1995 Evangelium Vitae
Aux évêques, aux prêtres et aux diacres, aux religieux et aux religieuses, aux fidèles laïcs et à toutes les personnes de bonne volonté sur la valeur et l'inviolabilité de la vie humaine
1
L'Evangile de la vie se trouve au coeur du message de Jésus. Reçu chaque jour par l'Eglise avec amour, il doit être annoncé avec courage et fidélité comme une bonne nouvelle pour les hommes de toute époque et de toute culture. À l'aube du salut, il y a la naissance d'un enfant, proclamée comme une joyeuse nouvelle : " Je vous annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple: aujourd'hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la cité de David " Lc 2,10-11. Assurément, la naissance du Sauveur a libéré cette " grande joie " , mais, à Noël, le sens plénier de toute naissance humaine se trouve également révélé, et la joie messianique apparaît ainsi comme le fondement et l'accomplissement de la joie qui accompagne la naissance de tout enfant Jn 16,21. Exprimant ce qui est au coeur de sa mission rédemptrice, Jésus dit : " Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance " Jn 10,10. En vérité, il veut parler de la vie " nouvelle " et " éternelle " qui est la communion avec le Père, à laquelle tout homme est appelé par grâce dans le Fils, par l'action de l'Esprit sanctificateur. C'est précisément dans cette " vie " que les aspects et les moments de la vie de l'homme acquièrent tous leur pleine signification.
2
L'homme est appelé à une plénitude de vie qui va bien au-delà des dimensions de son existence sur terre, puisqu'elle est la participation à la vie même de Dieu. La profondeur de cette vocation surnaturelle révèle la grandeur et le prix de la vie humaine, même dans sa phase temporelle. En effet, la vie dans le temps est une condition fondamentale, un moment initial et une partie intégrante du développement entier et unitaire de l'existence humaine. Ce développement de la vie, de manière inattendue et imméritée, est éclairé par la promesse de la vie divine et renouvelé par le don de cette vie divine ; il atteindra son plein accomplissement dans l'éternité 1Jn 3,1-2. En même temps, cette vocation surnaturelle souligne le caractère relatif de la vie terrestre de l'homme et de la femme.
En vérité, celle-ci est une réalité qui n'est pas " dernière " , mais " avant-dernière " ; c'est de toute façon une réalité sacrée qui nous est confiée pour que nous la gardions de manière responsable et que nous la portions à sa perfection dans l'amour et dans le don de nous-mêmes à Dieu et à nos frères. L'Eglise sait que cet Evangile de la vie, qui lui a été remis par son Seigneur (1), trouve un écho profond et convaincant dans le coeur de chaque personne, croyante et même non croyante, parce que, tout en dépassant infiniment ses attentes, il y correspond de manière surprenante Malgré les difficultés et les incertitudes, tout homme sincèrement ouvert à la vérité et au bien peut, avec la lumière de la raison et sans oublier le travail secret de la grâce, arriver à reconnaître, dans la loi naturelle inscrite dans les coeurs Rm 2,14-15, la valeur sacrée de la vie humaine depuis son commencement jusqu'à son terme ; et il peut affirmer le droit de tout être humain à voir intégralement respecter ce bien qui est pour lui primordial La convivialité humaine et la communauté politique elle-même se fondent sur la reconnaissance de ce droit. La défense et la mise en valeur de ce droit doivent être, de manière particulière, l'oeuvre de ceux qui croient au Christ, conscients de la merveilleuse vérité rappelée par le Concile Vatican II : " Par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme " (2). Dans cet événement de salut, en effet, l'humanité reçoit non seulement la révélation de l'amour infini de Dieu qui " a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique " Jn 3,16, mais aussi celle de la valeur incomparable de toute personne humaine. Et, scrutant assidûment le mystère de la Rédemption, l'Eglise reçoit cette valeur avec un étonnement toujours renouvelé (3) et elle se sent appelée à annoncer aux hommes de tous les temps cet " évangile " , source d'une espérance invincible et d'une joie véritable pour chaque époque de l'histoire. L'Evangile de l'amour de Dieu pour l'homme, l'Evangile de la dignité de la personne et l'Evangile de la vie sont un Evangile unique et indivisible. C'est pourquoi l'homme, l'homme vivant, constitue la route première et fondamentale de l'Eglise (4).
(1) Il est vrai que l'expression " Evangile de la vie " ne se trouve pas telle quelle dans l'Ecriture sainte. Cependant, elle correspond bien à un aspect essentiel du message biblique.
(2) GS 22.
(3) Cf. RH 10 : AAS 71 (1979), p. 275.
(4) Cf. RH 14: l.c., p. 285.
3
En vertu du mystère du Verbe de Dieu qui s'est fait chair Jn 1,14, tout homme est confié à la sollicitude maternelle de l'Eglise. Aussi toute menace contre la dignité de l'homme et contre sa vie ne peut-elle que toucher le coeur même de l'Eglise ; elle ne peut que l'atteindre au centre de sa foi en l'Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu et dans sa mission d'annoncer l'Evangile de la vie dans le monde entier et à toute créature Mc 16,15. Aujourd'hui, cette annonce devient particulièrement urgente en raison de la multiplication et de l'aggravation impressionnantes des menaces contre la vie des personnes et des peuples, surtout quand cette vie est faible et sans défense. Aux fléaux anciens et douloureux de la misère, de la faim, des maladies endémiques, de la violence et des guerres, il s'en ajoute d'autres, dont les modalités sont nouvelles et les dimensions inquiétantes. Dans une page d'une dramatique actualité, le Concile Vatican II a déploré avec force les multiples crimes et attentats contre la vie humaine. Trente ans plus tard, faisant miennes les paroles de l'assemblée conciliaire, je déplore ces maux encore une fois et avec la même force au nom de l'Eglise tout entière, certain d'être l'interprète du sentiment authentique de toute conscience droite:
Tout ce qui s'oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide, l'avortement, l'euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui constitue une violation de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique ou morale, les tentatives de contraintes psychiques ; tout ce qui est offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie infra-humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable : toutes ces pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore que ceux qui les subissent, et elles insultent gravement à l'honneur du Créateur " (5).
(5) GS 27.
4
Malheureusement, ce panorama inquiétant, loin de se rétrécir, va plutôt en s'élargissant : avec les nouvelles perspectives ouvertes par le progrès scientifique et technique, on voit naître de nouvelles formes d'attentats à la dignité de l'être humain. En même temps, se dessine et se met en place une nouvelle situation culturelle qui donne aux crimes contre la vie un aspect inédit et - si cela se peut - encore plus injuste, ce qui suscite d'autres graves préoccupations : de larges couches de l'opinion publique justifient certains crimes contre la vie au nom des droits de la liberté individuelle, et, à partir de ce présupposé, elles prétendent avoir non seulement l'impunité, mais même l'autorisation de la part de l'Etat, afin de les pratiquer dans une liberté absolue et, plus encore, avec l'intervention gratuite des services de santé. Tout cela provoque un profond changement dans la façon de considérer la vie et les relations entre les hommes. Le fait que les législations de nombreux pays, s'éloignant le cas échéant des principes mêmes qui fondent leurs Constitutions, aient accepté de ne pas punir ou, plus encore, de reconnaître la légitimité totale de ces pratiques contre la vie est tout à la fois un symptôme préoccupant et une cause non négligeable d'un grave effondrement moral : des choix considérés jadis par tous comme criminels et refusés par le sens moral commun deviennent peu à peu socialement respectables. La médecine elle-même, qui a pour vocation de défendre et de soigner la vie humaine, se prête toujours plus largement dans certains secteurs à la réalisation de ces actes contre la personne ; ce faisant, elle défigure son visage, se met en contradiction avec elle-même et blesse la dignité de ceux qui l'exercent. Dans un tel contexte culturel et légal, même les graves problèmes démographiques, sociaux ou familiaux, qui pèsent sur de nombreux peuples du monde et qui exigent une attention responsable et active des communautés nationales et internationales, risquent d'être résolus de manière fausse et illusoire, en contradiction avec la vérité et avec le bien des personnes et des nations. Le résultat auquel on parvient est dramatique : s'il est particulièrement grave et inquiétant de voir le phénomène de l'élimination de tant de vies humaines naissantes ou sur le chemin de leur déclin, il n'est pas moins grave et inquiétant que la conscience elle-même, comme obscurcie par d'aussi profonds conditionnements, ait toujours plus de difficulté à percevoir la distinction entre le bien et le mal sur les points qui concernent la valeur fondamentale de la vie humaine.
5
Le problème des menaces contre la vie humaine en notre temps a fait l'objet du Consistoire extraordinaire des Cardinaux qui a eu lieu à Rome du 4 au 7 avril 1991. Après un examen ample et approfondi du problème et des défis lancés à toute la famille humaine, en particulier à la communauté chrétienne, les Cardinaux m'ont, par un vote unanime, demandé de réaffirmer avec l'autorité du Successeur de Pierre la valeur de la vie humaine et son inviolabilité, eu égard aux circonstances actuelles et aux attentats qui la menacent aujourd'hui. Après avoir accueilli cette requête, j'ai, le jour de la Pentecôte 1991, adressé une lettre personnelle à chacun de mes Frères dans l'épiscopat pour qu'il m'apporte, dans l'esprit de la collégialité épiscopale, sa collaboration en vue de la rédaction d'un document portant sur cette question (6). Je suis profondément reconnaissant à tous les évêques qui m'ont répondu, me donnant des informations, des suggestions et des propositions qui m'ont été précieuses. De cette façon aussi, ils ont apporté le témoignage de leur participation unanime et sincère à la mission doctrinale et pastorale de l'Eglise au sujet de l'Evangile de la vie. Dans la même lettre, peu avant la célébration du centenaire de l'Encyclique Rerum novarum, j'attirais l'attention de tous sur cette singulière analogie : " De même qu'il y a un siècle, c'était la classe ouvrière qui était opprimée dans ses droits fondamentaux, et que l'Eglise prit sa défense avec un grand courage, en proclamant les droits sacrosaints de la personne du travailleur, de même, à présent, alors qu'une autre catégorie de personnes est opprimée dans son droit fondamental à la vie, l'Eglise sent qu'elle doit, avec un égal courage, donner une voix à celui qui n'a pas de voix. Elle reprend toujours le cri évangélique de la défense des pauvres du monde, de ceux qui sont menacés, méprisés et à qui l'on dénie les droits humains " (7).Il y a aujourd'hui une multitude d'êtres humains faibles et sans défense qui sont bafoués dans leur droit fondamental à la vie, comme le sont, en particulier, les enfants encore à naître. Si l'Eglise, à la fin du siècle dernier, n'avait pas le droit de se taire face aux injustices qui existaient alors, elle peut encore moins se taire aujourd'hui, quand, aux injustices sociales du passé qui ne sont malheureusement pas encore surmontées, s'ajoutent en de si nombreuses parties du monde des injustices et des phénomènes d'oppression même plus graves, parfois présentés comme des éléments de progrès en vue de l'organisation d'un nouvel ordre mondial. La présente encyclique, fruit de la collaboration de l'épiscopat de tous les pays du monde, veut donc être une réaffirmation précise et ferme de la valeur de la vie humaine et de son inviolabilité, et, en même temps, un appel passionné adressé à tous et à chacun, au nom de Dieu : respecte, défends, aime et sers la vie, toute vie humaine ! C'est seulement sur cette voie que tu trouveras la justice, le développement, la liberté véritable, la paix et le bonheur ! Puissent ces paroles parvenir à tous les fils et à toutes les filles de l'Eglise ! Puissent-elles parvenir à toutes les personnes de bonne volonté, soucieuses du bien de chaque homme et de chaque femme ainsi que du destin de la société entière
(6) Cf. Lettre à tous mes frères dans l'épiscopat sur l' " Evangile de la vie " (19 mai 1991): Insegnamenti XIV, 1 (1991), pp. 1293-1296. (7) Ibid., l.c., p. 1294.
6
En profonde communion avec chacun de mes frères et soeurs dans la foi et animé par une amitié sincère pour tous, je veux méditer à nouveau et annoncer l'Evangile de la vie, splendeur de la vérité qui éclaire les consciences, lumière vive qui guérit le regard obscurci, source intarissable de constance et de courage pour faire face aux défis toujours nouveaux que nous rencontrons sur notre chemin. Et, tandis que je repense aux riches expériences vécues pendant l'Année de la Famille, comme pour donner une conclusion à la Lettre que j'ai adressée " à chaque famille concrète de toutes les régions de la terre " (8), je porte mon regard avec une confiance renouvelée vers tous les foyers et je souhaite que renaisse et se renforce à tous les niveaux l'engagement de tous à soutenir la famille, pour qu'aujourd'hui encore - au milieu de nombreuses difficultés et de lourdes menaces - elle demeure constamment, selon le dessein de Dieu, comme un " sanctuaire de la vie " (9). À tous les membres de l'Eglise, peuple de la vie et pour la vie, j'adresse le plus pressant des appels afin qu'ensemble nous puissions donner à notre monde de nouveaux signes d'espérance, en agissant pour que grandissent la justice et la solidarité, et que s'affirme une nouvelle culture de la vie humaine, pour l'édification d'une authentique civilisation de la vérité et de l'amour.
(8) LF 4 (2 février 1994): AAS 86 (1994), p. 871.
(9) Cf. CA 39 : AAS 83 (1991), p. 842.
(Gn 4,8):7
" Dieu n'a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l'être. Oui, Dieu a créé l'homme pour l'incorruptibilité ; il en a fait une image de sa propre nature. C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde ; ils en font l'expérience, ceux qui lui appartiennent " Sg 1,13-14 Sg 2,23-24. L'Evangile de la vie, proclamé à l'origine avec la création de l'homme à l'image de Dieu en vue d'un destin de vie pleine et parfaite Gn 2,7 Sg 9,2-3, fut contredit par l'expérience déchirante de la mort qui entre dans le monde et qui jette l'ombre du non-sens sur toute l'existence de l'homme. La mort y entre à cause de la jalousie du diable Gn 3,1 Gn 3,4-5 et du péché de nos premiers parents Gn 2,17 Gn 3,17-19. Et elle y entre de manière violente, à cause du meurtre d'Abel par son frère Caïn: " Comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua " Gn 4,8. Ce premier meurtre est présenté avec une éloquence singulière dans une page paradigmatique du livre de la Genèse : une page récrite chaque jour dans le livre de l'histoire des peuples, sans trêve et d'une manière répétée qui est dégradante. Relisons ensemble cette page biblique qui, malgré son archaïsme et son extrême simplicité, se présente comme particulièrement riche d'enseignements. " Abel devint pasteur de petit bétail et Caïn cultivait le sol. Le temps passa et il advint que Caïn présenta des produits du sol en offrande au Seigneur et qu'Abel, de son côté, offrit des premiers-nés de son troupeau, et même de leur graisse. Or le Seigneur agréa Abel et son offrande. Mais il n'agréa pas Caïn et son offrande, et Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu. Le Seigneur dit à Caïn : " Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras- tu pas la tête ? Mais si tu n'es pas bien disposé, le péché n'est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite ? Pourras-tu la dominer ? " Cependant Caïn dit à son frère Abel : " Allons dehors " , et, comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn : " Où est ton frère Abel ? " Il répondit : " Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? " Le Seigneur reprit : " Qu'as-tu fait ! Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! Maintenant, sois maudit et chassé du sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit : tu seras un errant parcourant la terre. " Alors Caïn dit au Seigneur : " Ma peine est trop lourde à porter. Vois ! Tu me bannis aujourd'hui du sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre, mais le premier venu me tuera ! " Le Seigneur lui répondit : " Aussi bien si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois " , et le Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point. Caïn se retira de la présence du Seigneur et séjourna au pays de Nod, à l'orient d'Eden " Gn 4,2-16.
8
Caïn est " très irrité " et il a le visage " abattu " parce que " le Seigneur agréa Abel et son offrande " Gn 4,4. Le texte biblique ne révèle pas le motif pour lequel Dieu préfère le sacrifice d'Abel à celui de Caïn ; mais il montre clairement que, tout en préférant le don d'Abel, il n'interrompt pas son dialogue avec Caïn. Il l'avertit en lui rappelant sa liberté face au mal : l'homme n'est en rien prédestiné au mal. Certes, comme l'était déjà Adam, il est tenté par la puissance maléfique du péché qui, comme une bête féroce, est tapi à la porte de son coeur, guettant le moment de se jeter sur sa proie. Mais Caïn demeure libre face au péché. Il peut et il doit le dominer : " Il te convoite, mais toi, domine-le ! " Gn 4,7. La jalousie et la colère l'emportent sur l'avertissement du Seigneur, et c'est pourquoi Caïn se jette sur son frère et le tue. Comme on le lit dans le Catéchisme de l'Eglise catholique, " l'Ecriture, dans le récit du meurtre d'Abel par son frère Caïn, révèle, dès les débuts de l'histoire humaine, la présence dans l'homme de la colère et de la convoitise, conséquences du péché originel. L'homme est devenu l'ennemi de son semblable " (10). Le frère tue le frère. Comme dans le premier fratricide, dans tout homicide est violée la parenté " spirituelle " qui réunit les hommes en une seule grande famille (11), tous participant du même bien unique fondamental : une égale dignité personnelle. Il n'est pas rare que soit parallèlement violée la parenté " de la chair et du sang " , par exemple lorsque les menaces contre la vie se développent dans les rapports entre parents et enfants : c'est le cas de l'avortement ou bien, dans un contexte familial ou parental plus large, celui de l'euthanasie favorisée ou provoquée. À la source de toute violence contre le prochain, il y a le fait de céder à la " logique " du Mauvais, c'est-à-dire de celui qui " était homicide dès le commencement " Jn 8,44, comme nous le rappelle l'Apôtre Jean; " Car tel est le message que vous avez entendu dès le début: nous devons nous aimer les uns les autres, loin d'imiter Caïn, qui, étant du Mauvais, égorgea son frère " 1Jn 3,11-12. Ainsi, le meurtre du frère à l'aube de l'histoire donne un triste témoignage de la manière dont le mal progresse avec une rapidité impressionnante: à la révolte de l'homme contre Dieu au paradis terrestre s'ajoute la lutte mortelle de l'homme contre l'homme. Après le crime, Dieu intervient pour venger la victime. Face à Dieu qui l'interroge sur le sort d'Abel, Caïn, au lieu de se montrer troublé et de demander pardon, élude la question avec arrogance : " Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? " Gn 4,9. " Je ne sais pas " : par le mensonge, Caïn cherche à couvrir son crime. C'est ainsi que cela s'est souvent passé et que cela se passe quand les idéologies les plus diverses servent à justifier et à masquer les crimes les plus atroces perpétrés contre la personne. " Suis-je le gardien de mon frère ? " : Caïn ne veut pas penser à son frère et refuse d'assumer la responsabilité de tout homme vis-à-vis d'un autre. On pense spontanément aux tendances actuelles qui font perdre à l'homme sa responsabilité à l'égard de son semblable : on en a des symptômes, entre autres, dans la perte de la solidarité à l'égard des membres les plus faibles de la société - comme les personnes âgées, les malades, les immigrés, les enfants -, et dans l'indifférence qu'on remarque souvent dans les rapports entre les peuples même quand il y va de valeurs fondamentales comme la survie, la liberté et la paix.
(10) CEC 2259.
(11) Cf. S. Ambroise, De Noe, 26, 94-96: CSEL 32, pp. 480-481.
9
Mais Dieu ne peut laisser le crime impuni : du sol sur lequel il a été versé, le sang de la victime exige que Dieu fasse justice Gn 37,26 Is 26,21 Ez 24,7-8. De ce texte, l'Eglise a tiré l'expression de " péchés qui crient vengeance à la face de Dieu " et elle y a inclus, au premier chef, l'homicide volontaire (12). Pour les Juifs comme pour de nombreux peuples de l'Antiquité, le sang est le lieu de la vie ; bien plus, " le sang est la vie " Dt 12,23 et la vie, surtout la vie humaine, n'appartient qu'à Dieu ; c'est pourquoi celui qui attente à la vie de l'homme attente en quelque sorte à Dieu lui- même. Caïn est maudit par Dieu et aussi par la terre qui lui refusera ses fruits Gn 4,11-12. Et il est puni : il habitera dans la steppe et dans le désert. La violence homicide change profondément le cadre de vie de l'homme. La terre, qui était le " jardin d'Eden " Gn 2,15, lieu d'abondance, de relations interpersonnelles sereines et d'amitié avec Dieu, devient le " pays de Nod " Gn 4,16, lieu de la " misère " , de la solitude et de l'éloignement de Dieu. Caïn sera " un errant parcourant la terre " Gn 4,14 : l'incertitude et l'instabilité l'accompagneront sans cesse. Toutefois Dieu, toujours miséricordieux même quand il punit, " mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point " Gn 4,15 : il lui donne donc un signe distinctif, qui a pour but de ne pas le condamner à être rejeté par les autres hommes mais qui lui permettra d'être protégé et défendu contre ceux qui voudraient le tuer, même pour venger la mort d'Abel. Meurtrier, il garde sa dignité personnelle et Dieu lui-même s'en fait le garant. Et c'est précisément ici que se manifeste le mystère paradoxal de la justice miséricordieuse de Dieu, ainsi que l'écrit saint Ambroise : " Comme il y avait eu fratricide, c'est-à-dire le plus grand des crimes, au moment où s'introduisit le péché, la loi de la miséricorde divine devait immédiatement être étendue ; parce que, si le châtiment avait immédiatement frappé le coupable, les hommes, quand ils puniraient, n'auraient pas pu se montrer tolérants ou doux, mais ils auraient immédiatement châtié les coupables. Dieu repoussa Caïn de sa face et, comme il était rejeté par ses parents, il le relégua comme dans l'exil d'une habitation séparée, parce qu'il était passé de la douceur humaine à la cruauté de la bête sauvage. Toutefois, Dieu ne voulut pas punir le meurtrier par un meurtre, puisqu'il veut amener le pécheur au repentir plutôt qu'à la mort " (13).
(12) Cf. CEC 1867 CEC 2268.
(13) De Caïn et Abel, II, 10, 38: CSEL 32, p. 408.
(Gn 4,10) :10
Le Seigneur dit à Caïn : " Qu'as-tu fait ? Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! " Gn 4,10. La voix du sang versé par les hommes ne cesse pas de crier, de génération en génération, prenant des tonalités et des accents variés et toujours nouveaux. La question du Seigneur " qu'as-tu fait ? " , à laquelle Caïn ne peut se dérober, est aussi adressée à l'homme contemporain, pour qu'il prenne conscience de l'étendue et de la gravité des attentats contre la vie dont l'histoire de l'humanité continue à être marquée ; elle lui est adressée afin qu'il recherche les multiples causes qui provoquent ces attentats et qui les alimentent, et qu'il réfléchisse très sérieusement aux conséquences qui en découlent pour l'existence des personnes et des peuples. Certaines menaces proviennent de la nature elle-même, mais elles sont aggravées par l'incurie coupable et par la négligence des hommes, qui pourraient bien souvent y porter remède ; d'autres, au contraire, sont le fait de situations de violence, de haine, ou bien d'intérêts divergents, qui poussent des hommes à agresser d'autres hommes en se livrant à des homicides, à des guerres, à des massacres ou à des génocides. Et comment ne pas évoquer la violence faite à la vie de millions d'êtres humains, spécialement d'enfants, victimes de la misère, de la malnutrition et de la famine, à cause d'une distribution injuste des richesses entre les peuples et entre les classes sociales ? ou, avant même qu'elle ne se manifeste dans les guerres, la violence inhérente au commerce scandaleux des armes qui favorise l'escalade de tant de conflits armés ensanglantant le monde ? ou encore la propagation de germes de mort qui s'opère par la dégradation inconsidérée des équilibres écologiques, par la diffusion criminelle de la drogue ou par l'encouragement donné à des types de comportements sexuels qui, outre le fait qu'ils sont moralement inacceptables, laissent présager de graves dangers pour la vie ? Il est impossible d'énumérer de manière exhaustive la longue série des menaces contre la vie humaine, tant sont nombreuses les formes, déclarées ou insidieuses, qu'elles revêtent en notre temps.
11
Mais nous entendons concentrer spécialement notre attention sur un autre genre d'attentats, concernant la vie naissante et la vie à ses derniers instants, qui présentent des caractéristiques nouvelles par rapport au passé et qui soulèvent des problèmes d'une particulière gravité : par le fait qu'ils tendent à perdre, dans la conscience collective, leur caractère de " crime " et à prendre paradoxalement celui de " droit " , au point que l'on prétend à une véritable et réelle reconnaissance légale de la part de l'Etat et, par suite, à leur mise en oeuvre grâce à l'intervention gratuite des personnels de santé eux- mêmes. Ces attentats frappent la vie humaine dans des situations de très grande précarité, lorsqu'elle est privée de toute capacité de défense. Encore plus grave est le fait qu'ils sont, pour une large part, réalisés précisément à l'intérieur et par l'action de la famille qui, de par sa constitution, est au contraire appelée à être " sanctuaire de la vie " . Comment a-t-on pu en arriver à une telle situation ? Il faut prendre en considération de multiples facteurs. À l'arrière-plan, il y a une crise profonde de la culture qui engendre le scepticisme sur les fondements mêmes du savoir et de l'éthique, et qui rend toujours plus difficile la perception claire du sens de l'homme, de ses droits et de ses devoirs. À cela, s'ajoutent les difficultés existentielles et relationnelles les plus diverses, accentuées par la réalité d'une société complexe dans laquelle les personnes, les couples et les familles restent souvent seuls face à leurs problèmes. Il existe même des situations critiques de pauvreté, d'angoisse ou d'exacerbation, dans lesquelles l'effort harassant pour survivre, la souffrance à la limite du supportable, les violences subies, spécialement celles qui atteignent les femmes, rendent exigeants, parfois jusqu'à l'héroïsme, les choix en faveur de la défense et de la promotion de la vie. Tout cela explique, au moins en partie, que la valeur de la vie puisse connaître aujourd'hui une sorte d' " éclipse " , bien que la conscience ne cesse pas de la présenter comme sacrée et intangible ; on le constate par le fait même que l'on tend à couvrir certaines fautes contre la vie naissante ou à ses derniers instants par des expressions empruntées au vocabulaire de la santé, qui détournent le regard du fait qu'est en jeu le droit à l'existence d'une personne humaine concrète.
12
En réalité, si de nombreux et graves aspects de la problématique sociale actuelle peuvent de quelque manière expliquer le climat d'incertitude morale diffuse et parfois atténuer chez les individus la responsabilité personnelle, il n'en est pas moins vrai que nous sommes face à une réalité plus vaste, que l'on peut considérer comme une véritable structure de péché, caractérisée par la prépondérance d'une culture contraire à la solidarité, qui se présente dans de nombreux cas comme une réelle " culture de mort" . Celle-ci est activement encouragée par de forts courants culturels, économiques et politiques, porteurs d'une certaine conception utilitariste de la société. En envisageant les choses de ce point de vue, on peut, d'une certaine manière, parler d'une guerre des puissants contre les faibles : la vie qui nécessiterait le plus d'accueil, d'amour et de soin est jugée inutile, ou considérée comme un poids insupportable, et elle est donc refusée de multiples façons. Par sa maladie, par son handicap ou, beaucoup plus simplement, par sa présence même, celui qui met en cause le bien-être ou les habitudes de vie de ceux qui sont plus favorisés, tend à être considéré comme un ennemi dont il faut se défendre ou qu'il faut éliminer. Il se déchaîne ainsi une sorte de " conspiration contre la vie " . Elle ne concerne pas uniquement les personnes dans leurs rapports individuels, familiaux ou de groupe, mais elle va bien au- delà, jusqu'à ébranler et déformer, au niveau mondial, les relations entre les peuples et entre les Etats.
13
Pour favoriser une pratique plus étendue de l'avortement, on a investi et on continue à investir des sommes considérables pour la mise au point de préparations pharmaceutiques qui rendent possible le meurtre du foetus dans le sein maternel, sans qu'il soit nécessaire de recourir au service du médecin. Sur ce point, la recherche scientifique elle-même semble presque exclusivement préoccupée d'obtenir des produits toujours plus simples et plus efficaces contre la vie et, en même temps, de nature à soustraire l'avortement à toute forme de contrôle et de responsabilité sociale. Il est fréquemment affirmé que la contraception, rendue sûre et accessible à tous, est le remède le plus efficace contre l'avortement. On accuse aussi l'Eglise catholique de favoriser de fait l'avortement parce qu'elle continue obstinément à enseigner l'illicéité morale de la contraception. À bien la considérer, l'objection se révèle en réalité spécieuse. Il peut se faire, en effet, que beaucoup de ceux qui recourent aux moyens contraceptifs le fassent aussi dans l'intention d'éviter ultérieurement la tentation de l'avortement. Mais, les contre-valeurs présentes dans la " mentalité contraceptive " - bien différentes de l'exercice responsable de la paternité et de la maternité, réalisé dans le respect de la pleine vérité de l'acte conjugal - sont telles qu'elles rendent précisément plus forte cette tentation, face à la conception éventuelle d'une vie non désirée. De fait, la culture qui pousse à l'avortement est particulièrement développée dans les milieux qui refusent l'enseignement de l'Eglise sur la contraception. Certes, du point de vue moral, la contraception et l'avortement sont des maux spécifiquement différents : l'une contredit la vérité intégrale de l'acte sexuel comme expression propre de l'amour conjugal, l'autre détruit la vie d'un être humain ; la première s'oppose à la vertu de chasteté conjugale, le second s'oppose à la vertu de justice et viole directement le précepte divin " tu ne tueras pas " . Mais, même avec cette nature et ce poids moral différents, la contraception et l'avortement sont très souvent étroitement liés, comme des fruits d'une même plante. Il est vrai qu'il existe même des cas dans lesquels on arrive à la contraception et à l'avortement lui-même sous la pression de multiples difficultés existentielles, qui cependant ne peuvent jamais dispenser de l'effort d'observer pleinement la loi de Dieu. Mais, dans de très nombreux autres cas, ces pratiques s'enracinent dans une mentalité hédoniste et de déresponsabilisation en ce qui concerne la sexualité et elles supposent une conception égoïste de la liberté, qui voit dans la procréation un obstacle à l'épanouissement de la personnalité de chacun. La vie qui pourrait naître de la relation sexuelle devient ainsi l'ennemi à éviter absolument, et l'avortement devient l'unique réponse possible et la solution en cas d'échec de la contraception. Malheureusement, l'étroite connexion que l'on rencontre dans les mentalités entre la pratique de la contraception et celle de l'avortement se manifeste toujours plus ; et cela est aussi confirmé de manière alarmante par la mise au point de préparations chimiques, de dispositifs intra-utérins et de vaccins qui, distribués avec la même facilité que les moyens contraceptifs, agissent en réalité comme des moyens abortifs aux tout premiers stades du développement de la vie du nouvel individu.
14
Même les diverses techniques de reproduction artificielle, qui sembleraient être au service de la vie et qui sont des pratiques comportant assez souvent cette intention, ouvrent en réalité la porte à de nouveaux attentats contre la vie. Mis à part le fait qu'elles sont moralement inacceptables parce qu'elles séparent la procréation du contexte intégralement humain de l'acte conjugal (14), ces techniques enregistrent aussi de hauts pourcentages d'échec, non seulement en ce qui concerne la fécondation, mais aussi le développement ultérieur de l'embryon, exposé au risque de mort dans des délais généralement très brefs. En outre, on produit parfois des embryons en nombre supérieur à ce qui est nécessaire pour l'implantation dans l'utérus de la femme et ces " embryons surnuméraires " , comme on les appelle, sont ensuite supprimés ou utilisés pour des recherches qui, sous prétexte de progrès scientifique ou médical, réduisent en réalité la vie humaine à un simple " matériel biologique " dont on peut librement disposer. Le diagnostic prénatal, qui ne soulève pas de difficultés morales s'il est effectué pour déterminer les soins éventuellement nécessaires à l'enfant non encore né, devient trop souvent une occasion de proposer et de provoquer l'avortement. C'est l'avortement eugénique, dont la légitimation dans l'opinion publique naît d'une mentalité - perçue à tort comme en harmonie avec les exigences " thérapeutiques " - qui accueille la vie seulement à certaines conditions et qui refuse la limite, le handicap, l'infirmité. En poursuivant la même logique, on en est arrivé à refuser les soins ordinaires les plus élémentaires, et même l'alimentation, à des enfants nés avec des handicaps ou des maladies graves. En outre, le scénario actuel devient encore plus déconcertant en raison des propositions, avancées çà et là, de légitimer dans la même ligne du droit à l'avortement, même l'infanticide, ce qui fait revenir ainsi à un stade de barbarie que l'on espérait avoir dépassé pour toujours.
(14) Cf. Congrégation pour la Doctrine de la foi, Donum vitae (22 février 1987): AAS 80 (1988), pp. 70-102, (Dvitae ).
15
Des menaces non moins graves pèsent aussi sur les malades incurables et sur les mourants, dans un contexte social et culturel qui, augmentant la difficulté d'affronter et de supporter la souffrance, rend plus forte la tentation de résoudre le problème de la souffrance en l'éliminant à la racine par l'anticipation de la mort au moment considéré comme le plus opportun. En faveur de ce choix, se retrouvent souvent des éléments de nature différente, qui convergent malheureusement vers cette issue terrible. Chez le sujet malade, le sentiment d'angoisse, d'exacerbation, même de désespérance, provoqué par l'expérience d'une douleur intense et prolongée, peut être décisif. Cela met à dure épreuve les équilibres parfois déjà instables de la vie personnelle et familiale, parce que, d'une part, le malade risque de se sentir écrasé par sa propre fragilité malgré l'efficacité toujours plus grande de l'assistance médicale et sociale ; d'autre part, parce que, chez les personnes qui lui sont directement liées, cela peut créer un sentiment de pitié bien concevable même s'il est mal compris. Tout cela est aggravé par une culture ambiante qui ne reconnaît dans la souffrance aucune signification ni aucune valeur, la considérant au contraire comme le mal par excellence à éliminer à tout prix ; cela se rencontre spécialement dans les cas où aucun point de vue religieux ne peut aider à déchiffrer positivement le mystère de la souffrance. Mais, dans l'ensemble du contexte culturel, ne manque pas non plus de peser une sorte d'attitude prométhéenne de l'homme qui croit pouvoir ainsi s'ériger en maître de la vie et de la mort, parce qu'il en décide, tandis qu'en réalité il est vaincu et écrasé par une mort irrémédiablement fermée à toute perspective de sens et à toute espérance. Nous trouvons une tragique expression de tout cela dans l'expansion de l'euthanasie, masquée et insidieuse, ou effectuée ouvertement et même légalisée. Mise à part une prétendue pitié face à la souffrance du malade, l'euthanasie est parfois justifiée par un motif de nature utilitaire, consistant à éviter des dépenses improductives trop lourdes pour la société. On envisage ainsi de supprimer des nouveaux-nés malformés, des personnes gravement handicapées ou incapables, des vieillards, surtout s'ils ne sont pas autonomes, et des malades en phase terminale. Il ne nous est pas permis de nous taire face à d'autres formes d'euthanasie plus sournoises, mais non moins graves et réelles. Celles-ci pourraient se présenter, par exemple, si, pour obtenir davantage d'organes à transplanter, on procédait à l'extraction de ces organes sans respecter les critères objectifs appropriés pour vérifier la mort du donneur.
16
Fréquemment, des menaces et des attentats contre la vie sont associés à un autre phénomène actuel, le phénomène démographique. Il se présente de manière différente dans les diverses parties du monde: dans les pays riches et développés, on enregistre une diminution et un effondrement préoccupants des naissances ; à l'inverse, les pays pauvres connaissent en général un taux élevé de croissance de la population, difficilement supportable dans un contexte de faible développement économique et social, ou même de grave sous développement. Face à la surpopulation des pays pauvres, il manque, au niveau international, des interventions globales - des politiques familiales et sociales sérieuses, des programmes de développement culturel ainsi que de production et de distribution justes des ressources -, alors que l'on continue à mettre en oeuvre des politiques anti-natalistes. La contraception, la stérilisation et l'avortement doivent évidemment être comptés parmi les causes qui contribuent à provoquer les situations de forte dénatalité. On peut facilement être tenté de recourir à ces méthodes et aux attentats contre la vie dans les situations d' " explosion démographique " . L'antique pharaon, ressentant comme angoissantes la présence et la multiplication des fils d'Israël, les soumit à toutes les formes d'oppression et il ordonna de faire mourir tout enfant de sexe masculin né des femmes des Hébreux Ex 1,7-22. De nombreux puissants de la terre se comportent aujourd'hui de la même manière. Eux aussi ressentent comme angoissant le développement démographique en cours et ils craignent que les peuples les plus prolifiques et les plus pauvres représentent une menace pour le bien-être et pour la tranquillité de leurs pays. En conséquence, au lieu de vouloir affronter et résoudre ces graves problèmes dans le respect de la dignité des personnes et des familles, ainsi que du droit inviolable de tout homme à la vie, ils préfèrent promouvoir et imposer par tous les moyens une planification massive des naissances. Les aides économiques elles- mêmes, qu'ils seraient disposés à donner, sont injustement conditionnées par l'acceptation d'une politique anti-nataliste.
17
L'humanité contemporaine nous offre un spectacle vraiment alarmant lorsque nous considérons non seulement les différents secteurs dans lesquels se développent les attentats contre la vie, mais aussi leur forte proportion numérique, ainsi que le puissant soutien qui leur est apporté par un large consensus social, par une fréquente reconnaissance légale, par la participation d'une partie du personnel de santé. Comme je l'ai dit avec force à Denver, à l'occasion de la VIII e Journée mondiale de la Jeunesse, " les menaces contre la vie ne faiblissent pas avec le temps. Au contraire, elles prennent des dimensions énormes. Ce ne sont pas seulement des menaces venues de l'extérieur, des forces de la nature ou des " Caïn " qui assassinent des " Abel " ; non, ce sont des menaces programmées de manière scientifique et systématique. Le vingtième siècle aura été une époque d'attaques massives contre la vie, une interminable série de guerres et un massacre permanent de vies humaines innocentes. Les faux prophètes et les faux maîtres ont connu le plus grand succès " (15). Au-delà des intentions, qui peuvent être variées et devenir convaincantes au nom même de la solidarité, nous sommes en réalité face à ce qui est objectivement une " conjuration contre la vie " , dans laquelle on voit aussi impliquées des Institutions internationales, attachées à encourager et à programmer de véritables campagnes pour diffuser la contraception, la stérilisation et l'avortement. Enfin, on ne peut nier que les médias sont souvent complices de cette conjuration, en répandant dans l'opinion publique un état d'esprit qui présente le recours à la contraception, à la stérilisation, à l'avortement et même à l'euthanasie comme un signe de progrès et une conquête de la liberté, tandis qu'il dépeint comme des ennemis de la liberté et du progrès les positions inconditionnelles en faveur de la vie.
(15) Discours lors de la veillée de prière pour la VIII e Journée mondiale de la Jeunesse, Denver (14 août 1993), II, n. 3: 11S 86 (1994), p. 419.
1995 Evangelium Vitae