1965 Gaudium et Spes 18

Le mystère de la mort

18 C'est en face de la mort que l'énigme de la condition humaine atteint son sommet. L'homme n'est pas seulement tourmenté par la souffrance et la déchéance progressive de son corps, mais plus encore, par la peur d'une destruction définitive. Et c'est par une inspiration juste de son coeur qu'il rejette et refuse cette ruine totale et ce définitif échec de sa personne. Le germe d'éternité qu'il porte en lui, irréductible à la seule matière, s'insurge contre la mort. Toutes les tentatives de la technique, si utiles qu'elles soient, sont impuissantes à calmer son anxiété: car le prolongement de la vie que la biologie procure ne peut satisfaire ce désir d'une vie ultérieure, invinciblement ancré dans son coeur.

Mais si toute imagination ici défaille, l'Eglise, instruite par la Révélation divine, affirme que Dieu a créé l'homme en vue d'une fin bienheureuse, au-delà des misères du temps présent. De plus, la foi chrétienne enseigne que cette mort corporelle, à laquelle l'homme aurait été soustrait s'il n'avait pas péché(14), sera un jour vaincue, lorsque le salut, perdu par la faute de l'homme, lui sera rendu par son tout-puissant et miséricordieux Sauveur. Car Dieu a appelé et appelle l'homme à adhérer à lui de tout son être, dans la communion éternelle d'une vie divine inaltérable. Cette victoire, le Christ l'a acquise en ressuscitant(15), libérant l'homme de la mort par sa propre mort. A partir des titres sérieux qu'elle offre à l'examen de tout homme, la foi est ainsi en mesure de répondre à son interrogation angoissée sur son propre avenir. Elle nous offre en même temps la possibilité d'une communion dans le Christ avec nos frères bien-aimés qui sont déjà morts, en nous donnant l'espérance qu'ils ont trouvé près de Dieu la véritable vie.

Notes:
(14) Cf.
Sg 1,13 Sg 2,23-24 Rm 5,21 Rm 6,23 Jc 1,15
(15) Cf. 1Co 15,56-57


Formes et racines de l'athéisme

19 L'aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l'homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à l'homme de dialoguer avec Lui commence avec l'existence humaine. Car, si l'homme existe, c'est que Dieu l'a créé par amour et, par amour, ne cesse de lui donner l'être; et l'homme ne vit pleinement selon la vérité que s'il reconnaît librement cet amour et s'abandonne à son Créateur. Mais beaucoup de nos contemporains ne perçoivent pas du tout ou même rejettent explicitement le rapport intime et vital qui unit l'homme à Dieu: à tel point que l'athéisme compte parmi les faits les plus graves de ce temps et doit être soumis à un examen très attentif.

On désigne sous le nom d'athéisme des phénomènes entre eux très divers. En effet, tandis que certains athées nient Dieu expressément, d'autres pensent que l'homme ne peut absolument rien affirmer de lui. D'autres encore traitent le problème de Dieu de telle façon que ce problème semble dénué de sens. Beaucoup outrepassant indûment les limites des sciences positives, ou bien prétendent que la seule raison scientifique explique tout, ou bien, à l'inverse, ne reconnaissent comme définitive absolument aucune vérité. Certains dont un tel cas de l'homme que la foi en Dieu s'en trouve comme énervée, plus préoccupés qu'ils sont, semble-t-il, d'affirmer l'homme que de nier Dieu. D'autres se représentent Dieu sous un jour tel que, en le repoussant, ils refusent un Dieu qui n'est en aucune façon celui de l'Evangile. D'autres n'abordent même pas le problème de Dieu: ils paraissent étrangers à toute inquiétude religieuse et ne voient pas pourquoi ils se soucieraient encore de religion. L'athéisme, en outre, naît souvent, soit d'une protestation révoltée contre le mal dans le monde, soit du fait que l'on attribue à tort à certains idéaux humains un tel caractère d'absolu qu'on en vient à les prendre pour Dieu. La civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu'elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l'approche de Dieu.

Certes, ceux qui délibérément s'efforcent d'éliminer Dieu de leur coeur et d'écarter les problèmes religieux, en ne suivant pas le "dictamen" de leur conscience, ne sont pas exempts de faute. Mais les croyants eux-mêmes portent souvent à cet égard une certaine responsabilité. Car l'athéisme, considéré dans son ensemble, ne trouve pas son origine en lui-même; il la trouve en diverses causes, parmi lesquelles il faut compter une réaction critique en face des religions et spécialement, en certaines régions, en face de la religion chrétienne. C'est pourquoi, dans cette genèse de l'athéisme, les croyants peuvent avoir une part qui n'est pas mince, dans la mesure où, par la négligence dans l'éducation de leur foi, par des présentations trompeuses de la doctrine et aussi par des défaillances de leur vie religieuse, morale et sociale, on peut dire d'eux qu'ils voilent l'authentique visage de Dieu et de la religion plus qu'ils ne le révèlent.


L'athéisme systématique

20 Souvent l'athéisme moderne présente aussi une forme systématique, qui, abstraction faite des autres causes, pousse le désir d'autonomie humaine à un point tel qu'il fait obstacle à toute dépendance à l'égard de Dieu. Ceux qui professent un athéisme de cette sorte soutiennent que la liberté consiste en ceci que l'homme est pour lui-même sa propre fin, le seul artisan et le démiurge de sa propre histoire. Ils prétendent que cette vue des choses est incompatible avec la reconnaissance d'un Seigneur, auteur et fin de toutes choses ou, au moins, qu'elle rend cette affirmation tout à fait superflue. Cette doctrine peut se trouver renforcée par le sentiment de puissance que le progrès technique actuel confère à l'homme.

Parmi les formes de l'athéisme contemporain, on ne doit pas passer sous silence celle qui attend la libération de l'homme surtout de sa libération économique et sociale. A cette libération s'opposerait, par sa nature même, la religion, dans la mesure, où, érigeant l'espérance de l'homme sur le mirage d'une vie future, elle le détournerait d'édifier la cité terrestre. C'est pourquoi les tenants d'une telle doctrine, là où ils deviennent les maîtres du pouvoir, attaquent la religion avec violence, utilisant pour la diffusion de l'athéisme, surtout en ce qui regarde l'éducation de la jeunesse, tous les moyens de pression dont le pouvoir public dispose.


L'attitude de l'Eglise en face de l'athéisme

21 L'Eglise, fidèle à la fois à Dieu et à l'homme, ne peut cesser de réprouver avec douleur et avec la plus grande fermeté, comme elle l'a fait dans le passé (16), ces doctrines et ces manières de faire funestes qui contredisent la raison et l'expérience commune et font déchoir l'homme de sa noblesse native.

Elle s'efforce cependant de saisir dans l'esprit des athées les causes cachées de la négation de Dieu et, bien consciente de la gravité des problèmes que l'athéisme soulève, poussée par son amour pour tous les hommes, elle estime qu'il lui faut soumettre ces motifs à un examen sérieux et approfondi.

L'Eglise tient que la reconnaissance de Dieu ne s'oppose en aucune façon à la dignité de l'homme, puisque cette dignité trouve en Dieu lui-même ce qui la fonde et de qui l'achève. Car l'homme a été établi en société, intelligent et libre, par Dieu son Créateur. Mais surtout, comme fils, il est appelé à l'intimité même de Dieu et au partage de son propre bonheur. L'Eglise enseigne, en outre, que l'espérance eschatologique ne diminue pas l'importance des tâches terrestres, mais en soutient bien plutôt l'accomplissement par de nouveaux motifs. A l'opposé, lorsque manquent le support divin et l'espérance de la vie éternelle, la dignité de l'homme subit une très grave blessure, comme on le voit souvent aujourd'hui, et l'énigme de la vie et de la mort, de la faute et de la souffrance reste sans solution: ainsi, trop souvent, les hommes s'abîment dans le désespoir.

Pendant ce temps, tout homme demeure à ses propres yeux une question insoluble qu'il perçoit confusément. A certaines heures, en effet, principalement à l'occasion des grands événements de la vie, personne ne peut totalement éviter ce genre d'interrogation. Dieu seul peut pleinement y répondre et d'une manière irrécusable, lui qui nous invite à une réflexion plus profonde et à une recherche plus humble.

Quant au remède à l'athéisme, on doit l'attendre d'une part d'une présentation adéquate de la doctrine, d'autre part de la pureté de vie de l'Eglise et de ses membres. C'est à l'Eglise qu'il revient en effet de rendre présents et comme visibles Dieu le Père et son Fils incarné, en se renouvelant et en se purifiant sans cesse (17), sous la conduite de l'Esprit-Saint. Il y faut surtout le témoignage d'une foi vivante et adulte, c'est-à-dire d'une foi formée à reconnaître lucidement les difficultés et capable de les surmonter. D'une telle foi, de très nombreux martyrs ont rendu et continuent de rendre un éclatant témoignage. Sa fécondité doit se manifester en pénétrant toute la vie des croyants, y compris leur vie profane, et en les entraînant à la justice et à l'amour, surtout au bénéfice des déshérités. Enfin ce qui contribue le plus à révéler la présence de Dieu, c'est l'amour fraternel des fidèles qui travaillent d'un coeur unanime pour la foi de l'Evangile (18) et qui se présentent comme un signe d'unité.

L'Eglise, tout en rejetant absolument l'athéisme, proclame toutefois, sans arrière-pensée, que tous les hommes, croyants et incroyants, doivent s'appliquer à la juste construction de ce monde, dans lequel ils vivent ensemble: ce qui, assurément, n'est possible' que par un dialogue loyal et prudent. L'Eglise déplore donc les différences de traitements que certaines autorités civiles établissent injustement entre croyants et incroyants, au mépris des droits fondamentaux de la personne. Pour les croyants, elle réclame la liberté effective et la possibilité d'élever aussi dans ce monde le temple de Dieu. Quant aux athées, elle les invite avec humanité à examiner en toute objectivité l'Evangile du Christ.

Car l'Eglise sait parfaitement que son message est en accord avec le fond secret du coeur humain quand elle défend la dignité de la vocation de l'homme, et rend ainsi l'espoir à ceux qui n'osent plus croire à la grandeur de leur destin. Ce message, loin de diminuer l'homme, sert à son progrès en répandant lumière, vie et liberté et, en dehors de lui, rien ne peut combler le coeur humain : "Tu nous as faits pour toi, Seigneur "et notre coeur ne connaît aucun répit jusqu'à ce qu'il trouve son repos en toi (19)".

Notes:
(16) Cf. Pie XI, encycl. Divini Redempt. 19.03.37: AAS 29 (1937), pp. 65-106. Pie XII, encycl. Ad Apostol. Principis, 29.06.58: AAS 5O (1958), pp. 601-614. XXIII, encycl. Mater et Magistra, 15.05.61: AAS 53 (1961), pp. 451-453. Paul VI, encycl. Ecclesiam suam, 56.08.54: AAS 56 (1964) pp. 651-653.
(17) Cf. Conc. Vat. II, Const. dogm. de Ecclesia,
LG 88.
(18) Cf. Ph 1,27
(19) St Augustin, Confess. I, 1: PL 32, 661.


Le Christ, homme nouveau

22 En réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de celui qui devait venir (20), le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. Il n'est donc pas surprenant que les vérités ci-dessus trouvent en lui leur source et atteignent en lui leur point culminant.

"Image du Dieu invisible" (
Col 1,15) (21), il est l'homme parfait qui a restauré dans la descendance d'Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu'en lui la nature humaine a été assumée, non absorbée (22), par le fait même, cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d'homme, il a pensé avec une intelligence d'homme, il a agi avec une volonté d'homme (23), il a aimé avec un coeur d'homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l'un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché (24).

Agneau innocent, par son sang librement répandu, il nous a mérité la vie; et, en lui, Dieu nous a réconciliés avec lui-même et entre nous (25), nous arrachant à l'esclavage du diable et du péché. En sorte que chacun de nous peut dire avec l'Apôtre: le Fils de Dieu "m'a aimé et il s'est livré lui-même pour moi" (Ga 2,20). En souffrant pour nous, il ne nous a pas simplement donné l'exemple, afin que nous marchions sur ses pas (26), mais il a ouvert une route nouvelle: si nous la suivons, la vie et la mort deviennent saintes et acquièrent un sens nouveau.

Devenu conforme à l'image du Fils, premier-né d'une multitude de frères (27), le chrétien reçoit "les prémices de l'Esprit" (Rm 8,23), qui le rendent capable d'accomplir la loi nouvelle de l'amour (28). Par cet Esprit, "gage de l'héritage" (Ep 1,14), c'est tout l'homme qui est intérieurement renouvelé, dans l'attente de "la Rédemption du corps" (Rm 8,23): "Si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts demeure en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous (Rm 8,11) (29). Certes, pour un chrétien, c'est une nécessité et un devoir de combattre le mal au prix de nombreuses tribulations et de subir la mort. Mais, associé au mystère pascal, devenant conforme au Christ dans la mort, fortifié par l'espérance, il va au-devant de la résurrection (30).

Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le coeur desquels, invisiblement, agit la grâce(31). En effet, puisque le Christ est mort pour tous (32) et que la vocation dernière de l'homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit-Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associé au mystère pascal.

Telle est la qualité et la grandeur du mystère de l'homme, ce mystère que la Révélation chrétienne fait briller aux yeux des croyants. C'est donc par le Christ et dans le Christ que s'éclaire l'énigme de la douleur et de la mort qui, hors de son Evangile, nous écrase. Le Christ est ressuscité; par sa mort, il a vaincu la mort, et il nous a abondamment donné la vie (33) pour que, devenus fils dans le Fils, nous clamions dans l'Esprit: Abba, Père !(34).

Notes:
(20) Cf. Rm 5,14 cf. Tertullien Tout ce que le limon (dont est formé Adam) exprimait, présageait l'homme qui devait venir, le Christ PL. 2, 802 (848); CSEL, 47, p. 33, 1. 12-13.
(21) cf. 2Co 4,4
(22) cf. Conc. Const. II, can. 7: "sans que le Verbe soit transformé dans la nature de la chair, ni que la chair soit passée dans la nature du Verbe". cf. etiam Conc. Const. III: "car de même que sa chair toute sainte, immaculée et animée, n'a pas été supprimée par la divinisation, mais qu'elle est demeurée dans son état et dans sa manière d'être". cf. Conc. Chalc. "nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation": DS 148 (302).
(23) cf. Conc. Const. III: de même sa volonté humaine n'a pas été supprimée": Denz. 291, (DS 556).
(24) Cf. He 4,15
(25) cf. 2Co 5,18-19 Col 1,20-22
(26) cf. 1P 2,21 Mt 16,24 Lc 14,27
(27) cf. Rm 8,29 Col 1,18
(28) cf. Rm 8,1-11
(29) cf. 2Co 4,14
(30) cf. Ph 3,10 Rm 8,17
(31) cf. Conc. Vat. II, Const. dogm. de Ecclesia, LG 16.
(32) cf. Rm 8,32
(33) cf. Liturgie pascale Byzantine
(34) cf. Rm 8,15 Ga 4,6 cf. etiam Jn 1,12 cf. 1Jn 3,1-2




CHAPITRE II

LA COMMUNAUTE HUMAINE


But poursuivi par le Concile

23 Parmi les principaux aspects du monde d'aujourd'hui, il faut compter la multiplication des relations entre les hommes que les progrès techniques actuels contribuent largement à développer. Toutefois le dialogue fraternel des hommes ne trouve pas son achèvement à ce niveau, mais plus profondément dans la communauté des personnes et celle-ci exige le respect réciproque de leur pleine dignité spirituelle. La Révélation chrétienne favorise puissamment l'essor de cette communion des personnes entre elles; en même temps elle nous conduit à une intelligence plus pénétrante des lois de la vie sociale, que le Créateur a inscrites dans la nature spirituelle et morale de l'homme.

Mais comme de récents documents du magistère ont abondamment expliqué la doctrine chrétienne sur la société humaine (1), le Concile s'en tient au rappel de quelques vérités majeures dont il expose les fondements à la lumière de la Révélation. Il insiste ensuite sur quelques conséquences qui revêtent une importance particulière en notre temps.

Notes:
(1) Cf. XXIII, encyc. Mater et Magistra, 15.05.61: AAS 53 (1961) pp. 401-464; et encyc. Pacem in terris, 11..04.63: AAS 55 (1963), pp. 257-304. Paul VI, encyc. Ecclesiam suam, 6.06.1964: AAS 56 (1964) pp. 609-659.


Caractère communautaire de la vocation humaine

dans le plan de Dieu

24 Dieu, qui veille paternellement sur tous, a voulu que tous les hommes constituent une seule famille et se traitent mutuellement comme des frères. Tous, en effet, ont été créés à l'image de Dieu, "qui a fait habiter sur toute la face de la terre tout le genre humain issu d'un principe unique" (Ac 17,26), et tous sont appelés à une seule et même fin, qui est Dieu lui-même.

A cause de cela, l'amour de Dieu et du prochain est le premier et le plus grand commandement. L'Ecriture, pour sa part, enseigne que l'amour de Dieu est inséparable de l'amour du prochain: "... tout autre commandement se résume en cette parole: tu aimeras le prochain comme toi-même ... La charité est donc la loi dans sa plénitude" (Rm 13,9-10 cf. 1Jn 4,20). Il est bien évident que cela est d'une extrême importance pour des hommes de plus en plus dépendants les uns des autres et dans un monde sans cesse plus unifié.

Allons plus loin: quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que "tous soient un ..., comme nous nous sommes un" (Jn 17,21-22), il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu'il y a une certaine ressemblance entre l'union des personnes divines et celles des fils de Dieu dans la vérité et dans l'amour. Cette ressemblance montre bien que l'homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même (2).

Notes:
(2) cf. Lc 17,33


Interdépendance de la personne et de la société

25 Le caractère social de l'homme fait apparaître qu'il y a interdépendance entre l'essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d'une vie sociale (3), est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions. La vie sociale n'est donc pas pour l'homme quelque chose de surajouté; aussi c'est par l'échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l'homme grandit selon toutes ses capacités et peut répondre à sa vocation.

Parmi les liens sociaux nécessaires à l'essor de l'homme, certains, comme la famille et la communauté politique, correspondent plus immédiatement à sa nature intime; d'autres relèvent plutôt de sa libre volonté. De nos jours, sous l'influence de divers facteurs, les relations mutuelles et les interdépendances ne cessent de se multiplier: d'où des associations et des institutions variées, de droit public ou privé. Même si ce fait, qu'on nomme socialisation, n'est pas sans danger, il comporte cependant de nombreux avantages qui permettent d'affermir et d'accroître les qualités de la personne, et de garantir ses droits (4).

Mais si les personnes humaines reçoivent beaucoup de la vie sociale pour l'accomplissement de leur vocation, même religieuse, on ne peut cependant pas nier que les hommes, du fait des contextes sociaux dans lesquels ils vivent et baignent dès leur enfance, se trouvent souvent détournés du bien et portés au mal. Certes, les désordres, si souvent rencontrés dans l'ordre social, proviennent en partie des tensions existant au sein des structures économiques, politiques et sociales. Mais, plus radicalement, ils proviennent de l'orgueil et de l'égoïsme des hommes, qui pervertissent aussi le climat social. Là où l'ordre des choses a été vicié par les suites du péché, l'homme, déjà enclin au mal par naissance, éprouve de nouvelles incitations qui le poussent à pécher: sans efforts acharnés, sans l'aide de la grâce, il ne saurait les vaincre.

Notes:
(3) Cf. S. Thomas, 1 Ethic., lect. 1.
(4) Cf. XXIII, encyc. Mater et Magistra: AAS 53 (1961) p.418. - Cf. etiam Pie XI, encyc. Quadragesimo anno, 15.05.31: AAS 23 (1931) p.222 ss.


Promouvoir le bien commun

26 Parce que les liens humains s'intensifient et s'étendent peu à peu à l'univers entier, le bien commun, c'est-à-dire cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres, d'atteindre leur perfection d'une façon plus totale et plus aisée, prend aujourd'hui une extension de plus en plus universelle, et par suite recouvre des droits et des devoirs qui concernent tout le genre humain. Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes, et plus encore du bien commun de l'ensemble de la famille humaine (5).

Mais en même temps grandit la conscience de l'éminente dignité de la personne humaine, supérieure à toutes choses et dont les droits et les devoirs sont universels et inviolables. Il faut donc rendre accessible à l'homme tout ce dont il a besoin pour mener une vie vraiment humaine, par exemple: nourriture, vêtement, habitat, droit de choisir librement son état de vie et fonder une famille, droit à l'éducation, au travail, à la réputation, au respect, à une information convenable, droit d'agir selon la droite règle de sa conscience, droit à la sauvegarde de la vie privée et à une juste liberté, y compris en matière religieuse.

Aussi l'ordre social et son progrès doivent-ils toujours tourner au bien des personnes, puisque l'ordre des choses doit être subordonné à l'ordre des personnes et non l'inverse. Le Seigneur lui-même le suggère lorsqu'il a dit: "Le sabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat" (6). Cet ordre doit sans cesse se développer, avoir pour base la vérité, s'édifier sur la justice, et être vivifié par l'amour; il doit trouver dans la liberté un équilibre toujours plus humain (7). Pour y parvenir, il faut travailler au renouvellement des mentalités et entreprendre de vastes transformations sociales.

L'Esprit de Dieu qui, par une providence admirable, conduit le cours des temps et rénove la face de la terre, est présent à cette évolution. Quant au ferment évangélique, c'est lui qui a suscité et suscite dans le coeur humain une exigence incoercible de dignité.

Notes:
(5) Cf. XXIII, encycl. Mater et Magistra: AAS 53 (1961) p. 417.
(6) Cf.
Mc 2,27
(7) Cf. XXIII, encyc. Pacem in terris: AAS 55 (1963) p. 266.


Respect de la personne humaine

27 Pour en venir à des conséquences pratiques et qui présentent un caractère d'urgence particulière, le Concile insiste sur le respect de l'homme: que chacun considère son prochain, sans aucune exception, comme "un autre lui-même", tienne compte avant tout de son existence et des moyens qui lui sont nécessaires pour vivre dignement (8), et garde d'imiter ce riche qui ne prit nul souci du pauvre Lazare (9).

De nos jours surtout, nous avons l'impérieux devoir de nous faire le prochain de n'importe quel homme et, s'il se présente à nous, de le servir activement: qu'il s'agisse de ce vieillard abandonné de tous, ou de ce travailleur étranger, méprisé sans raison, ou de cet exilé, ou de cet enfant né d'une union illégitime qui supporte injustement le poids d'une faute qu'il n'a pas commise, ou de cet affamé qui interpelle notre conscience en nous rappelant la parole du Seigneur: "Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait (
Mt 25,40).

De plus, tout ce qui s'oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide, l'avortement, l'euthanasie et même le suicide délibéré; tout ce qui constitue une violation de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique ou morale, les contraintes psychologiques; tout ce qui est offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie sous-humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes; ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leurs personnalité libre et responsable: toutes ces pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plue encore que ceux qui les subissent et insultent gravement à l'honneur du Créateur.

Notes:
(8) Cf. Jc 2,15-16
(9) Cf. Lc 16,19-31


Respect et amour des adversaires

28 Le respect et l'amour doivent aussi s'étendre à ceux qui pensent ou agissent autrement que nous en matière sociale, politique ou religieuse. D'ailleurs, plus nous nous efforçons de pénétrer de l'intérieur, avec bienveillance et amour, leurs manières de voir, plus le dialogue avec eux deviendra aisé.

Certes, cet amour et cette bienveillance ne doivent en aucune façon nous rendre indifférents à l'égard de la vérité et du bien. Mieux, c'est l'amour même qui pousse les disciples du Christ( à annoncer à tous les hommes la vérité qui sauve. Mais on doit distinguer entre l'erreur, toujours à rejeter, et celui qui se trompe, qui garde toujours sa dignité de personne, même s'il se fourvoie dans des notions fausses ou insuffisantes en matière religieuse (10). Dieu seul juge et scrute les coeurs; il nous interdit donc de juger de la culpabilité interne de quiconque (11).

L'enseignement du Christ va jusqu'à requérir le pardon des offenses (12) et étend le commandement de l'amour, qui est celui de la loi nouvelle, à tous nos ennemis:" Vous avez appris qu'il a été dit: tu aimeras ton prochain, tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis: aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient". (
Mt 5,43-44).

Notes:
(10) Cf. XXIII, encyc. Pacem in terris: AAS 55 (1963) pp. 299 et 300.
(11) Cf. Lc 6,37-38 Mt 7,1-2 Rm 2,1-11 Rm 14,10-12
(12) Cf. Mt 5,43-47


Egalité essentielle de tous les hommes entre

eux et justice sociale

29 Tous les hommes, doués d'une âme raisonnable et créés à l'image de Dieu, ont même nature et même origine; tous, rachetés par le Christ, jouissent d'une même vocation et d'une même destinée divine: on doit donc, et toujours davantage, reconnaître leur égalité fondamentale.

Assurément, tous les hommes ne sont pas égaux quant à leur capacité physique qui est variée, ni quant à leurs forces intellectuelles et morales qui sont diverses. Mais toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne, qu'elle soit sociale ou culturelle, qu'elle soit fondée sur le sexe, la race, la couleur de la peau, la condition sociale, la langue ou la religion, doit être dépassée et éliminée, comme contraire au dessein de Dieu. En vérité, il est affligeant de constater que ces droits fondamentaux de la personne ne sont pas encore partout garantis. Il en est ainsi lorsque la femme est frustrée de la faculté de choisir librement son époux ou d'élire son état de vie, ou d'accéder à une éducation et une culture semblables à celles que l'on reconnaît à l'homme.

Au surplus, en dépit de légitimes différences entre les hommes, l'égale dignité des personnes exige que l'on parvienne à des conditions de vie justes et plus humaines. En effet, les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d'une seule famille humaine font scandale et font obstacle à la justice sociale, à l'équité, à la dignité de la personne humaine ainsi qu'à la paix sociale et internationale.

Que les institutions privées ou publiques s'efforcent de se mettre au service de la dignité et de la destinée humaines. Qu'en même temps elles luttent activement contre toute forme d'esclavage, social ou politique; et qu'elles garantissent les droits fondamentaux des hommes sous tout régime politique. Et même s'il faut un temps passablement long pour parvenir au but souhaité, toutes ces institutions humaines doivent peu à peu répondre aux réalités spirituelles qui, de toutes, sont les plus hautes.


Nécessité de dépasser une éthique individualiste

30 L'ampleur et la rapidité des transformations réclament d'une manière pressante que personne, par inattention à l'évolution des choses ou par inertie, ne se contente d'une éthique individualiste. Lorsque chacun, contribuant au bien commun selon ses capacités propres et en tenant compte des besoins d'autrui, se préoccupe aussi, et effectivement, de l'essor des institutions publiques ou privées qui servent à améliorer les conditions de vie humaines, c'est alors et de plus en plus qu'il accomplit son devoir de justice et de charité. Or il y a des gens qui, tout en professant des idées larges et généreuses, continuent à vivre en pratique comme s'ils n'avaient cure des solidarités sociales. Bien plus, dans certains pays, beaucoup font peu de cas des lois et des prescriptions sociales. Un grand nombre ne craignent pas de se soustraire, par divers subterfuges et fraudes, aux justes impôts et aux autres aspects de la dette sociales. D'autres négligent certaines règles de la vie en société, comme celles qui ont trait à la sauvegarde de la santé ou à la conduite des véhicules, sans même se rendre compte que, par une telle insouciance, ils mettent en danger leur propre vie et celle d'autrui.

Que tous prennent très à coeur de compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l'homme d'aujourd'hui, et de les respecter. En effet, plus le monde s'unifie et plus il est manifeste que les obligations de l'homme dépassent les groupes particuliers pour s'étendre peu à peu à l'univers entier. Ce qui ne peut se faire que si les individus et les groupes cultivent en eux les valeurs morales et sociales et les répandent autour d'eaux. Alors, avec le nécessaire secours de la grâce divine, surgiront des hommes vraiment nouveaux, artisans de l'humanité nouvelle.


Responsabilité et participation

31 Pour que chacun soit mieux armé pour faire face à ses responsabilités, tant envers lui-même qu'envers les différents groupes dont il fait partie, on aura soin d'assurer un plus large développement culturel, en utilisant les moyens considérables dont le genre humain dispose aujourd'hui. Avant tout, l'éducation des jeunes, quelle que soit leur origine sociale, doit être ordonnée de telle façon qu'elle puisse susciter des hommes et des femmes qui ne soient pas seulement cultivés, mais qui aient aussi une forte personnalité, car notre temps en a le plus grand besoin.

Mais l'homme parvient très difficilement à un tel sens de la responsabilité si les conditions de vie ne lui permettent pas de prendre conscience de sa dignité et de répondre à sa vocation en se dépensant au service de Dieu et de ses semblables. Car souvent la liberté humaine s'étiole lorsque l'homme dans un état d'extrême indigence, comme elle se dégrade lorsque, se laissant aller à une vie de trop grande facilité, il s'enferme en lui-même comme dans une tour d'ivoire. Elle se fortifie en revanche lorsque l'homme accepte les inévitables contraintes de la vie sociale, assume les exigences multiples de la solidarité humaine et s'engage au service de la communauté des hommes.

Aussi faut-il stimuler chez tous la volonté de prendre part aux entreprises communes. Et il faut louer la façon d'agir des nations où, dans une authentique liberté, le plus grand nombre possible de citoyens participe aux affaires publiques. Il faut toutefois tenir compte des conditions concrètes de chaque peuple et de la nécessaire fermeté des pouvoirs publics. Mais pour que tous les citoyens soient poussés à participer à la vie des différents groupes qui constituent le corps social, il faut qu'ils trouvent en ceux-ci des valeurs qui les attirent et qui les disposent à se mettre u service de leurs semblables. On peut légitimement penser que l'avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d'espérer.



1965 Gaudium et Spes 18