1995 Evangelium Vitae 28
(1Jn 1,2)29
Face aux menaces innombrables et graves qui pèsent sur la vie dans le monde d'aujourd'hui, on pourrait demeurer comme accablé par le sentiment d'une impuissance insurmontable : le bien ne sera jamais assez fort pour vaincre le mal ! C'est alors que le peuple de Dieu, et en lui tout croyant, est appelé à professer, avec humilité et courage, sa foi en Jésus Christ, " le Verbe de vie " 1Jn 1,1. L'Evangile de la vie n'est pas une simple réflexion, même originale et profonde, sur la vie humaine ; ce n'est pas non plus seulement un commandement destiné à alerter la conscience et à susciter d'importants changements dans la société ; c'est encore moins la promesse illusoire d'un avenir meilleur. L'Evangile de la vie est une réalité concrète et personnelle, car il consiste à annoncer la personne même de Jésus. À l'apôtre Thomas et, en lui, à tout homme, Jésus se présente par ces paroles : " Je suis le chemin, la vérité et la vie " Jn 14,6. C'est la même identité qu'il affirme devant Marthe, soeur de Lazare : " Je suis la résurrection et la vie. Qui croit en moi, même s'il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais " Jn 11,25-26. Jésus est le Fils qui, de toute éternité, reçoit la vie du Père Jn 5,26 et qui est venu parmi les hommes pour les faire participer à ce don : " Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance " Jn 10,10. C'est donc à partir de la parole, de l'action, de la personne même de Jésus que la possibilité est donnée à l'homme de connaître " la vérité tout entière sur la valeur de la vie humaine ; c'est de cette " source " qu'il reçoit notamment la capacité de " faire " parfaitement la vérité Jn 3,21, ou d'assumer et d'exercer pleinement la responsabilité d'aimer et de servir la vie humaine, de la défendre et de la promouvoir. Dans le Christ, en effet, est définitivement annoncé et pleinement donné cet Evangile de la vie qui, déjà présent dans la Révélation de l'Ancien Testament, et même inscrit en quelque sorte dans le coeur de tout homme et de toute femme, retentit dans chaque conscience " dès le commencement " , c'est-à-dire depuis la création elle-même, en sorte que, malgré les conditionnements négatifs du péché, il peut aussi être connu dans ses traits essentiels par la raison humaine. Comme l'écrit le Concile Vatican II, le Christ " par toute sa présence et par la manifestation qu'il fait de lui-même par des paroles et par des oeuvres, par des signes et des miracles, et plus particulièrement par sa mort et par sa résurrection glorieuse d'entre les morts, par l'envoi enfin de l'Esprit de vérité, achève la révélation en l'accomplissant, et la confirme encore en attestant divinement que Dieu lui-même est avec nous pour nous arracher aux ténèbres du péché et de la mort et nous ressusciter pour la vie éternelle " (22).
(22) DV 4.
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C'est donc le regard fixé sur le Seigneur Jésus que nous voulons l'écouter nous redire " les paroles de Dieu " Jn 3,34 et méditer à nouveau l'Evangile de la vie. La signification la plus profonde et la plus originale de cette méditation du message révélé sur la vie humaine a été saisie par l'Apôtre Jean, qui écrit au début de sa première lettre : " Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie car la Vie s'est manifestée : nous l'avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue , ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous " 1Jn 1,1-3. En Jésus, " Verbe de vie " , est donc annoncée et communiquée la vie divine et éternelle. Grâce à cette annonce et à ce don, la vie physique et spirituelle de l'homme, même dans sa phase terrestre, acquiert sa plénitude de valeur et de signification : la vie divine et éternelle, en effet, est la fin vers laquelle l'homme qui vit dans ce monde est orienté et appelé. L'Evangile de la vie contient ainsi ce que l'expérience même et la raison humaine disent de la valeur de la vie ; il l'accueille, l'élève et la porte à son accomplissement.
(Ex 15,2)31
En vérité, la plénitude évangélique du message sur la vie est déjà préparée dans l'Ancien Testament. C'est surtout dans l'événement de l'Exode, centre de l'expérience de foi de l'Ancien Testament, qu'Israël découvre à quel point sa vie est précieuse aux yeux de Dieu. Alors même qu'il semble voué à l'extermination, parce qu'une menace de mort pèse sur tous ses enfants nouveau-nés Ex 1,15-22, le Seigneur se révèle à lui comme le sauveur, capable d'assurer un avenir à celui qui est sans espérance. Il naît ainsi en Israël une conscience précise : sa vie ne se trouve pas à la merci d'un pharaon qui peut l'utiliser avec un pouvoir despotique ; au contraire, elle est l'objet d'un amour tendre et fort de la part de Dieu. La libération de l'esclavage est le don d'une identité, la reconnaissance d'une dignité indestructible et le début d'une histoire nouvelle, où découverte de Dieu et découverte de soi vont de pair. Cette expérience de l'Exode est fondatrice et exemplaire. Israël apprend que, chaque fois qu'il est menacé dans son existence, il lui suffit de recourir à Dieu avec une confiance renouvelée pour trouver en lui un soutien efficace : " Je t'ai modelé, tu es pour moi un serviteur ; Israël, je ne t'oublierai pas " Is 44,21. Ainsi, reconnaissant la valeur de son existence comme peuple, Israël progresse aussi dans la perception du sens et de la valeur de la vie en tant que telle. C'est une réflexion qui se développe de manière particulière dans les livres sapientiaux, à partir de l'expérience quotidienne de la précarité de la vie et aussi de la conscience des menaces qui la guettent. Devant les contradictions de l'existence, la foi est appelée à offrir une réponse. C'est surtout le problème de la souffrance qui défie la foi et la met à l'épreuve. Comment ne pas saisir la présence de la plainte universelle de l'homme dans la méditation du livre de Job ? L'innocent écrasé par la souffrance est, de manière compréhensible, amené à se demander : " Pourquoi donner à un malheureux la lumière, la vie à ceux qui ont l'amertume au coeur, qui aspirent à la mort sans qu'elle vienne, qui la recherchent plus avidement qu'un trésor ? " Jb 3,20-21. Même dans l'obscurité la plus épaisse, la foi pousse à la reconnaissance du " mystère " , dans un esprit de confiance et d'adoration : " Je comprends que tu es tout-puissant : ce que tu conçois, tu peux le réaliser " Jb 42,2. Peu à peu, la Révélation fait saisir de manière toujours plus claire le germe de vie immortelle déposé par le Créateur dans le coeur des hommes : " Toutes les choses que Dieu a faites sont bonnes en leur temps ; il a mis dans leur coeur l'ensemble du temps " Qo 3,11. Ce germe de totalité et de plénitude attend de se manifester dans l'amour et de s'accomplir, par un don gratuit de Dieu, dans la participation à sa vie éternelle.
(Ac 3,16)32
L'expérience du peuple de l'Alliance se renouvelle dans celle de tous les " pauvres " qui rencontrent Jésus de Nazareth. Comme déjà le Dieu " ami de la vie " Sg 11,26 avait rassuré Israël au milieu des dangers, de même le Fils de Dieu annonce-t-il aujourd'hui à ceux qui se sentent menacés et entravés dans leur existence que leur vie aussi est un bien auquel l'amour du Père donne sens et valeur. " Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres " Lc 7,22. Par ces paroles du prophète Isaïe Is 35,5-6 Is 61,1, Jésus explique le sens de sa mission : ainsi, ceux qui souffrent d'une forme de handicap dans leur existence entendent de lui la bonne nouvelle de la sollicitude de Dieu pour eux et ils ont la confirmation que leur vie aussi est un don jalousement gardé dans les mains du Père Mt 6,25-34. Ce sont les " pauvres " qui sont particulièrement interpellés par la prédication et par l'action de Jésus. Les foules de malades et de marginaux qui le suivent et le cherchent Mt 4,23-25 trouvent dans sa parole et dans ses gestes la révélation de la haute valeur de leur vie et de ce qui fonde leur attente du salut. Ainsi en est-il dans la mission de l'Eglise, depuis ses origines. Elle qui annonce Jésus comme celui qui " a passé en faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient tombés au pouvoir du diable, car Dieu était avec lui " Ac 10,38 sait qu'elle porte un message de salut qui retentit, avec toute sa nouveauté, précisément dans les situations de misère et de pauvreté que traverse l'homme dans sa vie. C'est ainsi qu'agit Pierre quand il guérit le boiteux déposé chaque jour près de la " Belle Porte " du Temple de Jérusalem pour y demander l'aumône : " De l'argent et de l'or, je n'en ai pas, mais ce que j'ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazaréen, marche!" Ac 3,6. Dans la foi en Jésus, " auteur de la vie " Ac 3,15, la vie qui est là, abandonnée et implorante, retrouve conscience de soi et pleine dignité. La parole et les gestes de Jésus et de son Eglise ne concernent pas seulement celui qui vit dans la maladie, la souffrance ou les différentes formes de marginalisation. Plus profondément, ils touchent le sens même de la vie de tout homme dans ses dimensions morales et spirituelles. Seul celui qui reconnaît que sa vie est marquée par la maladie du péché peut, dans la rencontre avec Jésus Sauveur, retrouver la vérité et l'authenticité de son existence, selon les paroles de Jésus : " Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs au repentir " Lc 5,31-32. Au contraire, celui qui, comme le riche cultivateur de la parabole évangélique, pense qu'il pourra assurer sa vie par la seule possession de biens matériels, se trompe en réalité : sa vie lui échappe et il en sera bien vite privé sans parvenir à en percevoir le sens véritable : " Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l'aura ? " Lc 12,20.
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C'est dans la vie même de Jésus, du début jusqu'à la fin, que l'on retrouve cette singulière " dialectique " entre l'expérience de la précarité de la vie humaine et l'affirmation de sa valeur. En effet, la vie de Jésus est marquée par la précarité dès sa naissance. Certes, il trouve l'accueil favorable des justes, qui s'unissent au " oui " immédiat et joyeux de Marie Lc 1,38. Mais il y a aussi, dès le début, le refus d'un monde qui se montre hostile et qui cherche l'enfant " pour le tuer " Mt 2,13, ou qui reste indifférent et sans intérêt pour l'accomplissement du mystère de cette vie qui entre dans le monde : " Il n'y avait pas de place pour eux dans l'auberge " Lc 2,7. Le contraste entre les menaces et l'insécurité d'une part, et la puissance du don de Dieu d'autre part, fait resplendir avec une force plus grande la gloire qui se dégage de la maison de Nazareth et de la crèche de Bethléem: cette vie qui naît est salut pour toute l'humanité Lc 2,11. Les contradictions et les risques de la vie sont pleinement assumés par Jésus : " De riche qu'il était, il s'est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir par sa pauvreté " 2Co 8,9. La pauvreté dont parle saint Paul n'est pas seulement le dépouillement des privilèges divins ; c'est aussi le partage des conditions de vie les plus humbles et les plus précaires de la vie humaine Ph 2,6-7. Jésus vit cette pauvreté pendant toute son existence, jusqu'au moment suprême de la Croix : " Il s'humilia lui- même en se faisant obéissant jusqu'à la mort et à la mort sur une croix. Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au- dessus de tout nom " Ph 2,8-9. C'est précisément dans sa mort que Jésus révèle toute la grandeur et la valeur de la vie, car son offrande sur la Croix devient source de vie nouvelle pour tous les hommes Jn 12,32. Quand il affronte les contradictions et l'anéantissement de sa vie, Jésus est guidé par la certitude qu'elle est dans les mains du Père. C'est pourquoi, sur la Croix, il peut lui dire : "Père, en tes mains je remets mon esprit " Lc 23,46, c'est-à-dire ma vie. Grande, en vérité, est la valeur de la vie humaine, puisque le Fils de Dieu l'a prise et en a fait l'instrument du salut pour l'humanité entière !
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La vie est toujours un bien. C'est là une intuition et même une donnée d'expérience dont l'homme est appelé à saisir la raison profonde. Pourquoi la vie est-elle un bien ? L'interrogation parcourt toute la Bible et trouve, dès ses premières pages, une réponse forte et admirable. La vie que Dieu donne à l'homme est différente et distincte de celle de toute autre créature vivante, car, tout en étant apparenté à la poussière de la terre Gn 2,7 Gn 3,19 Jb 34,15 Ps 103,14 Ps 104,29, l'homme est dans le monde une manifestation de Dieu, un signe de sa présence, une trace de sa gloire Gn 1,26-27 Ps 8,6. C'est ce qu'a voulu souligner également saint Irénée de Lyon avec sa célèbre définition : " La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant " (23). À l'homme est conférée une très haute dignité, dont les racines plongent dans le lien intime qui l'unit à son Créateur : en l'homme resplendit un reflet de la réalité même de Dieu. Telle est l'affirmation du livre de la Genèse dans le premier récit des origines, qui place l'homme au sommet de l'action créatrice de Dieu, comme son couronnement, au terme d'un développement qui, du chaos informe, aboutit à la créature la plus achevée. Tout, dans la création, est ordonné à l'homme et tout lui est soumis : " Remplissez la terre, soumettez-la et dominez sur tout être vivant " Gn 1,28, ordonne Dieu à l'homme et à la femme. Un message semblable est aussi lancé par l'autre récit des origines : " Le Seigneur Dieu prit l'homme et l'établit dans le jardin d'Eden pour le cultiver et le garder " Gn 2,15. Le primat de l'homme sur les choses est ainsi réaffirmé : les choses sont pour lui et confiées à sa responsabilité, tandis qu'il ne peut lui-même, pour aucun motif, être asservi à ses semblables et de quelque manière être ramené au rang des choses. Dans le récit biblique, la distinction entre l'homme et les autres créatures est surtout mise en évidence par le fait que seule sa création est présentée comme le fruit d'une décision spéciale de la part de Dieu, d'une délibération qui établit un lien particulier et spécifique avec le Créateur : " Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance " Gn 1,26. La vie que Dieu offre à l'homme est un don par lequel Dieu fait participer sa créature à quelque chose de lui-même. Israël s'interrogera longuement sur le sens de ce lien particulier et spécifique de l'homme avec Dieu. Le livre du Siracide reconnaît lui aussi que Dieu, en créant les hommes, " les a revêtus de force, comme lui-même, et les a créés à son image " Si 17,3. L'auteur sacré rattache à cela non seulement leur domination sur le monde, mais aussi les facultés spirituelles les plus caractéristiques de l'homme, telles que la raison, la capacité de discerner le bien du mal, la volonté libre: " Il les remplit de science et d'intelligence et leur fit connaître le bien et le mal " Si 17,7. La capacité d'accéder à la vérité et à la liberté sont des prérogatives de l'homme du fait qu'il est créé à l'image de son Créateur, le Dieu vrai et juste Dt 32,4. Seul de toutes les créatures visibles, l'homme est " capable de connaître et d'aimer son Créateur " (24). La vie que Dieu donne à l'homme est bien plus qu'une existence dans le temps. C'est une tension vers une plénitude de vie ; c'est le germe d'une existence qui va au-delà des limites mêmes du temps : " Oui, Dieu a créé l'homme pour l'incorruptibilité, il en a fait une image de sa propre nature " Sg 2,23.
(23)"Gloria Dei vivens homo": Adversus haereses, IV, 20, 7: SC 100/2, pp. 648-649.
(24) GS 12.
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Le récit yahviste des origines exprime la même conviction. L'antique narration, en effet, parle d'un souffle divin qui est insufflé en l'homme pour qu'il entre dans la vie : " Le Seigneur Dieu modela l'homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l'homme devint un être vivant " Gn 2,7. L'origine divine de cet esprit de vie explique l'insatisfaction perpétuelle qui accompagne l'homme au cours de sa vie. Créé par Dieu, portant en lui-même une marque divine indélébile, l'homme tend naturellement vers Dieu. Quand il écoute l'aspiration profonde de son coeur, l'homme ne peut manquer de faire sienne la parole de vérité prononcée par saint Augustin : " Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre coeur est sans repos, tant qu'il ne demeure en toi " (25). Il est d'autant plus significatif de voir l'insatisfaction qui s'empare de la vie de l'homme dans l'Eden tant que son unique point de référence demeure le monde végétal et animal Gn 2,20. Seule l'apparition de la femme, d'un être qui est chair de sa chair, os de ses os Gn 2,23 et en qui vit également l'esprit de Dieu créateur peut satisfaire l'exigence d'un dialogue interpersonnel, qui est vital pour l'existence humaine. En l'autre, homme ou femme, Dieu se reflète, lui, la fin ultime qui comble toute personne. " Qu'est-ce que l'homme, pour que tu penses à lui, le fils d'un homme, que tu en prennes souci ? " , se demande le Psalmiste Ps 8,5. Face à l'immensité de l'univers, il est une bien petite chose ; mais c'est précisément ce contraste qui fait ressortir sa grandeur : " Tu l'as créé un peu moindre que les anges (mais on pourrait traduire aussi " un peu moindre que Dieu " le couronnant de gloire et d'honneur " Ps 8,6. La gloire de Dieu resplendit sur le visage de l'homme. En lui, le Créateur trouve son repos, ainsi que le commente saint Ambroise avec admiration et émotion : " Le sixième jour est terminé ; la création du monde s'est achevée avec la formation de ce chef- d'oeuvre qu'est l'homme, lui qui exerce son pouvoir sur tous les êtres vivants et qui est comme le sommet de l'univers et la beauté suprême de tout être créé. En vérité, nous devrions observer un silence respectueux, car le Seigneur s'est reposé de toute la création du monde. Il s'est reposé ensuite à l'intime de l'homme, il s'est reposé dans son esprit et sa pensée ; en effet, il avait créé l'homme doué de raison, capable de l'imiter, émule de ses vertus, assoiffé des grâces célestes. Dans ces dons qui sont les siens repose Dieu qui a dit : " Sur qui reposerais-je, sinon sur celui qui est humble, qui se tient tranquille et qui tremble à ma parole ? " Is 66,1-2. Je rends grâce au Seigneur notre Dieu qui a créé une oeuvre si merveilleuse où il trouve son repos " (26).
(25) Confessions, I, 1: CCL 27, 1.
(26) Hexameron, VI, 75-76 : CSEL 32, pp. 260-261.
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Le merveilleux projet de Dieu a malheureusement été contrarié par l'irruption du péché dans l'histoire. Par le péché, l'homme se rebelle contre son Créateur, pour finir par idolâtrer les créatures : " Ils ont adoré et servi la créature de préférence au Créateur Rm 1,25. Ainsi, l'être humain ne se contente pas de souiller en lui-même l'image de Dieu, mais il est tenté de l'offenser aussi chez les autres, en substituant aux rapports de communion des attitudes de défiance, d'indifférence, d'inimitié, jusqu'à la haine homicide. Quand on ne reconnaît pas Dieu comme Dieu, on trahit le sens profond de l'homme et on porte atteinte à la communion entre les hommes. Dans la vie de l'homme, l'image de Dieu resplendit à nouveau et se manifeste dans toute sa plénitude avec la venue du Fils de Dieu dans la chair humaine : " Il est l'image du Dieu invisible " Col 1,15, " resplendissement de sa gloire et effigie de sa substance " He 1,3. Il est l'image parfaite du Père. Le projet de vie confié au premier Adam trouve finalement son accomplissement dans le Christ. Tandis que la désobéissance d'Adam abîme et défigure le dessein de Dieu sur la vie de l'homme et fait entrer la mort dans le monde, l'obéissance rédemptrice du Christ est source de grâce qui rejaillit sur les hommes en ouvrant à tous les portes du royaume de la vie Rm 5,12-21. L'apôtre Paul l'affirme : " Le premier homme, Adam, a été fait âme vivante ; le dernier Adam, esprit vivifiant " 1Co 15,45. À tous ceux qui acceptent de se mettre à la suite du Christ, la plénitude de la vie est donnée : en eux, l'image divine est restaurée, renouvelée et portée à sa perfection. Tel est le dessein de Dieu sur les êtres humains : qu'ils deviennent " conformes à l'image de son Fils " Rm 8,29. C'est seulement ainsi que, dans la splendeur de cette image, l'homme peut être libéré de l'esclavage de l'idolâtrie, qu'il peut reconstruire la fraternité éclatée et retrouver son identité.
(Jn 11,26)37
La vie que le Fils de Dieu est venu donner aux hommes ne se réduit pas à la seule existence dans le temps. La vie, qui depuis toujours est " en lui " et constitue " la lumière des hommes " Jn 1,4, consiste dans le fait d'être engendré par Dieu et de participer à la plénitude de son amour : " À tous ceux qui l'ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, eux qui ne furent engendrés ni du sang, ni d'un vouloir de chair, ni d'un vouloir d'homme, mais de Dieu " Jn 1,12-13.
Parfois, Jésus donne à la vie qu'il est venu apporter ce simple nom de " la vie " ; et il présente la génération par Dieu comme une condition nécessaire pour pouvoir atteindre la fin en vue de laquelle Dieu a créé l'homme : " À moins de naître d'en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu " Jn 3,3. Le don de cette vie constitue l'objet propre de la mission de Jésus : il est " celui qui descend du ciel et donne la vie au monde " Jn 6,33, si bien qu'il peut affirmer en toute vérité : " Celui qui me suit aura la lumière de la vie " Jn 8,12. En d'autres occasions, Jésus parle de vie éternelle, en utilisant un adjectif qui ne renvoie pas seulement à une perspective supratemporelle. " Eternelle " est la vie promise et donnée par Jésus, parce qu'elle est plénitude de participation à la vie de l' " Eternel " . Quiconque croit en Jésus et entre en communion avec lui a la vie éternelle Jn 3,15 Jn 6,40, car c'est de lui qu'il entend les seules paroles capables de révéler et de communiquer une plénitude de vie pour son existence ; ce sont les " paroles de la vie éternelle " que Pierre reconnaît dans sa profession de foi : " Seigneur, à qui irons nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ; nous croyons et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu " Jn 6,68-69. La vie éternelle est définie par Jésus lui-même lorsqu'il s'adresse au Père dans la grande prière sacerdotale : " La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ " Jn 17,3. Connaître Dieu et son Fils, c'est accueillir le mystère de la communion d'amour du Père, du Fils et de l'Esprit Saint dans notre vie qui s'ouvre dès maintenant à la vie éternelle dans la participation à la vie divine.
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La vie éternelle est donc la vie même de Dieu ainsi que la vie des fils de Dieu. Le croyant ne peut manquer d'être saisi d'un émerveillement toujours renouvelé et d'une reconnaissance sans limites face à cette vérité surprenante et ineffable qui nous vient de Dieu dans le Christ. Le croyant fait siennes les paroles de l'apôtre Jean : " Voyez quel grand amour le Père nous a donné pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le sommes ! Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que, lors de cette manifestation, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est " Jn 1 Jn 3,12. C'est ainsi que la vérité chrétienne sur la vie parvient à sa plénitude. La dignité de la vie n'est pas seulement liée à ses origines, au fait qu'elle vient de Dieu, mais aussi à sa fin, à sa destinée qui est d'être en communion avec Dieu pour le connaître et l'aimer. C'est à la lumière de cette vérité que saint Irénée précise et complète son exaltation de l'homme : la " gloire de Dieu " est bien " l'homme vivant " , mais " la vie de l'homme est la vision de Dieu " (27). Il en résulte des conséquences immédiates pour la vie humaine dans sa condition terrestre même, où a déjà germé et où croît la vie éternelle. Si l'homme aime instinctivement la vie parce qu'elle est un bien, cet amour trouve une autre motivation et une autre force, une ampleur et une profondeur nouvelles, dans les dimensions divines de ce bien. Dans une telle perspective, l'amour de tout être humain pour la vie ne se réduit pas à la seule recherche d'un espace d'expression de soi et de relation avec les autres, mais il se développe dans la conscience joyeuse de pouvoir faire de son existence le " lieu " de la manifestation de Dieu, de la rencontre et de la communion avec lui. La vie que Jésus nous donne ne retire pas sa valeur à notre existence dans le temps, mais elle l'assume et la conduit à son destin final : " Je suis la résurrection et la vie; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais " Jn 11,25-26.
(27)"Vita autem hominis visio Dei": Adversus haereses, IV, 20, 7: SC 100/2, pp. 648-649.
(Gn 9,5)39
La vie de l'homme vient de Dieu, c'est son don, son image et son empreinte, la participation à son souffle vital. Dieu est donc l'unique Seigneur de cette vie : l'homme ne peut en disposer. Dieu lui-même le répète à Noé après le déluge : " De votre sang, qui est votre propre vie, je demanderai compte à tout homme: à chacun je demanderai compte de la vie de son frère " Gn 9,5. Et le texte biblique prend soin de souligner que le caractère sacré de la vie a son fondement en Dieu et dans son action créatrice : " Car à l'image de Dieu l'homme a été fait " Gn 9,6. La vie et la mort de l'homme sont donc dans les mains de Dieu, en son pouvoir : " Il tient en son pouvoir l'âme de tout vivant et le souffle de toute chair d'homme " , s'écrie Job Jb 12,10. " Le Seigneur fait mourir et fait vivre, il fait descendre au shéol et en remonter " 1S 2,6. Il est seul à pouvoir dire : " C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre " Dt 32,39. Dieu n'exerce pas ce pouvoir de manière arbitraire et tyrannique, mais comme une prévenance et une sollicitude aimantes à l'égard de ses créatures. S'il est vrai que la vie de l'homme est dans les mains de Dieu, il n'en est pas moins vrai que ce sont des mains pleines de tendresse, comme celles d'une mère qui accueille, qui nourrit et qui prend soin de son enfant : " Je tiens mon âme égale et silencieuse ; mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère " Ps 131,2 Is 49,15 Is 66,12-13 Os 11,4. Ainsi, dans l'histoire des peuples et dans la condition des individus, Israël ne voit pas la conséquence d'un pur hasard ou d'un destin aveugle, mais le résultat d'un dessein d'amour par lequel Dieu reprend toutes les potentialités de la vie et s'oppose aux forces de mort qui naissent du péché : " Dieu n'a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l'être " Sg 1,13-14.
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La vie étant sacrée, elle est dotée d'une inviolabilité inscrite depuis les origines dans le coeur de l'homme, dans sa conscience. La question " qu'as-tu fait ? " Gn 4,10, posée par Dieu à Caïn après qu'il a tué son frère Abel, traduit l'expérience de tout homme: au plus profond de sa conscience, il lui est toujours rappelé l'inviolabilité de la vie - de sa vie et de celle des autres -, en tant que réalité qui ne lui appartient pas, parce qu'elle est propriété et don de Dieu son Créateur et Père. Le commandement relatif à l'inviolabilité de la vie humaine retentit au centre des " dix paroles " lors de l'alliance au Sinaï Ex 34,28. Il interdit d'abord l'homicide : " Tu ne tueras pas " Ex 20,13 ; " tu ne feras pas mourir l'innocent et le juste " Ex 23,7, mais il interdit aussi - comme l'expliquera par la suite la législation d'Israël - toute blessure infligée à autrui Ex 21,12-27. Certes, il faut reconnaître que l'attention portée dans l'Ancien Testament à la valeur de la vie, bien que nettement affirmée, n'atteint pas encore la finesse du Discours sur la Montagne, comme on le voit dans certains aspects de la législation pénale alors en vigueur, qui prévoyait de lourdes peines corporelles et même la peine de mort. Mais le message d'ensemble, qu'il appartiendra au Nouveau Testament de porter à sa perfection, est un appel pressant à respecter l'inviolabilité de la vie physique et l'intégrité de la personne ; il culmine dans le commandement positif qui oblige à prendre en charge son prochain comme soi-même : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même " Lv 19,18.
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Le commandement " tu ne tueras pas " , inclus et approfondi dans le commandement positif de l'amour du prochain, est réaffirmé dans toute sa force par le Seigneur Jésus. Au jeune homme riche qui lui demande : " Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? " , Jésus répond : " Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " Mt 19,16-17. Et il cite, comme le premier d'entre eux, le commandement : " Tu ne tueras pas " Mt 19,18. Dans le Discours sur la Montagne, Jésus demande aux disciples une justice supérieure à celle des scribes et des pharisiens dans tous les domaines, y compris celui du respect de la vie : " Vous avez entendu qu'il a été dit aux ancêtres : Tu ne tueras pas ; et si quelqu'un tue, il en répondra au tribunal. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal " Mt 5,21-22. Par ses paroles et par ses gestes, Jésus explique ensuite les exigences positives du commandement sur l'inviolabilité de la vie. Elles étaient déjà présentes dans l'Ancien Testament, où la législation prenait soin de protéger et de sauvegarder les personnes dont la vie était faible et menacée : l'étranger, la veuve, l'orphelin, le malade, le pauvre en général, la vie même avant la naissance Ex 21,22 Ex 22,20-26. Avec Jésus, ces exigences positives prennent une force et un élan nouveaux et elles se manifestent dans toute leur ampleur et toute leur profondeur : elles vont de la nécessité de prendre soin de la vie du frère (l'homme de la même famille, appartenant au même peuple, l'étranger qui habite la terre d'Israël) à la prise en charge de l'étranger, jusqu'à l'amour de l'ennemi. L'étranger n'est plus un étranger pour celui qui doit se rendre proche de quiconque est dans le besoin jusqu'à se sentir responsable de sa vie, comme l'enseigne de manière éloquente et vive la parabole du bon Samaritain Lc 10,25-37. Même l'ennemi cesse d'être un ennemi pour celui qui est tenu de l'aimer Mt 5,38-48 Lc 6,27-35 et de lui " faire du bien " Lc 6,27 Lc 6,33 Lc 6,35, en se portant au-devant de ses besoins vitaux avec empressement et sens de la gratuité Lc 6,34-35. Cet amour culmine dans la prière pour l'ennemi, qui nous met en accord avec l'amour bienveillant de Dieu : " Moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes " Mt 5,44-45 Lc 6,28 Lc 6,35. Ainsi le commandement de Dieu qui porte sur la protection de la vie de l'homme arrive à son niveau le plus profond dans l'exigence de vénération et d'amour pour toute personne et pour sa vie. Tel est l'enseignement que l'apôtre Paul, en écho aux paroles de Jésus Mt 19,17-18, adresse aux chrétiens de Rome : " Les préceptes : Tu ne commettras pas d'adultère, Tu ne tueras pas, Tu ne voleras pas, Tu ne convoiteras pas et tous les autres se résument en cette formule : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. La charité ne fait point de tort au prochain. La charité est donc la Loi dans sa plénitude " Rm 13,9-10.
1995 Evangelium Vitae 28