1995 Evangelium Vitae 41
(Gn 1,28)42
Défendre et promouvoir la vie, la vénérer et l'aimer, c'est là une tâche que Dieu confie à tout homme, en l'appelant, lui son image vivante, à participer à la seigneurie qu'Il a sur le monde:
Dieu les bénit et leur dit : " Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tout être vivant qui rampe sur la terre " " Gn 1,28. Le texte biblique met en lumière l'ampleur et la profondeur de la seigneurie que Dieu donne à l'homme. Il s'agit avant tout de la domination sur la terre et sur tout être vivant, comme le rappelle le livre de la Sagesse : " Dieu des Pères et Seigneur de miséricorde, par ta Sagesse, tu as formé l'homme pour dominer sur les créatures que tu as faites, pour régir le monde en sainteté et justice " Gn 9,1-3. Le Psalmiste, lui aussi, exalte la domination de l'homme comme signe de la gloire et de l'honneur reçus du Créateur ; " Tu l'établis sur les oeuvres de tes mains, tu mets toute chose à ses pieds : les troupeaux de boeufs et de brebis, et même les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, tout ce qui va son chemin dans les eaux " Ps 8,7-9. Appelé à cultiver et à garder le jardin du monde Gn 2,15, l'homme a une responsabilité propre à l'égard du milieu de vie, c'est-à-dire de la création que Dieu a placée au service de la dignité personnelle de l'homme, de sa vie, et cela, non seulement pour le présent, mais aussi pour les générations futures. C'est la question de l'écologie - depuis la préservation des " habitats " naturels des différentes espèces d'animaux et des diverses formes de vie jusqu'à l' " écologie humaine " proprement dite (28) -, qui trouve dans cette page biblique une claire et forte inspiration éthique pour que les solutions soient respectueuses du grand bien qu'est la vie, toute vie. En réalité, " la domination accordée par le Créateur à l'homme n'est pas un pouvoir absolu, et l'on ne peut parler de liberté " d'user et d'abuser " , ou de disposer des choses comme on l'entend. La limitation imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement par l'interdiction de " manger le fruit de l'arbre " Gn 2,16-17, montre avec suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi morales, que l'on ne peut transgresser impunément " (29).
(28) Cf. CA 38 (1 er mai 1991) : AAS 83 (1991), pp. 840-841.
(29) Cf. SRS 34 (30 décembre 1987): AAS 80 (1988), p. 560.
43
Une certaine participation de l'homme à la seigneurie de Dieu est aussi manifeste du fait de la responsabilité spécifique qui lui est confiée à l'égard de la vie humaine proprement dite. C'est une responsabilité qui atteint son sommet lorsque l'homme et la femme, dans le mariage, donnent la vie par la génération, comme le rappelle le Concile Vatican II : " Dieu lui-même, qui a dit " Il n'est pas bon que l'homme soit seul " Gn 2,18 et qui, dès l'origine, a fait l'être humain homme et femme Mt 19,4, a voulu lui donner une participation spéciale dans son oeuvre créatrice ; aussi a-t-il béni l'homme et la femme, disant : " Soyez féconds et multipliez-vous " Gn 1,28 " (30).En parlant d' " une participation spéciale " de l'homme et de la femme à l' " oeuvre créatrice " de Dieu, le Concile veut souligner qu'engendrer un enfant est un événement profondément humain et hautement religieux, car il engage les conjoints, devenus " une seule chair " Gn 2,24, et simultanément Dieu lui-même, qui se rend présent. Comme je l'ai écrit dans la Lettre aux Familles, " quand, de l'union conjugale des deux, naît un nouvel homme, il apporte avec lui au monde une image et une ressemblance particulières avec Dieu lui-même : dans la biologie de la génération est inscrite la généalogie de la personne. En affirmant que les époux, en tant que parents, sont des coopérateurs de Dieu Créateur dans la conception et la génération d'un nouvel être humain, nous ne nous référons pas seulement aux lois de la biologie ; nous entendons plutôt souligner que, dans la paternité et la maternité humaines, Dieu lui-même est présent selon un mode différent de ce qui advient dans toute autre génération " sur la terre " . En effet, c'est de Dieu seul que peut provenir cette " image " , cette " ressemblance " qui est propre à l'être humain, comme cela s'est produit dans la création. La génération est la continuation de la création " (31). C'est ce qu'enseigne, dans un langage direct et parlant, le texte sacré qui rapporte le cri de joie de la première femme, " la mère de tous les vivants " Gn 3,20. Consciente de l'intervention de Dieu, Ève s'écrie: " J'ai acquis un homme de par le Seigneur " Gn 4,1. Dans la génération, quand la vie est communiquée des parents à l'enfant, se transmet donc, grâce à la création de l'âme immortelle (32), l'image, la ressemblance de Dieu lui-même. C'est dans ce sens que s'exprime le début du " livre de la généalogie d'Adam " : " Le jour où Dieu créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu. Homme et femme il les créa, il les bénit et leur donna le nom d' " Homme " , le jour où ils furent créés. Quand Adam eut cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, comme son image, et il lui donna le nom de Seth " Gn 5,1-3. C'est précisément dans ce rôle de collaborateurs de Dieu qui transmet son image à la nouvelle créature que réside la grandeur des époux disposés " à coopérer à l'amour du Créateur et du Sauveur qui, par eux, veut sans cesse agrandir et enrichir sa propre famille " (33). Dans cette perspective, l'évêque Amphiloque exaltait le " mariage qui a du prix, qui est au-dessus de tout don terrestre " parce qu'il est comme " un créateur d'humanité, comme un peintre de l'image divine " (34). Ainsi, l'homme et la femme unis par les liens du mariage sont associés à une oeuvre divine : par l'acte de la génération, le don de Dieu est accueilli et une nouvelle vie s'ouvre à l'avenir. Mais, au-delà de la mission spécifique des parents, la tâche d'accueillir et de servir la vie concerne tout le monde et doit se manifester surtout à l'égard de la vie qui se trouve dans des conditions de plus grande faiblesse. Le Christ lui-même nous le rappelle quand il demande d'être aimé et servi dans ses frères éprouvés par quelque souffrance que ce soit : ceux qui sont affamés, assoiffés, étrangers, nus, malades, emprisonnés. Ce qui est fait à chacun d'eux est fait au Christ lui-même Mt 25,31-46.
(30) GS 50.
(31) Lettre aux Familles Gratissimam sane (2 février 1994), n. 9: AAS 86 (1994), p. 878; cf. Pie XII, Humani generis (12 août 1950) : AAS 42 (1950), p. 574.
(32)"Animas enim a Deo immediate creari catholica fides nos retinere iubet": Pie XII, Encycl. Humani generis (12 août 1950): AAS 42 (1950), p. 575.
(33) GS 50; cf. FC 28 (22 novembre 1981): AAS 74 (1982), p. 114.
(34) Homélies, II, 1 : CCSG 3, p. 39.
(Ps 139,13)44
La vie humaine connaît une situation de grande précarité quand elle entre dans le monde et quand elle sort du temps pour aborder l'éternité. La Parole de Dieu ne manque pas d'invitations à apporter soins et respect à la vie, surtout à l'égard de celle qui est marquée par la maladie ou la vieillesse. S'il n'y a pas d'invitations directes et explicites à sauvegarder la vie humaine à son origine, en particulier la vie non encore née, comme aussi la vie proche de sa fin, cela s'explique facilement par le fait que même la seule possibilité d'offenser, d'attaquer ou, pire, de nier la vie dans de telles conditions est étrangère aux perspectives religieuses et culturelles du peuple de Dieu. Dans l'Ancien Testament, on craint la stérilité comme une malédiction, tandis que l'on ressent comme une bénédiction le fait d'avoir beaucoup d'enfants : " Des fils, voilà ce que donne le Seigneur, des enfants, la récompense qu'il accorde " Ps 127,3 Ps 128,3-4. Dans cette conviction entre en jeu aussi la conscience qu'a Israël d'être le peuple de l'Alliance, appelé à se multiplier selon la promesse faite à Abraham : " Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux les dénombrer. Telle sera ta postérité " Gn 15,5. Mais ce qui compte surtout, c'est la certitude que la vie transmise par les parents a son origine en Dieu, comme l'attestent les nombreuses pages bibliques qui parlent avec respect et amour de la conception, de la formation de la vie dans le sein maternel, de la naissance et du lien étroit qu'il y a entre le moment initial de l'existence et l'action de Dieu Créateur. " Avant même de te former au ventre maternel, je t'ai connu ; avant même que tu sois sorti du sein, je t'ai consacré " Jr 1,5 : l'existence de tout individu, dès son origine, est dans le plan de Dieu. Job, du fond de sa souffrance, s'attarde à contempler l'oeuvre de Dieu dans la manière miraculeuse dont son corps a été formé dans le sein de sa mère ; il en retire un motif de confiance et il exprime la certitude d'un projet divin sur sa vie : " Tes mains m'ont façonné, créé ; puis, te ravisant, tu voudrais me détruire ! Souviens-toi : tu m'as fait comme on pétrit l'argile et tu me renverras à la poussière. Ne m'as- tu pas coulé comme du lait et fait cailler comme du laitage, vêtu de peau et de chair, tissé en os et en nerfs ? Puis tu m'as gratifié de la vie et tu veillais avec sollicitude sur mon souffle " Jb 10,8-12. Des accents d'émerveillement et d'adoration pour l'intervention de Dieu sur la vie en formation dans le sein maternel se font entendre également dans les Psaumes (35). Comment imaginer qu'un seul instant de ce merveilleux processus de l'apparition de la vie puisse être soustrait à l'action sage et aimante du Créateur et laissé à la merci de l'arbitraire de l'homme ? Ce n'est certes pas ce que pense la mère des sept frères qui professe sa foi en Dieu, principe et garant de la vie dès sa conception, et en même temps fondement de l'espérance de la vie nouvelle au-delà de la mort : " Je ne sais comment vous êtes apparus dans mes entrailles ; ce n'est pas moi qui vous ai gratifiés de l'esprit et de la vie ; ce n'est pas moi qui ai organisé les éléments qui composent chacun de vous. Aussi bien le Créateur du monde, qui a formé le genre humain et qui est à l'origine de toute chose, vous rendra- t-il, dans sa miséricorde, et l'esprit et la vie, parce que vous vous méprisez maintenant vous- mêmes pour l'amour de ses lois " 2M 7,22-23.
(35) Voir, par exemple, Ps 22,10-11 Ps 71,6 Ps 139,13-14.
45
La révélation du Nouveau Testament confirme la reconnaissance incontestée de la valeur de la vie depuis son commencement. Les paroles par lesquelles Elisabeth exprime sa joie d'être enceinte manifestent l'exaltation de la fécondité et l'attente empressée de la vie : " Le Seigneur a daigné mettre fin à ce qui faisait ma honte " Lc 1,25. Mais la valeur de la personne dès sa conception est célébrée plus encore dans la rencontre entre la Vierge Marie et Elisabeth, et entre les deux enfants qu'elles portent en elles. Ce sont précisément eux, les enfants, qui révèlent l'avènement de l'ère messianique : dans leur rencontre, la force rédemptrice de la présence du Fils de Dieu parmi les hommes commence à agir. " Aussitôt - écrit saint Ambroise - se font sentir les bienfaits de l'arrivée de Marie et de la présence du Seigneur. Elisabeth fut la première à entendre la parole, mais Jean fut le premier à ressentir la grâce : la mère a entendu selon l'ordre de la nature, l'enfant a tressailli en raison du mystère ; elle a constaté l'arrivée de Marie, lui, celle du Seigneur ; la femme, l'arrivée de la femme, l'enfant, celle de l'Enfant. Les deux femmes échangent des paroles de grâce, les deux enfants agissent au-dedans d'elles et commencent à réaliser le mystère de la miséricorde en y faisant progresser leurs mères ; enfin, par un double miracle, les deux mères prophétisent sous l'inspiration de leurs enfants. L'enfant a exulté, la mère fut remplie de l'Esprit Saint. La mère n'a pas été remplie de l'Esprit Saint avant son fils, mais lorsque le fils fut rempli de l'Esprit Saint, il en combla aussi sa mère " (36).
(36) Expositio Evangelii secundum Lucam, II, 22-23 : CCL 14, 40- 41; SC 45, p. 82.
(Ps 116,10)46
En ce qui concerne les derniers instants de l'existence, il serait anachronique d'attendre de la Révélation biblique une mention explicite de la problématique actuelle du respect des personnes âgées ou malades, ni une condamnation explicite des tentatives visant à anticiper par la violence la fin de la vie ; nous sommes là, en effet, dans un contexte culturel et religieux qui, loin d'être exposé à de semblables tentations, reconnaît dans la personne âgée, avec sa sagesse et son expérience, une richesse irremplaçable pour la famille et pour la société. La vieillesse jouit de prestige et elle est entourée de vénération 2M 6,23. Et le juste ne demande pas d'être privé de la vieillesse ni de son fardeau ; au contraire, il prie ainsi : " Seigneur mon Dieu, tu es mon espérance, mon appui dès ma jeunesse. Aux jours de la vieillesse et des cheveux blancs, ne m'abandonne pas, ô mon Dieu ; et je dirai aux hommes de ce temps ta puissance, à tous ceux qui viendront, tes exploits " Ps 71,5 Ps 71,18. L'idéal du temps messianique est proposé comme celui où il n'y aura plus " d'homme qui ne parvienne pas au bout de sa vieillesse " Is 65,20. Mais, dans la vieillesse, comment faire face au déclin inévitable de la vie ? Comment se comporter devant la mort ? Le croyant sait que sa vie est dans les mains de Dieu : " Seigneur, de toi dépend mon sort " Ps 16,5, et il accepte aussi de lui la mort : " C'est la loi que le Seigneur a portée sur toute chair, pourquoi se révolter contre le bon plaisir du Très-Haut ? " Si 41,4. Pas plus que de la vie, l'homme n'est le maître de la mort ; dans sa vie comme dans sa mort, il doit s'en remettre totalement au " bon plaisir du Très-Haut " , à son dessein d'amour. Quand il est atteint par la maladie également, l'homme est appelé à s'en remettre de la même manière au Seigneur et à renouveler sa confiance fondamentale en lui, qui " guérit de toute maladie " Ps 103,3. Lorsque toute perspective de santé semble se fermer devant l'homme - au point de l'amener à s'écrier : " Mes jours sont comme l'ombre qui décline, et moi, comme l'herbe, je sèche " Ps 102,12 -, même alors, le croyant est animé par une foi inébranlable en la puissance vivifiante de Dieu. La maladie ne l'incite pas au désespoir ni à la recherche de la mort, mais à l'invocation pleine d'espérance : " Je crois, lors même que je dis : " Je suis trop malheureux " " Ps 116,10 ; " Quand j'ai crié vers toi, Seigneur, mon Dieu, tu m'as guéri ; Seigneur, tu m'as fait remonter de l'abîme et revivre quand je descendais à la fosse " Ps 30,3-4.
47
. La mission de Jésus, avec les nombreuses guérisons opérées, montre que Dieu a aussi à coeur la vie corporelle de l'homme. " Médecin du corps et de l'esprit " (37), Jésus est envoyé par le Père pour porter la bonne nouvelle aux pauvres et panser les coeurs meurtris Lc 4,18 Is 61,1. Envoyant à son tour ses disciples à travers le monde, il leur confie une mission dans laquelle la guérison des malades s'accompagne de l'annonce de l'Evangile : " Chemin faisant, proclamez que le Royaume des Cieux est tout proche. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons " Mt 10,7-8 Mc 6,13 Mc 16,18. Certes, la vie du corps dans sa condition terrestre n'est pas un absolu pour le croyant : il peut lui être demandé de l'abandonner pour un bien supérieur ; comme le dit Jésus, " qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Evangile la sauvera " Mc 8,35. Il y a à ce sujet un certain nombre de témoignages dans le Nouveau Testament. Jésus n'hésite pas à se sacrifier lui- même et il fait librement de sa vie une offrande à son Père Jn 10,17 et à ses amis Jn 10,15. La mort de Jean Baptiste, précurseur du Sauveur, atteste aussi que l'existence terrestre n'est pas le bien absolu: a fidélité à la parole du Seigneur est plus importante encore, même si elle peut mettre la vie en jeu Mc 6,17-29. Et Etienne, alors qu'on lui enlève la vie temporelle parce qu'il était un témoin fidèle de la Résurrection du Seigneur, suit les traces du Maître et répond par des mots de pardon à ceux qui le lapident Ac 7,59-60, ouvrant ainsi la voie à l'innombrable cohorte des martyrs vénérés par l'Eglise dès ses origines. Toutefois, personne ne peut choisir arbitrairement de vivre ou de mourir ; ce choix, en effet, seul le Créateur en est le maître absolu, lui en qui " nous avons la vie, le mouvement et l'être " Ac 17,28.
(37) S. Ignace d'Antioche, Lettre aux Ephésiens 7, 2 : SC 10, p. 65.
(Ba 4,1)48
La vie porte sa vérité inscrite de manière indélébile en elle. En accueillant le don de Dieu, l'homme doit s'engager à maintenir la vie dans cette vérité qui lui est essentielle. S'en écarter équivaut à se condamner soi-même au non-sens et au malheur, avec pour conséquence de pouvoir devenir aussi une menace pour l'existence d'autrui par suite de la rupture des barrières qui garantissent le respect et la défense de la vie, dans toute situation. La vérité de la vie est révélée par le commandement de Dieu. La parole du Seigneur indique concrètement la direction que la vie doit suivre pour pouvoir respecter sa vérité et sauvegarder sa dignité. Ce n'est pas seulement le commandement spécifique " tu ne tueras pas " Ex 20,13 Dt 5,17 qui assure la protection de la vie : la Loi du Seigneur est tout entière au service de cette protection parce qu'elle révèle la vérité dans laquelle la vie trouve son sens plénier. Il n'est donc pas étonnant que l'Alliance de Dieu avec son peuple soit aussi fortement liée à la perspective de la vie, même dans sa composante corporelle. Le commandement est présenté en elle comme le chemin de la vie : " Vois, je te propose aujourd'hui vie et bonheur, mort et malheur. Si tu écoutes les commandements du Seigneur ton Dieu que je te prescris aujourd'hui, et que tu aimes le Seigneur ton Dieu, que tu marches dans ses voies, que tu gardes ses commandements, ses lois et ses coutumes, tu vivras et tu multiplieras, le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays où tu entres pour en prendre possession" Dt 30,15-16. Il s'agit ici non seulement de la terre de Canaan et de l'existence du peuple d'Israël, mais du monde d'aujourd'hui et à venir, et de l'existence de toute l'humanité. En effet, il n'est absolument pas possible que la vie reste authentique et plénière si elle se détache du bien ; et le bien, à son tour, est fondamentalement lié aux commandements du Seigneur, c'est-à-dire à " la loi de la vie " Si 17,11. Le bien à accomplir ne se surajoute pas à la vie comme un poids qui l'accable, car la raison même de la vie est précisément le bien, et la vie ne s'édifie que par l'accomplissement du bien. C'est donc l'ensemble de la Loi qui sauvegarde pleinement la vie de l'homme. Cela explique qu'il est difficile de rester fidèle au " tu ne tueras pas " quand on n'observe pas les autres " paroles de vie " Ac 7,38 auxquelles ce commandement est connexe. En dehors de cette perspective, le commandement finit par devenir une simple obligation extrinsèque, dont on voudra voir bien vite les limites et à laquelle on cherchera des atténuations ou des exceptions. Ce n'est que si l'on s'ouvre à la plénitude de la vérité sur Dieu, sur l'homme et sur l'histoire que l'expression " tu ne tueras pas " brille à nouveau comme un bien pour l'homme dans toutes ses dimensions et ses relations. Dans cette perspective, nous pouvons saisir la plénitude de vérité contenue dans le passage du Livre du Deutéronome repris par Jésus quand il répond à la première tentation : " L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur " Dt 8,3 Mt 4,4. C'est en écoutant la parole du Seigneur que l'homme peut vivre en toute dignité et justice ; c'est en observant la Loi de Dieu que l'homme peut porter des fruits de vie et de bonheur " Quiconque la garde vivra, quiconque l'abandonne mourra " Ba 4,1.
49
L'histoire d'Israël montre qu'il est difficile de rester fidèle à la loi de la vie, que Dieu a inscrite au coeur de l'homme et qu'il a donnée sur le Sinaï au peuple de l'Alliance. Face à la recherche de projets de vie autres que le plan de Dieu, les Prophètes, en particulier, rappellent avec force que seul le Seigneur est la source authentique de la vie. Jérémie écrit : " Mon peuple a commis deux crimes : ils m'ont abandonné, moi la source d'eau vive, pour se creuser des citernes, citernes lézardées qui ne tiennent pas l'eau " Jr 2,13. Les Prophètes pointent un doigt accusateur sur ceux qui méprisent la vie et violent les droits de la personne : " Ils écrasent la tête des faibles sur la poussière de la terre " Am 2,7 ; " Ils ont rempli ce lieu du sang des innocents " Jr 19,4. Et, parmi eux, le prophète Ezéchiel stigmatise plus d'une fois la ville de Jérusalem, l'appelant " ville sanguinaire " Ez 22,2 Ez 24,6 Ez 24,9, " ville qui répands le sang au milieu de toi " Ez 22,3. Mais, tout en dénonçant les atteintes à la vie, les Prophètes ont surtout l'intention de susciter l'attente d'un nouveau principe de vie apte à fonder des rapports renouvelés de l'homme avec Dieu et avec ses frères, ouvrant des possibilités inouïes et extraordinaires pour comprendre et mettre en oeuvre toutes les exigences que comporte l'Evangile de la vie. Cela ne sera possible que grâce au don de Dieu, qui purifie et renouvelle : " Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures et de toutes vos ordures je vous purifierai. Et je vous donnerai un coeur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau " Ez 36,25-26 Jr 31,31-34. Grâce à ce " coeur nouveau " , on peut comprendre et réaliser le sens le plus vrai et le plus profond de la vie : être un don qui s'accomplit dans le don de soi. Tel est, sur la valeur de la vie, le lumineux message qui nous vient de la figure du Serviteur du Seigneur : " S'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours. À la suite de l'épreuve endurée par son âme, il verra la lumière " Is 53,10-11. La Loi s'accomplit dans l'histoire de Jésus de Nazareth, et le coeur nouveau est donné par son Esprit. En effet, Jésus ne renie pas la Loi mais il l'accomplit Mt 5,17 : la Loi et les Prophètes se résument dans la règle d'or de l'amour mutuel Mt 7,12. En Jésus, la Loi devient définitivement " évangile " , bonne nouvelle de la seigneurie de Dieu sur le monde, qui rapporte toute l'existence à ses racines et à ses perspectives originelles. C'est la Loi nouvelle, " la loi de l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus " Rm 8,2, dont l'expression fondamentale, à l'imitation du Seigneur qui donne sa vie pour ses amis Jn 15,13, est le don de soi dans l'amour pour les frères : " Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères " 1Jn 3,14. C'est une loi de liberté, de joie et de béatitude.
50
Au terme de ce chapitre, dans lequel nous avons médité le message chrétien sur la vie, je voudrais m'attarder avec chacun de vous à contempler Celui qu'ils ont transpercé et qui attire à lui tous les hommes Jn 19,37 Jn 12,32. En regardant " le spectacle " de la Croix Lc 23,48, nous pourrons découvrir dans cet arbre glorieux l'accomplissement et la pleine révélation de tout l'Evangile de la vie. Aux premières heures du vendredi saint après-midi, " le soleil s'éclipsant, l'obscurité se fit sur la terre entière. Le voile du Sanctuaire se déchira par le milieu " Lc 23,44-45. C'est le symbole d'un grand bouleversement cosmique et d'une lutte effroyable entre les forces du bien et les forces du mal, entre la vie et la mort. Nous aussi, aujourd'hui, nous nous trouvons au milieu d'une lutte dramatique entre la " culture de mort " et la " culture de vie " . Mais la splendeur de la Croix n'est pas voilée par cette obscurité ; la Croix se détache même encore plus nettement et plus clairement, et elle apparaît comme le centre, le sens et la fin de toute l'histoire et de toute vie humaine. Jésus est cloué à la Croix et il est élevé de terre. Il vit le moment de son " impuissance " la plus grande et sa vie semble totalement exposée aux moqueries de ses adversaires et livrée aux mains de ses bourreaux : il est raillé, tourné en dérision, outragé Mc 15,24-36. Et pourtant, devant tout cela et " voyant qu'il avait ainsi expiré " , le centurion romain s'écrie : " Vraiment cet homme était fils de Dieu " Mc 15,39. Ainsi se révèle, au temps de son extrême faiblesse, l'identité du Fils de Dieu : sa gloire se manifeste sur la Croix ! Par sa mort, Jésus éclaire le sens de la vie et de la mort de tout être humain. Avant de mourir, Jésus prie son Père, implorant le pardon pour ses persécuteurs Lc 23,34, et, au malfaiteur qui lui demande de se souvenir de lui dans son royaume, il répond : " En vérité, je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis " Lc 23,43. Après sa mort, " les tombeaux s'ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent " Mt 27,52. Le salut opéré par Jésus est un don de vie et de résurrection. Au cours de son existence, Jésus avait aussi apporté le salut en guérissant, et en faisant du bien à tous Ac 10,38. Mais les miracles, les guérisons et les résurrections elles-mêmes étaient des signes d'un autre salut, qui consiste à pardonner les péchés, c'est-à-dire à libérer l'homme de sa maladie la plus profonde et à l'élever à la vie même de Dieu. Sur la Croix se renouvelle et se réalise, avec une perfection pleine et définitive, le prodige du serpent élevé par Moïse dans le désert Jn 3,14-15 Nb 21,8-9. Aujourd'hui encore, en tournant son regard vers Celui qui a été transpercé, tout homme menacé dans son existence trouve la ferme espérance d'obtenir sa libération et sa rédemption.
51
Mais il y a encore un autre événement précis qui attire mon regard et suscite mon ardente méditation : " Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : " Tout est achevé " et, inclinant la tête, il remit l'esprit " Jn 19,30. Et le soldat romain, " de sa lance, lui perça le côté, et il en sortit aussitôt du sang et de l'eau " Jn 19,34. Tout est désormais arrivé à son plein accomplissement. L'expression " remit l'esprit " décrit la mort de Jésus, semblable à celle de tout autre être humain, mais elle semble faire également allusion au " don de l'Esprit " par lequel il nous rachète de la mort et nous ouvre à une vie nouvelle. C'est à la vie même de Dieu qu'il est donné à l'homme de participer. C'est la vie qui, par les sacrements de l'Eglise - dont le sang et l'eau sortis du côté du Christ sont le symbole -, est continuellement communiquée aux fils de Dieu, qui deviennent ainsi le peuple de la Nouvelle Alliance. De la Croix, source de vie, naît et se répand le " peuple de la vie " . La contemplation de la Croix nous conduit ainsi jusqu'aux racines les plus profondes de ce qui est advenu. Jésus, qui avait dit en entrant dans le monde : " Voici, je viens pour faire, ô Dieu, ta volonté " He 10,9, voulut obéir en toute chose à son Père et, " ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à la fin " Jn 13,1, en se donnant totalement lui-même pour eux. Lui qui n'était pas " venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude " Mc 10,45, il atteint sur la Croix le sommet de l'amour : " Nul n'a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis " Jn 15,13. Et lui-même est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs Rm 5,8. De cette façon, il proclame que la vie atteint son centre, son sens et sa plénitude quand elle est donnée. Ici, la méditation se fait louange et action de grâce, et en même temps elle nous incite à imiter Jésus et à suivre ses traces 1P 2,21. Nous sommes, nous aussi, appelés à donner notre vie pour nos frères, réalisant ainsi dans la plénitude de la vérité le sens et le destin de notre existence. Nous pourrons le faire car toi, Seigneur, tu nous as donné l'exemple et tu nous as communiqué la force de ton Esprit. Nous pourrons le faire si, chaque jour, avec toi et comme toi, nous obéissons au Père et nous faisons sa volonté. Accorde-nous donc d'écouter avec un coeur docile et généreux toute parole qui sort de la bouche de Dieu; nous apprendrons ainsi non seulement à ne pas tuer la vie de l'homme mais à la vénérer, à l'aimer et à la favoriser.
(Mt 19,17)52
" Et voici qu'un homme s'approcha et lui dit: " Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? " " Mt 19,16. Jésus répondit : " Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " Mt 19,17. Le Maître parle de la vie éternelle, c'est-à-dire de la participation à la vie même de Dieu. On parvient à cette vie par l'observance des commandements du Seigneur, y compris donc du commandement " tu ne tueras pas " . C'est précisément le premier précepte du Décalogue que Jésus rappelle au jeune homme qui lui demande quels commandements il doit observer : " Jésus reprit : " Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, Tu ne voleras pas " " Mt 19,18. Le commandement de Dieu n'est jamais séparé de l'amour de Dieu : il est toujours un don pour la croissance et pour la joie de l'homme. Comme tel, il constitue un aspect essentiel et un élément de l'Evangile auquel on ne peut renoncer ; plus encore, il se présente comme " évangile " , c'est-à-dire comme bonne et joyeuse nouvelle. L'Evangile de la vie est aussi un grand don de Dieu et en même temps un devoir qui engage l'homme. Il suscite étonnement et gratitude chez la personne libre et il demande à être accueilli, gardé et mis en valeur avec un sens aigu de la responsabilité : en lui donnant la vie, Dieu exige de l'homme qu'il la respecte, qu'il l'aime et qu'il la promeuve. De cette manière, le don se fait commandement et le commandement est lui-même un don. Image vivante de Dieu, l'homme est voulu par son Créateur comme roi et seigneur. " Dieu a fait l'homme - écrit saint Grégoire de Nysse - de telle sorte qu'il soit apte au pouvoir royal sur la terre. L'homme a été créé à l'image de Celui qui gouverne l'univers. Tout manifeste que, depuis l'origine, sa nature est marquée par la royauté. L'homme est aussi roi. Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi universel, a été faite comme une image vivante qui participe à l'archétype par la dignité " (38). Appelé à être fécond et à se multiplier, à soumettre la terre et à dominer les autres créatures Gn 1,28, l'homme est roi et seigneur non seulement des choses, mais aussi et avant tout de lui-même (39), et d'une certaine manière, de la vie qui lui est donnée et qu'il peut transmettre par l'acte de génération, accompli dans l'amour et dans le respect du dessein de Dieu. Cependant, sa seigneurie n'est pas absolue, mais c'est un ministère ; elle est le reflet véritable de la seigneurie unique et infinie de Dieu. De ce fait, l'homme doit la vivre avec sagesse et amour, participant à la sagesse et à l'amour incommensurables de Dieu. Et cela se réalise par l'obéissance à sa Loi sainte, une obéissance libre et joyeuse Ps 119, qui naît et se nourrit de la conscience que les préceptes du Seigneur sont un don de la grâce, qu'ils sont confiés à l'homme toujours et seulement pour son bien, afin de garder sa dignité personnelle et d'aller à la recherche de la béatitude. De même que face aux choses, plus encore face à la vie, l'homme n'est pas le maître absolu et l'arbitre incontestable, mais - et en cela tient sa grandeur incomparable - il est " ministre du dessein établi par le Créateur " (40). La vie est confiée à l'homme comme un trésor à ne pas dilapider, comme un talent à faire fructifier. L'homme doit en rendre compte à son Seigneur Mt 25,14-30 Lc 19,12-27. " À chacun, je demanderai compte de la vie de son frère " Gn 9,5: a vie humaine est sacrée et inviolable
(38) De hominis opificio, n. 4: PG 44, 136.
(39) Cf. S. Jean Damascène, De fide orthodoxa, 2, 12: PG 94, 920. 922, cité en S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, .
(40) PaulL VI, HV 13 (25 juillet 1968): AAS 60 (1968), p. 489.
53
" La vie humaine est sacrée parce que, dès son origine, elle comporte " l'action créatrice de Dieu " et demeure pour toujours dans une relation spéciale avec le Créateur, son unique fin. Dieu seul est le Maître de la vie de son commencement à son terme : personne, en aucune circonstance, ne peut revendiquer pour soi le droit de détruire directement un être humain innocent " (41). Par ces mots, l'Instruction Donum vitae expose le contenu central de la révélation de Dieu sur le caractère sacré et sur l'inviolabilité de la vie humaine. En effet, la Sainte Ecriture présente à l'homme le précepte " tu ne tueras pas " comme un commandement divin Ex 20,13 Dt 5,17. Ce précepte - comme je l'ai déjà souligné - se trouve dans le Décalogue, au coeur de l'Alliance que le Seigneur conclut avec le peuple élu ; mais il était déjà contenu dans l'alliance originelle de Dieu avec l'humanité après le châtiment purificateur du déluge, provoqué par l'extension du péché et de la violence Gn 9,5-6. Dieu se proclame Seigneur absolu de la vie de l'homme, formé à son image et à sa ressemblance Gn 1,26-28. Par conséquent, la vie humaine présente un caractère sacré et inviolable, dans lequel se reflète l'inviolabilité même du Créateur. C'est pourquoi, Dieu se fera le juge exigeant de toute violation du commandement " tu ne tueras pas " , placé à la base de toute la convivialité de la société. Il est le " goël " , c'est-à-dire le défenseur de l'innocent Gn 4,9-15 Is 41,14 Jr 50,34 Ps 19,15. De cette manière, Dieu montre aussi qu' " il ne prend pas plaisir à la perte des vivants " Sg 1,13. Seul Satan peut s'en réjouir : par son envie, la mort est entrée dans le monde Sg 2,24. Lui, qui est " homicide dès le commencement " , est aussi " menteur et père du mensonge " Jn 8,44 : trompant l'homme, il le conduit jusqu'au péché et à la mort, présentés comme des fins et des fruits de vie.
54
Le précepte " tu ne tueras pas " a explicitement un fort contenu négatif : il indique l'extrême limite qui ne peut jamais être franchie. Mais, implicitement, il pousse à garder une attitude positive de respect absolu de la vie qui amène à la promouvoir et à progresser sur la voie de l'amour qui se donne, qui accueille et qui sert. Déjà, le peuple de l'Alliance, bien qu'avec des lenteurs et des contradictions, a mûri progressivement dans ce sens, se préparant ainsi à la grande déclaration de Jésus : l'amour du prochain est un commandement semblable à celui de l'amour de Dieu ; " À ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes " Mt 22,36-40. " Le précepte tu ne tueras pas et tous les autres - souligne saint Paul - se résument en cette formule : " Tu aimeras ton prochain comme toi- même " Rm 13,9 Ga 5,14. Repris et porté à son achèvement dans la Loi nouvelle, le précepte " tu ne tueras pas " demeure une condition à laquelle on ne peut renoncer pour pouvoir " entrer dans la vie " Mt 19,16-19. Dans cette même perspective, ont aussi un ton péremptoire les paroles de l'apôtre Jean : " Quiconque hait son frère est un homicide ; or vous savez qu'aucun homicide n'a la vie éternelle demeurant en lui " 1Jn 3,15. Depuis ses origines, la Tradition vivante de l'Eglise - comme en témoigne la Didachè, le plus ancien écrit chrétien non biblique - a rappelé de manière catégorique le commandement " tu ne tueras pas " : " Il y a deux voies : l'une de la vie et l'autre de la mort ; mais la différence est grande entre les deux voies. Second commandement de la doctrine : Tu ne tueras pas, tu ne tueras pas l'enfant par avortement et tu ne le feras pas mourir après sa naissance. Voici maintenant la voie de la mort : impitoyable pour le pauvre, indifférent à l'égard de l'affligé, et ignorant leur Créateur, ils font avorter l'oeuvre de Dieu, repoussant l'indigent et accablant l'opprimé ; défenseurs des riches et juges iniques des pauvres, ce sont des pécheurs invétérés. Puissiez-vous mes enfants être à l'écart de tout cela ! " (42). Avançant dans le temps, la Tradition de l'Eglise a toujours enseigné unanimement la valeur absolue et permanente du commandement " tu ne tueras pas " . On sait que, dans les premiers siècles, l'homicide faisait partie des trois péchés les plus graves - avec l'apostasie et l'adultère - et qu'il exigeait une pénitence publique particulièrement pénible et longue, avant que le pardon et la réadmission dans la communion ecclésiale soient accordés à l'auteur repenti d'un homicide.
(41) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Donum vitae (22 février 1987), Introd., Dvitae n5 : AAS 80 (1988), pp. 76-77 ; cf. CEC 2258.
(42) Didachè, I, 1; II, 1-2 ; V, 1 et 3 : SC, 248, pp. 141. 149. 167. 169; cf. Lettre du Pseudo-Barnabé, XIX, 5 : l. c. 90-93.
55
Cela ne doit pas surprendre : tuer l'être humain, dans lequel l'image de Dieu est présente, est un péché d'une particulière gravité. Seul Dieu est maître de la vie. Toutefois, depuis toujours, face aux cas nombreux et souvent dramatiques qui se présentent chez les individus et dans la société, la réflexion des croyants a tenté de parvenir à une compréhension plus complète et plus profonde de ce que le commandement de Dieu interdit et prescrit (43). Il y a des situations dans lesquelles les valeurs proposées par la Loi de Dieu apparaissent sous une forme paradoxale. C'est le cas, par exemple, de la légitime défense, pour laquelle le droit de protéger sa vie et le devoir de ne pas léser celle de l'autre apparaissent concrètement difficiles à concilier. Indubitablement, la valeur intrinsèque de la vie et le devoir de s'aimer soi-même autant que les autres fondent un véritable droit à se défendre soi-même. Ce précepte exigeant de l'amour pour les autres, énoncé dans l'Ancien Testament et confirmé par Jésus, suppose l'amour de soi présenté parallèlement : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même " Mc 12,31. Personne ne pourrait donc renoncer au droit de se défendre par manque d'amour de la vie ou de soi-même, mais seulement en vertu d'un amour héroïque qui approfondit et transfigure l'amour de soi, selon l'esprit des béatitudes évangéliques Mt 5,38-48, dans l'oblation radicale dont le Seigneur Jésus est l'exemple sublime. D'autre part, " la légitime défense peut être non seulement un droit, mais un grave devoir, pour celui qui est responsable de la vie d'autrui, du bien commun de la famille ou de la cité " (44). Il arrive malheureusement que la nécessité de mettre l'agresseur en condition de ne pas nuire comporte parfois sa suppression. Dans une telle hypothèse, l'issue mortelle doit être attribuée à l'agresseur lui-même qui s'y est exposé par son action, même dans le cas où il ne serait pas moralement responsable par défaut d'usage de sa raison (45).
(43) Cf. CEC 2263-2269 ; voir aussi CTR 327-332.
(44) CEC 2265.
(45) Cf. S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, ; S. Alphonse de Liguori, Théologie morale, l. III, tr. 4, c. 1, doute 3.
56
Dans cette perspective, se situe aussi la question de la peine de mort, à propos de laquelle on enregistre, dans l'Eglise comme dans la société civile, une tendance croissante à en réclamer une application très limitée voire même une totale abolition. Il faut replacer ce problème dans le cadre d'une justice pénale qui soit toujours plus conforme à la dignité de l'homme et donc, en dernière analyse, au dessein de Dieu sur l'homme et sur la société. En réalité, la peine que la société inflige " a pour premier effet de compenser le désordre introduit par la faute " (46). Les pouvoirs publics doivent sévir face à la violation des droits personnels et sociaux, à travers l'imposition au coupable d'une expiation adéquate de la faute, condition pour être réadmis à jouir de sa liberté. En ce sens, l'autorité atteint aussi comme objectif de défendre l'ordre public et la sécurité des personnes, non sans apporter au coupable un stimulant et une aide pour se corriger et pour s'amender (47). Précisément pour atteindre toutes ces finalités, il est clair que la mesure et la qualité de la peine doivent être attentivement évaluées et déterminées ; elles ne doivent pas conduire à la mesure extrême de la suppression du coupable, si ce n'est en cas de nécessité absolue, lorsque la défense de la société ne peut être possible autrement. Aujourd'hui, cependant, à la suite d'une organisation toujours plus efficiente de l'institution pénale, ces cas sont désormais assez rares, si non même pratiquement inexistants. Dans tous les cas, le principe indiqué dans le nouveau Catéchisme de l'Eglise catholique demeure valide, principe selon lequel " si les moyens non sanglants suffisent à défendre les vies humaines contre l'agresseur et à protéger l'ordre public et la sécurité des personnes, l'autorité s'en tiendra à ces moyens, parce que ceux- ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne humaine " (48).
(46) CEC 2266.
(47) Cf. ibid.
(48) CEC 2267.
57
Si l'on doit accorder une attention aussi grande au respect de toute vie, même de celle du coupable et de l'injuste agresseur, le commandement " tu ne tueras pas " a une valeur absolue quand il se réfère à la personne innocente. Et ceci d'autant plus qu'il s'agit d'un être humain faible et sans défense, qui ne trouve que dans le caractère absolu du commandement de Dieu une défense radicale face à l'arbitraire et à l'abus de pouvoir d'autrui. En effet, l'inviolabilité absolue de la vie humaine innocente est une vérité morale explicitement enseignée dans la Sainte Ecriture, constamment maintenue dans la Tradition de l'Eglise et unanimement proposée par le Magistère. Cette unanimité est un fruit évident du " sens surnaturel de la foi " qui, suscité et soutenu par l'Esprit Saint, garantit le peuple de Dieu de l'erreur, lorsqu'elle " apporte aux vérités concernant la foi et les moeurs un consentement universel " (49). Devant l'atténuation progressive dans les consciences et dans la société de la perception de l'illicéité morale absolue et grave de la suppression directe de toute vie humaine innocente, spécialement à son commencement ou à son terme, le Magistère de l'Eglise a intensifié ses interventions pour défendre le caractère sacré et inviolable de la vie humaine. Au Magistère pontifical, particulièrement insistant, s'est toujours uni le magistère épiscopal, avec des documents doctrinaux et pastoraux nombreux et importants, soit des Conférences épiscopales, soit d'évêques individuellement, sans oublier l'intervention du Concile Vatican II, forte et incisive dans sa brièveté (50). Par conséquent, avec l'autorité conférée par le Christ à Pierre et à ses Successeurs, en communion avec tous les évêques de l'Eglise catholique, je confirme que tuer directement et volontairement un être humain innocent est toujours gravement immoral. Cette doctrine, fondée sur la loi non écrite que tout homme découvre dans son coeur à la lumière de la raison Rm 2,14-15, est réaffirmée par la Sainte Ecriture, transmise par la Tradition de l'Eglise et enseignée par le Magistère ordinaire et universel (51). La décision délibérée de priver un être humain innocent de sa vie est toujours mauvaise du point de vue moral et ne peut jamais être licite, ni comme fin, ni comme moyen en vue d'une fin bonne. En effet, c'est une grave désobéissance à la loi morale, plus encore à Dieu lui-même, qui en est l'auteur et le garant ; cela contredit les vertus fondamentales de la justice et de la charité. " Rien ni personne ne peut autoriser que l'on donne la mort à un être humain innocent, foetus ou embryon, enfant ou adulte, vieillard, malade incurable ou agonisant. Personne ne peut demander ce geste homicide pour soi ou pour un autre confié à sa responsabilité, ni même y consentir, explicitement ou non. Aucune autorité ne peut légitimement l'imposer, ni même l'autoriser " (52). En ce qui concerne le droit à la vie, tout être humain innocent est absolument égal à tous les autres. Cette égalité est la base de tous les rapports sociaux authentiques qui, pour être vraiment tels, ne peuvent pas ne pas être fondés sur la vérité et sur la justice, reconnaissant et défendant chaque homme et chaque femme comme une personne et non comme une chose dont on peut disposer. Par rapport à la norme morale qui interdit la suppression directe d'un être humain innocent, " il n'y a de privilège ni d'exception pour personne. Que l'on soit le maître du monde ou le dernier des " misérables " sur la face de la terre, cela ne fait aucune différence : devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux " (53).
(49) LG 12.
(50) GS 27.
(51) LG 25.
(52) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Déclaration sur l'euthanasie Iura et bona (5 mai 1980), II : AAS 72 (1980) p. 546.
(53) VS 96 (6 août 1993): AAS 85 (1993) p. 1209.
1995 Evangelium Vitae 41