Grégoire Nysse, Virginité - Chapitre 8

Chapitre 9

C'est une chose difficile à changer, en tout domaine, que l'habitude.

1. C'est en effet une chose qui nous laisse sans ressource que l'habitude, en tout domaine, tant elle a de puissance pour attirer à elle, entraîner l'âme et présenter une apparence de bien, du moment qu'on a contracté par l'accoutumance une disposition et un attachement passionnel. Et il n'est rien dont la fuite s'impose à la nature, qui ne puisse, une fois passé en habitude, paraître digne d'intérêt et de choix. De cette affirmation, la vie humaine fournit une preuve: les peuples sont si nombreux qu'ils ne s'intéressent pas unanimement aux mêmes choses; différentes sont celles auxquelles ils trouvent de la beauté et du prix, car c'est l'habitude qui suscite en chacun l'intérêt pour une chose et son désir. Et non seulement entre les peuples, on peut voir un tel contraste au sujet des mêmes occupations, admirées par les uns, dénigrées par les autres, mais aussi dans le même peuple, la même ville et famille, on peut voir une grande différence qui vient à chacun de l'habitude. Ainsi des frères jumeaux, entrés ensemble dans l'existence, ont-ils été très souvent séparés l'un de l'autre, dans la vie par leurs occupations: rien encore d'étonnant à cela puisque même chaque homme pris en particulier ne porte pas le même jugement la plupart du temps sur le même objet; mais selon qu'il est influencé en chaque cas par l'habitude. Et pour ne pas nous éloigner de notre sujet, nous en avons connu beaucoup qui, dès leur premier âge, se montrèrent très amoureux de la chasteté, qui commencèrent de mener une vie souillée, du jour où la participation aux voluptés leur sembla légale et permise. Une fois en effet qu'ils furent en possession d'une telle expérience, après avoir retourné toute leur puissance de désir vers ces choses selon notre exemple du courant d'eau, et dérivé l'élan de leur pensée des réalités divines vers les objets bas et matériels, ils ouvrirent tout grand aux passions le champ de leur intérieur, au point de cesser tout mouvement vers les réalités d'en haut et de voir se dessécher complètement ce désir, dont le cours inversé s'est porté vers les passions.

C'est pourquoi nous pensons que les gens plus faibles ont avantage à se réfugier dans la virginité comme dans une citadelle sure, à ne pas susciter de tentations contre eux-mêmes en descendant dans le fatal engrenage de cette vie, à s'attaquer à ceux qui luttent contre la loi de notre raison au moyen des passions de la chair, et à courir un risque en se souciant non des bornes d'une terre ou de la perte des biens ou de quelque autre des sollicitudes de cette vie, mais de l'espérance qui passe avant tout. Il n'est pas possible en effet à celui qui a détourné sa pensée vers ce monde, assumé les soucis d'ici-bas et pris pour tâche de plaire aux hommes, il n'est pas possible qu'il arrive au plein accomplissement du grand et premier commandement du Seigneur, qui dit d'aimer Dieu de tout son coeur et de tout son pouvoir. Comment en effet quelqu'un aimera-t-il Dieu de tout son coeur, quand il partage celui-ci entre Dieu et le monde, et que, dérobant l'amour à Dieu seul, il le gaspille en passions humaines? En effet a l'homme non marié a souci des affaires du Seigneur et l'homme marié a souci des affaires du monde. Mais si le combat contre les voluptés semble pénible, que chacun prenne de l'assurance car en cette matière l'habitude n'est pas d'un mince secours: dans les choses apparemment les plus difficiles, elle fait trouver du plaisir si l'on persévère, le plaisir le plus noble et le plus pur, tel que l'homme, du moins l'homme sensé, trouve plus de dignité à s'y attacher qu'à devenir à force de mesquineries dans les choses basses, étranger à ce qui est véritablement grand et surpasse toute intelligence.


Chapitre 10

Quel est l'objet véritablement désirable?

1. Combien il est dommageable d'en venir à déchoir de la possession de la vraie beauté, quelle parole pourrait l'exposer? De quel surcroît de raisonnement user? Comment expliquer et décrire ce qui est inexprimable en parole et insaisissable dans un concept? Si en effet quelqu'un a tellement purifié l'oeil de son coeur qu'il puisse voir en quelque manière ce que le Seigneur a promis dans les Béatitudes, il condamnera tout langage humain comme impuissant à exposer sa pensée; mais si quelqu'un, encore établi dans les passions matérielles, a le sens visuel de l'âme comme recouvert d'une chassie par cette disposition passionnelle, vaine ainsi encore sera toute vigueur de paroles. Devant les gens en effet qui ont des sens atrophiés, cela revient au même de rabaisser des merveilles par ses paroles et de les exalter; comme aussi en présence du rayon de soleil, il devient inefficace et inutile d'expliquer en paroles ce qu'est la lumière à l'aveugle de naissances qui ne l'a jamais contemplée, car la clarté du rayon ne peut se manifester à l'ouïe. Ainsi en présence de la lumière intelligible et véritable, chacun a-t-il besoin d'yeux appropriés pour contempler cette beauté: celui qui l'a vue, en vertu d'un don divins et d'une inspiration intraduisible, garde son saisissement dans le secret de sa conscience; celui qui n'a pas contemplé cette beauté ne connaîtra même pas quel dommage il subit du fait de cette privation. Comment en effet lui représenter ce bien qui lui a échappé? Comment mettre sous ses yeux l'ineffable? Les mots propres pour désigner cette beauté, nous ne les avons pas appris. Aucun exemple, parmi les êtres, de ce que nous cherchons, aucun moyen de le manifester à partir d'une comparaison. Qui donc compare le soleil à une faible étincelle, ou met en parallèle une petite goutte d'eau avec les abîmes infinis? Ce rapport de la gouttelette aux abîmes ou d'une minuscule étincelle à l'immense rayonnement du soleil, c'est le même qui existe de toutes ces choses admirées comme belles par les hommes à cette Beauté qui est contemplée autour du Bien premier et de ce qui est au delà de tout bien.

2. Qu'inventer pour montrer l'étendue de ce dommage à celui qui en est victime? Le grand David me semble avoir bien montré cette incapacité, un jour qu'élevé en pensée par la puissance de l'Esprit et comme sorti de lui-même, il vit cette beauté inaccessible et impossible à cerner, dans cette extase'' bienheureuse - il la vit dans toute la mesure assurément où il est possible à un homme de la voir, après être sorti des revêtements si de la chair et être entré par la seule pensée dans la contemplation des incorporels et des intelligibles -, quand il éprouva le désir de parler dignement de ce qu'il avait vu, il cria cette phrase que tous chantent: "tout homme est menteur", c'est-à-dire, à mon avis du moins, que tout homme confiant à un langage le soin de traduire cette lumière ineffable est réellement un menteur, non par haine de la vérité, mais par la faiblesse des moyens d'expression. En effet, la beauté sensible qui entoure ici-bas notre vie et qui se manifeste avec un certain coloris soit dans une matière inanimée, soit même dans des corps vivants, notre sensibilité a suffisamment de ressources pour l'admirer, l'appréhender et la faire connaître à autrui par la peinture des paroles, puisqu'une telle beauté est peinte par la parole comme sur un tableau; mais ce dont l'archétypes échappe à la compréhension, comment la parole le mettrait-elle sous les yeux, alors qu'elle ne trouve aucun moyen de le décrire, qu'elle ne peut parler ni de couleur, ni de figure, ni de grandeur, ni d'heureuse apparence, ni d'absolument aucune bagatelle de ce genre? Comment en effet ce qui est complètement sans formel et sans figure, étranger à toute quantité, établis loin de tout ce qui se voit dans la région du corps et des sens, comment le ferait-on connaître au moyen d'objets qui ne sont saisis que par la sensation seule? Il n'empêche, nous ne devons pas renoncer à ce désir, sous prétexte qu'il vise manifestement trop haut pour nos prises, mais plus le raisonnement a montré que l'objet cherché était grand, plus la pensée doit être surélevée, plus elle doit monter en rivalisant avec la grandeur de l'objet qu'elle cherche, pour ne pas s'exclure tout à fait de la participation au Bien: le danger n'est pas mince en effet, qu'en raison de sa nature trop sublime et absolument inexprimable, nous n'en venions à glisser loin de toute idée de lui, si nous n'appuyons notre connaissance de ces réalités sur rien de connu.


Chapitre 11

Comment parvenir à l'intelligence de la beauté véritable?

1. Il faut donc, à cause de cette faiblesse, acheminer notre raison vers belles à la Beauté l'invisible au moyen de nos connaissances sensibles. Voilà quelle serait là-dessus notre idée: ceux qui regardent les choses trop superficiellement et sans exercer leur raison, voient-ils un homme ou n'importe quel objet de l'ordre des apparences, ils ne se mettent pas en peine d'autre chose que de ce qu'ils voient - il leur suffit en effet d'avoir contemplé la masse du corps pour croire qu'ils ont compris la raison profonde de l'hommes - mais celui qui a l'âme perspicace et qui a été formé à ne pas s'en remettre à ses seuls yeux dans l'examen des êtres, celui-là ne s'arrêtera pas aux apparences, il ne compte pas pour néant ce qui ne tombe point sous la vue, mais il s'enquiert aussi de la nature de l'âme et examine les qualités qui apparaissent dans le corps, en les prenant et en commun et individuellement : sa raison sépare en effet chacune de ces qualités en particulier, puis considère comment toutes en commun elles concourent et conspirent à la constitution du sujet. Ainsi donc en va-t-il dans la recherche du Beau: celui dont l'intelligence est imparfaite, voit-il un objet sur lequel est répandue une apparence de quelque beauté, il s'imaginera qu'est beau de sa propre nature cet objet même qui attire sa sensibilité par un plaisir, et il ne se met en peine de rien au delà. Mais celui qui a purifié l'oeil de son âme et qui est capable de voir de tels spectacles, celui-là, laissant de côté la matière sous-jacente à la forme du beau, se servira de ce qu'il voit comme d'un marchepied pour s'élever vers la contemplation de la beauté intelligible, dont la participation rend les autres choses belles et les fait appeler telles.

2. Il me semble difficile, tant la plupart des hommes vivent dans une telle épaisseur d'esprit, qu'ils puissent, en retranchant par leur raison la matière et en la séparant de la beauté contemplée, comprendre la nature même du beau en elle-même. Et si l'on veut examiner exactement la cause des opinions erronées et fallacieuses, on n'en trouverait pas d'autre, me semble-t-il, que celle-ci: "nos sens n'ont pas été exercés à discerner exactement le beau de ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi les hommes se sont éloignés du souci du vrai bien: ceux-ci ont glissé dans un amour la chair, ceux-là sous l'influence de leurs désirs ont incliné vers la matière inanimée des richesses; d'autres ont situé le Beau dans les honneurs, la gloire, la puissance; il en est qui se passionnèrent pour des techniques et des sciences; des gens plus serviles encore érigent leur gosier et leur ventre en critères du Bien. Si, en s'éloignant des pensées matérielles et de leur attachement passionné à ce qui paraît, ils avaient recherché la nature simple, immatérielle et sans figure du Beau, ils n'auraient pas erré dans le choix de leurs désirs et ne se seraient pas laissés égarer à ce point par de telles tromperies que, même à la vue de ce qu'a d'éphémère le plaisir offert par ces biens, ils ne peuvent être conduits à les mépriser.

3. Voici donc pour nous la voie qui peut conduire à la découverte du Beau: dépassant comme bas et éphémères tous les autres objets qui attirent les désirs des hommes, qui sont tenus pour beaux et donc jugés dignes de zèle et de faveur, nous ne devons gaspiller en aucun d'eux notre puissance de désir, ni non plus la tenir enfermée en nous-mêmes dans une immobilité stérile, mais, après l'avoir purifiée de son attachement passionné aux choses basses, I'élever là où la sensation n'atteint pas, au point de n'admirer ni la beauté du ciel, ni les rayons des astres, ni rien de ce qui paraît beau, mais de nous laisser conduire, par la beauté contemplée en tout cela, vers le désir de cette beauté dont les cieux racontent la gloire et dont le firmament et toute la création communiquent la connaissance. En montant ainsi, et en délaissant tout ce qu'elle comprend être inférieur à l'objet de sa recherche, l'âme peut parvenir à l'intelligence de cette magnificence élevée au-dessus des cieux".

4. Mais comment atteindre les choses sublimes, si l'on met son zèle dans les choses basses? Comment s'envoler vers le ciel, sans être muni de l'ailes céleste ni devenir capable, grâce à ce mode de vie sublime, de monter et de s'élever dans les hauteurs? Qui est assez étranger aux mystères évangéliques pour ignorer que l'âme humaine ne dispose que d'un seul véhicule dans son voyage vers les cieux, à savoir imiter cette colombe qui descend en volant, dont le prophète David lui aussi a désiré avoir les ailes? C'est ainsi en effet que l'Écriture a coutume de désigner symboliquement la puissance de l'Esprit, soit parce que cet oiseau est exempt de fiel, soit aussi parce qu'il déteste les odeurs fétides, comme le rapportent ceux qui l'ont observé. Celui donc qui s'est éloigné de toute amertume et mauvaise odeur charnelle, qui s'est élevé au-dessus de toutes les choses basses et terre-à-terre, ou pour mieux dire qui est devenu supérieur au monde entier, porté sur cette aile dont nous avons parlé, celui-là trouvera le seul objet digne de désir, et deviendra beau lui aussi en approchant du Beau; et devenu sous son influence, brillant et lumineux, il sera établi dans la participation à la lumière véritable. De même en effet que, dans la nuit, ces condensations lumineuses de l'air, que certains appellent étoiles filantes, ne sont rien d'autre, affirment ceux qui ont fait des recherches sur ces questions, que de l'air introduit dans la région éthérée par la violence de certains souffles - ils disent que cette traînée incandescente s'inscrit dans le ciel quand le souffle s'embrase dans l'éther - de même donc que cet air terrestre, projeté vers le haut par la violence du souffle, devient lumineux parce qu'il est transformé sous l'influence purifiante de l'éther; de même l'intelligence humaine, après avoir délaissé cette vie trouble et sale, après que, purifiée par la puissance et le souffle de l'Esprit, elle est devenue lumineuse et qu'elle s'est mêlée à la pureté véritable et sublime, l'intelligence humaine elle-même resplendit en celle-ci comme par transparence, se charge de rayons et devient lumière selon la promesse expresse du Seigneur que "les justes brilleront à la ressemblance du soleil". Cela, même dès cette terre, nous le voyons se réaliser sur un miroir, ou sur l'eau, ou sur toute autre matière dont la surface lisse est capable de briller par réverbération. Lorsqu'en effet, l'un de ces objets reçoit le rayon du soleil, il émet au point de contact un autre rayon, ce qu'il ne ferait pas si la pureté et le brillant de sa surface étaient ternis par quelque souillure. Ainsi donc, si nous montons en délaissant les ténèbres terrestres, là-bas nous deviendrons lumineux en approchant de la lumière véritable du Christ; mais si "la véritable lumière, celle qui brille même dans les ténèbres", descend jusqu'à nous, nous aussi nous serons lumière, comme dit quelque part le Seigneur e à ses disciples, à moins que la souillure de quelque vice encroûtant le coeur n'obscurcisse la grâce de notre lumière.

5. Ainsi donc peut-être les exemples de ce traité nous ont-ils conduits insensiblement à concevoir ce changement de nous-mêmes dans le sens du mieux. Peut-être aussi nous ont-ils montré qu'il n'est pas d'autre moyen pour l'âme d'être unie au Dieu incorruptible que de devenir elle-même aussi pure que possible par l'incorruptibilité afin de saisir le semblable par le semblable, en s'exposant comme un miroir la pureté de Dieu, de telle sorte que même son intérieur soit formé en vertu d'une participation et d'une manifestation de la beauté du prototype. Si donc quelqu'un est déjà capable de délaisser tous les biens humains, corps, richesses, occupations des sciences et des techniques ou même tout ce que l'on voit en faveur selon les coutumes et les lois - car en de telles matières, l'erreur intervient dans l'intelligence du Beau lorsque les sens servent de critère - un tel homme éprouvera de l'amour et du désir pour cela seul qui ne reçoit pas sa beauté d'ailleurs, qui n'est pas tel un jour ou sous un certain rapport, mais qui est beau de lui-même, par lui-même et en lui-même, toujours beau sans jamais le devenir ou devoir un jour cesser de l'être, mais qui est toujours identique à lui-même, supérieur à toute addition et accroissement, susceptible de nulle modification et de nul changement.

6. C'est donc à celui qui a purifié toutes les puissances de son âme de "toute espèce de vice" que devient visible, j'ose le dire, ce qui est beau uniquement de par sa nature. De même en effet que c'est l'oeil, nettoyé de sa chassie, qui voit briller distinctement au loin les objets qui sont dans l'air, c'est de même l'âme qui, par l'incorruptibilité, acquiert la puissance de connaître cette lumière: la véritable virginité et le zèle pour l'incorruptibilité aboutissent à ce but, qui est de pouvoir, grâce à elle, voir Dieu. En effet qu'au sens propre, premier et unique, le beau, le bien et le pur soit le Dieu de tous les êtres, il n'est personne dont la raison soit si aveugle qu'il ne le puisse comprendre par lui-même.


Chapitre 12

Celui qui s'est purifié verra en lui-même la beauté divine. On parlera aussi dans ce chapitre de la cause du mal.

1. Mais cela, vraisemblablement, personne ne l'ignore; par ailleurs et il est probable que certains recherchent s'il est possible de découvrir une sorte de méthode et de direction pour nous y conduire, qui nous mène comme par la main. Assurément les livres divins sont pleins de telles directives, et beaucoup de saints produisent leur vie comme une lampe devant ceux qui marchent selon Dieu. Mais les règles à tirer de l'Écriture inspirée pour le but que nous nous proposons, chacun peut les recueillir en abondance dans les deux Testaments, car, aussi bien dans les Prphètes et la Loi que dans les traditions évangéliques et apostoliques, il y a beaucoup à prendre et sans compter. Quant aux réflexions que nous pourrions ajouter en suivant les paroles divines, les voici.

2. Cet animal intelligent et raisonnable, l'homme, oeuvre et imitation de la nature divine et sans mélange - car c'est ainsi que dans le récit de la création, il est écrit de lui: "Il le fit à l'image de Dieu" - cet animal donc, l'homme, n'avait pas en lui-même par nature, ni comme propriété essentielle jointe à sa nature, la capacité de pâtir et de mourir, lors de sa toute première origine - car il n'aurait pas été possible de sauvegarder la notion d'image si la beauté reproduite avait été contraire à l'archétype -, mais c'est plus tard que s'insinua en lui la nature passible, après cette première organisation. Voici comment elle s'insinua: il était, comme on vient de dire, image et similitude de la puissance qui règne sur tous les êtres, et pour cette raison possédait aussi, dans sa souveraine liberté de choix, la ressemblance avec le maître universel, n'étant assujetti à aucune nécessité du dehors, mais se gouvernant à son gré selon ce qui lui semblait bon, avec pouvoir de choisir ce qui lui plaisait. Or ce malheur qui domine maintenant sur l'humanité, c'est l'homme qui, égaré par une tromperie, l'a volontairement attiré, devenu lui-même inventeur de la malice et non point découvreur d'une malice créée par Dieu, car "Dieu n'a pas fait la mort", mais c'est l'homme qui d'une certaine manière est devenu créateur et artisan du mal. De même en effet que participer à la lumière solaire est également accessible à tous ceux qui jouissent de la faculté de voir, et qu'il est possible à celui qui le veut de fermer l'oeil et de s'interdire la perception de la lumière, non que le soleil se retire ailleurs et lui amène ainsi les ténèbres, mais parce que l'homme en fermant les paupières, sépare son oeil du rayon comme par un mur car, lorsqu'en fermant les yeux, on met la faculté visuelle dans l'impossibilité d'agir, de toute nécessité l'inaction de la vue, produite en l'homme par cette cécité volontaire, devient principe actif de ténèbres -; ou de même qu'un homme, se construisant une maison et ne ménageant à la lumière aucun accès vers l'intérieur, vivra nécessairement dans les ténèbres pour avoir fermé volontairement l'entrée aux rayons; ainsi le premier homme né de la terre" ou pour mieux dire celui qui a engendré la malice dans l'homme avait de par sa nature le beau et le bien en son pouvoir, qui lui étaient proposés de toutes parts; mais c'est volontairement, contre son intérêt, qu'il a ouvert la voie aux choses contraires à sa nature lorsqu'il s'est donné l'expérience du mal, en se détournant de la vertu par son propre choix. En effet il n'existe pas de mal situé en dehors d'un choix, que l'on verrait avec sa subsistance propre dans la nature des êtres: "Toute créature de Dieu est belle, aucune n'est à rejeter" et "tout ce que Dieu a fait était très beau". Mais lorsque, de la manière qu'on a dite, l'engrenage corrupteur du péché eut saisi la vie des hommes, qu'à partir d'une origine de peu d'importance la malice se fut répandue à l'infini dans l'homme, et que cette beauté déiforme de l'âme, faite à l'imitation du prototype, eut été obscurcie comme un morceau de fer par la rouille de la malice, l'âme ne conserva plus désormais cette grâce d'image qui lui était propre et selon sa nature, mais elIe se transforma en la laideur du péché. C'est pourquoi l'homme, "cet être grand et précieux" comme l'a nommé l'Écriture, déchu de sa dignité propre, subit ce qui arrive à ceux qui, précipités dans un bourbier par un faux pas, voient Ieur beauté enduite de fange et deviennent méconnaissables même pour leurs amis. Ainsi I'homme, tombant dans le bourbier du péché, a perdu ce privilège d'être image du Dieu incorruptible et a revêtu en échange par le péché l'image corruptible et fangeuse que l'Écriture conseille de dépouiller, en Ia lavant pour ainsi dire à l'eau de cette conduite pure, afin qu'une fois le revêtement terreux enlevé la beauté de l'âme se manifeste à nouveau.

C'est un dépouillement de tout élément étranger que ce retour de l'âme à l'état qui lui est propre et naturel: or cela ne lui est possible qu'en devenant à nouveau telle qu'elle a été créée dès l'origine. Ce n'est pas en effet notre oeuvre ni la réussite d'une puissance humaine que de devenir semblable à la divinité, mais c'est du ressort de la munificence de Dieu qui, toute première origine, a gratifié notre nature de la ressemblance avec lui.

3. Mais ce serait assez de l'effort de l'homme pour se purifier au moins de la souillure qu'il a contracté par malice et pour mettre en lumière la beauté voilée de l'âme. Une telle doctrine, je pense que le Seigneur l'enseigne aussi dans l'Évangile, lorsqu'il dit à ceux qui sont capables d'entendre la sagesse prêchée dans le mystère: "Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous." En effet, l'Écriture montre à l'homme, je pense, que le Bien de Dieu ne se trouve pas séparé de notre nature, ni établi quelque part loin de ceux qui choisissent de chercher Dieu, mais qu'il est toujours en chacun: inconnu et ignoré toutes les fois que "les soucis et les plaisirs de la vie l'étouffent", retrouvé de nouveau toutes les fois que nous retournons notre pensée vers lui. Et s'il faut, par d'autres arguments encore, accréditer nos propos, cela aussi le Seigneur nous l'apprend, je pense, par la recherche de la drachme perdue, puisqu'il n'y a aucun profit à tirer du reste des vertus, que l'Écriture appelle "drachmes", même si toutes se trouvent présentes, quand celle-là seule est absente de l'âme devenue veuve. C'est pourquoi le Seigneur demande d'abord d '"allumer la lampe", pour signifier peut-être la raison "qui met en lumière les choses cachées"; puis de "chercher dans sa propre maison", c'est-à-dire en soi-même, la drachme perdue. Or par cette drachme que l'on cherche, il suggère assurément l'image du roi, non point entièrement perdue mais cachée sous l'ordure. Par ordure, il faut entendre, je pense, la souillure de la chair: quand on l'a "balayée" et qu'on a fait place nette par le soin qu'on prend de sa vie, l'objet cherché paraît au grand jour; avec raison l'âme se réjouit elle-même à son sujet de l'avoir trouvé et convie les voisines à partager sa joie. En réalité toutes ces puissances qui cohabitent avec l'âme et que l'Écriture vient de nommer ses voisines, lorsque sera découverte et qu'aura commencé de briller l'auguste image du roi, empreinte dès l'origine sur la drachme de nos coeurs par "celui qui les a façonnés un à un", alors toutes ces puissances se retourneront vers cette joie et cette félicité divines, en fixant leur regard sur la beauté ineffable de l'objet retrouvé. "Réjouissez-vous en effet avec moi, dit-elle, parce que j'ai trouvé la drachme que j'avais perdue". Les "voisines", puissances cohabitant avec l'âme qui se réjouissent de "la découverte de la drachme divine" ce sont la raison, le désir, la disposition à la tristesse et à la colère; et s'il y a d'autres puissances attribuées à l'âme, on les tiendrait encore à juste titre pour des amies qui toutes ont raison de se réjouir dans le Seigneur, dès lors qu'elles regardent toutes vers le Beau et le Bien, qu'elles font toutes choses pour la gloire de Dieu, sans plus servir d'instruments au péché.

4. Si telle est donc la signification de cette découverte de l'objet cherché, la restauration en son état primitif de l'image divine actuellement cachée par la souillure de la chair, devenons ce qu'était le premier homme en sa première vie. Qu'était-il donc? Il était nu, dépourvu de tout vêtement de peaux mortes, regardait avec une libre assurance le visage de Dieu et ne jugeait pas encore du bien d'après le goût et la vue, mais ne trouvait de délices que dans le seul Seigneur et se servait à cette fin de l'aide qui lui avait été donnée, selon cette insinuation de la divine Écritures: il ne la connut point avant qu'ils eussent été bannis du paradis et qu'elle eût été condamnée à la peine de l'enfantement, pour avoir péchés en se laissant tromper. Voilà donc par quel enchaînement de circonstances nous sommes sortis du paradis, expulsés avec notre ancêtre et aussi par quel enchaînement il nous est maintenant possible, rebroussant chemin en sens inverse, de revenir en courant à la béatitude primitive. Quel est donc cet enchaînement? En ce temps-là, un plaisir introduit par tromperie, fut le commencement de la déchéance. Après ce sentiment de plaisir, suivirent de près la honte, la crainte, et ce fait de ne plus oser paraître dès lors aux yeux du Créateur, mais de se cacher sous des feuillages, dans l'ombre. Après quoi, ils sont couverts de peaux mortes et ainsi envoyés en exil dans cette région malsaine et pénible où le mariage fut inventé pour consoler de la mort.


Chapitre 13

Le soin de soi-même commence avec l'affranchissement du mariage.

1. Si donc nous devons dès maintenant partir de là et être avec le Christ, il faut entreprendre ce départ en commençant au dernier point d'arrivée, comme les exilés vivant loin de chez eux qui, lorsqu'ils s'en retournent dans leur pays d'origine, quittent d'abord ce lieu où ils se sont trouvés arriver en dernier. Puisque le mariage constitue donc le dernier degré dans l'éloignement de la vie paradisiaque, notre traité suggère à ceux qui partent vers le Christ de quitter d'abord le mariage, comme une étape ultime; puis de se soustraire à la misère terrestre où l'homme a été établi après le péché; ensuite de sortir des revêtements de la chair, dépouillant les "tuniques de peaux", c'est-à-dire "les pensées de la chair", et "répudiant toutes les choses honteuses qui se font en secret". Il suggère encore de ne plus se couvrir à l'ombre du figuier de la vie amère, mais, rejetant ce feuillage caduc qui enveloppe la vie, de paraître à nouveau devant les yeux de son Créateur, de repousser les illusions du goût et de la vue, de prendre pour conseiller non plus le serpent venimeux, mais le seul précepte de Dieu. Or celui-ci demande de s'attacher au bien seul et de repousser toute velléité de goûter au mal, parce que l'engrenage des maux a commencé pour nous avec le refus d'ignorer le mal. C'est pourquoi il fut non seulement interdit aux premiers hommes de prendre avec le bien la connaissance des éléments contraires, mais il leur fut prescrit de s'abstenir de la connaissance conjuguée du bien et du mal, et de cueillir le bien dans sa pureté, sans mélange et sans participation au mal: ce qui n'est rien d'autre, à mon avis du moins, qu'être avec Dieu seul, posséder ces délices sans interruption et sans fin, et ne point mêler a la jouissance du bien ce qui entraîne son contraire. Et s'il faut avoir la hardiesse de le dire, peut-être qu'ainsi un homme pourrait encore être ravi hors de ce monde, qui gît au pouvoir du Mauvais, jusqu'au paradis où Paul se trouvait aussi quand il entendit et vit les choses ineffables, invisibles, dont il n'est pas permis à un homme de parler.

2. Mais puisque le paradis, demeure des vivants, n'accueille pas ceux qui sont morts par le péché, et que nous sommes charnels et mortels, vendus au péché, comment peut-il parvenir dans la région des vivants celui qui est dominé par la puissance de la mort? Quel moyen, quel stratagème trouver pour se soustraire à ce pouvoir? Mais l'indication donnée par l'Évangile suffit tout à fait pour cela aussi! Nous avons entendu, n'est-il pas vrai, le Seigneur dire à Nicodème: "Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'Esprit est esprit " (Jn 3,6). Or nous savons que la chair, à cause du péché, est soumise à la mort, mais que l'Esprit de Dieu est incorruptible, vivifiant, immortel.

3. Ainsi donc, de même que la génération selon la chair tient en réserve dans l'être engendré la puissance qui travaille à sa dissolution, de même, c'est bien évident, l'Esprit dépose en ceux qui sont engendrés par sa vertu la puissance qui vivifie. Quelle conclusion se dégage donc de nos propos? Après nous être écartés de la vie selon la chair que suit nécessairement la mort, il faut rechercher un genre de vie qui n'entraîne plus la mort à sa suite: or c'est la vie dans la virginité. Quelques petites considérations supplémentaires rendront ces vérités plus évidentes. Qui ne le sait en effet, l'union corporelle travaille à produire des corps mortels, mais, dans le cas de la communion avec l'Esprit, vie et incorruptibilité tiennent lieu d'enfants à ceux qui sont unis. Et il est bon de citer à ce propos le mot de l'Apôtre: "elle est sauvée par cet enfantement " (1Tm 2,15) la mère qui se réjouit de tels enfants, comme le Psalmiste aussi l'a célébrée dans ses hymnes divins: "Il établit une femme stérile en sa maison et en fait une mère qui se réjouit de ses enfants." (Ps 112,9). Car elle se réjouit en toute vérité, cette mère vierge, de porter en son sein, par la vertu de l'Esprit, ces enfants immortels, elle qui est dite stérile par le prophète, à cause de sa continence.


Chapitre 14

La virginité l'emporte sur la puissance de la mort.

1. Une telle vie doit donc être estimée plus que tout, du moins par les gens sensés, puisqu'elle l'emporte sur la puissance de la mort. En effet la procréation corporelle - que personne ne se choque de mon discours - n'est pas plus principe de vie que de mort pour les hommes, car la corruptibilité commence avec la génération, mais ceux qui ont rompu avec elle ont fixé en eux-mêmes par la virginité une limite à la mort, l'empêchant d'avancer plus loin par leur entremise: ils se sont placés eux-mêmes comme une frontière entre la vie et la mort, et ont contenu celle-ci dans sa poussée en avant. Si donc la mort ne peut passer outre à la virginité, mais trouve là son terme et sa dissolution, il est clairement démontré que la virginité l'emporte sur la mort et qu'on a raison de dire exempt de corruption le corps qui n'a pas travaillé au service de la vie corruptible, et qui n'a pas accepté de devenir l'instrument d'une succession mortelle. Par ce corps en effet, a été interrompue la série continue de corruption et de mort qui s'étend dans tout l'intervalle entre le premier homme et la vie de celui qui pratique la virginité, car il n'était pas possible que la mort un jour restât inactive tant que la génération humaine demeurerait active par le mariage. Mais la mort, qui cheminait avec toutes les générations antérieures et qui accompagne dans leur traversée ceux qui arrivent à chaque instant dans la vie, a trouvé dans la virginité une borne à son action qu'il lui est impossible de dépasser: de même en effet que dans le cas de Marie, Mère de Dieu, quand la mort, après avoir régné d'Adam jusqu'à elle, s'approcha d'elle aussi, et qu'en heurtant contre le fruit de sa virginité comme sur un rocher, elle se brisa sur elle, ainsi en toute âme qui dépasse la vie charnelle par la virginité, le pouvoir de la mort se brise et se dissout en quelque manière, faute d'avoir où enfoncer son aiguillon. C'est que le feu, si on ne lui jette du bois, du chaume, de la balle ou quelque autre matière combustible, n'est pas de nature à s'entretenir sur lui-même. Ainsi la puissance de la mort non plus n'exercera pas son activité, si le mariage ne lui en fournit la matière et ne lui prépare des gens destinés à mourir, tels des condamnés.

2. Si tu doutes, observe les noms des malheurs que la mort amène sur les hommes, comme on l'a déjà dit au début du traité. D'où tirent-ils leur origine? Est-il possible de déplorer un veuvage, des orphelins ou le malheur qui fond sur des enfants, sans que le mariage ait précédé? Car les satisfactions, les joies, les voluptés recherchées avec empressement et tout ce qu'on recherche à l'occasion du mariage s'achèvent dans de telles douleurs. De même en effet que la poignée d'une épée est lisse, douce au toucher, polie tout autour, brillante, bien adaptée à la paume, et que le reste est du fer, instrument de mort, terrible à voir, plus terrible encore à expérimenter, ainsi le mariage présente-t-il au contact des sens le poli superficiel de la volupté, comme une poignée ornée d'habiles ciselures, mais, dans les mains de celui qui y touche, il devient pour les hommes, avec son inséparable cortège de peines, un artisan de deuil et de malheurs.

3. C'est le mariage qui a offert ces spectacles pitoyables et pleins de larmes: des enfants laissés seuls prématurément dans leur jeunesse, exposés comme une proie aux puissants, souriant souvent à leur infortune dans l'ignorance de leurs maux. Du veuvage, quelle est l'origine, sinon le mariage? Se soustraire au mariage entraîne donc d'un coup l'exemptions de toutes ces servitudes mauvaises. Rien que de naturel à cela: puisque d'une part est abolie la condamnation portée dès l'origine a contre les délinquants, et que d'autre part, selon l'Écriture, les tribulations des mères ne s'accroissent plus, et que la douleur ne préside plus la génération humaine, du même coup sont complètement supprimés les malheurs de la vie, et aussi, comme dit le prophète, les larmes des visages. En effet, la conception ne se fait plus dans l'iniquité, ni la gestation dans le péché; la naissance dépend non plus du sang, ni du vouloir de l'homme, ni du vouloir de la chair, mais de Dieu seul. Cela arrive toutes les fois que l'on conçoit, dans la source vive de son coeur, l'incorruptibilité de l'esprit, et que l'on enfante sagesse et justice, sainteté et rédemption. À chacun il est en effet possible de devenir mère de celui qui est tout cela, selon cette affirmation du Seigneur quelque part: "Celui qui fait ma volonté est mon frère, ma soeur, ma mère. (Mt 12,50).

4. Quelle place occupe encore la mort dans des rejetons de cette espèce?En ceux-là, "l'élément mortel a réellement été englouti par la vie" (Ep 1,21) et c'est bien, semble-t-il, une images de la béatitude du siècle à venir que la vie dans la virginité, puisqu'elle porte en elle-même, en grand nombre, les signes des biens que l'espérance tient en réserve. On peut reconnaître la vérité de mes propos en examinant à fond mon raisonnement: et d'abord, une fois pour toutes mort au péché, il vit désormais pour Dieu, sans plus fructifier pour la mort , et, parce qu'il a mis un point final en lui-même, dans la mesure de son pouvoir, à la vie selon la chair, il attend désormais la bienheureuse espérance et la manifestation du grand Dieu, sans plus créer par des générations intermédiaires aucun intervalle entre lui et l'avènement de Dieu. Ensuite, il cueille même dans la vie présente le meilleur des biens réservés à la résurrection: car si elle est égale à celle des anges, la vie promise aux justes par le Seigneur pour après la résurrection, et si le propre de la nature angélique est d'être délivrés du mariage, déjà il a reçu les biens de la promesse, mêlé aux splendeurs des saints, imitant par sa vie immaculée la pureté des êtres incorporels. Si donc la virginité devient la pourvoyeuse de ces avantages et d'autres du même genre, quel discours exprimera dignement l'admiration que suscite cette grâce? Quel autre des biens de l'âme paraîtra si grand, si précieux, qu'il puisse soutenir la comparaison avec la magnificence de cette grâce?



Grégoire Nysse, Virginité - Chapitre 8