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D'après le témoignage des Actes des Apôtres, le message du christianisme se heurta dès le début aux courants philosophiques de l'époque. Le même livre rapporte la discussion qu'eut saint Paul à Athènes avec " certains philosophes épicuriens et stoïciens " (Ac 17,18). L'analyse exégétique de ce discours à l'Aréopage a mis en évidence de nombreuses allusions à des croyances populaires, d'origine stoïcienne pour la plupart. Ce n'était certainement pas un hasard. Pour se faire comprendre des païens, les premiers chrétiens ne pouvaient se borner à renvoyer dans leurs discours " à Moïse et aux prophètes "; ils devaient aussi faire appel à la connaissance naturelle de Dieu et à la voix de la conscience morale de tout homme (cf. Rm 1,19-21 Rm 2,14-15 Ac 14,16-17). Mais comme, dans la religion païenne, cette connaissance naturelle avait basculé dans l'idolâtrie (cf. Rm 1,21-32), l'Apôtre estima plus sage de mettre son discours en rapport avec la pensée des philosophes qui, depuis les débuts, avaient opposé aux mythes et aux cultes à mystères des conceptions plus respectueuses de la transcendance divine.
L'un des efforts majeurs opérés par les philosophes de la pensée classique fut, en effet, de purifier de ses formes mythologiques la conception que les hommes se faisaient de Dieu. Comme nous le savons, la religion grecque elle aussi, peu différente en cela de la majeure partie des religions cosmiques, était polythéiste, si bien qu'elle divinisait des choses et des phénomènes naturels. Les tentatives faites par l'homme pour comprendre l'origine des dieux et, en eux, celle de l'univers s'exprimèrent d'abord par la poésie. Les théogonies demeurent, aujourd'hui encore, le premier témoignage de cette recherche de l'homme. Il revint aux pères de la philosophie de mettre en évidence le lien qui existe entre la raison et la religion. Portant plus loin le regard, vers les principes universels, ils ne se contentèrent plus des mythes anciens, mais ils voulurent aller jusqu'à donner un fondement rationnel à leur croyance en la divinité. On s'engagea ainsi sur une voie qui, abandonnant les traditions antiques particulières, débouchait sur un développement qui correspondait aux exigences de la raison universelle. La fin vers laquelle tendait ce développement était de faire prendre une conscience critique de ce à quoi l'on croyait. La conception que l'on se faisait de la divinité fut la première à tirer avantage d'un tel itinéraire. Les superstitions furent reconnues comme telles et la religion fut, au moins en partie, purifiée par l'analyse rationnelle. C'est sur cette base que les Pères de l'Eglise entreprirent un dialogue fécond avec les philosophes de l'Antiquité, ouvrant la route à l'annonce et à la compréhension du Dieu de Jésus Christ.
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Lorsqu'on évoque ce mouvement qui rapprocha les chrétiens de la philosophie, il faut également rappeler l'attitude de prudence que suscitaient en eux d'autres éléments du monde culturel païen, comme par exemple la gnose. La philosophie, en tant que sagesse pratique et école de vie, pouvait facilement être confondue avec une connaissance de type supérieur et ésotérique, réservée à un petit nombre d'hommes parfaits. C'est sans aucun doute à ce genre de spéculations ésotériques que pense saint Paul lorsqu'il met en garde les Colossiens: " Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la "philosophie", selon une tradition toute humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ " (Col 2,8). Les paroles de l'Apôtre se révèlent particulièrement actuelles si nous les mettons en rapport avec les différentes formes d'ésotérisme qui aujourd'hui se répandent même chez certains croyants dépourvus du sens critique nécessaire. Sur les traces de saint Paul, d'autres écrivains des premiers siècles, notamment saint Irénée et Tertullien, émirent à leur tour des réserves à l'égard d'une attitude culturelle qui prétendait soumettre la vérité de la Révélation à l'interprétation des philosophes.
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La rencontre du christianisme avec la philosophie ne fut donc ni immédiate ni facile. La pratique de la philosophie et la fréquentation des écoles furent considérées par les premiers chrétiens comme une source de trouble plus que comme une chance. Pour eux, le devoir premier et pressant était l'annonce du Christ ressuscité, à proposer dans une rencontre personnelle capable de conduire l'interlocuteur à la conversion du coeur et à la demande du Baptême. Cela ne signifie pas pour autant qu'ils aient ignoré le devoir d'approfondir l'intelligence de la foi et de ses motivations, bien au contraire. La critique de Celse, qui accuse les chrétiens d'être une population " illettrée et fruste ",(31) s'avère donc injuste et sans fondement. L'explication de leur désintérêt initial doit être recherchée ailleurs. En fait, la rencontre avec l'Evangile offrait une réponse si satisfaisante à la question du sens de la vie, demeurée jusqu'alors sans réponse, que la fréquentation des philosophes leur apparaissait comme une chose lointaine et, dans une certaine mesure, dépassée.
(31) Origène, Contre Celse, 3, 55: SC 136, p. 130.
Cela apparaît aujourd'hui encore plus clairement si l'on pense à l'apport du christianisme qui consiste à affirmer le droit universel d'accès à la vérité. Ayant abattu les barrières raciales, sociales ou sexuelles, le christianisme avait, depuis ses débuts, proclamé l'égalité de tous les hommes devant Dieu. La première conséquence de cette conception concernait le thème de la vérité. On dépassait définitivement le caractère élitiste que sa recherche avait pris chez les Anciens: dès lors que l'accès à la vérité est un bien qui permet de parvenir à Dieu, tous doivent être aptes à parcourir cette route. Les voies d'accès à la vérité restent multiples; toutefois, la vérité chrétienne ayant une valeur salvifique, chacune de ces voies peut être empruntée, du moment qu'elle conduit au but final, la révélation de Jésus Christ.
Parmi les pionniers d'une rencontre fructueuse avec la pensée philosophique, même marquée par un discernement prudent, il faut mentionner saint Justin: tout en conservant, même après sa conversion, une grande estime pour la philosophie grecque, il affirmait avec force et clarté qu'il avait trouvé dans le christianisme " la seule philosophie sûre et profitable ".(32) De même, Clément d'Alexandrie appelait l'Evangile " la vraie philosophie ",(33) et il comprenait la philosophie par analogie à la loi mosaïque comme un enseignement préparatoire à la foi chrétienne (34) et une propédeutique à l'Evangile.(35) Puisque " la philosophie désire la sagesse qui consiste dans la droiture de l'âme et de la parole et dans la pureté de la vie, elle a des dispositions d'amour et d'amitié pour la sagesse et elle fait tout pour l'atteindre. Chez nous, on appelle philosophes ceux qui sont épris de la Sagesse créatrice et éducatrice de l'univers, c'est-à-dire épris de la connaissance du Fils de Dieu ".(36) Pour l'Alexandrin, la philosophie grecque n'a pas pour but premier de compléter ou de renforcer la vérité chrétienne; sa mission est plutôt la défense de la foi: " L'enseignement du Sauveur se suffit à lui-même et n'a besoin de rien d'autre, puisqu'il est "force et sagesse de Dieu". Lorsqu'elle survient, la philosophie grecque ne rend pas la vérité plus puissante, mais, rendant impuissante l'attaque de la sophistique contre elle et déjouant les pièges contre la vérité, elle est appelée à bon droit la haie et le mur de la vigne ".(37)
(32) Dialogue avec Tryphon, 8, 1: PG 6, 492.
(33) Stromates I, 18, 90, 1: SC 30, p. 115.
(34) Cf. ibid. I, 16, 80, 5: SC 30, p. 108.
(35) Cf. ibid. I, 5, 28, 1: SC 30, p. 65.
(36) Ibid., VI, 7, 55, 1-2: PG 9, 277.
(37) Ibid., I, 20, 100, 1: SC 30, p. 124.
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Dans l'histoire de ce développement, il est toujours possible de constater que les penseurs chrétiens ont repris la pensée philosophique de manière critique. Parmi les premiers exemples que l'on peut trouver, celui d'Origène est certainement significatif. Contre les attaques portées par le philosophe Celse, Origène prend la philosophie platonicienne pour argumenter et lui répondre. En se référant à un grand nombre d'éléments de la pensée platonicienne, il commence à élaborer une première forme de théologie chrétienne. Le mot même et le concept de théologie comme discours rationnel sur Dieu étaient liés jusqu'alors à leur origine grecque. Dans la philosophie aristotélicienne, par exemple, ce mot désignait la partie la plus noble et le véritable sommet du discours philosophique. À la lumière de la Révélation chrétienne, au contraire, ce qui indiquait d'abord une doctrine générale sur la divinité en vint à prendre un sens entièrement nouveau, dans la mesure où cela définissait la réflexion accomplie par le croyant pour exprimer la véritable doctrine sur Dieu. Cette nouvelle pensée chrétienne en développement se servait de la philosophie, mais elle tendait en même temps à s'en distinguer nettement. L'histoire montre que la pensée platonicienne elle-même, utilisée par la théologie, a subi de profondes transformations, en particulier dans le domaine de concepts comme l'immortalité de l'âme, la divinisation de l'homme et l'origine du mal.
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Dans cette oeuvre de christianisation de la pensée platonicienne et néo-platonicienne, il faut mentionner particulièrement les Pères Cappadociens, Denys dit l'Aréopagite et surtout saint Augustin. Le grand Docteur d'Occident était entré en contact avec différentes écoles philosophiques, mais toutes l'avaient déçu. Quand la vérité de la foi chrétienne se trouva devant lui, il eut alors la force d'accomplir la conversion radicale à laquelle les philosophes rencontrés auparavant n'avaient pas réussi à l'amener. Il en donne lui- même la raison: " Préférant désormais pour cela la doctrine catholique, je sentais que, chez elle, il était demandé avec plus de mesure et sans aucun désir de tromperie, de croire ce qui n'était pas démontré - soit qu'il y ait eu démonstration, mais pour quelqu'un qui ne l'aurait pas comprise, soit qu'il n'y ait pas eu de démonstration -, alors que chez (les manichéens), tout en promettant la science de manière téméraire, on se moquait de la crédulité et qu'on imposait ensuite de croire une immensité de fables et d'absurdités, parce qu'on ne pouvait pas les démontrer ".(38) Aux platoniciens eux-mêmes, à qui il se référait de manière privilégiée, Augustin reprochait, à eux qui connaissaient la fin vers laquelle il fallait tendre, d'avoir ignoré la voie qui y conduisait, le Verbe incarné.(39) L'évêque d'Hippone réussit à produire la première grande synthèse de la pensée philosophique et théologique vers laquelle confluaient les courants de pensée grec et latin. Chez lui aussi, la grande unité du savoir, qui trouvait son fondement dans la pensée biblique, en vint à être confirmée et soutenue par la profondeur de la pensée spéculative. La synthèse opérée par saint Augustin restera pendant des siècles en Occident la forme la plus haute de spéculation philosophique et théologique. Fort de son histoire personnelle et soutenu par une admirable sainteté de vie, il fut aussi en mesure d'introduire dans ses oeuvres de multiples éléments qui, faisant référence à l'expérience, préludaient aux futurs développements de certains courants philosophiques.
(38) S. Augustin, Confessions VI, 5, 7: CCL 27, pp. 77-78.
(39) Cf. ibid., VII, 9, 13-14: CCL 27, pp. 101-102.
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C'est donc de diverses manières que les Pères d'Orient et d'Occident sont entrés en rapport avec les écoles philosophiques. Cela ne signifie pas qu'ils aient identifié le contenu de leur message avec les systèmes auxquels se référaient ces écoles. La question de Tertullien: " Qu'ont de commun Athènes et Jérusalem ? L'Académie et l'Eglise ? "(40) est un signe clair de la conscience critique avec laquelle les penseurs chrétiens, depuis les origines, abordèrent le problème des rapports entre la foi et la philosophie, en le voyant globalement sous ses aspects positifs et avec ses limites. Ce n'étaient pas des penseurs naïfs. C'est bien parce qu'ils vivaient intensément le contenu de la foi qu'ils savaient atteindre les formes les plus profondes de la spéculation. Il est donc injuste et réducteur de ne voir dans leur oeuvre que la transposition des vérités de la foi en catégories philosophiques. Ils firent beaucoup plus. Ils réussirent en effet à faire surgir en plénitude ce qui demeurait encore implicite et en germe dans la pensée des grands philosophes antiques.(41) Ces derniers, comme je l'ai dit, avaient eu la mission de montrer dans quelle mesure la raison, délivrée de ses liens extérieurs, pouvait sortir de l'impasse des mythes, pour s'ouvrir de manière plus adaptée à la transcendance. Une raison purifiée et droite était donc en mesure de monter jusqu'aux degrés les plus élevés de la réflexion, en donnant un fondement solide à la perception de l'être, du transcendant et de l'absolu.
(40) De praescriptione haereticorum, VII, 9: SC 46, p. 98: " Quid ergo Athenis et Hierosolymis? Quid Academiae et Ecclesiae ? ".
(41) Cf. Congrégation pour l'Education catholique, Instruction sur l'étude des Pères de l'Eglise dans la formation sacerdotale (10 novembre 1989), n. 25: AAS 82 (1990), pp. 617-618.
C'est précisément ici que se situe la nouveauté des Pères. Ils accueillirent entièrement la raison ouverte à l'absolu et ils y greffèrent la richesse provenant de la Révélation. La rencontre ne se fit pas seulement au niveau des cultures, dont l'une succomba peut-être à la fascination de l'autre; elle se fit au plus profond des âmes et ce fut la rencontre entre la créature et son Créateur. Dépassant la fin même vers laquelle elle tendait inconsciemment en vertu de sa nature, la raison put atteindre le bien suprême et la vérité suprême de la personne du Verbe incarné. Néanmoins, face aux philosophies, les Pères n'eurent pas peur de reconnaître les éléments communs aussi bien que les différences qu'elles présentaient par rapport à la Révélation. La conscience des convergences ne portait chez eux nulle atteinte à la reconnaissance des différences.
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Dans la théologie scolastique, le rôle de la raison éduquée par la philosophie devient encore plus considérable, sous la poussée de l'interprétation anselmienne de l'intellectus fidei. Pour le saint archevêque de Cantorbéry, la priorité de la foi ne s'oppose pas à la recherche propre à la raison. Celle-ci, en effet, n'est pas appelée à exprimer un jugement sur le contenu de la foi; elle en serait incapable, parce qu'elle n'est pas apte à cela. Sa tâche est plutôt de savoir trouver un sens, de découvrir des raisons qui permettent à tous de parvenir à une certaine intelligence du contenu de la foi. Saint Anselme souligne le fait que l'intellect doit se mettre à la recherche de ce qu'il aime: plus il aime, plus il désire connaître. Celui qui vit pour la vérité est tendu vers une forme de connaissance qui s'enflamme toujours davantage d'amour pour ce qu'il connaît, tout en devant admettre qu'il n'a pas encore fait tout ce qu'il désirerait: " J'ai été fait pour te voir et je n'ai pas encore fait ce pour quoi j'ai été fait " (Ad te videndum factus sum, et nondum feci propter quod factus sum).(42) Le désir de vérité pousse donc la raison à aller toujours au-delà; mais elle est comme accablée de constater qu'elle a une capacité toujours plus grande que ce qu'elle appréhende. À ce point, toutefois, la raison est en mesure de découvrir l'accomplissement de son chemin: " Car j'estime qu'il doit suffire à qui recherche une chose incompréhensible de parvenir en raisonnant à connaître ce qu'elle est plus que certainement, même s'il ne peut, par son intelligence, pénétrer comment elle est de la sorte (...). Or qu'est-il d'aussi incompréhensible, d'aussi ineffable, que cela qui est au-dessus de toutes choses? Si les points qui furent jusqu'ici discutés au sujet de l'essense suréminente sont assurés par des raisons nécessaires, la solidité de leur certitude ne vacille nullement, bien que l'intelligence ne puisse les pénétrer, ni les expliquer par des paroles. Et, si une considération précédente a compris rationnellement qu'est incompréhensible (rationabiliter comprehendit incomprehensibile esse) la manière dont la sagesse suréminente sait ce qu'elle a fait, (...) qui expliquera comment elle se sait ou se dit elle-même, elle dont l'homme ne peut rien savoir ou presque? ".(43)
(42) S. Anselme, Proslogion, 1: éd. M. Corbin, Paris (1986), p. 239.
(43) Idem, Monologion, 64: éd. M. Corbin, Paris (1986), p. 181.
L'harmonie fondamentale de la connaissance philosophique et de la connaissance de la foi est confirmée une fois encore: la foi demande que son objet soit compris avec l'aide de la raison; la raison, au sommet de sa recherche, admet comme nécessaire ce que présente la foi.
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Sur ce long chemin, saint Thomas occupe une place toute particulière, non seulement pour le contenu de sa doctrine, mais aussi pour le dialogue qu'il sut instaurer avec la pensée arabe et la pensée juive de son temps. À une époque où les penseurs chrétiens redécouvraient les trésors de la philosophie antique, et plus directement aristotélicienne, il eut le grand mérite de mettre au premier plan l'harmonie qui existe entre la raison et la foi. La lumière de la raison et celle de la foi viennent toutes deux de Dieu, expliquait-il; c'est pourquoi elles ne peuvent se contredire.(44)
(44) Cf. S. Thomas d'Aquin, Somme contre les Gentils, I, VII SCG 1,7.
Plus radicalement, Thomas reconnaît que la nature, objet propre de la philosophie, peut contribuer à la compréhension de la révélation divine. La foi ne craint donc pas la raison, mais elle la recherche et elle s'y fie. De même que la grâce suppose la nature et la porte à son accomplissement, (45) ainsi la foi suppose et perfectionne la raison. Cette dernière, éclairée par la foi, est libérée des fragilités et des limites qui proviennent de la désobéissance du péché, et elle trouve la force nécessaire pour s'élever jusqu'à la connaissance du mystère de Dieu Un et Trine. Tout en soulignant avec force le caractère surnaturel de la foi, le Docteur Angélique n'a pas oublié la valeur de sa rationalité; il a su au contraire creuser plus profondément et préciser le sens de cette rationalité. En effet, la foi est en quelque sorte " un exercice de la pensée "; la raison de l'homme n'est ni anéantie ni humiliée lorsqu'elle donne son assentiment au contenu de la foi; celui-ci est toujours atteint par un choix libre et conscient.(46)
(45) Cf. idem, Somme théologique, I, q. 1, a. 8, ad 2: " cum enim gratia non tollat naturam sed perficiat " I 1,8.
(46) Cf. Jean-Paul II, Discours aux participants au IXe Congrès thomiste international (29 septembre 1990): Insegnamenti, XIII, 2 (1990), pp. 770-771.
C'est pour ce motif que saint Thomas a toujours été proposé à juste titre par l'Eglise comme un maître de pensée et le modèle d'une façon correcte de faire de la théologie. Il me plaît de rappeler, dans ce contexte, ce qu'a écrit le Serviteur de Dieu Paul VI, mon prédécesseur, à l'occasion du septième centenaire de la mort du Docteur Angélique: " Sans aucun doute, Thomas avait au plus haut degré le courage de la vérité, la liberté d'esprit permettant d'affronter les nouveaux problèmes, l'honnêteté intellectuelle de celui qui n'admet pas la contamination du christianisme par la philosophie profane, sans pour autant refuser celle-ci a priori. C'est la raison pour laquelle il figure dans l'histoire de la pensée chrétienne comme un pionnier sur la voie nouvelle de la philosophie et de la culture universelle. Le point central, le noyau, pour ainsi dire, de la solution qu'avec son intuition prophétique et géniale il donna au problème de la confrontation nouvelle entre la raison et la foi, c'est qu'il faut concilier le caractère séculier du monde et le caractère radical de l'Evangile, échappant ainsi à cette tendance contre nature qui nie le monde et ses valeurs, sans pour autant manquer aux suprêmes et inflexibles exigences de l'ordre surnaturel ".(47)
(47) Lettre apostolique Lumen Ecclesiae (20 novembre 1974), n. 8: AAS 66 (1974), p. 680.
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Parmi les grandes intuitions de saint Thomas, il y a également celle qui concerne le rôle joué par l'Esprit Saint pour faire mûrir la connaissance humaine en vraie sagesse. Dès les premières pages de sa Somme théologique, (48) l'Aquinate voulut montrer le primat de la sagesse qui est don de l'Esprit Saint et qui introduit à la connaissance des réalités divines. Sa théologie permet de comprendre la particularité de la sagesse dans son lien étroit avec la foi et avec la connaissance divine. Elle connaît par connaturalité, présuppose la foi et arrive à formuler son jugement droit à partir de la vérité de la foi elle-même: " La sagesse comptée parmi les dons du Saint-Esprit est différente de celle qui est comptée comme une vertu intellectuelle acquise, car celle-ci s'acquiert par l'effort humain, et celle-là au contraire "vient d'en haut", comme le dit saint Jacques. Ainsi, elle est également distincte de la foi, car la foi donne son assentiment à la vérité divine considérée en elle-même, tandis que c'est le propre du don de sagesse de juger selon la vérité divine ".(49)
(48) Cf. I, q. 1, a. 6: " Praeterea, hæc doctrina per studium acquiritur. Sapientia autem per infusionem habetur, unde inter septem dona Spiritus Sancti connumeratur " - " De plus, cette doctrine s'acquiert par l'étude. La sagesse est possédée par infusion et elle est donc comptée parmi les sept dons du Saint- Esprit " I 1,6.
(49) Ibid., II-II, q. 45, a. 1, ad 2; cf. aussi II-II, q. 45, a. 2 II-II 45,1 II-II 45,2.
La priorité reconnue à cette sagesse ne fait pourtant pas oublier au Docteur Angélique la présence de deux formes complémentaires de sagesse: la sagesse philosophique, qui se fonde sur la capacité de l'intellect à rechercher la vérité à l'intérieur des limites qui lui sont connaturelles, et la sagesse théologique, qui se fonde sur la Révélation et qui examine le contenu de la foi, atteignant le mystère même de Dieu.
Intimement convaincu que " omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est " (" toute vérité dite par qui que ce soit vient de l'Esprit Saint "), (50) saint Thomas aima la vérité de manière désintéressée. Il la chercha partout où elle pouvait se manifester, en mettant le plus possible en évidence son universalité. En lui, le Magistère de l'Eglise a reconnu et apprécié la passion pour la vérité; sa pensée, précisément parce qu'elle s'est toujours maintenue dans la perspective de la vérité universelle, objective et transcendante, a atteint " des sommets auxquels l'intelligence humaine n'aurait jamais pu penser ".(51) C'est donc avec raison qu'il peut être défini comme " apôtre de la vérité ".(52) Précisément parce qu'il cherchait la vérité sans réserve, il sut, dans son réalisme, en reconnaître l'objectivité. Sa philosophie est vraiment celle de l'être et non du simple apparaître.
(50) Ibid., I-II, q. 109, a. 1, ad 1, qui reprend la célèbre phrase de l'Ambrosiaster, In prima Cor 12,3: PL 17, 258 I-II 109,1.
(51) Léon XIII, Encycl. AETERNI PATRIS (4 août 1879): ASS 11 (1878-1879), p. 109.
(52) Paul VI, Lettre apost. Lumen Ecclesiae (20 novembre 1974), n. 8: AAS 66 (1974), p. 683.
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Avec la naissance des premières universités, la théologie allait se confronter plus directement avec d'autres formes de la recherche et du savoir scientifique. Saint Albert le Grand et saint Thomas, tout en maintenant un lien organique entre la théologie et la philosophie, furent les premiers à reconnaître l'autonomie dont la philosophie et la science avaient nécessairement besoin pour oeuvrer efficacement dans leurs champs de recherche respectifs. À partir de la fin du Moyen Age, toutefois, la légitime distinction entre les deux savoirs se transforma progressivement en une séparation néfaste. À cause d'un esprit excessivement rationaliste, présent chez quelques penseurs, les positions se radicalisèrent, au point d'arriver en fait à une philosophie séparée et absolument autonome vis-à-vis du contenu de la foi. Parmi les conséquences de cette séparation, il y eut également une défiance toujours plus forte à l'égard de la raison elle-même. Certains commencèrent à professer une défiance générale, sceptique et agnostique, soit pour donner plus d'espace à la foi, soit pour jeter le discrédit sur toute référence possible de la foi à la raison.
En somme, ce que la pensée patristique et médiévale avait conçu et mis en oeuvre comme formant une unité profonde, génératrice d'une connaissance capable d'arriver aux formes les plus hautes de la spéculation, fut détruit en fait par les systèmes épousant la cause d'une connaissance rationnelle qui était séparée de la foi et s'y substituait.
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Les radicalisations les plus influentes sont connues et bien visibles, surtout dans l'histoire de l'Occident. Il n'est pas exagéré d'affirmer qu'une bonne partie de la pensée philosophique moderne s'est développée en s'éloignant progressivement de la Révélation chrétienne, au point de s'y opposer explicitement. Ce mouvement a atteint son apogée au siècle dernier. Certains représentants de l'idéalisme ont cherché de diverses manières à transformer la foi et son contenu, y compris le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus Christ, en structures dialectiques rationnellement concevables. A cette pensée se sont opposées diverses formes d'humanisme athée, philosophiquement structurées, qui ont présenté la foi comme nocive et aliénante pour le développement de la pleine rationalité. Elles n'ont pas eu peur de se faire passer pour de nouvelles religions, constituant le fondement de projets qui, sur le plan politique et social, ont abouti à des systèmes totalitaires traumatisants pour l'humanité.
Dans le cadre de la recherche scientifique, on en est venu à imposer une mentalité positiviste qui s'est non seulement éloignée de toute référence à la vision chrétienne du monde, mais qui a aussi et surtout laissé de côté toute référence à une conception métaphysique et morale. En conséquence, certains hommes de science, privés de tout repère éthique, risquent de ne plus avoir comme centres d'intérêt la personne et l'ensemble de sa vie. De plus, certains d'entre eux, conscients des potentialités intérieures au progrès technologique, semblent céder, plus qu'à la logique du marché, à la tentation d'un pouvoir démiurgique sur la nature et sur l'être humain lui- même.
Enfin, le nihilisme a pris corps comme une conséquence de la crise du rationalisme. Philosophie du néant, il réussit à exercer sa fascination sur nos contemporains. Ses adeptes font la théorie de la recherche comme fin en soi, sans espérance ni possibilité aucune d'atteindre la vérité. Dans l'interprétation nihiliste, l'existence n'est qu'une occasion pour éprouver des sensations et faire des expériences dans lesquelles le primat revient à l'éphémère. Le nihilisme est à l'origine de la mentalité répandue selon laquelle on ne doit plus prendre d'engagement définitif, parce tout est fugace et provisoire.
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D'autre part, il ne faut pas oublier que, dans la culture moderne, le rôle même de la philosophie a fini par changer. De sagesse et de savoir universel qu'elle était, elle a été progressivement réduite à n'être qu'un des nombreux domaines du savoir humain, bien plus, par certains aspects, elle a été cantonnée dans un rôle totalement marginal. Entre temps, d'autres formes de rationalité se sont affirmées avec toujours plus de vigueur, mettant en évidence la marginalité du savoir philosophique. Au lieu d'être tournées vers la contemplation de la vérité et la recherche de la fin dernière et du sens de la vie, ces formes de rationalité tendent - ou au moins peuvent tendre - à être " une raison fonctionnelle " au service de fins utilitaristes, de possession ou de pouvoir.
Dès ma première encyclique, j'ai fait remarquer combien il était dangereux de présenter cette voie comme un absolu et j'ai écrit: " L'homme d'aujourd'hui semble toujours menacé par ce qu'il fabrique, c'est-à-dire par le résultat du travail de ses mains, et plus encore du travail de son intelligence, des tendances de sa volonté. D'une manière trop rapide et souvent imprévisible, les fruits de cette activité multiforme de l'homme ne sont pas seulement et pas tant objet d'"aliénation", c'est-à-dire purement et simplement enlevés à celui qui les a produits; mais, partiellement au moins, dans la ligne, même indirecte, de leurs effets, ces fruits se retournent contre l'homme lui-même; ils sont dirigés ou peuvent être dirigés contre lui. C'est en cela que semble consister le chapitre principal du drame de l'existence humaine aujourd'hui, dans sa dimension la plus large et la plus universelle. L'homme, par conséquent, vit toujours davantage dans la peur. Il craint que ses productions, pas toutes naturellement ni dans leur majeure partie, mais quelques-unes et précisément celles qui contiennent une part spéciale de son génie et de sa créativité, puissent être retournées radicalement contre lui-même ".(53)
(53) Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 15: AAS 71 (1979), p. 286 RH 15.
A la suite de ces transformations culturelles, certains philosophes, abandonnant la recherche de la vérité pour elle- même, ont adopté comme but unique l'obtention d'une certitude subjective ou d'une utilité pratique. La conséquence en a été l'obscurcissement de la véritable dignité de la raison, qui n'était plus en état de connaître le vrai et de rechercher l'absolu.
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Ce qui ressort de cette dernière période de l'histoire de la philosophie, c'est donc la constatation d'une séparation progressive entre la foi et la raison philosophique. Il est bien vrai que, pour un observateur attentif, même dans la réflexion philosophique de ceux qui contribuèrent à élargir le fossé entre la foi et la raison, on voit parfois se manifester des germes précieux de pensée qui, approfondis et développés avec droiture d'esprit et de coeur, peuvent faire découvrir le chemin de la vérité. On trouve ces germes de pensée, par exemple, dans des analyses approfondies sur la perception et l'expérience, sur l'imaginaire et l'inconscient, sur la personnalité et l'intersubjectivité, sur la liberté et les valeurs, sur le temps et l'histoire. Même le thème de la mort peut devenir pour tout penseur un appel pressant à chercher à l'intérieur de lui-même le sens authentique de son existence. Cela n'enlève rien au fait que le rapport actuel entre foi et raison demande un effort attentif de discernement, parce que la raison et la foi se sont toutes deux appauvries et se sont affaiblies l'une en face de l'autre. La raison, privée de l'apport de la Révélation, a pris des sentiers latéraux qui risquent de lui faire perdre de vue son but final. La foi, privée de la raison, a mis l'accent sur le sentiment et l'expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande; au contraire, elle tombe dans le grand danger d'être réduite à un mythe ou à une superstition. De la même manière, une raison qui n'a plus une foi adulte en face d'elle n'est pas incitée à s'intéresser à la nouveauté et à la radicalité de l'être.
On ne doit donc pas considérer comme hors de propos que je lance un appel fort et pressant pour que la foi et la philosophie retrouvent l'unité profonde qui les rend capables d'être en harmonie avec leur nature dans le respect de leur autonomie réciproque. À la " parrhèsia " de la foi doit correspondre l'audace de la raison.
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