Grégoire Nysse, Virginité - Chapitre 14

Chapitre 15

La vraie virginité s'observe en toute occupation.

1. Mais si nous avons compris l'excellence de cette grâce, il faut aussi en voir en même temps la conséquence: ce n'est pas, à ce qu'on pourrait penser, une chose simple que cette perfection, ni limitée aux seuls corps, mais elle pénètre et inspire de son ingéniosité inventive tout ce qui est et passe pour être des perfections de l'âme. Attachée en effet par la virginité au véritable époux, non seulement l'âme s'écartera des souillures corporelles, mais elle commencera dès lors d'accéder à la pureté et se portera vers toutes choses pareillement avec la même fermeté, de peur que son coeur inclinant peut-être contre son devoir à quelque participation au mal, elle n'accueille de ce côté une passion adultère. Voici ce que j'entends par là - je vais en effet revenir sur cette idée -: l'âme qui s'est unie au Seigneur pour devenir un seul esprit avec lui, et qui s'est engagée comme par un pacte de vie commune à l'aimer, lui seul, de tout son coeur et de toutes ses forces, ne s'attachera pas à l'impudicité, de peur de devenir un seul corps avec elle, ni n'accueillera aucune autre des choses contraires au salut, car il n'y a qu'une souillure commune à tous les vices, et l'âme serait-elle souillée par un seul, elle ne pourrait plus rien posséder en elle d'immaculé.

2. On peut encore illustrer cette doctrine par un exemple. De même que l'eau d'un étang reste unie et immobile tant qu'aucune perturbation ne vient du dehors troubler la stabilité du lieu, mais que, s'il y tombe de quelque part une pierre, toute l'eau en effet est troublée, l'agitation d'une partie gagnant l'ensemble par ondes circulaires - car la pierre emportée par son poids coule au fond, tandis qu'autour d'elle, sous l'influence des vagues qui s'éveillent les unes les autres en cercles concentriques et se voient repoussées jusqu'aux extrémités de l'eau par l'impulsion centrale, toute la surface de l'étang devient houleuse, agitée d'ondes circulaires, en accord avec ce qui se passe dans les profondeurs -; de même la sérénité, la tranquillité de l'âme, a été complètement ébranlée par la chute en elle d'une seule passion et affectée dans sa totalité par le dommage infligé à cette partie. Ils disent, ceux qui ont approfondi ces problèmes, que les vertus ne sont pas isolées les unes des autres et qu'il est impossible d'en saisir une, selon toute la rigueur de sa notion, sans atteindre aussi les autres mais qu'une vertu entre-t-elle chez quelqu'un, nécessairement les autres suivent aussi. Ainsi donc inversement, le dommage qui nous affecte en un point de notre vie intérieure s'étend à l'ensemble de la vie vertueuse, et, en réalité, comme dit l'Apôtre (cf. 1Co 12,26), le corps entier prend les dispositions des membres: si un membre souffre, le tout compatit, et si l'un est glorifié, l'ensemble se réjouit avec lui.


Chapitre 16

De quelque manière qu'on sorte de la vertu, on court un égal danger.

1. Mais innombrables sont, durant notre vie, les écarts vers le péché, et de mille façons, les Écritures nous signalent cette multitude. "Nombreux", dit le psalmiste, "sont ceux qui me poursuivent et m'oppriment" (Ps 117,157, et encore "nombreux sont ceux qui d'en haut combattent contre moi" (Ps 55,3), et beaucoup d'autres textes semblables. Eh bien, peut-être est-il possible de le dire au sens propre: nombreux sont ceux qui intriguent avec des desseins adultères pour corrompre ce qui est en toute vérité un mariage honorable et un lit nuptial sans souillure. Et s'il faut même par leur nom énumérer ces adultères, adultère la colère, adultère la cupidité, adultère l'envie, la rancune, l'inimitié, le dénigrement, la haine; et tous les vices qui sont catalogués par l'Apôtre comme "contraires à la saine doctrine" (1Tm 1,10) sont une énumération d'adultères. Eh bien supposons qu'une femme, belle entre toutes et désirable, ait été pour ces qualités accordées en mariage à un roi, et qu'elle soit en butte aux intrigues de certains impudiques à cause de sa beauté, une telle femme les assiduités de ces corrupteurs et qu'elle les dénonce à son mari légitime, elle est chaste, n'a de regards que pour ce seul époux et les tromperies des impudiques ne trouvent pas accès près d'elle. Mais si elle cède à l'un de ces intrigants, la chasteté qu'elle garde par rapport aux autres ne la soustrait pas au châtiment, car il suffit pour sa condamnation que la couche conjugale ait été souillée par un seul. Ainsi l'âme qui vit pour Dieu ne s'éprendra d'aucune des choses qui ont pour elle une trompeuse apparence de bien, et si elle a accepté de souiller son coeur par une passion, alors elle a rompu elle aussi les clauses de son mariage spirituel. Et comme, selon l'expression de l'Écriture, "la sagesse n'entrera pas dans une âme fourbe" (Sg 1,4), ainsi peut-on dire en toute vérité: l'époux excellent ne peut venir habiter dans une âme irascible, dénigrante, ou affectée de quelque autre défaut semblable.

2. Qu'inventer pour accorder ensemble ce qui est étranger par nature et sans point commun? Entends l'Apôtre enseigner qu'il n'y a aucune "union entre la lumière et les ténèbres", (2Co 6,14) ou entre "la justice et l'iniquité", ou, pour le dire en un mot, entre tout ce que nous concevons et nommons à propos du Seigneur, selon la diversité des points de vue considérés en lui, et tout ce que nous concevons à l'opposé dans le vice. Si donc il est impossible d'unir des choses incompatibles par nature, l'âme saisie par un vice est absolument étrangère au bien et incapable de cohabiter avec lui. Qu'apprenons-nous donc par là? Que la vierge chaste et raisonnable doit se tenir à l'écart de toute passion qui atteint l'âme en quelque manière, et se garder pure pour l'époux qui se l'est unie légitimement, "elle qui n'a ni tache, ni rides, ni rien de tel" (Ep 5,27): car il n'est qu'une route, droite, véritablement étroite et resserrée, qui n'admet pas les écarts d'aucun côté, et le fait d'en sortir, d'une manière et de l'autre, comporte un égal danger de chute.


Chapitre 17

Il est imparfait relativement au bien, celui qui manque ne fût-ce qu'à une seule des choses intéressant la vertu.

1. S'il en est donc ainsi, il faut redresser autant que possible le comportement habituel de la plupart des gens: tous ceux qui combattent avec force contre les plaisirs honteux et qui, par ailleurs, font la chasse au plaisir des honneurs et du pouvoir, ceux-là agissent à peu près comme un serviteur qui ne s'efforcerait point de sortir de son esclavage, mais changerait de possesseurs dans la pensée que la liberté consiste à passer d'un maître à un autre - car ils sont tous également esclaves, même s'ils ne dépendent plus des mêmes maîtres, aussi longtemps qu'un pouvoir les domine entièrement avec une autorité absolue - il en est encore qui, du fait de leur rude combat contre les plaisirs, sont devenus pour la passion opposée des adversaires assez faciles à vaincre et qui, dans leur vie d'application tendue, se laissent prendre facilement par des tristesses, des irritations, des rancunes, et tout le reste qui se situe à l'opposé de la passion du plaisir, pour ne s'en libérer qu'avec peine: cela arrive quand une passion et non la raison vertueuse dirige leur marche dans la vie.

2. "Ce précepte du Seigneur en effet brille très distinctement, comme dit l'Écriture, au point "d'éclairer même des yeux" (Ps 18,9) d'enfants, à savoir "qu'il est bon de s'attacher à Dieu seul". (cf. Ps 18,8). Or Dieu n'est point tristesse, ni plaisir, ni lâcheté, ni témérité, ni crainte, ni colère, ou quelque autre passion semblable qui domine l'âme sans formation, mais, comme dit l'Apôtre, il est la sagesse en soi et la sanctification, la vérité, la joie, la paix a et ce qui leur ressemble. Comment donc pourrait-il s'attacher à celui qui est tout cela, l'homme que dominent les passions contraires? Comment sans déraison celui qui s'efforce de ne point s'asservir à aucune de ces passions estimerait-il vertu la passion opposée? Par exemple, pour qui fuit le plaisir, être envahi par la tristesse; pour qui se détourne de la témérité et de la précipitation avilir son âme par la lâcheté; ou pour qui s'efforce de demeurer inaccessible aux emportements, rester blotti dans la crainte. Qu'importe en effet si c'est d'une façon ou d'une autre qu'on déchoit de la vertu, ou plutôt qu'on se met hors de Dieu, la vertu accomplie? Et en effet dans le cas des infirmités corporelles, le mal est le même - personne ne dirait le contraire - que la santé ait été ruinée par privation excessive ou satiété exagérée, puisque de part et d'autre le manque de mesure aboutit au même résultat. Celui donc qui prend soin de la vie et de la santé de son âme se gardera dans le juste milieu de l'impassibilité en demeurant indemne de tout mélange et de toute participation avec les passions contraires, juxtaposées de part et d'autre de la vertu. Ce n'est pas une affirmation personnelle, mais celle de la parole divine elle-même: c'est la doctrine que manifestement on peut entendre le Seigneur enseigner à ses disciples vivant comme des brebis avec des loups lorsqu'il leur apprend à ne pas être seulement des colombes, mais à posséder aussi dans leurs coeurs quelque chose du serpent. Cela consiste à ne pas pratiquer à l'extrême ce que loue le public au nom de la simplicité, parce qu'un tel comportement approcherait de la dernière sottise; ni non plus d'ailleurs à tenir l'habileté et l'adresse, encore qu'elles soient louées de la foule, pour une vertu pure et sans mélange d'éléments opposés; mais à constituer, en partant de l'opposition apparente de ces tendances, un alliage qui soit un habitus moral unique, alliage de simplicité d'intention et de finesse d'esprit, car le Seigneur a dit: "Devenez rusés comme les serpents et candides comme les colombes." (Mt 10,16).


Chapitre 18

Il faut que toutes les puissances de l'âme regardent vers la vertu.

1. Que ces paroles du Seigneur soient donc pour tous une commune doctrine de vie, et surtout pour ceux qui s'approchent de Dieu par la virginité: qu'en regardant vers une action vertueuse, ils ne négligent pas de se garder des défauts contraires, mais cherchent à découvrir partout ce qui est bon pour eux, afin de mettre leur vie en sécurité sous tous rapports. En effet, un soldat, qui protège avec des armes certaines parties de son corps, ne s'expose pas au danger en laissant le reste à nu. Que lui sert de porter une armure sur une partie du corps, s'il vient à recevoir une blessure mortelle là où il est nu? Et qui appellerait beau l'homme à qui serait retranché, dans quelque accident malheureux, un des éléments qui concourent à sa beauté? La honte de ce qui lui manque gâterait même le charme de la partie saine. S'il est ridicule, comme dit quelque part l'Évangile, (cf. Lc 14,28-30) celui qui a entrepris de construire une tour et qui a limité ses efforts aux fondations sans parvenir à l'achever, que nous apprend cette parabole, sinon à nous efforcer de mener à son terme tout projet d'ordre élevé, en achevant l'oeuvre de Dieu par les constructions variées des commandements? C'est qu'une pierre ne suffit pas à la construction de la tour, un seul commandement ne conduit pas la perfection de l'âme à la mesure cherchée, mais il faut, bien sûr, jeter le fondement et, comme dit l'Apôtre, "poser dessus la construction faite d'or et de pierres précieuses". (1Co 3,12). Ainsi le prophète nomme-t-il les oeuvres des commandements, lorsqu'il dit : "J'ai aimé tes commandements plus que l'or et les pierres précieuses de grand prix." (Ps 117,127) Qu'on place donc comme fondement de la vie vertueuse zèle pour la virginité et qu'on bâtisse sur ce fondement toutes les oeuvres de la vertu. Si on l'estime en effet et très précieux et digne de Dieu - la croyance correspond effectivement à la réalité -, mais que la vie entière ne s'accorde pas avec cette pratique excellente et soit souillée par le désordre du reste de l'âme, ce fondement, c'est "la boucle d'oreille au groin d'une truie" (Pr 11,22) ou la perle que foulent aux pieds les pourceaux. Mais en voilà assez là-dessus.

2. Si quelqu'un ne compte pour rien une discordance introduite dans sa vie par des éléments destinés à se correspondre, qu'il s'instruise sur cette façon de voir en examinant ce qui se passe en sa maison. De même, me semble-t-il, qu'en ce qui concerne sa propre habitation, le maître de maison n'acceptera pas de voir les objets domestiques dans un état malséant et inconvenant, tel qu'un lit à l'envers, ou la table couverte d'ordure, ou la vaisselle précieuse jetée en des lieux malpropres et tous les objets destinés aux usages moins nobles a exposés aux yeux de ceux qui entrent; mais de même qu'après avoir disposé toutes choses selon la bienséance et l'ordre convenable, puis restitué à chaque objet sa place appropriée, il reçoit avec assurance ses hôtes, persuadé qu'il ne s'exposera à aucune honte si leur est manifesté l'état de sa demeure; ainsi, je pense, le maître et intendant de notre tente, je veux dire l'intelligence, doit bien disposer toutes choses en notre intérieur et utiliser selon leur fin propre et en vue du bien chacune de ces puissances de l'âme que le Créateur a fabriquées pour nous servir d'instruments et d'outils. Et à moins qu'on ne condamne mon discours pour bavardage et radotage, je dirai aussi au sujet de chaque élément en particulier, comment l'homme, usant de ce qu'il a, peut gouverner sa vie d'une manière qui lui soit profitables.

3. Nous disons donc que le désir, il faut l'avoir solidement établi dans le plus pur de son âme, le mettre de côté comme une offrande ou comme des prémices de ses propres biens, et, après l'avoir consacré une fois pour toutes, le garder intact et pur, sans qu'il soit souillé aucunement par la souillure de la vie. Quant à l'ardeur, à la colère, à la haine, il faut que ces puissances veillent à la porte comme des chiens de garde, dans le seul but de résister au péché, qu'elles usent de leur force naturelle contre le voleur, contre l'ennemi qui se glisse au-dedans pour la perte du trésor divin et vient afin "de voler, tuer, détruire" (Jn 10,10). Le courage et l'audace, il faut les empoigner en guise d'armes, afin de ne jamais se laisser terrifier par "une terreur subite, ni par des attaques à venir des impies". (Pr 3,25)
Sur l'espérance et la patience, il faut s'appuyer comme sur un bâton, s'il arrive qu'on soit un jour fatigué par les tentations. Quant au bien précieux de la tristesse, il faut s'en munir au moment propice du repentir de ses péchés, si un jour on l'obtient en partage, car il n'est jamais utile que pour un tel service. La justice sera notre règle de droiture, montrant en toute parole et en tout acte le chemin où l'on ne bronche pas, comment il faut disposer les puissances à l'intérieur de l'âme et comment on pourrait attribuer à chacune selon son rang. Quant à cette aspiration insatiable qui se trouve en chaque âme, puissante et sans mesure, si quelqu'un l'applique à désirer selon Dieu, il sera déclaré bienheureux pour cette cupidité, puisqu'il se fait violence là où la violence est louable. II aura la sagesse et l'intelligence pour lui conseiller l'utile et gouverner avec lui sa vie, de façon à ne jamais subir de dommage par ignorance ou sottise. Or s'il ne se servait pas selon leur nature et leur fin propres des puissances énumérées, mais changeait indûment leur usage en appliquant le désir à des choses honteuses, en se munissant de la haine contre ses compatriotes, en "aimant l'injustice" (Ps 10,5) en exerçant son courage contre ses parents, en déployant son audace en des actions absurdes, en espérant des choses vaines, et que, excluant toute cohabitation avec l'intelligence et la sagesse, il prenait pour maîtresses la gloutonnerie et l'intempérance, agissant de même pour le reste, cet homme serait si absurde et si étranger, que personne ne pourrait exprimer comme elle le mériterait son absurdité. Ce serait en effet comme si un soldat, s'équipant tout de travers, portait son casque à l'envers au point de se cacher le visage et de laisser le panache s'incliner en arrière, mettait les pieds dans la cuirasse, adaptait les jambarts à la poitrine, prenait ce qui est à gauche sur le côté droit et jetait l'armement de droite sur le côté gauche: les maux dont pâtira vraisemblablement à la guerre un tel fantassin sont aussi ceux-là dont pâtira vraisemblablement pendant sa vie celui qui a introduit la confusion dans son jugement et interverti l'usage des puissances de son âme.

4. Il nous faut donc pourvoir à la bonne adaptation de tout cela: la véritable tempérance est de nature à la réaliser dans nos âmes. Et s'il faut viser à la définition la plus parfaite de la tempérance, peut-être pourrait-on dire que la tempérance est au sens propre le gouvernement bien ordonné, avec sagesse et intelligence, de tous les mouvements de l'âme. Établie dans un tel états, l'âme n'aura plus besoin de peine ni d'application pour participer aux biens sublimes et célestes, mais elle réussira naturellement, avec une grande aisance, ce qui semblait jusque-là difficile à atteindre, possédant l'objet cherché par exclusion progressive de son contraire: de toute nécessité en effet, celui qui est sorti des ténèbres se trouve dans la lumière, et celui qui n'est pas morte demeure en vie. Si donc quelqu'un ne reçoit pas son âme en vain, il sera sans nul doute sur la route de la vérité, car la science prévoyante qui garde des écarts est un guide sûr pour suivre la route droite. Et de même que les serviteurs affranchis cessent de servir leurs propriétaires lorsqu'ils sont devenus leurs propres maîtres et qu'ils tournent leur zèle vers eux-mêmes, ainsi, je pense, l'âme affranchie du culte du corps et de ses tromperies reconnaît désormais l'activité qui lui est propre et naturelle: la liberté, comme nous l'avons appris aussi de l'Apôtre, consiste à n'être pas assujetti sous un joug d'esclave, ni entravé, tel un esclave fugitif ou un malfaiteur, par les liens du mariage.

5. Or la perfection de la liberté ne tient pas en ce seul fait - que personne ne se fasse de la virginité une idée si petite et si vile qu'il s'imagine pratiquer une perfection si haute au prix d'une mesquine garde de la chair - mais, puisque "quiconque commet le péché est esclave du péché" (Jn 8,34), les écarts vers un vice, en n'importe quelle action et occupation, asservissent l'homme de quelque manière et le marquent d'un stigmate, en produisant en lui des meurtrissures et des brûlures sous les coups du péché: c'est pourquoi celui qui s'applique à ce but élevé de la vie dans la virginité doit rester semblable à lui-même en toutes circonstances et manifester la pureté par toute sa vie. C'est ainsi encore selon la parabole du Seigneur, que s'exerce la technique de la pêche, qui sépare les poissons bons et comestibles de ceux qui sont mauvais et nuisibles, de peur qu'on ne puisse tirer profit même des poissons utiles, après l'intrusion dans les vases d'un poisson de la catégorie contraire. Ceci encore est l'oeuvre de la véritable tempérance, choisir parmi toutes les occupations ce qui est pur et avantageux, écarter absolument ce qui est inutile et l'abandonner à cette vie commune et mondaine que la parabole, au sens figuré, nomme une mer: tout comme la nomme le psalmiste, nous suggérant dans l'un de ses psaumes un enseignement d'action de grâces, quand il appelle cette vie instable, soumise aux passions et aux troubles, "des eaux qui atteignent l'âme, des profondeurs et des tempêtes d'une mer" (Ps 68,2-3) où toute pensée rebelle coule au fond comme une pierre à la ressemblance des Égyptiens; tandis que tout ce qui est ami de Dieu et perspicace pour discerner la réalité - ce que le récit nomme Israël -, cela seul traverse la mer comme une terre ferme, sans entrer en contact avec l'amertume et la morsure salée des flots de la vie. Ainsi est-ce pour servir d'exemple que, sous la conduite de la Loi - Moïse était le type de la Loi -, Israël a franchi la mer sans se mouiller, et que l'Égyptien la franchissant avec lui a été submergé, chacun des deux selon sa disposition présente: l'un traverse avec légèreté l'autre est entraîné au fond. C'est en effet chose légère que la vertu, et qui porte en haut, car tous ceux qui vivent vertueusement "volent comme des nuages", (Is 60,8) dit Isaïe, "et comme des colombes avec leurs petits". C'est au contraire chose pesante que le péché, "assis sur un talent de plomb", (Za 5,7) comme dit un des prophètes. Si pourtant quelqu'un trouve forcée et incohérente une telle interprétation du récit, et s'il n'admet pas que le miracle à travers la mer ait été décrit pour notre utilité, qu'il entende l'Apôtre: "Cela leur arrivait pour servir d'exemple et a été écrit pour notre instruction." (1Co 10,11).


Chapitre 19

Souvenir de Mariam, soeur d'Aaron, parce qu'elle fut la première en la pratique de cette perfection.

La prophétesse Mariam elle aussi nous permet les mêmes conjectures quand, aussitôt après le passage de la mer, elle prend en main, sec et sonore, le tambourin, et marche en tête du choeur des femmes. (cf. Ex 15,20). Peut-être en effet par ce tambourin, l'Écriture, à ce qu'il semble, fait-elle allusion à cette virginité que Mariam fut la première à pratiquer, préfigurant au sens typique, je pense, Marie, la Mère de Dieu. Car de même que le tambourin rend un son retentissant lorsqu'on l'a tenu à l'écart de toute humidité et rendu extrêmement sec, ainsi la virginité devient brillante et fameuse, parce qu'elle n'admet rien en elle de cette humeur qui donne la vie d'ici-bas. Si donc c'est un corps mort le tambourin que Mariam tenait en main, et si la virginité est une mortification du corps, peut-être ne s'écarte-t-on pas beaucoup de la vraisemblance en pensant que la prophétesse était vierge. Mais c'est affaire de conjectures et de suppositions, non de démonstration évidente, si nous soupçonnons qu'il en est ainsi du fait que la prophétesse Mariam conduisait le choeur des vierges, encore que beaucoup de ceux qui ont examiné ce problème aient démontré clairement qu'elle n'était pas mariée, pour ce motif que nulle part dans le récit il n'est fait mention à son sujet de mariage ou d'enfantement. C'est en effet non d'après son frère Aaron, mais d'après son mari, s'il existait, qu'elle serait nommée et connue, car ce n'est pas le frère mais le mari qui est appelé chef de la femme. Pourtant, si, aux yeux de ceux qui recherchaient légitimement la procréation comme part de bénédiction, la grâce de la virginité vient à paraître précieuse, faisons nôtre d'une manière bien supérieure ce zèle, nous qui entendons les paroles divines non pas selon la chair mais spirituellement. Ces paroles divines nous ont révélé en effet pourquoi enfin la gestation et la mise au monde d'un enfant sont choses bonnes et quelle espèce de fécondité était recherchée par les saints de Dieu. Le prophète Isaïe et le divin Apôtre l'ont signalé clairement et de façon manifeste, l'un disant: "De ta crainte, Seigneur, nous avons conçu", (Is 26,17-18) l'autre se glorifiant d'être devenu le plus fécond de tous pour avoir porté des villes et des nations entières, non seulement en mettant au jour par ses propres douleurs et en formant dans le Seigneur Corinthiens et Gaates, mais en remplissant aussi l'univers, "depuis Jérusalem et les pays d'alentour jusqu'à l'Illyrie", (Rm 15,19) de ses propres fils "qu'il a engendrés dans le Christ par l'Évangile". (1Co 4,15). Ainsi sont dites bienheureuses, dans l'Évangile, les entrailles de la Vierge sainte qui ont servi à l'enfantement sans souillure, parce que ni cet enfantement n'a détruit sa virginité, ni sa virginité ne l'a empêchée de porter en son sein. Là en effet où est engendré un esprit de salut, comme dit Isaïe, sont absolument inutiles les vouloirs de la chair.


Chapitre 20

Il est impossible de servir les voluptés corporelles et de récolter en même temps la joie selon Dieu.

1. On trouve aussi une telle doctrine chez l'Apôtre affirmant, on le sait, qu'il y a deux hommes en chacun de nous: l'un vu du dehors, destiné par nature à se corrompre, l'autre connu dans le secret du coeur et susceptible de renouvellement. Si donc cette doctrine est véridique - et elle est assurément véridique, à cause de la Vérité qui parle en lui - il n'y a aucune invraisemblance à concevoir deux mariages qui correspondent respectivement à chacun de ces deux hommes qui sont en nous. Et si un audacieux affirme que la virginité corporelle est une collaboratrice et une pourvoyeuse du mariage intérieur et spirituel, peut-être, dans son audace, ne s'écartera-t-il pas beaucoup de la vraisemblance.

2. De même en effet qu'il est impossible de mettre simultanément au service de deux techniques l'activité de ses mains, comme de cultiver la terre et de naviguer, ou de forger et de charpenter, mais que, si on a l'intention de bien s'attacher à l'une, il faut s'abstenir de l'autre; ainsi, pour nous, en va-t-il des deux mariages proposés, dont l'un se réalise par la chair et l'autre par l'esprit: le soin de l'un entraîne nécessairement la séparation d'avec l'autre. L'oeil en effet n'a pas la capacité de voir simultanément deux choses, à moins de s'appliquer tour à tour et séparément à chacun des objets visibles; la langue non plus ne pourra être au service d'idiomes différents, en prononçant au même instant des mots hébreux et grecs; l'ouïe n'écoutera pas simultanément un récit d'événements et un enseignement didactique: des sons différents en effet, s'ils se font entendre tour à tour, exprimeront l'idée à l'auditeur; mais s'ils retentissent aux oreilles, mêlés simultanément, une confusion rebelle à tout discernement s'emparera de la pensée, et les idées exprimées se confondront les unes avec les autres.

3. Pour la même raison, notre puissance de désir n'est pas de nature telle qu'elle puisse en même temps servir les voluptés corporelles et rechercher le mariage spirituel. Car il est impossible d'atteindre par des pratiques semblables l'un et l'autre de ces buts: pour le mariage spirituel en effet, les pourvoyeurs sont la continence, la mortification du corps et le mépris de toutes les choses charnelles, pour l'union corporelle, tout l'opposé. De même donc qu'entre deux maîtres proposés au choix, comme il est impossible de se soumettre simultanément à l'un et à l'autre -"nul ne peut servir deux maîtres" (Mt 6,24) - l'homme sensé choisira le plus avantageux; ainsi en face des deux mariages qui nous sont proposés, comme il est impossible d'avoir part à l'un et à l'autre - "celui qui n'est pas marié se soucie des choses du Seigneur; celui qui est marié se soucie des choses du monde" (1Co 7,32) - ce serait le fait de gens sensés et de ne pas se tromper dans le choix du mariage profitable et de ne pas ignorer la route qui y mène: on ne peut d'ailleurs l'apprendre que par une comparaison de ce genre.

4. De même en effet que, dans le cas du mariage corporel, celui qui s'applique à ne pas être repoussé fera grand cas, dans ses prévisions, de la santé du corps, de la justesse de la parure, de l'opulence de la richesse, et veillera à ne s'attirer aucun reproche ni en raison de sa vie ni en raison de sa naissance - c'est à cette condition qu'il pourra le mieux réaliser son propos -; de la même manière, celui qui recherche pour lui-même le mariage spirituel montrera d'abord qu'il est jeune et séparé de toute vétusté par le renouvellement de son intelligence; il montrera ensuite qu'il est riche, de ce genre de richesses qui sont très enviables, non point glorieux des biens de la terre, mais fier des trésors célestes. Quant à la noblesse de naissance, ce n'est pas celle qui échoit toute seule, par rencontre fortuite, à beaucoup de gens même médiocres, qu'il mettra son point d'honneur à posséder lui aussi, mais celle qui s'acquiert à force de peine et de soin par des actes personnels de vertu, et dont seuls se glorifient les fils de la lumière, les enfants de Dieu, et ceux qui portent en Orient le titre de nobles pour leurs actions lumineuses. La force et la santé, il se les procurera non pas en s'exerçant le corps ni même en engraissant sa chair; mais tout au contraire en déployant la puissance de l'esprit dans la faiblesse du corps. Je sais aussi que les présents de ce mariage ne consistent point en des biens corruptibles, mais qu'ils sont prélevés sur la richesse propre de l'âme. Veux-tu apprendre les noms de ces cadeaux? Écoute Paul, l'excellent paranymphe, nous dire quels biens constituent la richesse de ceux qui font leurs preuves en tout point: après en avoir cité beaucoup d'autres, et de grand prix, il ajoute: "et aussi la pureté" (2Co 6,6). Et tous les bienfaits qu'il compte ailleurs parmi les fruits de l'Esprit sont encore tous des cadeaux de ce mariage. Si quelqu'un veut croire Salomon et prendre pour compagne et associée de sa vie la véritable sagesse dont il dit: "Éprends-toi d'elle, et elle te gardera; honore-la, afin qu'elle t'entoure de sa protection",(Pr 4,6-8) celui-ci, d'une manière digne de ce désir, se préparera dans une robe sans tache à festoyer avec ceux qui se réjouissent de ce mariage, afin de n'être pas repoussé, malgré sa volonté de partager la fête, pour n'être point revêtu de la robe nuptiale. Il est clair que ce discours vise pareillement hommes et femmes en ce qui concerne le zèle pour un tel mariage. Lorsqu'en effet, selon les expressions de l'Apôtre, "il n'y a plus d'homme et de femme", (Ga 3,28) et que "le Christ est tout et en tous", (Col 3,11) c'est avec raison que l'amant de la sagesse possède le but divin de son désir, qui est la véritable sagesse, et que l'âme attachée à l'époux incorruptible, possède l'amour de la vraie sagesse qui est Dieu. Mais la nature du mariage spirituel et le but vers lequel regarde l'amour pur et céleste, cela vient d'être suffisamment révélé par nos paroles.


Chapitre 21

Celui qui a choisi de vivre selon cette stricte discipline doit être étranger à toute espèce de plaisir du corps.

1. Puisqu'il est apparu qu'on ne peut s'approcher de la pureté de Dieu, si on n'est d'abord devenu tel soi-même, il serait nécessaire de se séparer des voluptés par un grand et fort rempart, afin que l'approche de celles-ci ne souillât en rien la pureté du coeur. Or c'est un rempart solide que de se montrer parfaitement étranger à tout acte passionné. Bien qu'il constitue en effet un genre unique, ainsi qu'on peut l'entendre dire aux sages, le plaisir, comme l'eau qui se divise à partir d'une source unique en différents canaux, entre dans les voluptueux par chacun de leurs sens, pour se mêler à eux. L'homme donc qui a été vaincu par le plaisir qui est entré en lui à la faveur d'une des sensations, cet homme en a reçu une blessure au coeur, comme l'enseigne la sentence du Seigneur: quiconque assouvit le désir de ses yeux subit le dommage dans son coeur. A mon avis, le Seigneur a fait là, à l'occasion d'un cas particulier, une prédiction valant pour n'importe lequel sens, si bien que nous pouvons très bien ajouter, en enchaînant avec sa formule: celui qui écoute et touche avec convoitise, celui qui rabaisse au service du plaisir une quelconque des facultés qui sont en nous, celui-là pèche dans son coeur.

2. Afin donc que cela n'arrive point, l'homme tempérant doit user de cette règle pour sa propre vie: e jamais appliquer son âme à un objet où quelque amorce de plaisir de la jouissance se trouve mêlée, et surtout se garder particulièrement du plaisir du goût, parce que cette jouissance-là semble être en quelque manière plus proche et comme la mère de la volupté défendue. En effet, les plaisirs de la nourriture et de la boisson qui se gorgent d'aliments produisent nécessairement dans le corps, par ce manque de mesure, des maux indépendants de notre volonté, car la satiété engendre le plus souvent chez les hommes de telles passions. Afin donc que notre corps demeure souverainement calme et ne soit troublé par aucun des mouvements passionnels qui naissent du rassasiement, il faut veiller à ce que ce soit non pas le plaisir mais l'utilité qui définisse en chaque cas la mesure de la conduite tempérante et la limite de la jouissance. Et si l'agrément lui-même se trouve souvent intimement mêlé à l'utilité - le besoin sait agrémenter toutes choses, lui qui rend délicieux, par la violence du désir qu'il suscite, tout ce qu'on trouve en plus de l'utilité - il ne faut pas repousser l'utilité à cause de la jouissance qui l'accompagne, ni non plus, bien sûr, poursuivre en premier lieu le plaisir, mais il convient, tout en choisissant ce qu'il y a d'utile en toute chose, de mépriser ce qui charme les sens.

3. Nous voyons aussi les cultivateurs séparer avec habileté la balle mêlée au froment, afin d'employer l'un et l'autre selon leur utilité propre: l'un pour la subsistance des hommes, l'autre pour l'entretien du feu et la nourriture des bêtes sans raison. Ainsi donc celui qui pratique la tempérance, distinguant l'utilité d'avec le plaisir, comme le froment d'avec la balle, abandonnera le plaisir aux bêtes sans raison qui "finiront dans le feu", (He 6,8) au dire de l'Apôtre, mais l'utilité elle-même, il en prendra sa part avec action de grâces, selon qu'il en a besoin.



Grégoire Nysse, Virginité - Chapitre 14