1995 Evangelium Vitae 94
(Ep 5,8)95
" Conduisez-vous en enfants de lumière. Discernez ce qui plaît au Seigneur, et ne prenez aucune part aux oeuvres stériles des ténèbres " Ep 5,8 Ep 5,10-11. Dans la situation sociale actuelle, marquée par un affrontement dramatique entre la " culture de la vie " et la " culture de la mort " , il faut développer un sens critique aigu, permettant de discerner les vraies valeurs et les besoins authentiques. Il est urgent de se livrer à une mobilisation générale des consciences et à un effort commun d'ordre éthique, pour mettre en oeuvre une grande stratégie pour le service de la vie. Nous devons construire tous ensemble une nouvelle culture de la vie : nouvelle, parce qu'elle sera en mesure d'aborder et de résoudre les problèmes inédits posés aujourd'hui au sujet de la vie de l'homme ; nouvelle, parce qu'elle sera adoptée avec une conviction forte et active par tous les chrétiens ; nouvelle, parce qu'elle sera capable de susciter un débat culturel sérieux et courageux avec tous. L'urgence de ce tournant culturel tient à la situation historique que nous traversons, mais elle provient surtout de la mission même d'évangélisation qui est celle de l'Eglise. En effet, l'Evangile vise à " transformer du dedans, à rendre neuve l'humanité elle-même " (123) ; il est comme le levain qui fait lever toute la pâte Mt 13,33 et, comme tel, il est destiné à imprégner toutes les cultures et à les animer de l'intérieur (124), afin qu'elles expriment la vérité tout entière sur l'homme et sur sa vie. On doit commencer par renouveler la culture de la vie à l'intérieur des communautés chrétiennes elles-mêmes. Les croyants, même ceux qui participent activement à la vie ecclésiale, tombent trop souvent dans une sorte de dissociation entre la foi chrétienne et ses exigences éthiques à l'égard de la vie, en arrivant ainsi au subjectivisme moral et à certains comportements inacceptables. Il faut alors nous interroger, avec beaucoup de lucidité et de courage, sur la nature de la culture de la vie répandue aujourd'hui parmi les chrétiens, les familles, les groupes et les communautés de nos diocèses. Avec la même clarté et la même résolution, nous devons déterminer les actes que nous sommes appelés à accomplir pour servir la vie dans la plénitude de sa vérité. En même temps, il nous faut conduire un débat sérieux et approfondi avec tous, y compris avec les non-croyants, sur les problèmes fondamentaux de la vie humaine, dans les lieux où s'élabore la pensée, comme dans les divers milieux professionnels et là où se déroule l'existence quotidienne de chacun.
(123) Paul VI, Exhort. apost. EN 18 (8 décembre 1975): AAS 68 (1976), p. 17.
(124) Cf. EN 20, p. 18.
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La première action fondamentale à mener pour parvenir à ce tournant culturel est la formation de la conscience morale au sujet de la valeur incommensurable et inviolable de toute vie humaine. Il est d'une suprême importance de redécouvrir le lien inséparable entre la vie et la liberté. Ce sont des biens indissociables : quand l'un de ces biens est lésé, l'autre finit par l'être aussi. Il n'y a pas de liberté véritable là où la vie n'est pas accueillie ni aimée ; et il n'y a pas de vie en plénitude sinon dans la liberté. Ces deux réalités ont enfin un point de référence premier et spécifique qui les relie indissolublement : la vocation à l'amour. Cet amour, comme don total de soi (125), représente le sens le plus authentique de la vie et de la liberté de la personne. Pour la formation de la conscience, la redécouverte du lien constitutif qui unit la liberté à la vérité n'est pas moins déterminante. Comme je l'ai dit bien des fois, séparer radicalement la liberté de la vérité objective empêche d'établir les droits de la personne sur une base rationnelle solide, et cela ouvre dans la société la voie au risque de l'arbitraire ingouvernable des individus ou au totalitarisme mortifère des pouvoirs publics (126). Il est essentiel, ensuite, que l'homme reconnaisse l'évidence originelle de sa condition de créature, qui reçoit de Dieu l'être et la vie comme un don et une tâche : c'est seulement en acceptant sa dépendance première dans l'être que l'homme peut réaliser la plénitude de sa vie et de sa liberté, et en même temps respecter intégralement la vie et la liberté de toute autre personne. On découvre ici surtout que " au centre de toute culture se trouve l'attitude que l'homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de Dieu " (127). Quand Dieu est nié et quand on vit comme s'Il n'existait pas, ou du moins sans tenir compte de ses commandements, on finit vite par nier ou par compromettre la dignité de la personne humaine et l'inviolabilité de sa vie.
(125) Cf. GS 24.
(126) Cf. CA 17 (1 er mai 1991): AAS 83 (1991), p. 814; Encycl. VS 95-101 (6 août 1993): AAS 85 (1993), pp. 1208- 1213.
(127) CA 24 (1 er mai 1991): AAS 83 (1991), p. 822.
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À la formation de la conscience, se rattache étroitement l'action éducative, qui aide l'homme à être toujours plus homme, qui l'introduit toujours plus avant dans la vérité, qui l'oriente vers un respect croissant de la vie, qui le forme à entretenir avec les personnes de justes relations. Il est en particulier nécessaire d'éduquer à la valeur de la vie, en commençant par ses propres racines. Il serait illusoire de penser que l'on puisse construire une vraie culture de la vie humaine sans aider les jeunes à comprendre et à vivre la sexualité, l'amour et toute l'existence, en en reconnaissant le sens réel et l'étroite interdépendance. La sexualité, richesse de toute la personne, " manifeste sa signification intime en portant (la personne) au don de soi dans l'amour " (128). La banalisation de la sexualité figure parmi les principaux facteurs qui sont à l'origine du mépris pour la vie naissante : seul un amour véritable sait préserver la vie. On ne peut donc se dispenser de proposer, surtout aux adolescents et aux jeunes, une authentique éducation à la sexualité et à l'amour, une éducation comprenant la formation à la chasteté, vertu qui favorise la maturité de la personne et la rend capable de respecter le sens " sponsal " du corps. La démarche de l'éducation à la vie comporte la formation des époux à la procréation responsable. Dans sa portée réelle, celle-ci suppose que les époux se soumettent à l'appel du Seigneur et agissent en interprètes fidèles de sa volonté : il en est ainsi quand ils ouvrent généreusement leur famille à de nouvelles vies, demeurant de toute manière dans une attitude d'ouverture et de service à l'égard de la vie, même lorsque, pour des motifs sérieux et dans le respect de la loi morale, les époux choisissent d'éviter une nouvelle grossesse, temporairement ou pour un temps indéterminé. La loi morale les oblige en tout cas à maîtriser les tendances de leurs instincts et de leurs passions et à respecter les lois biologiques inscrites dans leurs personnes. C'est précisément cette attitude qui rend légitime, pour aider l'exercice de la responsabilité dans la procréation, le recours aux méthodes naturelles de régulation de la fertilité: cientifiquement, elles ont été précisées de mieux en mieux et elles offrent des possibilités concrètes pour des choix qui soient en harmonie avec les valeurs morales. Une observation honnête des résultats obtenus devrait faire tomber les préjugés encore trop répandus et convaincre les époux, de même que le personnel de santé et les services sociaux, de l'importance d'une formation adéquate dans ce domaine. L'Eglise est reconnaissante envers ceux qui, au prix d'un dévouement et de sacrifices personnels souvent méconnus, s'engagent dans la recherche sur ces méthodes et dans leur diffusion, en développant en même temps l'éducation aux valeurs morales que suppose leur emploi.
La démarche éducative ne peut manquer de prendre aussi en considération la souffrance et la mort. En réalité, elles font partie de l'expérience humaine et il est vain autant qu'erroné de chercher à les occulter ou à les écarter. Au contraire, chacun doit être aidé à en saisir le mystère profond, dans sa dure réalité concrète. Même la douleur et la souffrance ont un sens et une valeur, quand elles sont vécues en rapport étroit avec l'amour reçu et donné. Dans cette perspective, j'ai voulu que soit célébrée chaque année la Journée mondiale des Malades, soulignant " le caractère salvifique de l'offrande de la souffrance qui, si elle est vécue en communion avec le Christ, appartient à l'essence même de la Rédemption " (129). D'ailleurs, la mort elle-même est tout autre chose qu'une aventure sans espérance : elle est la porte de l'existence qui s'ouvre sur l'éternité, et, pour ceux qui la vivent dans le Christ, elle est l'expérience de la participation à son mystère de mort et de résurrection.
(128) FC 37 (22 novembre 1981): AAS 74 (1982), p. 128.
(129) Lettre instituant la Journée mondiale des Malades (13 mai 1992), n. 2 : Insegnamenti, XV,1 (1992), p. 1410 (La Documentation catholique, n. 2052 (1992), p. 567).
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En somme, nous pouvons dire que le tournant culturel ici souhaité exige de tous le courage d'entrer dans un nouveau style de vie qui adopte une juste échelle des valeurs comme fondement des choix concrets, aux niveaux personnel, familial, social et international : la primauté de l'être sur l'avoir (130), de la personne sur les choses (131). Ce mode de vie renouvelé suppose aussi le passage de l'indifférence à l'intérêt envers autrui et du rejet à l'accueil : les autres ne sont pas des concurrents dont il faudrait se défendre, mais des frères et des soeurs dont on doit être solidaire ; il faut les aimer pour eux-mêmes ; ils nous enrichissent par leur présence même. Personne ne doit se sentir exclu de cette mobilisation pour une nouvelle culture de la vie : tous ont un rôle important à jouer. Avec celle des familles, la mission des enseignants et des éducateurs est particulièrement précieuse. Il dépend largement d'eux que les jeunes, formés à une liberté véritable, sachent garder en eux-mêmes et répandre autour d'eux des idéaux de vie authentiques, et qu'ils sachent grandir dans le respect et dans le service de toute personne, en famille et dans la société. De même, les intellectuels peuvent faire beaucoup pour édifier une nouvelle culture de la vie humaine. Les intellectuels catholiques ont un rôle particulier, car ils sont appelés à se rendre activement présents dans les lieux privilégiés où s'élabore la culture, dans le monde de l'école et de l'université, dans les milieux de la recherche scientifique et technique, dans les cercles de création artistique et de réflexion humaniste. Nourrissant leur inspiration et leur action à la pure sève de l'Evangile, ils doivent s'employer à favoriser une nouvelle culture de la vie, par la production de contributions sérieuses, bien informées et susceptibles de s'imposer par leur valeur à l'attention et au respect de tous. Précisément dans cette perspective, j'ai institué l'Académie pontificale pour la Vie, dans le but " d'étudier, d'informer et de donner une formation en ce qui concerne les principaux problèmes de la bio-médecine et du droit, relatifs à la promotion et à la défense de la vie, surtout dans le rapport direct qu'ils entretiennent avec la morale chrétienne et les directives du Magistère de l'Eglise " (132). Les Universités fourniront aussi un apport spécifique, les Universités catholiques en particulier, de même que les Centres, Instituts et Comités de bioéthique. Les divers acteurs des moyens de communication sociale ont une grande et grave responsabilité : il leur faut faire en sorte que les messages transmis avec beaucoup d'efficacité contribuent à la culture de la vie. C'est ainsi qu'ils doivent présenter des exemples de vie élevés et nobles, donner une place à des témoignages positifs et parfois héroïques d'amour pour l'homme, proposer les valeurs de la sexualité et de l'amour avec un grand respect, sans se complaire dans ce qui corrompt et avilit la dignité de l'homme. Dans la lecture de la réalité, ils doivent refuser de mettre en relief ce qui peut suggérer ou aggraver des sentiments ou des attitudes d'indifférence, de mépris ou de refus envers la vie. Tout en restant scrupuleusement fidèles à la vérité des faits, il leur appartient d'allier la liberté de l'information au respect de toutes les personnes et à une profonde humanité.
(130) Cf. GS 35 ; Paul VI, PP 15 (26 mars 1967): AAS 59 (1967), p. 265.
(131) Cf. Jean-Paul II, LF 13 (2 février 1994): AAS 86 (1994), p. 892.
(132) Motu proprio Vitae mysterium (11 février 1994), n. 4 : AAS 86 (1994), pp. 386-387.
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Pour obtenir ce tournant culturel en faveur de la vie, la pensée et l'action des femmes jouent un rôle unique et sans doute déterminant : il leur revient de promouvoir un " nouveau féminisme " qui, sans succomber à la tentation de suivre les modèles masculins, sache reconnaître et exprimer le vrai génie féminin dans toutes les manifestations de la vie en société, travaillant à dépasser toute forme de discrimination, de violence et d'exploitation. Reprenant le message final du Concile Vatican II, j'adresse moi aussi aux femmes cet appel pressant : " Réconciliez les hommes avec la vie " (133). Vous êtes appelées à témoigner du sens de l'amour authentique, du don de soi et de l'accueil de l'autre qui se réalisent spécifiquement dans la relation conjugale, mais qui doivent animer toute autre relation interpersonnelle. L'expérience de la maternité renforce en vous une sensibilité aiguë pour la personne de l'autre et, en même temps, vous confère une tâche particulière : " La maternité comporte une communion particulière avec le mystère de la vie qui mûrit dans le sein de la femme. () Ce genre unique de contact avec le nouvel être humain en gestation crée, à son tour, une attitude envers l'homme - non seulement envers son propre enfant mais envers l'homme en général - de nature à caractériser profondément toute la personnalité de la femme " (134). En effet, la mère accueille et porte en elle un autre, elle lui permet de grandir en elle, lui donne la place qui lui revient en respectant son altérité. Ainsi, la femme perçoit et enseigne que les relations humaines sont authentiques si elles s'ouvrent à l'accueil de la personne de l'autre, reconnue et aimée pour la dignité qui résulte du fait d'être une personne et non pour d'autres facteurs comme l'utilité, la force, l'intelligence, la beauté, la santé. Telle est la contribution fondamentale que l'Eglise et l'humanité attendent des femmes. C'est un préalable indispensable à ce tournant culturel authentique. Je voudrais adresser une pensée spéciale à vous, femmes qui avez eu recours à l'avortement. L'Eglise sait combien de conditionnements ont pu peser sur votre décision, et elle ne doute pas que, dans bien des cas, cette décision a été douloureuse, et même dramatique. Il est probable que la blessure de votre âme n'est pas encore refermée. En réalité, ce qui s'est produit a été et demeure profondément injuste. Mais ne vous laissez pas aller au découragement et ne renoncez pas à l'espérance. Sachez plutôt comprendre ce qui s'est passé et interprétez-le en vérité. Si vous ne l'avez pas encore fait, ouvrez-vous avec humilité et avec confiance au repentir : le Père de toute miséricorde vous attend pour vous offrir son pardon et sa paix dans le sacrement de la réconciliation. Vous vous rendrez compte que rien n'est perdu et vous pourrez aussi demander pardon à votre enfant qui vit désormais dans le Seigneur. Avec l'aide des conseils et de la présence de personnes amies compétentes, vous pourrez faire partie des défenseurs les plus convaincants du droit de tous à la vie par votre témoignage douloureux. Dans votre engagement pour la vie, éventuellement couronné par la naissance de nouvelles créatures et exercé par l'accueil et l'attention envers ceux qui ont le plus besoin d'une présence chaleureuse, vous travaillerez à instaurer une nouvelle manière de considérer la vie de l'homme.
(133) Messages du Concile à l'humanité (8 décembre 1965) : Aux femmes.
(134) MD 8 (15 août 1988): AAS 80 (1988), p. 1696.
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Dans ce grand effort pour une nouvelle culture de la vie, nous sommes soutenus et animés par l'assurance de savoir que l'Evangile de la vie, comme le Royaume de Dieu, grandit et donne des fruits en abondance Mc 4,26-29. Certes, la disproportion est énorme entre les moyens considérables et puissants dont sont dotées les forces qui travaillent pour la " culture de la mort " et les moyens dont disposent les promoteurs d'une " culture de la vie et de l'amour " . Mais nous savons pouvoir compter sur l'aide de Dieu, à qui rien n'est impossible Mt 19,26. Ayant cette certitude au coeur et animé par une sollicitude inquiète pour le sort de chaque homme et de chaque femme, je répète aujourd'hui à tous ce que j'ai dit aux familles engagées dans leurs tâches rendues difficiles par les embûches qui les menacent (135) : une grande prière pour la vie, qui parcourt le monde entier, est une urgence. Que, par des initiatives extraordinaires et dans la prière habituelle, une supplication ardente s'élève vers Dieu, Créateur qui aime la vie, de toutes les communautés chrétiennes, de tous les groupes ou mouvements, de toutes les familles, du coeur de tous les croyants ! Par son exemple, Jésus nous a lui-même montré que la prière et le jeûne sont les armes principales et les plus efficaces contre les forces du mal Mt 4,1-11 et il a appris à ses disciples que certains démons ne peuvent être chassés que de cette manière Mc 9,29. Retrouvons donc l'humilité et le courage de prier et de jeûner, pour obtenir que la force qui vient du Très-Haut fasse tomber les murs de tromperies et de mensonges qui cachent aux yeux de tant de nos frères et soeurs la nature perverse de comportements et de lois hostiles à la vie, et qu'elle ouvre leurs coeurs à des résolutions et à des intentions inspirées par la civilisation de la vie et de l'amour.
(135) Cf. LF 5 (2 février 1994): AAS 86 (1994), p. 872.
(1Jn 1,4)101
" Tout ceci, nous vous l'écrivons pour que notre joie soit complète " 1Jn 1,4. La révélation de l'Evangile de la vie nous est donnée comme un bien à communiquer à tous, afin que tous les hommes soient en communion avec nous et avec la Trinité 1Jn 1,3. Nous non plus, nous ne pourrions être dans la joie complète si nous ne communiquions cet Evangile aux autres, si nous le gardions pour nous-mêmes. L'Evangile de la vie n'est pas exclusivement réservé aux croyants, il est pour tous. La question de la vie, de sa défense et de sa promotion n'est pas la prérogative des seuls chrétiens. Même si elle reçoit de la foi une lumière et une force extraordinaires, elle appartient à toute conscience humaine qui aspire à la vérité et qui a le souci attentif du sort de l'humanité. Il y a assurément dans la vie une valeur sacrée et religieuse, mais en aucune manière on ne peut dire que cela n'interpelle que les croyants : en effet, il s'agit d'une valeur que tout être humain peut saisir à la lumière de la raison et qui concerne nécessairement tout le monde. Par conséquent, notre action de " peuple de la vie et pour la vie " demande à être comprise de manière juste et accueillie avec sympathie. Quand l'Eglise déclare que le respect inconditionnel du droit à la vie de toute personne innocente - depuis sa conception jusqu'à sa mort naturelle - est un des piliers sur lesquels repose toute société civile, elle " désire seulement promouvoir un Etat humain. Un Etat qui reconnaisse que son premier devoir est la défense des droits fondamentaux de la personne humaine, spécialement les droits du plus faible " (136). L'Evangile de la vie est pour la cité des hommes. Agir en faveur de la vie, c'est contribuer au renouveau de la société par la réalisation du bien commun. En effet, il n'est pas possible de réaliser le bien commun sans reconnaître et protéger le droit à la vie, sur lequel se fondent et se développent tous les autres droits inaliénables de l'être humain. Et une société ne peut avoir un fondement solide si, tout en affirmant des valeurs comme la dignité de la personne, la justice et la paix, elle se contredit radicalement en acceptant ou en tolérant les formes les plus diverses de mépris ou d'atteintes à la vie humaine, surtout quand elle est faible ou marginalisée. Seul le respect de la vie peut fonder et garantir les biens les plus précieux et les plus nécessaires de la société, comme la démocratie et la paix. En effet, il ne peut y avoir de vraie démocratie si l'on ne reconnaît pas la dignité de toute personne et si l'on n'en respecte pas les droits. Il ne peut y avoir non plus une vraie paix si l'on ne défend pas et si l'on ne soutient pas la vie, comme le rappelait Paul VI : " Tout crime contre la vie est un attentat contre la paix, surtout s'il porte atteinte aux moeurs du peuple. () Alors que là où les droits de l'homme sont réellement professés et publiquement reconnus et défendus, la paix devient l'atmosphère joyeuse et efficace de la vie en société " (137). Le " peuple de la vie " est heureux de pouvoir partager avec tant d'autres personnes ses engagements ; et ainsi sera toujours plus nombreux le " peuple pour la vie " , et la nouvelle culture de l'amour et de la solidarité pourra se développer pour le vrai bien de la cité des hommes.
(136) Jean-Paul II, Discours aux participants à un Colloque sur "Le droit à la vie et l'Europe"(18 décembre 1987): Insegnamenti X, 3 (1987), p. 1446.
(137) Message pour la Journée mondiale de la Paix 1977: AAS 68 (1976), pp. 711-712.
102
Au terme de cette Encyclique, le regard revient spontanément vers le Seigneur Jésus, vers " l'Enfant qui nous est né " Is 9,5, pour contempler en lui " la Vie " qui " s'est manifestée " 1Jn 1,2. Dans le mystère de cette naissance, s'accomplit la rencontre de Dieu avec l'homme et commence le chemin du Fils de Dieu sur la terre, chemin qui culminera dans le don de sa vie sur la Croix : par sa mort, Il vaincra la mort et deviendra pour l'humanité entière principe de vie nouvelle. Pour accueillir " la Vie " au nom de tous et pour le bien de tous, il y eut Marie, la Vierge Mère : elle a donc avec l'Evangile de la vie des liens personnels très étroits. Le consentement de Marie à l'Annonciation et sa maternité se trouvent à la source même du mystère de la vie que le Christ est venu donner aux hommes Jn 10,10. Par son accueil, par sa sollicitude pour la vie du Verbe fait chair, la condamnation à la mort définitive et éternelle a été épargnée à la vie de l'homme. C'est pourquoi Marie, " comme l'Eglise dont elle est la figure, est la mère de tous ceux qui renaissent à la vie. Elle est vraiment la mère de la Vie qui fait vivre tous les hommes ; et en l'enfantant, elle a en quelque sorte régénéré tous ceux qui allaient en vivre " (138). En contemplant la maternité de Marie, l'Eglise découvre le sens de sa propre maternité et la manière dont elle est appelée à l'exprimer. En même temps, l'expérience maternelle de l'Eglise ouvre la perspective la plus profonde pour comprendre l'expérience de Marie, comme modèle incomparable d'accueil de la vie et de sollicitude pour la vie.
(138) B. Guerric d'Igny, Homélie pour l'Assomption, I, 2 : PL 185, 188.
(Ap 12,1)103
Le rapport réciproque entre le mystère de l'Eglise et Marie apparaît clairement dans le " signe grandiose " décrit dans l'Apocalypse : " Un signe grandiose apparut au ciel : une Femme enveloppée de soleil, la lune sous ses pieds et douze étoiles couronnant sa tête " Ap 12,1. L'Eglise reconnaît dans ce signe une image de son propre mystère : immergée dans l'histoire, elle a conscience de la transcender, car elle constitue sur la terre " le germe et le commencement " du Royaume de Dieu (139). L'Eglise voit la réalisation complète et exemplaire de ce mystère en Marie. C'est elle, la Femme glorieuse, en qui le dessein de Dieu a pu être accompli avec la plus grande perfection. La " Femme enveloppée de soleil " - ainsi que le souligne le Livre de l'Apocalypse - " était enceinte " Ap 12,2. L'Eglise est pleinement consciente de porter en elle le Sauveur du monde, le Christ Seigneur, et d'être appelée à le donner au monde, pour régénérer les hommes à la vie même de Dieu. Elle ne peut cependant pas oublier que sa mission a été rendue possible par la maternité de Marie, qui a conçu et mis au monde celui qui est " Dieu né de Dieu " , " vrai Dieu né du vrai Dieu " . Marie est véritablement Mère de Dieu, la Theotokos ; dans sa maternité est suprêmement exaltée la vocation à la maternité inscrite par Dieu en toute femme. Ainsi Marie se présente comme modèle pour l'Eglise, appelée à être la " nouvelle Ève " , mère des croyants, mère des " vivants " Gn 3,20. La maternité spirituelle de l'Eglise ne se réalise toutefois - et l'Eglise en a également conscience - qu'au milieu des douleurs et du " travail de l'enfantement " Ap 12,2, c'est-à-dire dans la tension constante avec les forces du mal qui continuent à pénétrer le monde et à marquer le coeur des hommes, opposant leur résistance au Christ : " Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ; et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas saisie " Jn 1,4-5. Comme l'Eglise, Marie a dû vivre sa maternité sous le signe de la souffrance : " Cet enfant doit être un signe en butte à la contradiction, - et toi- même, une épée te transpercera l'âme - afin que se révèlent les pensées intimes de bien des coeurs " Lc 2,34-35. Dans les paroles que Syméon adresse à Marie dès l'aube de l'existence du Sauveur, se trouve exprimé synthétiquement le refus opposé à Jésus et à Marie avec lui, qui culminera sur le Calvaire. " Près de la Croix de Jésus " Jn 19,25, Marie participe au don que son Fils fait de lui-même : elle offre Jésus, le donne, l'enfante définitivement pour nous. Le " oui " du jour de l'Annonciation mûrit pleinement le jour de la Croix, quand vient pour Marie le temps d'accueillir et d'enfanter comme fils tout homme devenu disciple, reportant sur lui l'amour rédempteur du Fils : " Jésus donc, voyant sa Mère et, se tenant près d'elle, le disciple qu'il aimait, dit à sa Mère : " Femme, voici ton fils " " Jn 19,26.
(139) LG 5.
(Ap 12,4)104
Dans le Livre de l'Apocalypse, le " signe grandiose " de la " Femme " Ap 12,1 s'accompagne d'un " second signe apparu au ciel: un énorme Dragon rouge feu " Ap 12,3, qui représente Satan, puissance personnelle maléfique, et en même temps toutes les forces du mal qui sont à l'oeuvre dans l'histoire et entravent la mission de l'Eglise. Là encore, Marie éclaire la communauté des croyants : l'hostilité des forces du mal est en effet une sourde opposition qui, avant d'atteindre les disciples de Jésus, se retourne contre sa Mère. Pour sauver la vie de son Fils devant ceux qui le redoutent comme une dangereuse menace, Marie doit s'enfuir en Egypte avec Joseph et avec l'enfant Mt 2,13-15. Marie aide ainsi l'Eglise à prendre conscience que la vie est toujours au centre d'un grand combat entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. Le dragon veut dévorer " l'enfant aussitôt né " Ap 12,4, figure du Christ, que Marie enfante dans " la plénitude des temps " Ga 4,4 et que l'Eglise doit constamment donner aux hommes aux différentes époques de l'histoire. Mais cet enfant est aussi comme la figure de tout homme, de tout enfant, spécialement de toute créature faible et menacée, parce que - ainsi que nous le rappelle le Concile -, " par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme " (140). C'est dans la " chair " de tout homme que le Christ continue à se révéler et à entrer en communion avec nous, à tel point que le rejet de la vie de l'homme, sous ses diverses formes, est réellement le rejet du Christ. Telle est la vérité saisissante et en même temps exigeante que le Christ nous dévoile et que son Eglise redit inlassablement : " Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c'est moi qu'il accueille " Mt 18,5 ; " En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait " Mt 25,40.
(140) GS 22.
(Ap 21,4)105
L'annonce de l'ange à Marie tient dans ces paroles rassurantes : " Sois sans crainte, Marie " et " Rien n'est impossible à Dieu " Lc 1,30 Lc 1,37. En vérité, toute l'existence de la Vierge Mère est enveloppée par la certitude que Dieu est proche d'elle et l'accompagne de sa bienveillante providence. Il en est ainsi de l'Eglise, qui trouve " un refuge " Ap 12,6 dans le désert, lieu de l'épreuve mais aussi de la manifestation de l'amour de Dieu envers son peuple Os 2,16. Marie est parole vivante de consolation pour l'Eglise dans son combat contre la mort. En nous montrant son Fils, elle nous assure qu'en lui les forces de la mort ont déjà été vaincues : " La mort et la vie s'affrontèrent en un duel prodigieux. Le Maître de la vie mourut; vivant, il règne " (141). L'Agneau immolé vit en portant les marques de la Passion dans la splendeur de la Résurrection. Lui seul domine tous les événements de l'histoire : il en brise les " sceaux " Ap 5,1-10 et, dans le temps et au-delà du temps, il proclame le pouvoir de la vie sur la mort. Dans la " nouvelle Jérusalem " , c'est-à-dire dans le monde nouveau vers lequel tend l'histoire des hommes, " de mort, il n'y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus, car l'ancien monde s'en est allé " Ap 21,4. Et tandis que, peuple de Dieu en pèlerinage, peuple de la vie et pour la vie, nous marchons avec confiance vers " un ciel nouveau et une terre nouvelle " Ap 21,1, nous tournons notre regard vers Celle qui est pour nous " un signe d'espérance assurée et de consolation " (142). Ô Marie, aurore du monde nouveau, Mère des vivants, nous te confions la cause de la vie : regarde, ô Mère, le nombre immense des enfants que l'on empêche de naître, des pauvres pour qui la vie est rendue difficile, des hommes et des femmes victimes d'une violence inhumaine, des vieillards et des malades tués par l'indifférence ou par une pitié fallacieuse. Fais que ceux qui croient en ton Fils sachent annoncer aux hommes de notre temps avec fermeté et avec amour l'Evangile de la vie. Obtiens leur la grâce de l'accueillir comme un don toujours nouveau, la joie de le célébrer avec reconnaissance dans toute leur existence et le courage d'en témoigner avec une ténacité active, afin de construire, avec tous les hommes de bonne volonté, la civilisation de la vérité et de l'amour, à la louange et à la gloire de Dieu Créateur qui aime la vie.
(141) Missel romain, Séquence du dimanche de Pâques. (142) LG 68.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 25 mars 1995, solennité de l'Annonciation du Seigneur, en la dix-septième année de mon pontificat.
1995 Evangelium Vitae 94