désir de préserver et d'accentuer dans l'existence chrétienne le caractère d'authenticité surnaturelle ; à tous, il rappelle le devoir d'imprimer fortement à leur conduite personnelle ce cachet positif ; il aide les chrétiens trop mous à devenir vraiment bons, les bons à s'améliorer, les meilleurs à se montrer généreux, les généreux à devenir des saints. A la sainteté, il suggère des façons nouvelles de se manifester ; il donne à l'amour un génie inventif ; il suscite des élans nouveaux de vertu et d'héroïsme chrétien.

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Naturellement, c'est au Concile qu'appartiendra le soin de suggérer les réformes à introduire dans la législation de l'Eglise, et les Commissions postconciliaires - spécialement celle qui a déjà été formée pour la révision du Code de droit canonique - traduiront en termes concrets les décisions de l'assemblée oecuménique. C'est à vous, par conséquent, Vénérables Frères, qu'il appartient de Nous indiquer les mesures à prendre en vue de purifier et de rajeunir le visage de l'Eglise. Mais, une fois de plus, Nous tenons à marquer Notre résolution de favoriser cette réforme. Combien de fois dans les siècles passés ne trouve-t-on point pareille volonté du pape associée à l'histoire des conciles ? Eh bien ! que ce soit le cas, cette fois encore. Maintenant il ne s'agit plus d'extirper de l'Eglise telle ou telle hérésie déterminée ou certains désordres généralisés - grâce à Dieu, il n'en règne point au sein de l'Eglise ; il s'agira d'infuser au Corps mystique du Christ, visible en tant que société, des forces spirituelles neuves, en éliminant les défauts de nombre de ses membres et en provoquant de nouveaux efforts de vertu.

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Pour que ce voeu puisse se réaliser avec l'aide de Dieu, permettez-Nous de vous proposer ici quelques considérations préliminaires. Elles sont de nature à faciliter le travail de renouvellement et à inspirer le courage qu'il requiert - car ce renouveau ne s'aurait s'accomplir sans sacrifice ; ces réflexions serviront aussi à tracer quelques lignes suivant lesquelles il peut, semble-t-il, aboutir de façon plus heureuse.

Ce que doit signifier la réforme

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Tout d'abord, il Nous faut rappeler quelques principes qui nous fixent sur les objectifs de la réforme à promouvoir. Celle-ci ne saurait concerner ni l'idée à se faire de l'essence de l'Eglise catholique ni ses structures fondamentales. Nous ferions du mot réforme un emploi abusif si nous lui donnions pareil sens. Nous ne pouvons accuser d'infidélité cette sainte Eglise de Dieu, notre Eglise bien- aimée ; nous considérons comme une grâce suprême de lui appartenir ; d'elle nous recevons en notre esprit l'attestation "que nous sommes enfants de Dieu"
Rm 8,16. Oh ! ce n'est point orgueil ni présomption, ni entêtement, ni folie, mais certitude lumineuse et joyeuse conviction de nous savoir promus vrais membres vivants du Corps du Christ, héritiers authentiques de l'Evangile du Christ, continuateurs directs des apôtres, et de trouver en nous-mêmes, dans le riche patrimoine des vérités et des conduites propres à l'Eglise catholique telle qu'elle est aujourd'hui, l'héritage inaltéré, toujours vivant, de la tradition apostolique des origines. Tel est le sujet de notre fierté, ou mieux, le motif qui nous oblige à "rendre grâces à Dieu sans cesse" Ep 5,20 ; mais telle est du même coup notre responsabilité devant Dieu lui-même, à qui nous devons rendre compte d'un tel bienfait ; notre responsabilité à l'égard de l'Eglise, à qui nous devons transmettre, avec cette assurance, le désir et la ferme volonté de sauvegarder son trésor - le "dépôt" dont parle saint Paul 1Tm 6,20 - ; notre responsabilité enfin envers les frères encore séparés de nous et envers le monde entier : ils sont tous appelés à partager avec nous le don de Dieu.

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Ainsi, en ce domaine, s'il est permis de parler de réforme, celle-ci ne doit pas s'entendre comme un changement, mais plutôt comme l'affermissement de la fidélité qui garde à l'Eglise la physionomie donnée par le Christ lui-même et qui, mieux encore, veut ramener constamment l'Eglise à sa forme parfaite. Celle-ci répondra au dessein primitif et, tout à la fois, s'avérera harmonieusement développée selon les lois du progrès nécessaire qui, comme il mène de la semence à l'arbre, a conduit l'Eglise, à partir du dessein premier, jusqu'à sa forme légitime, historique et concrète. Ne donnons donc pas dans l'idée illusoire de réduire l'édifice de l'Eglise, maintenant devenu, à la gloire de Dieu, ample et majestueux comme un temple magnifique, aux dimensions minuscules de ses débuts, comme si les mesures d'alors étaient les seules justes et bonnes. N'allons pas nous enthousiasmer pour un renouvellement qui réorganiserait l'Eglise par voie charismatique, comme si pouvait naître une Eglise véritable et neuve de conceptions particulières, généreuses sans doute et parfois subjectivement persuadées qu'elles procèdent d'une inspiration divine, mais qui aboutiraient à introduire dans le plan de l'Eglise des rêves sans fondement d'un renouveau fantaisiste. C'est l'Eglise telle qu'elle est qu'il nous faut servir et aimer, avec un sens averti de l'histoire et dans une humble recherche de la volonté de Dieu ; c'est Dieu qui assiste et guide l'Eglise alors même qu'il permet à la faiblesse humaine d'altérer plus ou moins la pureté de ses traits et la beauté de son action. Cette pureté et cette beauté, voilà tout l'objet de notre effort, voilà ce que nous voulons rendre plus réel.

Etre dans le monde sans être du monde

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Nous avons besoin de cette conviction bien arrêtée pour parer à un autre danger capable de surgir du désir même de réforme non pas précisément chez les pasteurs, tenus en éveil par le sens des responsabilités, mais dans l'opinion de bon nombre de fidèles. Au jugement de ces derniers, la réforme de l'Eglise devrait consister surtout à régler ses sentiments et sa conduite sur ceux du monde. Si puissante est aujourd'hui la séduction exercée par la vie profane ! A bien des gens le conformisme apparaît comme inévitable et même sage. Aisément, quiconque n'est pas solidement enraciné dans la foi et dans l'observation de la loi de l'Eglise croit le moment venu de s'adapter à la conception profane de l'existence, comme à la meilleure et à celle qu'un chrétien peut et doit faire sienne. Ce phénomène d'assimilation se manifeste dans le monde de la philosophie. Que ne peut la mode, même en ce domaine de la pensée, qui devrait être autonome et libre, réservant un accueil avide et docile à la seule vérité et à l'autorité de maîtres éprouvés ! Pareil phénomène s'observe au plan de la pratique, où l'on trace avec toujours plus d'hésitation et de difficulté la ligne de la droiture morale et de la manière correcte d'agir.

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Le naturalisme menace de faire évanouir l'idée première du christianisme ; le relativisme, qui trouve à tout une justification et met tout sur le même pied, sape la valeur absolue des principes chrétiens ; l'habitude d'éliminer de la vie courante toute espèce d'effort et de désagrément porte à condamner comme choses inutiles autant qu'ennuyeuses la discipline et l'ascèse chrétiennes. Parfois même le souci apostolique de rejoindre des milieux profanes ou de se faire accepter par la mentalité moderne, spécialement celle de la jeunesse, se traduit par l'abandon des exigences propres à l'idéal chrétien et du style de vie qui précisément devrait donner son sens et son efficacité à cette recherche empressée de contact et d'influence éducatrice.

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N'arrive-t-il pas souvent au jeune clergé, ou encore à tel religieux plein de zèle, mû par l'intention si louable d'entrer dans les masses populaires ou en certains milieux, de chercher à se confondre avec eux au lieu de s'en distinguer, et de sacrifier par un mimétisme inutile le fruit véritable de son apostolat ? Le grand principe énoncé par le Christ s'impose avec toute son actualité et toute sa difficulté être dans le monde sans être du monde. Heureux serons-nous si aujourd'hui encore le Christ, toujours vivant pour intercéder en notre faveur
He 7,25, adresse à son Père céleste sa prière suprême et si opportune : "Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du mal." Jn 17,15

En retenir ce qui est bon

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Cela ne doit pas donner à penser qu'il faille situer la perfection dans l'immutabilité des formes que l'Eglise s'est données au cours des siècles ; l'idéal n'est pas non plus d'éviter le rapprochement avec le tour de pensée et les manières de faire ayant cours de notre temps, en ce qu'ils ont d'acceptable. L'expression popularisée par Notre vénéré prédécesseur Jean XXIII, 'aggiornamento', Nous restera toujours présente pour exprimer l'idée maîtresse de Notre programme ; Nous avons confirmé que telle était la ligne directrice du Concile, et Nous le rappellerons pour stimuler dans l'Eglise la vitalité toujours renaissante, l'attention constamment éveillée aux signes de notre temps, et l'ouverture indéfiniment jeune qui sache vérifier toute chose et retenir ce qui est bon
1Th 5,21 , en tout temps et en toute circonstance.

Pureté et austérité chrétiennes

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Redisons pourtant encore cet avis pour notre profit à tous : l'Eglise trouvera une jeunesse renouvelée, bien moins par un changement dans l'appareil extérieur de ses lois que grâce à une attitude prise à l'intime des âmes, attitude d'obéissance au Christ et du même coup de respect des lois que l'Eglise s'impose à elle-même afin de suivre les traces du Christ. Là gît le secret de son renouveau, là sa véritable "conversion" - retournement du coeur -, là son travail de perfectionnement. L'observation des normes de l'Eglise pourra sans doute être rendue plus aisée par la simplification de tel ou tel précepte et par un crédit plus large accordé à la liberté du chrétien d'aujourd'hui, mieux éclairé sur ses devoirs et plus mûrement formé au discernement avisé des manières concrètes de remplir ses obligations. Toutefois, la règle morale subsiste en son exigence essentielle : l'existence chrétienne, dont l'Eglise interprète les impératifs en un ensemble de sages prescriptions, réclamera toujours fidélité, application, mortification et sacrifice ; toujours, elle se caractérisera comme la "voie étroite" dont nous parle Notre-Seigneur
Mt 7,13 s.. Elle nous demandera à nous, chrétiens modernes, autant et même plus d'énergie morale qu'aux chrétiens d'hier ; elle devra nous trouver disposés à une obéissance tout aussi nécessaire que par le passé, et peut-être plus difficile, mais sûrement plus méritoire, fondée qu'elle sera sur des vues surnaturelles plutôt que sur des motifs d'ordre naturel. Ni le conformisme mené par la mentalité du monde, ni le fait de se soustraire aux disciplines d'une ascèse raisonnable, ni l'absence de réaction devant la licence morale de notre époque, ni le refus de reconnaître l'autorité légitimement exercée par des supérieurs sensés, ni certaine apathie en présence des positions contradictoires de la pensée moderne, non, ce n'est rien de cela qui pourrait renforcer la vigueur de l'Eglise, la disposer à l'impulsion qu'elle doit attendre des dons de l'Esprit Saint, lui garantir l'authenticité dans la manière de suivre le Christ Notre-Seigneur, lui inspirer les préoccupations de la charité envers nos frères et la rendre capable de faire passer son message de salut. Non, ce n'est rien de cela, mais, au contraire, son aptitude à vivre selon la grâce de Dieu, sa fidélité à l'Evangile du Seigneur, sa cohésion hiérarchique et communautaire. Le chrétien n'est pas un être mou et veule, mais une personnalité ferme et fidèle.

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Notre entretien s'allongerait si Nous voulions tracer - ne serait- ce qu'en ses lignes maîtresses - le programme de la vie chrétienne contemporaine. Notre intention n est pas d'entreprendre maintenant ce travail. Vous savez d'ailleurs ce dont notre temps a besoin au point de vue moral, et vous ne cesserez point de ramener les fidèles à l'intelligence de la dignité, de la pureté et de l'austérité chrétiennes ; vous ne laisserez pas non plus de dénoncer de la façon la plus opportune, même publiquement, les dangers d'ordre moral et les vices qui affectent l'époque actuelle. Nous avons tous à la mémoire les encouragements solennels que la sainte Ecriture clame à notre adresse : "Je connais ta conduite, tes fatigues et ta constance ; je le sais, tu ne peux souffrir les méchants"
Ap 2,2, et tous nous nous efforcerons de nous comporter en pasteurs vigilants et actifs. Le Concile oecuménique doit nous marquer à nous-mêmes des directions nouvelles et bienfaisantes et tous certes, nous devons dès maintenant préparer notre âme à les accueillir et à les mettre à exécution.


DEUX INDICATIONS PARTICULIERES


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Cependant, Nous ne pensons pas pouvoir omettre ici deux indications particulières. Elles touchent, Nous semble-t-il, à des nécessités et à des obligations majeures, et elles peuvent offrir matière à réflexion quant aux orientations générales d'un heureux renouvellement dans la vie de l'Eglise.

L'esprit de pauvreté

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D'abord, Nous voulons parler de l'esprit de pauvreté. Nous le voyons si hautement préconisé dans l'Evangile, si organiquement inséré dans le programme qui nous prépare au règne de Dieu, et si gravement menacé par l'échelle des valeurs de la mentalité contemporaine ; Nous considérons le sens de la pauvreté comme si nécessaire pour nous éclairer sur tant de faiblesses et de malheurs de notre passé, pour nous enseigner aussi le style de vie à garder et la manière la meilleure d'annoncer aux âmes la religion du Christ ; Nous le savons enfin si difficile à pratiquer comme il faut, que Nous n'hésitons pas à lui réserver dans la présente lettre une mention explicite, non pas que Nous songions à prendre en la matière des mesures spéciales sur le plan canonique, mais plutôt pour vous demander à vous, Vénérables Confrères, l'encouragement de votre adhésion, de vos avis et de votre exemple. De vous tous, comme d'interprètes autorisés des impulsions les plus saintes qui font vivre l'Esprit du Christ en son Eglise, Nous attendons que vous Nous disiez comment pasteurs et fidèles donneront à leur parole et à leur conduite l'empreinte de la pauvreté : "Ayez en vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus", c'est la recommandation de l'Apôtre
Ph 2,5. Vous Nous direz aussi comment Nous devons en même temps formuler pour la vie de l'Eglise ces principes directeurs qui doivent établir notre confiance sur l'aide de Dieu et sur les richesses spirituelles plus que sur les moyens temporels. Ces principes nous rappelleront à nous-mêmes et inculqueront au monde la primauté des biens de l'âme sur les ressources d'ordre économique ; pour nous, la possession et l'usage de celles-ci doivent se borner et se subordonner à ce qui est utile au bon exercice de notre mission apostolique.

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La brièveté de cette allusion à l'excellence et à l'obligation de l'esprit de pauvreté, qui caractérise l'Evangile du Christ, ne nous dispense pas de rappeler que cet esprit n'empêche pas de comprendre et d'employer, comme il nous est permis, le développement économique, devenu gigantesque et fondamental dans la croissance de la civilisation moderne, spécialement dans toutes ses répercussions humaines et sociales. Nous pensons même que la libération intérieure produite par l'esprit de la pauvreté évangélique rend plus sensible et plus capable de comprendre les phénomènes humains liés aux facteurs économiques, quand il s'agit, soit de porter sur la richesse et sur le progrès dont elle peut être l'origine, l'appréciation juste et souvent sévère qu'elle mérite, soit d'accorder à l'indigence l'intérêt le plus attentif et le plus généreux ; soit, enfin, de désirer que les biens économiques ne soient pas source de luttes, d'égoïsme, d'orgueil parmi les hommes, mais soient orientés vers le bien commun par les voies de la justice et de l'équité et, par le fait, plus providentiellement distribués. Tout ce qui se rapporte à ces biens économiques, inférieurs aux biens spirituels et éternels, mais nécessaires à la vie présente, trouve l'élève de l'Evangile capable d'appréciation sage et de coopération très humaine : la science, la technique, et spécialement le travail deviennent d'abord pour nous objet d'un très vif intérêt ; et le pain qui en est le produit devient sacré pour la table et pour l'autel. Les enseignements sociaux de l'Eglise ne laissent pas de doute à ce sujet, et Nous Nous plaisons d'avoir cette occasion pour affirmer de nouveau Notre assentiment à cette salutaire doctrine.

L'esprit de charité

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En second lieu, Nous soulignons l'esprit de charité. Ce sujet n'est-il d'ailleurs pas déjà au premier plan de vos préoccupations ? L'amour n'est-il pas au centre de tout l'ordre religieux de l'Ancien Testament et du Nouveau ? Dans l'expérience spirituelle de l'Eglise, les démarches significatives ne se définissent-elles point comme autant d'approches de l'amour ? La charité n'est-elle pas la découverte la plus lumineuse et la plus joyeuse que la théologie et la piété, chacune suivant sa voie, ne cessent jamais de faire, méditant sans relâche les trésors de l'Ecriture et des sacrements, ces trésors dont l'Eglise est héritière et gardienne et qu'elle dispense par son enseignement et son ministère ? Nous en sommes convaincu, avec Nos prédécesseurs, avec cette couronne de saints que notre époque a donnés à l'Eglise du ciel et de la terre, avec la piété instinctive du peuple fidèle. La charité doit, aujourd'hui, occuper la place qui lui revient, la première et la plus haute dans l'échelle des valeurs religieuses et morales, et cela non seulement dans les appréciations théoriques, mais aussi dans les réalisations pratiques de l'existence chrétienne. Cela, Nous le disons, tant de la charité envers Dieu qui a répandu sur nous son amour, que de la charité dont, à notre tour, nous devons entourer le prochain, Nous voulons dire le genre humain. La charité explique tout. La charité inspire tout. La charité rend tout possible. La charité renouvelle tout. La charité "excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout"
1Co 13,7. Cela, qui de nous l'ignore ? Et si nous le savons, ne sommes-nous pas à l'heure de la charité ?


L'AUTHENTICITE CHRETIENNE DE MARIE


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Cet idéal fascinant d'un christianisme plénier, humblement et profondément vécu, ramène Notre pensée vers la Vierge Marie, qui l'accueillit avec une fidélité merveilleuse, bien plus, qui l'a vécu dans son existence terrestre et qui maintenant, au ciel, en goûte tout l'éclat et le bonheur. Dans l'Eglise d'aujourd'hui, le culte de Notre-Dame est heureusement florissant, et Nous sommes heureux d'y reporter aujourd'hui Notre pensée pour admirer dans la Sainte Vierge, Mère du Christ et donc Mère de Dieu et notre Mère, le type de la perfection chrétienne, le miroir des vertus pures de tout alliage, la merveille de l'humanité véritable. Le culte de Marie est, à Notre sens, une source d'enseignements évangéliques ; lors de Notre pèlerinage en Terre Sainte, c'est d'elle, la bienheureuse, la très douce, la très humble, l'immaculée, que Nous avons voulu recevoir les leçons de l'authenticité chrétienne, d'elle qui eut le privilège de présenter au Verbe de Dieu l'offrande de la réalité humaine et charnelle dans la beauté de son innocence première. Et c'est encore vers Notre-Dame, comme vers une éducatrice pleine d'affection, que Nous tournons Nos regards suppliants, tandis que Nous Nous entretenons avec vous, Vénérables Frères, de la régénération spirituelle et morale à promouvoir dans la vie de l'Eglise.


Troisième Partie


LE DIALOGUE



LA DISTINCTION D'AVEC LE MONDE N'EST NI SEPARATION,

NI INDIFFERENCE, NI CRAINTE, NI MEPRIS


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Il y a une troisième attitude que doit prendre l'Eglise catholique en ce moment de l'histoire du monde. Elle se définit par l'étude des contacts que l'Eglise doit avoir avec l'humanité. Si l'Eglise acquiert toujours plus claire conscience d'elle-même, si elle cherche à se rendre conforme à l'idéal que le Christ lui propose, du même coup se dégage tout ce qui la différencie profondément du milieu humain dans lequel elle vit et qu'elle aborde. L'Evangile nous fait remarquer cette distinction quand il nous parle du "monde", entendu comme l'humanité opposée à la lumière de la foi et au don de la grâce, l'humanité qui s'exalte en un naïf optimisme, comptant uniquement sur ses propres forces pour arriver à s'exprimer d'une manière pleine, stable et bienfaisante, ou bien l'humanité qui s'enfonce en un pessimisme sans nuances, déclarant fatals, inguérissables et peut-être même désirables comme des manifestations de liberté et d'authenticité ses vices, ses faiblesses, ses infirmités morales. L'Evangile, qui connaît et dénonce les misères humaines avec une pénétrante et parfois déchirante sincérité, qui compatit à la faiblesse et qui la guérit, ne cède pas pour autant à l'illusion de la bonté naturelle de l'homme qui se suffirait à lui-même et n'aurait d'autre besoin que d'être laissé libre de s'épanouir à son gré, ni à la résignation découragée devant une corruption incurable de la nature humaine. L'Evangile est lumière, il est nouveauté, il est énergie, il est régénération, il est salut. C'est pourquoi il donne naissance à une forme spécifique de vie nouvelle, sur laquelle le Nouveau Testament nous prodigue de continuels et remarquables enseignements : "Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait"
Rm 12,2, nous avertit saint Paul.

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Cette distinction entre la vie chrétienne et la vie profane dérive encore de la réalité, et de la conscience qui en résulte, de la justification produite en nous par notre communion au mystère pascal, avant tout, comme Nous le disions plus haut, au baptême, lequel est une vraie régénération et doit être regardé comme tel. Saint Paul encore nous le rappelle : " ... Baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que tous nous avons été baptisés. Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle."
Rm 6,3-4

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Il sera très opportun que le chrétien d'aujourd'hui se souvienne toujours, lui aussi, de cette forme de vie originale et merveilleuse, pour y trouver la joie dans la pensée de sa dignité, et s'immuniser contre la contagion de la misère humaine ambiante, ou contre la séduction de l'éclat mondain qui également l'entoure.
Voici comment le même saint Paul éduquait les chrétiens de la première génération : "Ne formez pas avec des infidèles d'attelage disparate. Quel rapport en effet entre la justice et l'impiété ? Quelle union entre la lumière et les ténèbres ? (...) Ou quelle association entre le fidèle et l'infidèle ?"
2Co 6,14-15. La pédagogie chrétienne devra toujours rappeler à son élève des temps modernes cette condition privilégiée et le devoir qui en découle de vivre dans le monde sans être du monde, selon le souhait rappelé ci-dessus, que Jésus formait pour ses disciples : "Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du mal. Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde." Jn 17,15-16. Et l'Eglise fait sien ce même souhait.

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Mais cette distinction d'avec le monde n'est pas séparation. Bien plus, elle n'est pas indifférence, ni crainte, ni mépris. Quand l'Eglise se distingue de l'humanité, elle ne s'oppose pas à elle ; au contraire elle s'y unit. Il en est de l'Eglise comme d'un médecin connaissant les pièges d'une maladie contagieuse, le médecin cherche à se garder lui- même et les autres de l'infection ; mais en même temps il s'emploie à guérir ceux qui en sont atteints ; de même l'Eglise ne se réserve pas comme un privilège exclusif la miséricorde à elle concédée par la bonté divine ; elle ne tire pas de son propre bonheur une raison de se désintéresser de qui ne l'a pas atteint, mais elle trouve dans son propre salut un motif d'intérêt et d'amour envers tous ceux qui lui sont proches et pour tous ceux que, dans son effort de communion universelle, il lui est possible d'approcher.

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Si vraiment l'Eglise, comme Nous le disions, a conscience de ce que le Seigneur veut qu'elle soit, il surgit en elle une singulière plénitude et un besoin d'expansion, avec la claire conscience d'une mission qui la dépasse et d'une nouvelle à répandre. C'est l'obligation d'évangéliser. C'est le mandat missionnaire. C'est le devoir d'apostolat. Une attitude de fidèle conservation ne suffit pas. Certes, le trésor de vérité et de grâce qui nous a été transmis en héritage par la tradition chrétienne, nous devrons le garder, bien mieux, nous devrons le défendre. "Garde le dépôt", c'est la consigne de saint Paul
1Tm 6,20. Mais ni la sauvegarde, ni la défense n'épuisent le devoir de l'Eglise par rapport aux biens qu'elle possède. Le devoir lié par la nature au patrimoine reçu du Christ, c'est de répandre ce trésor, c'est de l'offrir, c'est de l'annoncer. Nous le savons bien : "Allez donc, enseignez toutes les nations" Mt 28,19 est l'ultime commandement du Christ à ses apôtres. Ceux-ci définissent leur irrécusable mission par leur nom même d'apôtres. A propos de cette impulsion intérieure de charité qui tend à se traduire en un don extérieur, Nous emploierons le nom, devenu aujourd'hui usuel, de dialogue.

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L'Eglise doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L'Eglise se fait parole ; l'Eglise se fait message ; l'Eglise se fait conversation.


1964 Ecclesiam suam 28