1998 Fides et Ratio 63


CHAPITRE VI : INTERACTION ENTRE LA THEOLOGIE

ET LA PHILOSOPHIE


La science de la foi et les exigences

de la raison philosophique

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La parole de Dieu s'adresse à tout homme, en tout temps et sur toute la terre; et l'homme est naturellement philosophe. Pour sa part, la théologie, en tant qu'élaboration réflexive et scientifique de l'intelligence de cette parole à la lumière de la foi, ne peut pas s'abstenir d'entrer en relation avec les philosophies élaborées effectivement tout au long de l'histoire, pour certains de ses développements comme pour l'accomplissement de ses tâches spécifiques. Sans vouloir indiquer aux théologiens des méthodologies particulières, ce qui ne revient pas au Magistère, je désire plutôt évoquer certaines tâches propres à la théologie, dans lesquelles le recours à la pensée philosophique s'impose en vertu de la nature même de la Parole révélée.



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La théologie s'organise comme la science de la foi, à la lumière d'un double principe méthodologique: l'auditus fidei et l'intellectus fidei. Selon le premier principe, elle s'approprie le contenu de la Révélation de la manière dont il s'est progressivement développé dans la sainte Tradition, dans les saintes Ecritures et dans le Magistère vivant de l'Eglise.(88) Par le second, la théologie veut répondre aux exigences spécifiques de la pensée, en recourant à la réflexion spéculative.


(88) Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 10
DV 10.



En ce qui concerne la préparation à un auditus fidei correct, la philosophie apporte sa contribution originale à la théologie lorsqu'elle considère la structure de la connaissance et de la communication personnelle et, en particulier, les formes et les fonctions variées du langage. Pour une compréhension plus cohérente de la Tradition ecclésiale, des énoncés du Magistère et des sentences des grands maîtres de la théologie, l'apport de la philosophie est tout aussi important: ces différents éléments en effet s'expriment souvent avec des concepts et sous des formes de pensée empruntés à une tradition philosophique déterminée. Dans ce cas, le théologien doit non seulement exposer des concepts et des termes avec lesquels l'Eglise pense et élabore son enseignement, mais, pour parvenir à des interprétations correctes et cohérentes, il doit aussi connaître en profondeur les systèmes philosophiques qui ont éventuellement influencé les notions et la terminologie.



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En ce qui concerne l'intellectus fidei, on doit considérer avant tout que la vérité divine, " qui nous est proposée dans les Ecritures sainement comprises selon l'enseignement de l'Eglise ", (89) jouit d'une intelligibilité propre, avec une cohérence logique telle qu'elle se propose comme un authentique savoir. L'intellectus fidei explicite cette vérité, non seulement en saisissant les structures logiques et conceptuelles des propositions sur lesquelles s'articule l'enseignement de l'Eglise, mais aussi, et avant tout, en faisant apparaître la signification salvifique que de telles propositions contiennent pour les personnes et pour l'humanité. A partir de l'ensemble de ces propositions, le croyant parvient à la connaissance de l'histoire du salut, qui culmine dans la personne de Jésus Christ et dans son mystère pascal. Il participe à ce mystère par son assentiment de foi.


(89) S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, II-II, q. 5, a. 3, ad 2 II-II 5,3.



Pour sa part, la théologie dogmatique doit être en mesure d'articuler le sens universel du mystère de Dieu, Un et Trine, et de l'économie du salut, soit de manière narrative, soit avant tout sous forme d'argumentation. Elle doit le faire à travers des développements conceptuels, formulés de manière critique et universellement communicables. Sans l'apport de la philosophie en effet, on ne pourrait illustrer des thèmes théologiques comme, par exemple, le langage sur Dieu, les relations personnelles à l'intérieur de la Trinité, l'action créatrice de Dieu dans le monde, le rapport entre Dieu et l'homme, l'identité du Christ, vrai Dieu et vrai homme. Les mêmes considérations valent pour divers thèmes de la théologie morale, pour laquelle est immédiat le recours à des concepts comme loi morale, conscience, liberté, responsabilité personnelle, faute, etc..., qui se définissent au niveau de l'éthique philosophique.

Il est donc nécessaire que la raison du croyant ait une connaissance naturelle, vraie et cohérente des choses créées, du monde et de l'homme, qui sont aussi l'objet de la révélation divine; plus encore, la raison doit être en mesure d'articuler cette connaissance de manière conceptuelle et sous forme d'argumentation. Par conséquent, la théologie dogmatique spéculative présuppose et implique une philosophie de l'homme, du monde et plus radicalement de l'être, fondée sur la vérité objective.



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En vertu de son caractère propre de discipline qui a pour tâche de rendre compte de la foi (cf.
1P 3,15), la théologie fondamentale devra s'employer à justifier et à expliciter la relation entre la foi et la réflexion philosophique. Reprenant l'enseignement de saint Paul (cf. Rm 1,19-20), le Concile Vatican I avait déjà attiré l'attention sur le fait qu'il existe des vérités naturellement et donc philosophiquement connaissables. Leur connaissance constitue un présupposé nécessaire pour accueillir la révélation de Dieu. En étudiant la Révélation et sa crédibilité conjointement à l'acte de foi correspondant, la théologie fondamentale devra montrer comment, à la lumière de la connaissance par la foi, apparaissent certaines vérités que la raison saisit déjà dans sa démarche autonome de recherche. La Révélation confère à ces vérités une plénitude de sens, en les orientant vers la richesse du mystère révélé, dans lequel elles trouvent leur fin ultime. Il suffit de penser par exemple à la connaissance naturelle de Dieu, à la possibilité de distinguer la révélation divine d'autres phénomènes ou à la reconnaissance de sa crédibilité, à l'aptitude du langage humain à exprimer de manière significative et vraie même ce qui dépasse toute expérience humaine. A travers toutes ces vérités, l'esprit est conduit à reconnaître l'existence d'une voie réellement propédeutique de la foi, qui peut aboutir à l'accueil de la Révélation, sans s'opposer en rien à ses principes propres et à son autonomie spécifique.(90)


(90) " La recherche des conditions dans lesquelles l'homme pose de lui-même les premières questions fondamentales sur le sens de la vie, sur la finalité qu'elle veut indiquer et sur ce qui l'attend après la mort, constitue pour la théologie fondamentale le nécessaire préambule pour que, aujourd'hui également, la foi puisse montrer en plénitude la voie à une raison qui recherche sincèrement la vérité ": Jean-Paul II, Lettre aux participants au Congrès de théologie fondamentale organisé pour le 125e anniversaire de la Constitution dogmatique Dei Filius (30 septembre 1995), n. 4: La Documentation catholique 92 (1995), pp. 972-973.



De la même manière, la théologie fondamentale devra démontrer la compatibilité profonde entre la foi et son exigence essentielle de l'explicitation au moyen de la raison, en vue de donner son propre assentiment en pleine liberté. Ainsi, la foi saura " montrer en plénitude la voie à une raison qui recherche sincèrement la vérité. Ainsi, la foi, don de Dieu, tout en ne se fondant pas sur la raison, ne peut certainement pas se passer de cette dernière. En même temps, apparaît le besoin que la raison se fortifie par la foi, afin de découvrir les horizons auxquels elle ne pourrait parvenir d'elle-même ".(91)


(91) Ibid.



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La théologie morale a peut-être un besoin encore plus grand de l'apport philosophique. En effet, dans la Nouvelle Alliance, la vie humaine est beaucoup moins réglée par des prescriptions que dans l'Ancienne Alliance. La vie dans l'Esprit conduit les croyants à une liberté et à une responsabilité qui vont au-delà de la Loi elle-même. L'Evangile et les écrits apostoliques proposent cependant soit des principes généraux de conduite chrétienne, soit des enseignements et des préceptes ponctuels. Pour les appliquer aux circonstances particulières de la vie individuelle et sociale, le chrétien doit être en mesure d'engager à fond sa conscience et la puissance de son raisonnement. En d'autres termes, cela signifie que la théologie morale doit recourir à une conception philosophique correcte tant de la nature humaine et de la société que des principes généraux d'une décision éthique.



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On peut sans doute objecter que, dans la situation actuelle, plutôt qu'à la philosophie, le théologien devrait recourir à d'autres formes de savoir humain, telles l'histoire et surtout les sciences, dont tous admirent les récents et extraordinaires développements. D'autres personnes, en fonction d'une sensibilité croissante à la relation entre la foi et la culture, soutiennent que la théologie devrait se tourner plus vers les sagesses traditionnelles que vers une philosophie d'origine grecque et eurocentrique. D'autres encore, à partir d'une conception erronée du pluralisme des cultures, vont jusqu'à nier la valeur universelle du patrimoine philosophique accueilli par l'Eglise.

Les éléments précédemment soulignés, déjà présentés d'ailleurs dans l'enseignement conciliaire, (92) contiennent une part de vérité. La référence aux sciences, utile dans de nombreuses circonstances parce qu'elle permet une connaissance plus complète de l'objet d'étude, ne doit cependant pas faire oublier la médiation nécessaire d'une réflexion typiquement philosophique, critique et à visée universelle, requise du reste par un échange fécond entre les cultures. Je tiens à souligner le devoir de ne pas s'arrêter aux aspects singuliers et concrets, en négligeant la tâche première qui consiste à manifester le caractère universel du contenu de la foi. On ne doit pas oublier en outre que l'apport particulier de la pensée philosophique permet de discerner, dans les diverses conceptions de la vie comme dans les cultures, " non pas ce que les hommes pensent, mais quelle est la vérité objective ".(93) Ce ne sont pas les opinions humaines dans leur diversité qui peuvent être utiles à la théologie, mais seulement la vérité.


(92) Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 15; Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, n. 22
GS 15 AGD 22.
(93) S. Thomas d'Aquin, De caelo, 1, 22.



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Le thème de la relation avec les cultures mérite ensuite une réflexion spécifique, même si elle n'est pas nécessairement exhaustive, pour les implications qui en découlent du point de vue philosophique et du point de vue théologique. Le processus de rencontre et de confrontation avec les cultures est une expérience que l'Eglise a vécue depuis les origines de la prédication de l'Evangile. Le commandement du Christ à ses disciples d'aller en tous lieux, " jusqu'aux extrémités de la terre " (
Ac 1,8), pour transmettre la vérité révélée par lui, a mis la communauté chrétienne en état de vérifier très rapidement l'universalité de l'annonce et les obstacles qui découlent de la diversité des cultures. Un passage de la lettre de saint Paul aux chrétiens d'Ephèse donne un bon éclairage pour comprendre comment la communauté primitive a abordé ce problème.

L'Apôtre écrit: " Or voici qu'à présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, grâce au sang du Christ. Car c'est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n'en a fait qu'un seul, détruisant la barrière qui les séparait " (Ep 2,13-14).

A la lumière de ce texte, notre réflexion s'élargit à la transformation qui s'est produite chez les Gentils, lorsqu'ils ont accédé à la foi. Devant la richesse du salut opéré par le Christ, les barrières qui séparaient les diverses cultures tombent. La promesse de Dieu dans le Christ devient maintenant un don universel: elle n'est plus limitée à la particularité d'un peuple, de sa langue et de ses usages, mais elle est étendue à tous, comme un patrimoine dans lequel chacun peut puiser librement. Des divers lieux et des différentes traditions, tous sont appelés dans le Christ à participer à l'unité de la famille des fils de Dieu. C'est le Christ qui permet aux deux peuples de devenir " un ". Ceux qui étaient " les lointains " deviennent " les proches ", grâce à la nouveauté accomplie par le mystère pascal. Jésus abat les murs de division et réalise l'unification de manière originale et suprême, par la participation à son mystère. Cette unité est tellement profonde que l'Eglise peut dire avec saint Paul: " Vous n'êtes plus des étrangers ni des hôtes; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu " (Ep 2,19).

Par une mention aussi simple, une grande vérité est décrite: la rencontre de la foi avec les différentes cultures a donné naissance de fait à une nouvelle réalité. Lorsqu'elles sont profondément enracinées dans l'humain, les cultures portent en elles le témoignage de l'ouverture spécifique de l'homme à l'universel et à la transcendance. Elles présentent toutefois des approches diverses de la vérité, qui se révèlent d'une indubitable utilité pour l'homme, auquel elles donnent des valeurs capables de rendre son existence toujours plus humaine.(94) Du fait que les cultures se réfèrent aux valeurs des traditions antiques, elles sont par elles-mêmes - sans doute de manière implicite, mais non pour autant moins réelle - liées à la manifestation de Dieu dans la nature, comme on l'a vu précédemment en parlant des textes sapientiaux et de l'enseignement de saint Paul.


(94) Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, nn. 53-59 GS 53-59.



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Etant en relation étroite avec les hommes et avec leur histoire, les cultures partagent les dynamismes mêmes selon lesquels le temps humain s'exprime. On enregistre par conséquent des transformations et des progrès dus aux rencontres que les hommes développent et aux échanges qu'ils réalisent réciproquement dans leurs modes de vie. Les cultures se nourrissent de la communication des valeurs; leur vitalité et leur subsistance sont données par leur capacité de rester accueillantes à la nouveauté. Quelle est l'explication de ces dynamismes? Situé dans une culture, tout homme dépend d'elle et influe sur elle. L'homme est à la fois fils et père de la culture dans laquelle il est immergé. Dans chacune des expressions de sa vie, il porte en lui quelque chose qui le caractérise au milieu de la création: son ouverture constante au mystère et son désir inextinguible de connaissance. Par conséquent, chaque culture porte imprimée en elle et laisse transparaître la tension vers un accomplissement. On peut donc dire que la culture a en elle la possibilité d'accueillir la révélation divine.

La manière dont les chrétiens vivent leur foi est, elle aussi, imprégnée par la culture du milieu ambiant et elle contribue, à son tour, à en modeler progressivement les caractéristiques. À toute culture, les chrétiens apportent la vérité immuable de Dieu, révélée par Lui dans l'histoire et dans la culture d'un peuple. Au long des siècles, l'événement dont furent témoins les pèlerins présents à Jérusalem au jour de la Pentecôte continue ainsi à se reproduire. Ecoutant les Apôtres, ils se demandaient: " Ces hommes qui parlent, ne sont- ils pas tous Galiléens? Comment se fait-il alors que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle? Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, des bords de la mer Noire, de la province d'Asie, de la Phrygie, de la Pamphylie, de l'Egypte et de la Libye proche de Cyrène, Romains résidant ici, Juifs de naissance et convertis, Crétois et Arabes, tous nous les entendons proclamer dans nos langues les merveilles de Dieu " (
Ac 2,7-11). Tandis qu'elle exige des personnes destinataires l'adhésion de la foi, l'annonce de l'Evangile dans les différentes cultures ne les empêche pas de conserver une identité culturelle propre. Cela ne crée aucune division, parce que le peuple des baptisés se distingue par une universalité qui sait accueillir toute culture, favorisant le progrès de ce qui, en chacune d'elles, conduit implicitement vers la pleine explication dans la vérité.

En conséquence, une culture ne peut jamais devenir le critère de jugement et encore moins le critère ultime de la vérité en ce qui concerne la révélation de Dieu. L'Evangile n'est pas opposé à telle ou telle culture, comme si, lorsqu'il la rencontre, il voulait la priver de ce qui lui appartient et l'obligeait à assumer des formes extrinsèques qui ne lui sont pas conformes. A l'inverse, l'annonce que le croyant porte dans le monde et dans les cultures est la forme réelle de la libération par rapport à tout désordre introduit par le péché et, en même temps, elle est un appel à la vérité tout entière. Dans cette rencontre, les cultures non seulement ne sont privées de rien, mais elles sont même stimulées pour s'ouvrir à la nouveauté de la vérité évangélique, pour en tirer une incitation à se développer ultérieurement.



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Le fait que la mission évangélisatrice ait rencontré d'abord sur sa route la philosophie grecque ne constitue en aucune manière une indication qui exclurait d'autres approches. Aujourd'hui, à mesure que l'Evangile entre en contact avec des aires culturelles restées jusqu'alors hors de portée du rayonnement du christianisme, de nouvelles tâches s'ouvrent à l'inculturation. Des problèmes analogues à ceux que l'Eglise dut affronter dans les premiers siècles se posent à notre génération.

Ma pensée se tourne spontanément vers les terres d'Orient, si riches de traditions religieuses et philosophiques très anciennes. Parmi elles, l'Inde occupe une place particulière. Un grand élan spirituel porte la pensée indienne vers la recherche d'une expérience qui, libérant l'esprit des conditionnements du temps et de l'espace, aurait valeur d'absolu. Dans le dynamisme de cette recherche de libération, s'inscrivent de grands systèmes métaphysiques.

Aux chrétiens d'aujourd'hui, avant tout à ceux de l'Inde, appartient la tâche de tirer de ce riche patrimoine les éléments compatibles avec leur foi, en sorte qu'il en résulte un enrichissement de la pensée chrétienne. Pour cette oeuvre de discernement qui trouve son inspiration dans la Déclaration conciliaire Nostra aetate, les chrétiens tiendront compte d'un certain nombre de critères. Le premier est celui de l'universalité de l'esprit humain, dont les exigences fondamentales se retrouvent identiques dans les cultures les plus diverses. Le second, qui découle du premier, consiste en ceci: quand l'Eglise entre en contact avec les grandes cultures qu'elle n'a pas rencontrées auparavant, elle ne peut pas laisser derrière elle ce qu'elle a acquis par son inculturation dans la pensée gréco-latine. Refuser un tel héritage serait aller contre le dessein providentiel de Dieu, qui conduit son Eglise au long des routes du temps et de l'histoire. Du reste, ce critère vaut pour l'Eglise à toute époque, et il en sera ainsi pour celle de demain qui se sentira enrichie par les acquisitions réalisées par le rapprochement actuel avec les cultures orientales et qui trouvera dans cet héritage des éléments nouveaux pour entrer en dialogue de manière fructueuse avec les cultures que l'humanité saura faire fleurir sur son chemin vers l'avenir. En troisième lieu, on se gardera de confondre la légitime revendication de la spécificité et de l'originalité de la pensée indienne avec l'idée qu'une tradition culturelle doive se refermer sur sa différence et s'affermir par son opposition aux autres traditions, ce qui serait contraire à la nature même de l'esprit humain.

Ce qui est dit ici pour l'Inde vaut aussi pour l'héritage des grandes cultures de la Chine, du Japon et des autres pays d'Asie, de même que pour certaines richesses des cultures traditionnelles de l'Afrique, transmises surtout oralement.



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A la lumière de ces considérations, la relation qui doit opportunément s'instaurer entre la théologie et la philosophie sera placée sous le signe de la circularité. Pour la théologie, le point de départ et la source originelle devront toujours être la parole de Dieu révélée dans l'histoire, tandis que l'objectif final ne pourra être que l'intelligence de la parole, sans cesse approfondie au fil des générations. D'autre part, puisque la parole de Dieu est la Vérité (cf.
Jn 17,17), pour mieux comprendre cette parole, on ne peut pas ne pas recourir à la recherche humaine de la vérité, à savoir la démarche philosophique, développée dans le respect des lois qui lui sont propres. Cela ne revient pas simplement à utiliser, dans le discours théologique, l'un ou l'autre concept ou telle partie d'une structure philosophique; il est essentiel que la raison du croyant exerce ses capacités de réflexion dans la recherche du vrai à l'intérieur d'un mouvement qui, partant de la parole de Dieu, s'efforce d'arriver à mieux la comprendre. Par ailleurs, il est clair que, en se mouvant entre ces deux pôles - la parole de Dieu et sa meilleure connaissance -, la raison est comme avertie, et en quelque sorte guidée, afin d'éviter des sentiers qui la conduiraient hors de la Vérité révélée et, en définitive, hors de la vérité pure et simple; elle est même invitée à explorer des voies que, seule, elle n'aurait même pas imaginé pouvoir parcourir. De cette relation de circularité avec la parole de Dieu, la philosophie sort enrichie, parce que la raison découvre des horizons nouveaux et insoupçonnés.



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La confirmation de la fécondité d'une telle relation est offerte par l'histoire personnelle de grands théologiens chrétiens qui se révélèrent être aussi de grands philosophes, car ils ont laissé des écrits d'une si haute valeur spéculative que l'on peut à juste titre les placer aux côtés des maîtres de la philosophie antique. Cela vaut pour les Pères de l'Eglise, parmi lesquels il faut citer au moins les noms de saint Grégoire de Nazianze et de saint Augustin, comme pour les Docteurs médiévaux, parmi lesquels ressort surtout la grande triade saint Anselme, saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin. Le rapport fécond entre la philosophie et la parole de Dieu se manifeste aussi dans la recherche courageuse menée par des penseurs plus récents, parmi lesquels il me plaît de mentionner, en Occident, des personnalités comme John Henry Newman, Antonio Rosmini, Jacques Maritain, Etienne Gilson, Edith Stein et, en Orient, des penseurs de la stature de Vladimir S. Soloviev, Pavel A. Florenski, Petr J. Caadaev, Vladimir N. Lossky. Evidemment, en nommant ces auteurs, auprès desquels d'autres pourraient être cités, je n'entends pas avaliser tous les aspects de leur pensée, mais seulement donner des exemples significatifs d'une voie de recherche philosophique qui a tiré un grand profit de sa confrontation avec les données de la foi. Une chose est certaine: l'attention accordée à l'itinéraire spirituel de ces maîtres ne pourra que favoriser le progrès dans la recherche de la vérité et dans la mise au service de l'homme des résultats obtenus. Il faut espérer que cette grande tradition philosophico-théologique trouvera aujourd'hui et à l'avenir des personnes qui la continueront et qui la cultiveront, pour le bien de l'Eglise et de l'humanité.




Différentes situations de la philosophie

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Comme il résulte de l'histoire des relations entre la foi et la philosophie, brièvement rappelée précédemment, on peut distinguer diverses situations de la philosophie par rapport à la foi chrétienne. La première est celle de la philosophie totalement indépendante de la Révélation évangélique: c'est l'état de la philosophie qui s'est historiquement concrétisé dans les périodes qui ont précédé la naissance du Rédempteur et, par la suite, dans les régions non encore touchées par l'Evangile. Dans cette situation, la philosophie manifeste une légitime aspiration à être une démarche autonome, c'est-à-dire qui procède selon ses lois propres, recourant aux seules forces de la raison. Tout en tenant compte des sérieuses limites dues à la faiblesse native de la raison humaine, il convient de soutenir et de renforcer cette aspiration. En effet, l'engagement philosophique, qui est la recherche naturelle de la vérité, reste au moins implicitement ouvert au surnaturel.

De plus, même lorsque le discours théologique lui-même utilise des concepts et des arguments philosophiques, l'exigence d'une correcte autonomie de la pensée doit être respectée. L'argumentation développée selon des critères rationnels rigoureux est, en effet, une garantie pour parvenir à des résultats universellement valables. Ici se vérifie aussi le principe selon lequel la grâce ne détruit pas mais perfectionne la nature: l'assentiment de foi, qui engage l'intelligence et la volonté, ne détruit pas mais perfectionne le libre-arbitre de tout croyant qui accueille en lui le donné révélé.

La théorie de la philosophie appelée " séparée ", adoptée par un certain nombre de philosophes modernes, s'éloigne de manière évidente de cette exigence correcte. Plus que l'affirmation de la juste autonomie de la démarche philosophique, elle constitue la revendication d'une autosuffisance de la pensée, qui se révèle clairement illégitime: refuser les apports de la vérité découlant de la révélation divine signifie en effet s'interdire l'accès à une plus profonde connaissance de la vérité, au détriment de la philosophie elle-même.



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Une deuxième situation de la philosophie est celle que beaucoup désignent par l'expression philosophie chrétienne. La dénomination est de soi légitime, mais elle ne doit pas être équivoque: on n'entend pas par là faire allusion à une philosophie officielle de l'Eglise, puisque la foi n'est pas comme telle une philosophie. Par cette appellation, on veut plutôt indiquer une démarche philosophique chrétienne, une spéculation philosophique conçue en union étroite avec la foi. Cela ne se réfère donc pas simplement à une philosophie élaborée par des philosophes chrétiens qui, dans leur recherche, n'ont pas voulu s'opposer à la foi. Parlant de philosophie chrétienne, on entend englober tous les développements importants de la pensée philosophique qui n'auraient pu être accomplis sans l'apport, direct ou indirect, de la foi chrétienne.

Il y a donc deux aspects de la philosophie chrétienne: d'abord un aspect subjectif, qui consiste dans la purification de la raison par la foi. En tant que vertu théologale, la foi libère la raison de la présomption, tentation typique à laquelle les philosophes sont facilement sujets. Déjà, saint Paul et les Pères de l'Eglise, et, plus proches de nous, des philosophes comme Pascal et Kierkegaard, l'ont stigmatisée. Par l'humilité, le philosophe acquiert aussi le courage d'affronter certaines questions qu'il pourrait difficilement résoudre sans prendre en considération les données reçues de la Révélation. Il suffit de penser par exemple aux problèmes du mal et de la souffrance, à l'identité personnelle de Dieu et à la question du sens de la vie ou, plus directement, à la question métaphysique radicale: " Pourquoi y a-t-il quelque chose? ".

Il y a ensuite l'aspect objectif, concernant le contenu: la Révélation propose clairement certaines vérités qui, bien que n'étant pas naturellement inaccessibles à la raison, n'auraient peut-être jamais été découvertes par cette dernière, si elle avait été laissée à elle-même. Dans cette perspective, se trouvent des thèmes comme celui d'un Dieu personnel, libre et créateur, qui a eu une grande importance pour le développement de la pensée philosophique et, en particulier, pour la philosophie de l'être. A ce domaine appartient aussi la réalité du péché, telle qu'elle apparaît à la lumière de la foi qui aide à poser philosophiquement de manière adéquate le problème du mal. La conception de la personne comme être spirituel est aussi une originalité particulière de la foi: l'annonce chrétienne de la dignité, de l'égalité et de la liberté des hommes a certainement exercé une influence sur la réflexion philosophique que les modernes ont menée. Plus proche de nous, on peut mentionner la découverte de l'importance que revêt aussi pour la philosophie l'événement historique central de la Révélation chrétienne. Ce n'est pas par hasard qu'il est devenu l'axe d'une philosophie de l'histoire, qui se présente comme un chapitre nouveau de la recherche humaine de la vérité.

Parmi les éléments objectifs de la philosophie chrétienne, figure aussi la nécessité d'explorer la rationalité de certaines vérités exprimées par les saintes Ecritures, comme la possibilité d'une vocation surnaturelle de l'homme et aussi le péché originel lui-même. Ce sont des tâches qui incitent la raison à reconnaître qu'il y a du vrai et du rationnel bien au- delà des strictes limites dans lesquelles la raison serait tentée de s'enfermer. Ces thèmes élargissent de fait l'espace du rationnel.

Dans leur spéculation sur ces éléments, les philosophes ne sont pas devenus théologiens, dans la mesure où ils n'ont pas cherché à comprendre et à expliciter les vérités de la foi à partir de la Révélation. Ils ont continué à travailler sur leur propre terrain, avec leur propre méthodologie purement rationnelle, mais en élargissant leurs recherches à de nouveaux espaces du vrai. On peut dire que, sans l'influence stimulante de la parole de Dieu, une bonne partie de la philosophie moderne et contemporaine n'existerait pas. Le fait conserve toute sa pertinence, même devant la constatation décevante de l'abandon de l'orthodoxie chrétienne de la part d'un certain nombre de penseurs de ces derniers siècles.



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Nous trouvons une autre situation significative de la philosophie quand la théologie elle-même fait appel à la philosophie. En réalité, la théologie a toujours eu et continue à avoir besoin de l'apport philosophique. Etant une oeuvre de la raison critique à la lumière de la foi, le travail théologique présuppose et exige dans toute sa recherche une raison éduquée et formée sur le plan des concepts et des argumentations. En outre, la théologie a besoin de la philosophie comme interlocutrice pour vérifier l'intelligibilité et la vérité universelle de ses assertions. Ce n'est pas par hasard qu'il y eut des philosophes non chrétiens auxquels les Pères de l'Eglise et les théologiens médiévaux ont eu recours pour cette fonction explicative. Ce fait historique souligne la valeur de l'autonomie que garde la philosophie même dans cette troisième situation, mais, dans le même temps, cela montre les transformations nécessaires et profondes qu'elle doit subir.

C'est précisément dans le sens d'un apport indispensable et noble que la philosophie a été appelée, depuis l'ère patristique, ancilla theologiae. Le titre ne fut pas appliqué pour indiquer une soumission servile ou un rôle purement fonctionnel de la philosophie par rapport à la théologie. Il fut plutôt utilisé dans le sens où Aristote parlait des sciences expérimentales qui sont les " servantes " de la " philosophie première ". L'expression, aujourd'hui difficilement utilisable eu égard aux principes d'autonomie qui viennent d'être mentionnés, a servi au cours de l'histoire à montrer la nécessité du rapport entre les deux sciences et l'impossibilité de leur séparation.

Si le théologien se refusait à recourir à la philosophie, il risquerait de faire de la philosophie à son insu et de se cantonner dans des structures de pensée peu appropriées à l'intelligence de la foi. Pour sa part, le philosophe, s'il excluait tout contact avec la théologie, croirait devoir s'approprier pour son propre compte le contenu de la foi chrétienne, comme cela est arrivé pour certains philosophes modernes. Dans un cas comme dans l'autre, apparaîtrait le danger de la destruction des principes de base de l'autonomie que chaque science veut justement voir préservés.

La situation de la philosophie ici considérée, en vertu des implications qu'elle comporte pour l'intelligence de la Révélation, se place plus directement, avec la théologie, sous l'autorité du Magistère et de son discernement, comme je l'ai exposé précédemment. Des vérités de la foi, en effet, découlent des exigences déterminées que la philosophie doit respecter au moment où elle entre en relation avec la théologie.



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A la suite de ces réflexions, on comprend facilement pourquoi le Magistère a loué maintes fois les mérites de la pensée de saint Thomas et en a fait le guide et le modèle des études théologiques. Ce à quoi on attachait de l'importance n'était pas de prendre position sur des questions proprement philosophiques, ni d'imposer l'adhésion à des thèses particulières. L'intention du Magistère était, et est encore, de montrer que saint Thomas est un authentique modèle pour ceux qui recherchent la vérité. En effet, l'exigence de la raison et la force de la foi ont trouvé la synthèse la plus haute que la pensée ait jamais réalisée, dans la réflexion de saint Thomas, par le fait qu'il a su défendre la radicale nouveauté apportée par la Révélation sans jamais rabaisser la voie propre à la raison.



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Explicitant davantage le contenu du Magistère antérieur, j'entends dans cette dernière partie montrer certaines exigences que la théologie - et même avant tout la parole de Dieu - pose aujourd'hui à la pensée philosophique et aux philosophies actuelles. Comme je l'ai déjà souligné, le philosophe doit procéder selon des règles propres et se fonder sur ses propres principes; cependant la vérité ne peut être qu'unique. La Révélation, avec son contenu, ne pourra jamais rabaisser la raison dans ses découvertes et dans sa légitime autonomie; pour sa part toutefois, la raison ne devra jamais perdre sa capacité de s'interroger et de poser des questions, en ayant conscience de ne pas pouvoir s'ériger en valeur absolue et exclusive. La vérité révélée, mettant l'être en pleine lumière à partir de la splendeur qui provient de l'Etre subsistant lui-même, éclairera le chemin de la réflexion philosophique. En somme, la révélation chrétienne devient le vrai point de rencontre et de confrontation entre la pensée philosophique et la pensée théologique dans leurs relations réciproques. Il est donc souhaitable que les théologiens et les philosophes se laissent guider par l'unique autorité de la vérité, de manière à élaborer une philosophie en affinité avec la parole de Dieu. Cette philosophie sera le terrain de rencontre entre les cultures et la foi chrétienne, le lieu d'accord entre croyants et non-croyants. Ce sera une aide pour que les chrétiens soient plus intimement convaincus que la profondeur et l'authenticité de la foi sont favorisées quand cette dernière est reliée à une pensée et qu'elle n'y renonce pas. Encore une fois, c'est la leçon des Pères de l'Eglise qui nous guide dans cette conviction: " Même croire n'est pas autre chose que penser en donnant son assentiment (...). Quiconque croit pense, et en croyant il pense et en pensant il croit (...). Si elle n'est pas pensée, la foi n'est rien ".(95) Et encore: " Si l'on supprime l'assentiment, on supprime la foi, car sans assentiment on ne croit pas du tout ".(96)


(95) S. Augustin, De praedestinatione sanctorum, 2, 5: PL 44, 963.
(96) Id., De fide, spe et caritate, 7: CCL 64, p. 61.




1998 Fides et Ratio 63