1999 Euhanasie: un argumentaire
1ère objection: Il faut légaliser l'euthanasie, car on ne peut plus tolérer cet acharnement thérapeutique inhumain!
Réponse: Ce n'est pas parce que l'on est contre l'euthanasie que l'on est pour l'acharnement thérapeutique! Entendons-nous bien:
L'acharnement thérapeutique est le prolongement de la survie d'une personne malade par des moyens techniques extraordinaires et/ou en tous cas disproportionnés par rapport aux bénéfices attendus.
Cela consiste à imposer à un malade des traitements, des examens et des hospitalisations dont les inconvénients (souffrances pour le malade, coût) sont sans mesure avec les avantages prévisibles.
Il ne faut pas confondre cet acharnement scandaleux avec la légitime obstination thérapeutique, c'est-à-dire les soins acharnés pour guérir le malade tant qu'il y a des chances raisonnables d'aboutir. Sans cette obstination-là, tous les progrès de la chirurgie et de la néonatologie, par exemple, n'auraient pu avoir lieu.
L'euthanasie est l'acte que l'on pose dans le but de donner la mort; la mort est l'effet direct de l'euthanasie, la fin de la souffrance étant la conséquence de la mort. Objectivement, l'euthanasie est un homicide selon la définition de ce mot dans le dictionnaire: "action de tuer un être humain".
Quand un médecin arrête une thérapeutique - en accord avec l'intéressé -, c'est-à-dire qu'il laisse faire la nature et ne prodigue plus au malade que des soins palliatifs, il pose un acte dont il prévoit que la mort résultera: la mort n'est pas ici le but directement voulu mais la conséquence hautement probable de l'acte à une échéance très variable.
Certains qualifient "d'euthanasie passive" l'arrêt des soins ou même parfois l'injection de morphine à hautes doses parce que l'un comme l'autre entraîne ou hâte la mort, par opposition à l'euthanasie active désignant un acte directement ordonné pour tuer - injection de produit ou autre; cela introduit une confusion dans les esprits, qui profite surtout aux promoteurs de l'euthanasie.
L'euthanasie, dans son acception actuelle, désigne toute action ou omission dont l'intention est de donner la mort: elle est donc toujours active. Les deux actes - arrêt des soins disproportionnés et euthanasie - n'étant pas de même nature bien que leur effet - la mort - soit identique, il est donc cohérent d'être contre l'acharnement thérapeutique et fermement contre l'euthanasie.
2ème objection: On ne peut pas être contre l'euthanasie, ce serait vraiment manquer de compassion pour les malades qui souffrent.
Réponse: Si "libérer" quelqu'un de la vie pour abréger ses souffrances est un acte de compassion, alors l'euthanasie n'est plus seulement un acte à tolérer dans certaines conditions, mais un acte à encourager et à recommander!
L'euthanasie, même si le climat actuel lui donne une aura de compassion, n'en est pas moins un homicide: dans la langue anglaise, l'acte d'euthanasie est souvent appelé mercy killing - meurtre par pitié -, ce qui a l'avantage d'une plus grande clarté.
La pitié et la compassion peuvent vite devenir un alibi: est-ce réellement la souffrance du malade qui m'est insupportable ou est-ce ma propre souffrance de le voir ainsi, mon impuissance à partager avec lui cette souffrance, à souffrir avec lui, selon le sens véritable du mot compatir? Il y a souvent des deux, - c'est d'ailleurs bien naturel - mais la compassion apparente pourrait cacher des motifs d'intérêt ou d'inavouables turpitudes faisant désirer la mort d'autrui...
Quand on pense à l'euthanasie, on pense à une maladie grave et à une fin de vie proche. Pourtant, la souffrance extrême, physique ou morale, survient aussi dans d'autres situations - vicissitudes du handicap, maladie en phase autre que terminale, dépression, deuil, accident, accouchement...- et arrache parfois à celui qui la subit l'expression d'un désir de mort et d'une révolte profonde devant la douleur. L'entourage devrait-il entendre ces cris "à la lettre" et tuer "par amour"? Non: la compassion vraie aide l'autre à vivre en soulageant au maximum sa souffrance et en gardant sur lui un regard d'amour. Si le suicide laisse des traces plus douloureuses qu'une mort naturelle dans une famille, n'est-ce pas parce que chacun se demande avec angoisse s'il aurait pu faire mieux pour que l'être aimé continue à s'aimer et à aimer la vie?
Vie, mort et souffrance sont intimement liés dans chaque être humain, dans chaque vie. Si la souffrance n'a pas de sens, alors la vie non plus et la mort non plus. Enlever le tremblement de la mort en voulant la planifier, c'est enlever aussi le prix de la vie, dont la mort est l'ultime étape.
3ème objection: les catholiques ont le droit de penser que la vie est sacrée et que la souffrance est rédemptrice, mais ils ne doivent pas imposer leurs dogmes et leurs croyances aux autres.
Réponse: Il n'y a pas d'un côté les catholiques qui seraient dogmatiques et voudraient imposer leurs vues, et de l'autre côté les autres qui seraient obligés de subir. Il y a en réalité deux dogmes qui s'affrontent et s'excluent: celui du respect absolu de toute vie humaine et celui de son non-respect.
Celui qui parle en faveur de l'euthanasie part lui aussi, inconsciemment parfois, d'un présupposé dogmatique selon lequel la vie n'est pas sacrée. Ce "dogme", s'il prend forme de loi, s'imposera à ceux qui ne le partagent pas et qui devront subir un climat et des pratiques rendant de plus en plus difficile, voire impossible, la pratique d'un dogme opposé. Le problème est donc bien de savoir s'il y a des principes vrais qui s'imposent à tous, catholiques ou non.
D'autre part, l'hostilité à toute euthanasie n'est pas une opinion spécifiquement chrétienne ou catholique. Les musulmans et les Juifs, ainsi que les Grecs dans l'Antiquité pré-chrétienne (cf le serment d'Hippocrate) partagent avec les chrétiens ce respect du caractère sacré de la vie humaine. Dire oui à l'euthanasie, même dans des cas limités, revient à dire: la mort n'est plus sacrée (puisqu'il y a des exceptions), donc la vie n'est plus sacrée et la personne n'est plus sacrée.
La mort, c'est l'inconnu, le mystère. C'est pourquoi il n'y a pas un seul peuple au monde qui n'ait remarqué le caractère sacré de la mort. La marque supérieure de l'homme est qu'il est le seul animal qui se voit mourir, et un animal qui ritualise, voire fête la mort. Chez les Grecs, la mort était une déesse. La mort est un grand moment, l'ultime moment de la vie. Personne ne peut donc priver l'homme de sa mort en la provoquant. Chacun doit pouvoir vivre sa mort et être accompagné dans ce sens.
Concernant la question de la souffrance, il nous faut d'abord rappeler qu'elle est un fait. Elle peut atteindre son paroxysme au moment de la mort, mais pas seulement à ce moment, et elle est à différents degrés la compagne de toute vie humaine.
A partir de là, chacun est amené à s'interroger: pourquoi la souffrance (quelle est sa cause, son origine) et pour quoi (quel en est le sens). Seuls les chrétiens osent affirmer que la souffrance a une origine (le péché originel) et qu'elle a un sens, celui de la Rédemption. La souffrance reste un mystère insondable pour le chrétien, mais il croit qu'elle est une oeuvre de Rédemption parce que son Maître, le Rédempteur, a souffert avant d'entrer dans Sa gloire afin de sauver tous les hommes.
Dire que la souffrance est rédemptrice ne veut pas dire qu'on l'aime, ou qu'on la recherche pour elle-même, ni qu'elle est bonne en soi: à l'image de son Epoux dont la vie est remplie d'oeuvres de compassion - guérisons, consolations, multiplication des pains...-, l'Eglise n'a cessé à travers les siècles de soulager les souffrances humaines. Les excès d'un certain dolorisme parmi les chrétiens à certaines époques ne doivent pas être l'arbre qui cache la forêt.
Dans les pays de civilisation chrétienne, l'aide aux malades et aux mourants est indissociable de l'action de l'Eglise. Des confréries du Moyen-Age aux Missionnaires de la Charité d'aujourd'hui, des Chevaliers Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem aux si populaires Soeurs de la Charité et aux Dames du Calvaire du XIXème siècle (à qui l'on doit la Maison Jeanne Garnier de Paris considérée comme un modèle en matière de soins palliatifs), le message de l'Evangile est bien celui de la compassion, et le premier nom de l'hôpital est bien l'Hôtel Dieu.
Celui qui n'a pas la foi et ne peut accepter la valeur rédemptrice de la souffrance peut tout de même comprendre - et refuser - l'implacable logique de la souffrance inutile et absurde, selon laquelle la seule vie "valable" est celle de la personne en bonne santé, intelligente et utile. La propagande actuelle focalise l'attention sur les fins de vie difficiles, mais il est évident qu'une fois l'euthanasie acquise pour ces cas-là, arrivera l'infanticide des malformés à la naissance et l'euthanasie des handicapés physiques et mentaux. C'était la philosophie des nazis.
4ème objection: J'ai le droit de disposer de mon corps. Personne ne peut m'obliger à vivre si je veux mourir, l'euthanasie légale est donc une liberté que je revendique.
Réponse: Celui qui souffre au point de demander la mort est-il vraiment libre? Non, il est dominé par sa souffrance, c'est elle et non lui qui commande. L'euthanasie, pas plus que l'avortement ou le divorce, n'est une liberté; elle est plutôt un échec, un constat d'impuissance, une impossibilité à vivre. Si l'on se place dans la perspective d'un athée ou d'un agnostique, la liberté ne dure qu'autant que dure la vie: quelle est donc cette liberté qui ôte la vie, pour conduire au néant?
De plus, cette revendication de l'euthanasie dépasse largement la "liberté" de disposer de mon corps, puisqu'elle implique l'assistance de l'entourage ou des médecins dont j'ai besoin pour me donner la mort. C'est un "droit" qui, s'il est reconnu, engendre des devoirs pour autrui. D'un acte privé (suicide), on passe à un acte public, social (euthanasie ou suicide assisté).
Enfin, vouloir "choisir ma mort" postule que "ma vie m'appartient", "je suis maître de ma vie et donc de ma mort". Quoi de plus faux? La vie, je l'ai reçue sans l'avoir demandée. Un accident de la route, une rupture d'anévrisme, une crise cardiaque peuvent me l'enlever sans même que j'ai le temps d'y songer: est- ce bien moi le maître de ma vie? Il y a là un mystère, quelque chose qui me dépasse, et cela me pousse à reconnaître - que je sois croyant ou non -, que la vie est sacrée et que je n'ai pas le droit de provoquer directement son terme.
5ème objection: Toute règle n'admet-elle pas des exceptions? Je respecte ce principe de sacralité de la vie et de la mort, je suis pour le développement des soins palliatifs, mais je suis aussi pour une loi qui permettrait l'euthanasie dans certains cas seulement et à la demande des malades.
Réponse: L'expérience de la légalisation de l'avortement montre qu'une telle position est illusoire et dangereuse. La loi Veil dit dans son article premier que la vie doit être respectée puis énonce dans les articles suivants à quelles conditions elle ne l'est pas.
Comme pour l'avortement, une loi autorisant l'euthanasie "dans certains cas" sera une loi autorisant l'euthanasie "tout court", car l'appréciation des situations de détresse comportera comme pour l'IVG des possibilités d'extension sans limite. De même que la loi Veil a introduit un climat et une mentalité favorables à l'avortement en général, une légalisation même restrictive de l'euthanasie fera passer pour légale et morale toute euthanasie.
Dans ces questions de vie et de mort, il n'y a pas de milieu possible: soit la valeur de la vie humaine innocente est absolue, soit elle est relative et dépend d'un certain nombre de critères.
En ce qui concerne la demande des malades comme garantie contre les abus, nous sommes là encore dans l'illusion. Dans le contexte de l'euthanasie légale, chacun - et surtout celui ou celle qu'atteignent la maladie, le handicap ou la vieillesse - s'interrogera sur la valeur de sa vie, sur la charge qu'il représente ou va devenir pour son entourage ou la société, etc..
Comment ne pas voir que, dans ce cas, sa demande d'euthanasie sera conditionnée culturellement? Comment ne pas voir aussi qu'un entourage familial ou médical ayant intérêt à la disparition d'une personne pourra faire pression pour qu'elle demande la mort ? La compassion aura bon dos!
Même les demandes formulées par des personnes en pleine santé et lucidité telles que les préconise l'Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) sont loin de nous rassurer. On peut penser que leur reconnaissance légale en multiplierait le nombre sous l'effet d'une peur contagieuse (peur de la dégradation, peur d'être à charge...) jointe à un conformisme présentant ce comportement comme seul digne, intelligent et généreux.
Monsieur Caillavet a bien prévu que de tels testaments seraient révocables, mais il n'a pas prévu qu'un homme signant un tel papier pourrait vouloir se dédire au moment même où, incapable de s'exprimer, il verrait s'accomplir les gestes qui vont le tuer... Notre façon d'appréhender la mort est bien différente selon qu'elle est loin et improbable ou proche et certaine...
6ème objection: Si l'on devient dépendant, que l'on en arrive à un état insupportable de déchéance physique ou mentale et que la qualité de vie n'est plus appréciable, n'a-t-on pas le droit de mourir dans la dignité?
Réponse: Pour ce qui est de mourir, on peut dire sans crainte d'être contredit que c'est un fait et non un droit! Pour ce qui est de la façon de mourir, oui, tout homme a le droit de mourir dans la dignité, le droit de vivre dignement sa mort. Les partisans de l'euthanasie ont pour ainsi dire confisqué cette vérité première pour asseoir leurs revendications, mais on n'a pas attendu le XXème siècle et Monsieur Caillavet pour mourir dans la dignitéet en tous cas le désirer.
Mais je peux mourir dans la dignité sans me donner la mort ou réclamer qu'on me la donne (même si je la souhaite et l'attends comme une délivrance), et je peux aider mon prochain à mourir dans la dignité sans l'euthanasier.
Qu'est-ce que la dignité, où commence-t-elle et où finit-elle? Voilà la vraie question. Le culte actuel de la jeunesse, de la beauté physique, du succès et du plaisir réduit la dignité à la qualité de la vie, entendue comme le confort, l'apparence physique et mentale de la personne. C'est oublier - que l'on soit croyant ou non - tout ce qui constitue la dignité morale et spirituelle de l'homme, sa capacité d'aimer et d'être aimé. .
Quand le langage quotidien nous fait dire d'une personne qu'elle a "perdu", "gardé" ou "retrouvé" sa dignité, nous nous référons inconsciemment à la dignité humaine dans son sens moral, c'est-à-dire la possibilité pour une personne de poser des actes libres pour réagir face à une épreuve physique ou morale.
Dans ce domaine, qui n'a pas un jour ou l'autre reçu une leçon en regardant ou en écoutant une personne âgée, handicapée, dépendante ou malade, atteinte dans sa dignité extérieure mais capable de joie, d'attention aux autres ? C'est là la grandeur de l'homme, sa dignité éminente: sa capacité d'amour malgré la souffrance et les atteintes à la dignité extérieure.
C'est cette dignité là, inhérente à la nature humaine (l'homme créé à l'image de Dieu, disent les catholiques) qui fonde la dignité humaine "tout court", la dignité inconditionnelle de toute personne. Quand la possibilité de poser des actes libres est diminuée ou apparemment inexistante (aliénés, bébés, comateux...), les personnes n'en restent pas moins membres de la famille humaine et revêtues de cette dignité intrinsèque, même quand elles n'ont plus ou pas encore (bébés) la possibilité de poser des actes libres.
Si la loi admet demain que chacun peut demander à mourir en fonction de l'appréciation qu'il a de sa dignité, elle reconnaîtra par là-même que la dignité est une valeur relative: le regard subjectif posé sur soi induira forcément le même regard subjectif sur autrui, dont on sera tenté de mesurer la dignité à l'aune de sa dignité apparente.
En fait, le droit à mourir dans la dignité que chacun plus ou moins consciemment revendique, c'est plus exactement le droit de mourir dans l'amour, c'est-à-dire à n'être pas abandonné malgré les réelles diminutions physiques et mentales qui laissent intacte l'éminente capacité d'aimer et d'être aimé.
Thérèse MONNIAUX, Permanences 364 - Septembre 1999
1999 Euhanasie: un argumentaire