1965 Gaudium et Spes 69

Les biens de la terre sont destinés à tous les hommes

69 Dieu a destiné la terre et tout ce qu'elles contient à l'usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon le règle de la justice, inséparable de la charité (8). Quelles que soient les formes de la propriété, adaptées aux légitimes institutions des peuples, selon des circonstances diverses et changeantes, on doit toujours tenir compote de cette destination universelle des biens. C'est pourquoi l'homme, dans l'usage qu'il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu'il possède légitimement comme n'appartenant qu'à lui, mais les regarder aussi comme communes: en ce sens qu'elles puissent profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres. D'ailleurs, tous les hommes ont le droit d'avoir une part suffisante de biens pur eux-mêmes et leur famille. C'est ce qu'on pensé les Pères et les docteurs de l'Eglise qui enseignaient que l'on est tenu d'aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu (10). Quant à celui qui se trouve dans l'extrême nécessité, il a le droit de se procurer l'indispensable à partir des richesses d'autrui (11). Devant un si grand nombre d'affamés de par le monde, le Concile insiste auprès de tous et auprès des autorités pour qu'ils se souviennent de ce mot des Pères : "Donne à manger à celui qui meurt de faim car, si tu ne lui as pas donné à manger, tu l'as tué"(12); et pour que, selon les possibilités de chacun, ils partagent et emploient vraiment leurs biens en procurant avant tout aux individus et aux peuples les moyens qui leur permettront de s'aider eux-mêmes et de se développer.

Fréquemment, dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est partiellement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. Certes, il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps; mais, à l'inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à ces coutumes honnêtes qui, sous réserve d'une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services. De même, dans les pays économiquement très développés, un réseau d'institutions sociales, d'assurance et de sécurité, peut réaliser en partie la destination commune des biens. Il importe de poursuivre le développement des services familiaux et sociaux, principalement de ceux qui contribuent à la culture et à l'éducation. Mais, dans l'aménagement de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que le citoyen ne soit pas conduit à adopter vis-à-vis de la société une attitude de passivité, d'irresponsabilité ou de refus de service.

Notes:
(8) cf. Pie XII,encyc. Sertum laetitiae; AAS 31 (1939), p. 642. XXIII, alloc. consist. AAS 52 (1960), pp. 5-11. id. encycl. Mater et Magist.: AAS 53 (1961),p. 411.
(9) cf. S. Thomas, Summo theol. II-II 32,5. ib. II-II 66,2: explic. de Léon, XIII, Rerum Novarum: AAS 23 (1890-91)p. 651. cf. etiam Pie XII, alloc. 1.06.41: AAS 33 (1941), p. 199. id. nuntius radio. natalicius 1954: AAS 47 (1955), p.27.
(10) cf. S. Basile; hom. in illud Lucae "destruam hortrea mea", n 2: PG 31, 263.lactantius Divinarum instit. lib. V, de justitia: PL 37, 1922. S. Grégoire M. Homélie in ev. hom. 20: PL 76, 1165. id.Regula pastoralis liber, pars III, c.21: PL 77, 87. s.Bonaventure, in III Sent. d. 33, dub. 1: quaracchi III 728. Id. in IV Sent.d. 15.a.16: éd. cit. XXIX, 494-497. en ce qui concerne la détermination du superflu de nos jours, cf. XXIII, Message radiotélv. du 11.09.62: "C'est le devoir de tout homme, le devoir impérieux du chrétien, d'apprécier le superflu à l'aune de la nécessité d'autrui, et de bien veiller à ce que l'administration et la distribution des biens créés se fasse au bénéfice de tous".
(11) ici vaut l'ancien principe: "In extrema necessitate omnia sunt communia, id est communicanda". D'autre part, en ce qui concerne l'étendue et les modalités selon lesquelles ce principe s'applique dans le texte, outre les auteurs modernes connus, cf. S. Thomas, Somme théolo. II-II 66,7. Il est clair que, pour une application exacte de ce principe, toutes les conditions moralement requises doivent être remplies.
(12) cf. Gratiani Decretum, c. 21, dist. LXXXVI: Friedberg I, 302. Istud dictum invenitur iam in PL 54, 591A et PL 56, 1132B: cf. Antonianum 27 (1952) 349-366.


Investissements et question monétaire

70 Les investissements, de leur côté, doivent tendre à assurer des emplois et des revenus suffisants tant à la population active d'aujourd'hui qu'à celle de demain. Tous ceux qui décident de ces investissements, comme de l'organisation de la vie économique (individus, groupes, pouvoirs publics) doivent avoir ces buts à coeur et se montrer conscients de leurs graves obligations; d'une part, prendre des dispositions pour faire face aux nécessités d'une vie décente, tant pour les individus que pour la communauté tout entière; d'autre part, prévoir l'avenir et assurer un juste équilibre entre les besoins de la consommation actuelle, individuelle et collective, et les exigences d'investissement pour la génération qui vient. On doit également avoir toujours en vue les besoins pressants des nations et des régions économiquement moins avancées. Par ailleurs, en matière monétaire, il faut se garder d'attenter au bien de son propre pays ou à celui des autres nations. On doit s'assurer en outre que ceux qui sont économiquement faibles ne soient pas injustement lésés par des changements dans la valeur de la monnaie.


Accès à la propriété et au pouvoir privé sur les biens

Problème des latifundia

71 La propriété et les autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs contribuent à l'expression de la personne et lui donnent l'occasion d'exercer sa responsabilité dans la société et l'économie. Il est donc très important de favoriser l'accession des individus et des groupes à un certain pouvoir sur les biens extérieurs.

La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à chacun une zone indispensable d'autonomie personnelle et familiale; il faut les regarder comme un prolongement de la liberté humaine. Enfin, en stimulant l'exercice de la responsabilité, ils constituent l'une des conditions des libertés civiles (13).

Les formes d'un tel pouvoir ou propriété sont aujourd'hui variées; et leur diversité ne cesse de s'amplifier. Toutes cependant demeurent, à côté des fonds sociaux, des droits et des services garantis par la société, une source de sécurité non négligeable. Et ceci n'est pas vrai des seules propriétés matérielles, mais aussi des biens immatériels, comme les capacités professionnelles.

La légitimité de la propriété privée ne fait toutefois pas obstacle à celle des divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert des biens au domaine public soit effectué par la seule autorité compétente, selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d'une indemnisation équitable. L'Etat a, par ailleurs, compétence pour empêcher qu'on abuse de la propriété privée contrairement au bien commun (14).

De par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination des biens (15). Là où ce caractère social n'est pas respecté, la propriété peut devenir une occasion fréquente de convoitises et de graves désordres: prétexte est ainsi donné à ceux qui contestent le droit même de propriété.

Dans plusieurs régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultives ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres ou n'en détient qu'une quantité dérisoire et que, d'autre part, l'accroissement de la production agricole présente un caractère d'urgence évident. Souvent, ceux qui sont employés par les propriétaires de ces grands domaines, ou en cultivent des parcelles louées, ne reçoivent que des salaires ou des revenus indignes de l'homme; ils ne disposent pas de logement décent et sont exploités par des intermédiaires. Dépourvus de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle qu'elle leur interdit presque toute possibilité d'initiative et de responsabilité, toute promotion culturelle, toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes s'imposent donc, visant, selon les cas, à accroître les revenus, à améliorer les conditions de travail et la sécurité de l'emploi, à favoriser l'initiative, et même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d'hommes capables de les faire valoir. En l'occurrence, les ressources et les instruments indispensables doivent leur être assurés, en particulier les moyens d'éducation et la possibilité d'une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l'expropriation,, l'indemnisation devra s'apprécier selon l'équité, compte tenu de toutes les circonstances.

Notes:
(13) cf. Léon XIII, encyc. Rerum Novar.: AAS 23 (1890-91),pp. 643-646. Pie XI, encycl. Quadrag. anno, AAS 23 (1931), p. 191. Pie XII, Nuntius radiop. 1.06.41 AAS 35(1943), p. 17. id. nuntius radioph. 1.09.44: AAS 36 (1944), p.44), p. 253. XXIII, encycl. Mater et Magistra: AAS 53 (1961), p. 430.
(14) cf. Pie XI, Encycl. Quadrag. anno: AAS 36 (1931), p. 214. XXIII, Encycl. Mater et Magist. AAS 53 (1961), p. 429.
(15) cf. Pie XII, nuntius radioph. Pent.(1941), p. 199. XXIII, encycl. Mater et Magist.: AAS 53 (1961), p. 430.


L'activité économico-sociale et le royaume du Christ

72 Les chrétiens actifs dans le développement économico-social et dans la lutte pour le progrès de la justice et de la charité doivent être persuadés qu'ils peuvent ainsi beaucoup pour la prospérité de l'humanité et la paix du monde. Dans ces diverses activités, qu'ils brillent par leur exemple, individuel et collectif. Tout en s'assurant la compétence et l'expérience absolument indispensables, qu'ils maintiennent, au milieu des activités terrestres, une juste hiérarchie des valeurs, fidèles au Christ et à son Evangile, pour que toute leur vie, tant individuelle que sociale, soit pénétrée de l'esprit des Béatitudes, et en particulier de l'esprit de pauvreté.

Quiconque, suivant le Christ, cherche d'abord le royaume de Dieu, y trouve un amour plus fort et plus pur pour aider tous ses frères et pour accomplir une oeuvre de justice, sous l'impulsion de l'amour (16).

Notes:
(16) sur le bon usage des biens suivant la doctrine du N.T., Cf.
Lc 3,11 Lc 10,30 ss. Lc 11,41 1P 5,3 Mc 8,36 Mc 12,29-31 Jc 5,1-6 1Tm 6,8 Ep 4,28 2Co 8,13 ss. 1Jn 3,17-18







CHAPITRE IV

LA VIE DE LA COMMUNAUTE POLITIQUE



La vie publique aujourd'hui

73 De profondes transformations se remarquent aussi de nos jours dans les structures et dans les institutions des peuples; elles accompagnent leur évolution culturelle, économique et sociale. Ces changements exercent une grande influence sur la vie de la communauté politique, notamment en ce qui concerne les droits et les devoirs de chacun dans l'exercice de la liberté civique et dans la poursuite du bien commun, comme pour ce qui regarde l'organisation des relations des citoyens entre eux et avec les pouvoirs publics.

La conscience de la dignité humaine est devenue plus vive. D'où, en diverses régions du monde, l'effort pour instaurer un ordre politico-juridique dans lequel les droits de la personne au sein de la vie publique soient mieux protégés: par exemple, les droits de libre réunion et d'association, le droit d'exprimer ses opinions personnelles et de professer sa religion en privé et en public. La garantie des droits de la personne est en effet une condition indispensable pour que les citoyens, individuellement ou en groupe, puissent participer activement à la vie et à la gestion des affaires publiques.

En étroite liaison avec le progrès culturel, économique et social, le désir s'affirme chez un grand nombre d'hommes de prendre davantage part à l'organisation de la communauté politique. Dans la conscience de beaucoup d'intensifie le souci de préserver les droits des minorités à l'intérieur d'une nation, sans négliger pour autant leurs obligations à l'égard de la communauté politique. De plus, le respect de ceux qui professent une opinion ou une religion différentes grandit de jour en jour. En même temps, une plus large collaboration s'établit, capable d'assurer à tous les citoyens, et non seulement à quelques privilégiés, la jouissance effective des droits attachés à la personne.

On rejette u contraire toutes les formes politiques, telles qu'elles existent en certaines régions, qui font obstacle à la liberté civile ou religieuse, multiplient les victimes des passions et des crimes politiques et détournent au profit de quelque faction ou des gouvernants eux-mêmes l'action de l'autorité au lieu de la faire servir au bien commun.

Pour instaurer une vie politique vraiment humaine, rien n'est plus important que de développer le sens intérieur de la justice, de la bonté, le dévouement au bien commun, et de renforcer les convictions fondamentales sur la nature véritable de la communauté politique, comme sur la fin, le bon exercice et les limites de l'autorité publique.


Nature et fin de la communauté politique

74 Individus, familles, groupements divers, tous ceux qui constituent la communauté civile, ont conscience de leur impuissance à réaliser seuls une vie pleinement humaine et perçoivent la nécessité d'une communauté plus vaste à l'intérieur de laquelle tous conjuguent quotidiennement leurs forces en vue d'une réalisation toujours plus parfaite du bien commun (1). C'est pourquoi ils forment une communauté politique selon des types institutionnels variés. Celle-ci existe donc pour le bien commun; elle trouve en lui sa pleine justification et sa signification et c'est de lui qu'elle tire l'origine de son droit propre. Quant au bien commun, il comprend l'ensemble des conditions de vie sociale qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de s'accomplir plus complètement et plus facilement (2).

Mais les hommes qui se retrouvent dans la communauté politique sont nombreux, différents, et ils peuvent à bon droit incliner vers des opinions diverses. Aussi, pour empêcher que, chacun opinant dans son sens, la communauté politique ne se disloque, une autorité s'impose qui soit capable d'orienter vers le bien commun les énergies de tous, non d'une manière mécanique ou despotique, mais en agissant avant tout comme une force morale qui prend appui sur la liberté et le sens de la responsabilité.

De toute évidence, la communauté politique et l'autorité publique trouvent donc leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d'un ordre fixé par Dieu, encore que la détermination des régimes politiques, comme la désignation des dirigeants, soient laissées à la libre volonté des citoyens (3).

Il s'ensuit également que l'exercice de l'autorité politique, soit à l'intérieur de la communauté comme telle, soit dans les organismes qui représentent l'Etat, doit toujours se déployer dans les limites de l'ordre moral, en vue du bien commun (mais conçu d'une manière dynamique), conformément à un ordre juridique légitimement établi ou à établir. Alors les citoyens sont en conscience tenus à l'obéissance (4). D'où, assurément, la responsabilité, la dignité et l'importance du rôle de ceux qui gouvernent.

Si l'autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement requis par le bien commun; mais qu'il leur soit cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la loi évangélique.

Quant aux modalités concrètes par lesquelles une communauté politique se donne sa structure et organise le bon équilibre des pouvoirs publics, elles peuvent être diverses, selon le génie propre de chaque peuple et la marche de l'histoire. Mais elles doivent toujours servir à la formation d'un homme cultive, pacifique, bienveillant à l'égard de tous, pour l'avantage de toute la famille humaine.

Notes:
(1) cf. XXIII, encyc.Mater et Magistra: AAS 53 (1961), p. 417.
(2) cf. idem, ibid.
(3) cf.
Rm 13,1-5
(4) cf. Rm 13,5


Collaboration de tous à la vie publique

75 Il est pleinement conforme à la nature de l'homme que l'on trouve des structures politico-juridiques qui offrent sans cesse davantage à tous les citoyens, sans aucune discrimination, la possibilité effective de prendre librement et activement part tant à l'établissement des fondements juridiques de la communauté politique qu'à la gestion des affaires publiques, à la détermination du champ d'action et des buts des différents organes, et à l'élection des gouvernants (5). Que tous les citoyens se souviennent donc à la fois du droit et du devoir qu'ils sont d'user de leur libre suffrage, en vue du bien commun. L'Eglise tient en grande considération et estime l'activité de ceux qui se consacrent au bien de la chose publique et en assurent les charges pour le service de tous.

Pour que la coopération de citoyens responsables aboutisse à d'heureux résultats dans la vie politique de tous les jours, un statut de droit positif est nécessaire, qui organise une répartition convenable des fonctions et des organes du pouvoir ainsi qu'une protection efficace des droits, indépendante de quiconque. Que les droits de toutes les personnes, des familles et des groupes, ainsi que leur exercice, soient reconnus, respectés et valorisés (6), non moins que les devoirs civiques auxquels sont astreints tous les citoyens. Parmi ces derniers, il faut rappeler l'obligation de rendre à l'Etat les services matériels et personnels requis par le bien commun. Les gouvernants se garderont de faire obstacle aux associations familiales, sociales et culturelles, aux corps et institutions intermédiaires, ou d'empêcher leurs activités légitimes et efficaces; qu'ils aiment plutôt les favoriser, dans l'ordre. Quant aux citoyens, individuellement ou en groupe, qu'ils évitent de conférer aux pouvoirs publics une trop grande puissance; qu'ils ne s'adressent pas à eux d'une manière intempestive pour réclamer des secours et des avantages excessifs, au risque d'amoindrir la responsabilité des personnes, des familles et des groupes sociaux.

A notre époque, la complexité croissante des circonstances oblige les pouvoirs publics à intervenir plus fréquemment, en matière sociale, économique et culturelle, pour préparer des conditions plus favorables qui permettent aux citoyens et aux groupes de poursuivre d'une manière plus efficace la réalisation du bien complet de l'homme, dans la liberté. Assurément, selon les régions et selon l'évolution des peuples, les relations entre la socialisation (7) et l'autonomie ou de développement de la personne peuvent être comprises de divers façons. Mais si, en vue du bien commun, on restreint pour un temps l'exercice des droits, que l'on rétablisse au plus tôt la liberté quand les circonstances auront changé. Il est en tout cas inhumain que le gouvernement en vienne à des formes totalitaires ou à des formes dictatoriales qui lèsent gravement le droit des personnes ou des groupes sociaux.

Que les citoyens cultivent avec magnanimité et loyauté l'amour de la patrie, mais sans étroitesse d'esprit, c'est-à-dire de telle façon qu'en même temps ils prennent toujours en considération le bien de toute la famille humaine qui rassemble races, peuples et nations, unis par toutes sortes de liens.

Tous les chrétiens doivent prendre conscience du rôle particulier et propre qui leur échoit dans la communauté politique: ils sont tenus à donner l'exemple en développant en eux le sens des responsabilités et du dévouement au bien commun; ils montreront ainsi par les faits comment on peut harmoniser l'autorité avec la liberté, l'initiative personnelle avec la solidarité et les exigences de tout le corps social, les avantages de l'unité avec les diversités fécondes. En ce qui concerne l'organisation des choses terrestres, qu'ils reconnaissent comme légitimes des manières de voir par ailleurs opposées entre elles et qu'ils respectent les citoyens qui, en groupe aussi, défendent honnêtement leur opinion. Quant aux partis politiques, ils sont le devoir de promouvoir ce qui, à leur jugement, est exigé par le bien commun; mais il ne leur est jamais permis de préférer à celui-ci leur intérêt propre.

Pour que tous les citoyens soient en mesure de jouer leur rôle dans la vie de la communauté politique, on doit avoir un grand souci de l'éducation civique et politique; elle est particulièrement nécessaire aujourd'hui, soit pour l'ensemble des peuples, soit, et surtout, pour les jeunes. Ceux qui sont, ou peuvent devenir, capables d'exercer l'art très difficile, mais aussi très noble (8) de la politique, doivent s'y préparer; qu'ils s'y livrent avec zèle, sans se soucier de leur intérêt personnel ni des avantages matériels. Ils lutteront avec intégrité et prudence contre l'injustice et l'oppression, contre l'absolutisme et l'intolérance, qu'elles soient le fait d'un homme ou d'un parti politique; et ils se dévoueront au bien de tous avec sincérité et droiture, bien plus, avec l'amour et le courage requis par la vie politique.

Notes:
(5) cf. Pie XII, nuntius radioph. 24.12.42; AAS 35 (1943), pp. 9-24; 24.12.44: AAS 37 (1945), pp. 11-17. XXIII, encyc. Pacem in terris: AAS 55 (1963), pp.263, 271, 277 et 278.
(6) cf. Pie XII, nuntius radioph. 1.06.41: AAS 33 (1941), p. 200. XXIII, encycl. Pacem in terris: l.c. pp. 273 et 274.
(7) cf. XXIII, encycl. Mater et Magistra: AAS 53 (1961) pp. 415-418.
(8) cf. Pie XI, alloc. "aux dirigeants de la fédération universitaire cath.": Discours de Pie XI: éd. Bertetto, Turin, vol. 1 (1960), p. 743.


La communauté politique et l'Eglise

76
Surtout là où existe une société de type pluraliste, il est d'une haute importance que l'on ait une vue juste des rapports entre la communauté politique et l'Eglise; et que l'on distingue nettement entre les actions que les fidèles, isolément ou en groupe, posent en leur nom propre comme citoyens, guidés par leur conscience chrétienne, et les actions qu'ils mènent au nom de l'Eglise, en union avec leurs pasteurs.

L'Eglise qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d'aucune manière avec la communauté politique et n'est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine.

Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l'Eglise sont indépendantes l'une de l'autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d'autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu'elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu. L'homme, en effet, n'est pas limité aux seuls horizons terrestres, mais, vivant dans l'histoire humaine, il conserve intégralement sa vocation éternelle. Quant à l'Eglise, fondée dans l'amour du Rédempteur, elle contribue à étendre le règne de la justice et de la charité à l'intérieur de chaque nation et entre les nations. En prêchant la vérité de l'Evangile, en éclairant tous les secteurs de l'activité humaine par sa doctrine et par le témoignage que rendent des chrétiens, l'Eglise respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens.

Lorsque les apôtres, leurs successeurs et les coopérateurs de ceux-ci, sont envoyés pour annoncer aux hommes le Christ Sauveur du monde, leur apostolat prend appui sur la puissance de Dieu qui, très souvent, manifeste la force de l'Evangile dans la faiblesse des témoins. Il faut en effet que tous ceux qui se vouent au ministère de la parole divine utilisent les voies et les moyens propres à l'Evangile qui, sur bien des points, sont autres que ceux de la cité terrestre.

Certes, les choses d'ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l'Eglise elle-même se sert d'instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande. Mais elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l'exercice de certains droits légitimement acquis, s'il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d'autres dispositions. Mais il est juste qu'elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sur la société, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l'exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l'Evangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations.

Par son attachement et sa fidélité à l'Evangile, par l'accomplissement de sa mission dans le monde, l'Eglise, à qui il appartient de favoriser et d'élever tout ce qui se trouve de vrai, de bon, de beau dans la communauté humaine (9), renforce la paix entre les hommes pour la gloire de Dieu (10).

Notes:
(9) cf. Conc. Vat. II, Const. dogm. de Ecclesia,
LG 13.
(10) cf. Lc 2,14



CHAPITRE V

LA SAUVEGARDE DE LA PAIX ET LA

CONSTRUCTION DE LA COMMUNAUTE DES NATIONS



Introduction

77 En ces années mêmes, où les douleurs et les angoisses de guerres tantôt dévastatrices et tantôt menaçantes pèsent encore si lourdement sur nous, la famille humaine tout entière parvient à un moment décisif de son évolution. Peu à peu rassemblée, partout déjà plus consciente de son unité, elle doit entreprendre une oeuvre qui ne peut être menée à bien que par la conversion renouvelée de tous à une paix véritable: édifier un monde qui soit vraiment plus humain pour tous et en tout lieu. Alors, le message de l'Evangile, rejoignant les aspirations et l'idéal le plus élevé de l'humanité, s'illuminera de nos jours d'une clarté nouvelle, lui qui proclame bienheureux les artisans de la paix, "car ils seront appelés fils de Dieu" (Mt 5,9).

C'est pourquoi le Concile, après avoir mis en lumière la conception authentique et très noble de la paix et condamné la barbarie de la guerre, se propose de lancer un appel ardent aux chrétiens pour qu'avec l'aide du Christ, auteur de la paix entre eux, dans la justice et l'amour, et à en préparer les moyens.


La nature de la paix

78 La paix n'est pas une pure absence de guerre et elle ne se borne pas seulement à assurer l'équilibre de forces adverses; elle ne provient pas non plus d'une domination despotique, mais c'est en toute vérité qu'on la définit "oeuvre de justice" (Is 32,17). Elle est le fruit d'un ordre inscrit dans la société humaine par son divin fondateur, et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d'aspirer à une justice plus parfaite. En effet, encore que le bien commun du genre humain soit assurément régi dans sa réalité fondamentale par la loi éternelle, dans ses exigences concrètes il est pourtant soumis à d'incessants changements avec la marche du temps: la paix n'est jamais chose acquise une fois pour toutes, mais sans cesse à construire. Comme de plus la volonté humaine est fragile et qu'elle est blessée par le péché, l'avènement de la paix exige de chacun le constant contrôle de ses passions et la vigilance de l'autorité légitime.

Mais ceci est encore insuffisant. La paix dont nous parlons ne peut s'obtenir sur terre sans la sauvegarde du bien des personnes, ni sans la libre et confiante communication entre les hommes des richesses de leur esprit et de leurs facultés créatrices. La ferme volonté de respecter les autres hommes et les autres peuples ainsi que leur dignité, la pratique assidue de la fraternité sont absolument indispensables à la construction de la paix. Ainsi la paix est-elle aussi le fruit de l'amour qui va bien au-delà de ce que la justice peut apporter.

La paix terrestre qui naît de l'amour du prochain est elle-même image et effet de la paix du Christ qui vient de Dieu le Père. Car le Fils incarné en personne, prince de la paix, a réconcilié tous les hommes avec Dieu par sa croix, rétablissant l'unité de tous en un seul peuple et un seul corps. Il a tué la haine dans sa propre chair (1)et, après le triomphe de sa résurrection, il a répandu l'Esprit de charité dans le coeur des hommes.

C'est pourquoi, accomplissant la vérité dans la charité (cf. Ep 4,15), tous les chrétiens sont appelés avec insistance à se joindre aux hommes véritablement pacifiques pour implorer et instaurer la paix.

Poussés par le même esprit, nous ne pouvons pas ne pas louer ceux qui, renonçant à l'action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté.

Dans la mesure où les hommes sont pécheurs, le danger de guerre menace, et il en sera ainsi jusqu'au retour du Christ. Mais dans la mesure où, unis dans l'amour, les hommes surmontent le péché, ils surmontent aussi la violence, jusqu'à l'accomplissement de cette parole: "De leurs épées ils forgeront des socs et de leurs lances des faucilles. Les nations ne tireront plus l'épée l'une contre l'autre et ne s'exerceront plus au combat" (Is 2,14).

Notes:
(1) cf. Ep 2,16 Col 1,20-22



SECTION 1

EVITER LA GUERRE



Mettre un frein à l'inhumanité des guerres

79 Bien que les dernières guerres aient apporté à notre monde de terribles maux d'ordre matériel comme d'ordre moral, chaque jour encore la guerre poursuit ses ravages en quelque point du globe. Bien plus, étant donné qu'on emploie des armes scientifiques de tout genre pour faire la guerre, sa sauvagerie menace d'amener les combattants à une barbarie bien pire que celle d'autrefois. En outre, la complexité de la situation actuelle et l'enchevêtrement des relations internationales permettent que, par de nouvelles méthodes insidieuses et subversives, des guerres larvées traînent en longueur. Dans bien des cas, le recours aux procédés du terrorisme est regardé comme une nouvelle forme de guerre.

Considérant cet état lamentable de l'humanité, le Concile, avant tout, entend rappeler la valeur permanente du droit des gens et de ses principes universels. Ces principes, la conscience même du genre humain les proclame fermement et avec une vigueur croissante. Les actions qui leur sont délibérément contraires sont donc des crimes, comme les ordres qui commandent de telles actions; et l'obéissance aveugle ne suffit pas à excuser ceux qui s'y soumettent. Parmi ces actions, il faut compter en tout premier lieu celles par lesquelles, pour quelque motif et par quelque moyen que ce soit, on extermine tout un peuple, une nation ou une minorité ethnique: ces actions doivent être condamnées comme des crimes affreux, et avec la dernière énergie. Et l'on ne saurait trop louer le courage de ceux qui ne craignent point de résister ouvertement aux individus qui ordonnent de tels forfaits.

Il existe, pour tout ce qui concerne la guerre, diverses conventions internationales, qu'un assez grand nombre de pays ont signées en vue de rendre moins inhumaines les actions militaires et leurs conséquences. Telles sont les conventions relatives au sort des soldats blessés, à celui des prisonniers, et divers engagements de ce genre. Ces accords doivent être observés; bien plus, tous, particulièrement les autorités publiques ainsi que les personnalités compétentes, doivent s'efforcer autant qu'ils le peuvent de les améliorer et de leur permettre ainsi de mieux contenir, et de façon plus efficace, l'inhumanité des guerres. Il semble en outre équitable que les lois pourvoient avec humanité au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l'empli des armes, pourvu qu'ils acceptent cependant de servir sous une autre forme la communauté humaine.

La guerre, assurément, n'a pas disparu de l'horizon humain. Et aussi longtemps que le risque de guerre subsistera, qu'il n'y aura pas d'autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense. Les chefs d'Etat et ceux qui partagent les responsabilités des affaires publiques ont donc le devoir d'assurer la sauvegarde des peuples dont ils ont la charge, en ne traitant pas à la légère des questions aussi sérieuses. Mais fa ire la guerre pour la juste défense des peuples est une chose, vouloir imposer son empire à d'autres nations en est une autre. La puissance des armes ne légitime pas tout usage de cette force à des fins politiques ou militaires. Et ce n'est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient, par le fait même, licite entre parties adverses.

Quant à ceux qui se vouent au service de la patrie dans la vie militaire, qu'ils se considèrent eux aussi comme les serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples; s'ils s'acquittent correctement de cette tâche, ils concourent vraiment au maintien de la paix.



1965 Gaudium et Spes 69