Catherine de Sienne, Dialogue 130
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De beaucoup d'autres péchés que commettent les mauvais pasteurs.
Voilà ce qu'oublient, ma fille très chère, les malheureux dont je t'ai parlé. S'ils y pensaient, ils ne se laisseraient pas aller à tant de crimes, et les autres non plus. Ils marcheraient sur les traces de ceux qui vivaient dans la vertu, et eussent préféré mourir plutôt que de m'offenser, plutôt que de défigurer leur âme, et de porter atteinte à la dignité dont je les avais investis. Ils augmentaient au contraire, ces justes, la dignité et la beauté de leur âme.
Non que, en vérité. la dignité du sacerdoce puisse être accrue ou diminuée, en elle-même, par les mérites ou les fautes personnels des prêtres; mais les vertus n'en sont pas moins une parure, dont ils peuvent orner leur âme et ajouter ainsi à la beauté qu'elle a reçue dès son origine, quand je la créai à mon image et ressemblance. Ceux-là connaissaient la vérité de ma Bonté, la beauté de leur âme et leur dignité, parce que l'orgueil et l'amour-propre ne les avaient point aveuglés, et privés de ce qui est la lumière de la raison. Dans cette lumière ils m'aimaient, Moi, et ils aimaient le salut des âmes. Mais (111), les pauvres malheureux, qui ont perdu cette lumière, vont de crime en crime, tranquillement, sans un remords, jusqu'au bord de la fosse.
Du temple de leur âme, de la sainte Eglise qui est un jardin, ils ont fait un repaire d'animaux. O très chère fille, quelles abominations il me faut souffrir! Leurs maisons devraient être l'asile de mes serviteurs et des pauvres. Ils devraient n'y avoir d'épouse que leur bréviaire et d'enfants que les livres de la sainte Ecriture: c'est dans cette compagnie qu'ils devraient se complaire, pour procurer au peuple la doctrine et lui donner l'exemple d'une sainte vie! Et leurs demeures sont devenues le réceptacle du désordre, elles sont ouvertes aux personnes d'iniquité! Vois-le ce prêtre! Ce n'est pas le bréviaire qui est son épouse, ou il ne le traite que comme une épouse adultère. Une créature du démon a pris sa place et vit avec lui dans le crime. Ses livres, vois-les, c'est la troupe de ses fils; au milieu de ces enfants, fruits de la faute, fruits de son péché, il se sent heureux, sans penser à en rougir.
Les solennités pascales et autres jours de fêtes, où il est tenu de rendre honneur et gloire à mon nom, par l'office divin, et de faire monter vers moi l'encens d'humbles et ferventes prières, il les passe au jeu, à se divertir avec les créatures du démon, à se distraire avec les séculiers, à la chasse ou à la pipée, comme un laïc et un homme de cour.
O malheureux homme i Où en es-tu arrivé! Ce sont les âmes que tu devais poursuivre et prendre pour l'honneur et la gloire de mon nom! C'est dans
les jardins de la sainte Eglise que tu devais demeurer, et tu cours les bois! Tu es devenu bête toi-même, tu entretiens dans ton âme une foule d'animaux qui sont tes nombreux péchés mortels, voilà pourquoi tu t'es fais oiseleur et chasseur de bêtes! Le jardin de ton âme est passé à l'état Sauvage, il est devenu un fourré d'épines. C'est pour cela que tu te plais à courir, par les lieux déserts, à la poursuite des bêtes des forêts.
Rougis donc, ô homme! Considère tes crimes de quelque côté que tu regardes, tu as de quoi rougir! Mais non, tu es inaccessible à la honte, parce que tu as perdu la véritable et sainte crainte de Moi! Comme une courtisane sans pudeur, tu te vantes d'occuper une grande situation dans le monde, d'avoir une belle famille, une troupe nombreuse d'enfants! Si tu n'en as pas, tu cherches à en avoir, pour laisser des héritiers de ta fortune. Mais tu n'es qu'un bandit, tu n'es qu'un voleur! Tu sais bien que tu ne peux leur laisser ces biens et que tes héritiers ce sont les pauvres et la sainte Eglise. O démon incarné! esprit sans lumière, tu cherches ce que tu ne dois pas chercher; tu te flattes, tu es fier de ce qui devrait te couvrir de confusion et te faire rougir devant moi, qui vois le fond de ton coeur. Les hommes eux-mêmes te méprisent, mais les cornes de ton orgueil t'empêchent de voir ta honte!
O très chère fille, je l'avais placé, ce prêtre, sur le pont de la doctrine et de ma Vérité, pour qu'il vous administrât à vous, les voyageurs, les sacrements de la sainte Eglise. Et le voilà qui est (113) descendu en dessous du pont, il est entré dans le torrent des plaisirs et des misères du monde. C'est là qu'il exerce son ministère, sans s'apercevoir que le flot de la mort va le prendre et l'emporter avec les démons, ses maîtres, qu'il a si bien servis. Il se laisse ainsi aller, sans résistance, au fil de l'eau, dans le courant du fleuve. S'il ne s'arrête, c'est à l'éternelle damnation qu'il va, avec tant de charges et d'accusations contre lui, que ta langue ne le pourrait dire. Plus lourde est sa responsabilité que celle de tout autre. Aussi, la même faute est-elle punie plus sévèrement en lui que dans les hommes du monde. Plus impitoyable aussi est l'accusation que ses ennemis font peser sur lui, quand, au moment de la mort, ils se dressent pour lui reprocher sa vie, comme je te l'ai dit (114).
131
De la différence de la mort des justes d'avec celle des pécheurs. Et premièrement de la mort des justes.
Puisque je t'ai dit comment le monde, les démons et la sensualité propre accusaient le prévaricateur, je veux t'exposer plus longuement cette vérité, et t'entretenir en détail de l'état de ces malheureux, en cet instant suprême, pour t'en inspirer encore une plus grande compassion. Je te dirai combien différents sont les combats que doit soutenir l'âme du juste et ceux qui assaillent le pécheur, et combien différente aussi la mort de l'un et de l'autre. Tu apprendras quelle grande paix, plus ou moins profonde suivant la perfection de chacun, remplit l'âme du juste en ce dernier assaut.
Sache bien tout d'abord, que toutes les peines quelles qu'elles soient qu'endurent les créatures raisonnables, ont leur principe dans la volonté. Si leur volonté était bien ordonnée et en accord avec la mienne, elles n'auraient aucune peine. Elles ne seraient pas pour autant délivrées de toutes souffrances; mais ces souffrances, volontairement supportées pour l'amour de Moi, ne seraient plus pour elles des peines, dès lors qu'elles les endureraient (115) volontiers en voyant que telle est ma volonté. La sainte haine qu'elles conçoivent d'elles-mêmes, met ces âmes en hostilité permanente avec le monde, avec le démon, avec la sensualité propre. Aussi, à leur dernière heure, leur mort est paisible, parce que leurs ennemis ont été vaincus pendant leur vie.
Le monde ne peut accuser cette âme, qui a si bien connu tous les mensonges du monde qu'elle a renoncé au monde et a ses plaisirs.
La fragile sensualité ni le corps ne la peuvent non plus accuser, puisqu'elle a réduit sa sensualité en esclavage par le frein de la raison, et macéré sa chair par la pénitence, par les veilles, par d'humbles et continuelles prières. Elle a tué la volonté sensitive par la haine du vice et par l'amour de la vertu, et radicalement détruit le trop tendre amour, que l'homme a pour son corps. C'est cet amour, c'est cette tendresse que l'âme éprouve naturellement pour son corps qui fait paraître la mort si affreuse, et inspire à l'homme cette peur instinctive de la mort.
Mais, dans le juste parfait, la vertu triomphe de la nature: elle réprime la crainte naturelle, elle la domine par une sainte haine et par le désir de retourner à sa fin. La tendresse naturelle ne peut donc lui livrer assaut., et sa conscience demeure tranquille, parce que, durant sa vie, elle a fait bonne garde, elle a aboyé chaque fois qu'un ennemi paraissait, pour attaquer la cité de l'âme. Comme le chien, qui, à la porte, aboie dès qu'il aperçoit l'ennemi et réveille ainsi les gardes, le chien de la (116) conscience a donné l'alarme à la garde de la raison; et la raison, en compagnie du libre arbitre, a pu reconnaître, à la lumière de l'intelligence, si c'était un ami ou un ennemi qui se présentait.
A l'ami, â la vertu, aux saintes pensées du coeur, la raison et le libre arbitre ont ouvert avec plaisir, avec amour, et les ont entourés de soins et de sollicitude. L'ennemi, le vice, les pensées mauvaises, ils l'ont repoussé avec haine et dégoût.
La lumière de la raison et la main du libre arbitre armée de ce glaive de la haine et de l'amour se sont employées à donner la chasse à cet ennemi. Aussi, au moment de la mort, la conscience est-elle sans reproche, parce qu'elle a fait bonne garde: elle laisse donc l'âme en paix.
Il est vrai, cependant, que l'âme du juste, par humilité, et parce qu'aussi elle connaît mieux, a cet instant de la mort, la valeur du temps et le prix de la vertu, se reproche à elle-même de n'avoir pas assez bien employé ce temps. Mais la peine qu'elle en éprouve n'est pas afflictive; elle lui est profitable, au contraire. Elle amène l'âme à se recueillir en elle-même, pour se mettre en présence du sang de mon Fils, l'humble Agneau sans tache. L'âme ne s'attarde pas a considérer ses mérites passés, car elle ne veut ni ne peut espérer dans sa propre vertu; tout son espoir est dans le Sang où elle a trouvé ma Miséricorde. Comme elle a vécu avec le souvenir de ce sang, elle s'enivre encore de ce sang, elle s'y plonge jusque dans la mort.
Et les démons, comment pourraient-ils encore (117) lui faire peur, si cette âme, en l'accusant de ses péchés, puisque, pendant sa vie, sa sagesse a triomphé de leur malice. Ils accourent cependant, pour voir s'ils ne pourront point gagner quelque chose sur elle. Ils se présentent sous des formes horribles, ils prennent des apparences hideuses, ils provoquent en elle mille imaginations diverses, pour l'effrayer. Mais, à l'âme pure de tout venin criminel, cette vision ne cause pas la crainte ni l'effroi qu'elle peut provoquer chez celui quin vécu dans l'iniquité du siècle. A la vue de ce juste, dont l'ardente charité s'est réfugiée dans le Sang de mon Fils, les démons ne peuvent soutenir ce spectacle, ils s'éloignent, et ce n'est qu'à distance qu'ils essayent encore de lui lancer leurs flèches.
Leurs assauts et leurs cris ne troublent point cette âme, qui, je te l'ai dit ailleurs, a déjà commencé de goûter la vie éternelle. Éclairé par la lumière de la sainte foi, l'oeil de son intelligence est tout occupé de moi, son Dieu infini et éternel, dont elle attend la possession de ma grâce et non de ses mérites, par la vertu de Jésus-Christ, mon Fils. Vers ce bien, son espérance tend les bras; de ses mains l'amour l'étreint, elle commence ainsi à le posséder avant de l'avoir, comme je te l'ai expliqué en un autre endroit. Soudain, en un instant, toute baignée de ce Sang, elle passe par la porte de mon Verbe, pour arriver à moi l'Océan de Paix. Porte et Océan sont unis ensemble, puisque Moi et ma Vérité, mon Fils unique, nous ne faisons qu'Un...
De quelle allégresse est inondée l'âme, qui si (118) doucement se voit arrivée à ce passage, et qui jouit enfin du bonheur angélique! Tous ceux dont la mort a cette douceur participent à cette félicité; mais combien plus encore mes ministres, ceux dont je t'ai dit qu'ils avaient vécu comme des anges, parce que, dans cette vie, ils ont eu une connaissance plus claire et un désir plus intense de mon honneur et du salut des âmes. Ils n'ont pas eu seulement la lumière de la vertu que tous généralement peuvent avoir, mais, en plus de cette lumière surnaturelle d'une vie vertueuse, ils ont possédé la lumière de la sainte science, qui leur a fait mieux connaître ma Vérité. Or, plus on connaît plus on aime, et qui plus aime, plus reçoit. La mesure de votre mérite est la mesure même de votre amour.
Si tu me demandais: Celui qui ne possède pas la science peut-il atteindre à cet amour? Oui certainement, il y peut parvenir, mais exceptionnellement, et un cas particulier ne peut être érigé en loi générale pour tous. Ici, c'est d'après la règle commune que je te parle.
Mes ministres ont encore reçu, de par leur sacerdoce, une dignité plus grande. Leur office spécial à eux, c'est de se nourrir des âmes, pour l'honneur de moi. Certes, à tous et à chacun il a été donné, il a été commandé de demeurer dans l'amour du prochain. Mais à eux seuls, à mes ministres, a été confiée la charge de gouverner les âmes et de leur assurer le service du Sang. S'ils s'acquittent de ce devoir avec zèle, par amour de la vertu, comme je t'ai dit, ils recevront plus que les autres (119).
O combien heureuse l'âme de ces prêtres, quand elle arrive à cette extrémité de la mort! Toute leur vie, ils sont demeurés les apôtres et les défenseurs de la Foi, pour leur prochain. La Foi a ainsi pénétré leur âme jusqu'aux moelles; et cette Foi leur découvre la place qu'ils obtiendront en moi. L'espérance qui soutenait leur vie n avait d'appui que dans ma Providence. Ce n'est pas en eux-mêmes qu'ils avaient mis leur confiance, ils ne se reposaient pas sur leur propre savoir. Comme ils s'étaient dépouillés de toute espérance en eux-mêmes, ils n'avaient point pour quelque créature d'attachement déréglé. Rien de créé ne prenait leur amour. Ils vivaient pauvres, et volontairement: ainsi détachés de tout le reste, ils dilataient à l'aise l'unique espoir qu'ils plaçaient en moi.
Leur coeur était un vase d'amour rempli de la plus ardente charité, qui portail mon nom et l'annonçait au prochain, par les exemples d'une bonne et sainte vie, non moins (lue par les enseignements de la parole. Ce coeur s'élève donc vers moi, à cette heure, avec un amour ineffable; il m'étreint de toutes ses forces, Moi qui suis sa fin, en me présentant la perle de la justice que toujours il porta devant soi, faisant droit à tous, et rendant à chacun fidèlement ce qui lui était dû. Aussi, me rend-il à moi-même, par son humilité, la justice à laquelle j'ai droit. Il rend honneur et gloire à mon nom, en proclamant que c'est par mn grâce, qu'il lui a été donné de passer le temps de sa vie, avec une conscience pure et sainte; et il a pour lui-même la justice qu'il mérite (120) en se confessant indigne d'avoir reçu et de recevoir une si grande grâce. Sa conscience me rend bon témoignage, et moi, je lui rends, suivant son mérite, la couronne de justice, ornée de perles précieuses, qui sont les bonnes oeuvres que la charité a fait produire à ses vertus.
O Ange de la terre, bienheureux es-tu, de n'avoir pas été ingrat pour les bienfaits que tu as reçus de moi, de ne les avoir ni négligés ni méconnus!
Eclairée de la vraie lumière, ta sollicitude a toujours en l'oeil ouvert, sur ceux qui t'étaient confiés. Pasteur fidèle, au coeur viril, tu as suivi la doctrine du vrai et bon Pasteur, le doux Christ Jésus, mon Fils unique. Aussi, est-ce par lui, en vérité, que tu es arrivé à Moi, baigné et noyé dans son sang, avec le troupeau de tes brebis, dont tu as déjà conduit un grand nombre à la vie éternelle, par la sainte doctrine et par tes exemples, et dont tu laisses beaucoup d'autres encore, en état de grâce.
O fille très chère, comment ceux-là pourraient-ils être troublés par la vue du démon, qui me voient déjà par la Foi et qui me possèdent par l'amour. En eux, point de corruption, point de péché: les ténèbres, les terreurs du dernier passage, ne leur causent donc aucune épouvante, aucun effroi. Ils n'ont point de crainte servile tout est saint dans leur crainte. Ils n'ont pas peur des illusions du démon, dont la lumière surnaturelle et la révélation des saintes Ecritures leur ont fait connaître les pièges; aussi leur âme n'en est-elle ni obscurcie ni troublée (121). C'est ainsi qu'ils passent, glorieusement, baignés dans le Sang, dans un ardent désir du salut des âmes, tout embrasés de l'amour du prochain. Ils passent par la porte du Verbe, ils entrent en Moi, et ma Bonté assigne à chacun sa place et son rang, selon le degré de la charité qu'ils ont eue pour moi (122).
132
De la mort des pécheurs et de leurs peines en ce dernier instant.
Le bonheur de mes prêtres fidèles n'est pas si grand, ma fille très chère, qu'il ne soit encore dépassé par la misère des pauvres infortunés dont je t'ai parlé. Que leur mort est affreuse et qu'elle est enveloppée de ténèbres!
A ce dernier instant, comme je te l'ai dit, les démons, par leurs accusations, les épouvantent et jettent le trouble dans leur esprit. Ils se montrent à eux sous une figure si horrible qu'il n'est point de peine en cette vie, tu le sais, qu'une créature aimerait mieux endurer, plutôt que de subir cette vue. Le remords de la conscience se réveille alors avec une telle vivacité, qu'il ronge cruellement le pécheur au plus intime de lui-même.
Tous les plaisirs déréglés, la sensualité propre qui s'était rendue souveraine et tenait en esclavage la raison, l'accusent sans merci parce qu'il reconnaît à cette heure, la vérité de ce qu'il méconnaissait auparavant. Le sentiment de son erreur le jette dans une grande confusion. Il découvre que, toute sa vie, il a vécu comme un infidèle et non en croyant, parce que l'amour-propre avait obnubilé chez lui (123) la pupille de la très sainte foi: le démon est là, qui l'assiège de la pensée de son infidélité, pour le pousser au désespoir. Oh! que dire de cette lutte qui le trouve désarmé, privé qu'il est de ce glaive de la charité, qu'il a complètement perdu en devenant membre du démon!
Il n'a point la lumière surnaturelle, non plus que celle de la science, qu'il ne saurait comprendre d'ailleurs, puisque son orgueil ne lui permet pas d'en pénétrer le sens et d'en savourer la moelle. Aussi, l'heure venue de cette suprême bataille, il ne sait plus que faire.
Il n'a point été nourri de l'espérance, puisqu'il n'a point espéré en Moi ni dans le Sang, dont je l'avais constitué le ministre: tout son espoir il l'avait placé en lui-même, dans les honneurs et les plaisirs du inonde. Il ne voyait pas, ce malheureux esclave du démon, que tout ce qu'il possédait lui avait été prêté en viager, qu'il en était débiteur, et qu'il lui en faudrait rendre compte devant moi! Voilà que maintenant il se trouve seul, dans sa nudité, sans aucune vertu, et, de quelque côté qu'il se tourne, il n'entend que plaintes contre lui, il ne voit que sujets de confusion.
L'injustice, dont il s'est rendu coupable durant sa vie, l'accuse devant sa conscience, et lui ôte tout courage, pour demander autre chose que la justice. Si grande est sa honte, si troublante sa confusion, qu'il s'abandonnerait au désespoir, s'il ne s'était fait, pendant sa vie, une certaine habitude d'espérer en ma Miséricorde, bien qu'à raison de ses péchés, (124) cette espérance ne fût qu'une grande présomption. Car celui qui m'offense en s'appuyant sur ma miséricorde, celui-là ne peut dire en vérité, qu'il espère en mn miséricorde. Mais ce présomptueux n'en a pas moins sucé le lait de la miséricorde. A l'heure de la mort, s'il reconnaît son péché, s'il décharge sa conscience par la sainte confession, il est purifié de la présomption, qui ne m'offense plus, et la miséricorde lui reste.
Par cette miséricorde il peut, s'il le veut, se rattacher à l'espérance. Sans cela, aucun de ces pécheurs n'échapperait au désespoir, et par la désespérance il encourrait avec les démons l'éternelle damnation.
C'est ma miséricorde qui, pendant leur vie, leur fait espérer mon pardon, bien que je ne leur accorde point cette grâce pour qu'ils m'offensent en comptant sur lui, mais pour dilater leur âme dans la charité et dans la considération de ma Bonté. C'est eux qui en usent à contre-sens, quand ils s'autorisent de l'espérance qu'ils ont en ma miséricorde, pour m'offenser. Je ne les en conserve pas moins dans l'espérance de la miséricorde, pour qu'au dernier moment ils aient à quoi se rattacher, qui les empêche de succomber sous le remords, en s'abandonnant au désespoir. Car le péché de la désespérance m'offense davantage et leur est plus mortel, que tous les autres péchés qu'ils ont commis dans le cours de leur existence.
Les autres péchés, en effet, ils les commettent par un entraînement de la sensualité propre; parfois (125) même ils en éprouvent du regret, et ils pensent en concevoir un repentir qui leur obtienne le pardon. Mais au péché de désespoir, comment trouver une excuse dans la fragilité! Là aucun plaisir qui les y attire; au contraire, rien qu'une peine intolérable. Dans le désespoir aussi, il y a le mépris de ma Miséricorde, par lequel le pécheur estime son crime plus grand que ma Miséricorde et que ma Bonté. Une fois tombé dans ce péché, il ne se repent plus, il ne s'afflige plus vraiment, comme il doit s'affliger. Il n'a de pleur que pour son propre malheur, il n'en a point pour mon offense. C'est ainsi qu'il tombe dans l'éternelle damnation.
C'est ce crime seul, tu le vois bien, qui le conduit en enfer, où il est châtié tout à la fois pour ce péché et pour les autres qu'il a commis. S'il eut conçu de la douleur et du repentir de l'offense qu'il m'avait faite à Moi, et s'il eut espéré dans ma miséricorde, il eut obtenu le pardon. Car, je te l'ai dit, ma miséricorde est incomparablement plus grande que tous les péchés que peuvent commettre toutes les créatures ensemble: aussi est-ce le plus cruel affront que l'on me puisse faire, que d'estimer que le crime de la créature est plus grand que ma Bonté.
C'est là le péché qui n'est pardonné, ni en cette vie ni dans l'autre. Au moment de la mort, après toute une existence passée dans le désordre et dans le crime, je voudrais donc que les pécheurs prissent confiance en ma miséricorde, tant j'ai horreur du désespoir. Voilà pourquoi, pendant leur (126)
vie, j'use avec eux de ce doux stratagème, de les faire espérer largement dans ma miséricorde. Après avoir été nourris intérieurement dans cette espérance, ils sont moins enclins à s'en laisser détacher, quand vient la mort, par les durs reproches qu'ils entendent.
Cette grâce est pur don de mon ardente et insondable Charité. Mais cette grâce, ils en ont usé sous l'inspiration ténébreuse de l'amour-propre de là tout le mal. Ils ne l'ont pas connue en vérité; il y avait une grande présomption, dans le sentiment qu'ils éprouvaient de la douceur de ma miséricorde.
C'est là un autre reproche que leur fait leur conscience, en présence des démons. Ils comptaient sur le temps, ils se confiaient à la libéralité de la miséricorde! Oui, mais cette espérance leur était donnée pour dilater leur âme dans la charité et dans l'amour des vertus, pour employer en bonnes oeuvres, le temps que je leur accordais par amour. Eux, ils ont passé ce temps, ils se sont servis de cette large espérance en ma miséricorde, pour m'outrager misérablement. O deux fois aveugle! tu as enfoui la perle et le talent, que je t'avais mis entre les mains pour en tirer profit. Dans ta présomption, tu as refusé de faire ma volonté, et sous la terre de ton amour-propre, de ton amour égoïste, tu as enfoui mon don: il a fructifié, et tu en recueilles à cette heure un fruit de mort. O malheureux, quelle peine s'abat sur toi en cette extrémité! Tu ne peux plus fermer les yeux sur tes misères (127)! Le ver de la conscience ne dort plus, tu le sens qui te ronge! Les démons élèvent contre toi leurs clameurs, ils t'apportent le prix des services qu'ils ont coutume de payer à leurs esclaves, la confusion et les reproches. Pour qu'en cet instant de la mort tu n'échappes pas à leurs mains, ils veulent jeter ton esprit dans le trouble, pour t'acculer au désespoir et te faire ensuite partager leur sort.
O malheureux! la dignité à laquelle je t'avais élevé, tu la vois aujourd'hui en pleine lumière, telle qu'elle est en vérité. Cette vue te force à reconnaître, pour ta honte, que c'est pour des oeuvres de péché, que tu as retenu ou dépensé les biens de la sainte Église; il te faut convenir que tu es un larron, que tu es débiteur envers l'Église, et que tu dois restituer ce qui appartient aux pauvres. Ta conscience te représente que ce bien tu l'as dépensé, en gratifications à des pécheresses publiques, pour élever tes enfants, pour enrichir tes parents; tu l'as gaspillé dans le luxe de ta table, pour l'ornement de ta maison, pour l'acquisition de toute une vaisselle d'argent, toi qui devais vivre dans la pauvre té volontaire!
Elle te représente aussi, ta conscience, l'obligation de l'office divin, la facilité avec laquelle tu l'omettais, sans te soucier du péché mortel, que tu commettais par cette négligence; elle te rappelle que, lorsque tu le récitais, c'était des lèvres seulement, et le coeur loin de moi.
Et les âmes qui t'étaient confiées! la charité que (128) tu leur devais, l'obligation qui t'incombait de les élever dans la vertu, en leur donnant l'exemple d'une vie sainte, en les façonnant par la main de la miséricorde et la verge de la justice! C'est le contraire que tu as fait, et ta conscience t'en accuse, en
présence de cette horrible apparition des démons. Et toi, prélat! Si tu as conféré des prélatures ou des charges d'âmes a quelqu'un de tes inférieurs, en dehors du droit; si tu n'as pas considéré, à qui et comment tu les as données, la conscience te cite à son tribunal. Elle voit clairement, aujourd'hui, pour quels motifs tu les devais distribuer, ces charges. Il ne fallait pas te laisser prendre aux flatteries, ni chercher à plaire aux créatures, ni te laisser séduire par les présents: tu ne devais avoir égard qu'à la vertu, à l'honneur de mon nom et au salut des âmes. Tu ne l'as pas fait, et ta conscience te le reproche à cette heure, pour ton châtiment, pour ta honte. En pleine lumière d'intelligence, elle te dit ce que tu n'aurais pas dû faire et que tu as fait, ce que tu aurais dû faire et que tu n'as pas fait.
Tu sais bien, très chère fille, que l'on connaît plus exactement le blanc quand il est rapproché du noir et le noir quand il est à côté du blanc, que lorsqu'on les voit séparés l'un de l'autre. Ainsi en est-il, pour ces infortunés, pour mes ministres et particulier, mais aussi, générale ment, pour tous les pécheurs, lorsqu'au moment de la mort, l'âme commence à apercevoir son malheur. Tandis que le juste a le sentiment de sa béatitude, le coupable voit se dérouler (129) à ses regards sa vie criminelle. Nul besoin qu'un étranger vienne en placer le tableau sous ses yeux: sa conscience suffit à lui remettre en mémoire, tons les crimes qu'il a commis, en regard des vertus qu'il aurait dû pratiquer. Pourquoi les vertus? Pour sa plus grande confusion. Cette comparaison de la vertu avec le vice, fait mieux ressortir par le contraste, l'indignité du péché, et plus le coupable en prend conscience, plus il en éprouve de boute. La vue de ses fautes, en retour, lui fait mieux comprendre la perfection de la vertu, et la considération de son existence, vide de bonnes oeuvres, provoque chez lui une douleur plus vive. Dans cette connaissance qu'il prend ainsi de la vertu et du vice, il discerne très bien, n'en doute pas, le bonheur réservé à la vertu du juste et le châtiment qui attend le coupable, plongé dans les ténèbres du péché mortel.
Cette vue exacte des choses, c'est Moi qui la lui donne, non pour le conduire à la désespérance, mais pour lui inspirer une plus parfaite connaissance de lui-même, et une honte de ses péchés mêlée d'espérance. Mon dessein est de l'amener, par cette honte et cette connaissance, à avouer ses fautes et à apaiser ma colère, en implorant humblement son pardon.
Le juste, à ce moment éprouve une joie croissante, dans le sentiment plus intense de ma Charité. S'il est demeuré dans le chemin de la vertu en suivant la doctrine de ma Vérité, c'est à Moi non à lui-même qu'il attribue la grâce de sa fidélité. C'est (131) donc en Moi que son âme exulte, sous l'influence de cette lumière et de ce sentiment. Il a aussi un avant-goût, il reçoit les arrhes du bonheur tout proche, comme je te l'ai expliqué en un autre endroit.
Ainsi donc, l'un, le juste, qui a vécu dans la plus ardente charité, surabonde de joie, pendant que l'autre, le criminel, l'être de ténèbres, est abîmé dans la douleur. Le juste n'est point ébranlé par la vue des démons ni par leur suggestion, il n'en a pas peur; parce qu'il ne craint qu'une chose au monde, une seule chose le peut faire souffrir, le péché. Mais ceux qui ont passé leur vie dans la débauche et dans le désordre, ceux-là, oui, ont peur des démons et leur vue leur est un supplice. Ils ne peuvent cependant, être précipités par eux dans le désespoir, s'ils ne le veulent, mais il leur faut subir, comme un châtiment, leurs reproches, le réveil de la conscience, la crainte et l'épouvante de leur affreuse présence.
Vois donc, très chère fille, quelle différence pour le juste et pour le pécheur, dans cette peine de la mort, et dans les assauts qu'ils ont à soutenir! Quelle différence aussi dans leur fin! Je ne t'en ai raconté qu'une toute petite partie. Ce que j'en ai dévoilé au regard de ton intelligence, est si peu de chose auprès de la réalité, que ce que je t'ai exposé de la souffrance de l'un et du bonheur de l'autre, n'est pour ainsi dire rien.
Quel n'est pas l'aveuglement de l'homme, et en particulier de ces malheureux! Plus ils reçurent de (131) moi et plus leur esprit fut éclairé par la sainte Écriture, plus ils avaient d'obligations et plus intolérable par conséquent est leur confusion. Plus ils ont connu la sainte Écriture pendant leur vie, plus à cet instant de la mort, ils voient en pleine évidence les grandes fautes qu'ils ont commises. Ils seront, en outre, condamnés à des tourments plus durs que les autres, comme de leur côté les bons seront plus élevés en gloire. Il leur arrivera comme au faux chrétien qui, dans l'enfer, est plus torturé qu'un païen, parce qu' il a possédé la foi et n'a pas voulu de sa lumière, tandis que le païen ne l'a jamais eue. Ces malheureux prêtres, eux aussi, pour une même faute, seront punis plus rigoureusement que les autres chrétiens, à cause du ministère que je leur avais confié pour la distribution du Soleil eucharistique, et parce qu'ils possédèrent la lumière de la science, qui leur permettait de discerner la vérité pour eux et pour les autres, s'ils l'avaient voulu. Il est juste qu'ils reçoivent un plus terrible châtiment.
Ils n'y pensent pas, les infortunés! S'ils faisaient réflexion sur leur état, ils ne tomberaient pas en tous ces malheurs; ils seraient ce qu'ils doivent être et qu'ils ne sont pas. Par eux le monde entier est corrompu, parce qu'ils font pire que les séculiers eux-mêmes. Ce n'est donc pas seulement leur âme, qu'ils souillent avec leurs impuretés, ils en emploi sonnent ceux qui leur sont confiés. Ils sucent le sang de mon Épouse, la sainte Eglise: elle en est devenue toute pâle et défaillante. L'amour et les (132) soins qu'ils devaient à cette Épouse, ils les ont reportés sur eux-mêmes ils n'ont de zèle que pour la dépouiller. Ce sont les âmes dont ils devraient être avides, et ils n'ont d'ambition que pour les prélatures et les gros revenus. Par leur mauvaise vie, ils ont provoqué le mépris des séculiers et leur désobéissance envers l'Église. Ce mépris et cette désobéissance ne laissent pas, néanmoins, d'être coupables, et la faute des séculiers n'est pas excusée par celle des ministres (133).
133
Bref résumé de ce qui précède; et comment Dieu dé rend aux séculiers de porter la main sur ses prêtres. Comment aussi il invite cette âme à pleurer sur ces prêtres prévaricateurs.
J'aurais bien d'autres crimes encore à te faire connaître, mais je ne veux pas plus longtemps en souiller tes oreilles. Je t'ai fait ce récit, pour satisfaire à ton désir et pour stimuler ton zèle à m'offrir les voeux, à la fois amers et doux, de ton amour. Je t'ai dit l'excellente dignité dont je les ai revêtus, en même temps que le trésor que leurs mains sont chargées de vous distribuer, ce Sacrement de mon Fils, vrai Dieu et vrai homme, que j'ai comparé au soleil, pour te faire comprendre que leurs fautes n'en altèrent pas la vertu. C'est aussi pourquoi, je veux pareillement qu'elles ne diminuent en rien le respect qui leur est dû. Puis je t'ai montré l'excellence de mes ministres fidèles, en qui brille la perle de la vertu et de la sainte justice.
Je t'ai expliqué ensuite, quelle grave offense commettent contre moi ceux qui persécutent l'Eglise, et l'irrévérence dont, par là même, ils se rendent coupables contre le Sang. Ce qui est fait contre mes ministres, je le considère comme un (134) attentat contre le Sang; c'est pourquoi j'ai défendu que l'on touchât à mes christs. Je t'ai entretenu enfin de leur vie coupable, de leurs désordres, des peines et de la confusion qui les attendent à l'instant de la mort, des tourments plus cruels que ceux réservés aux autres pécheurs, qu'ils doivent endurer dans l'au-delà. J'ai tenu ainsi ce que je t'avais promis, de te raconter quelque chose de leur vie, et par là même, j'ai exaucé la demande que tu m'avais adressée, d'accomplir la promesse que je t'avais faite.
Je te dis derechef, que si grands que soient leurs péchés, et fussent-ils plus graves encore, je ne veux pas qu'aucun séculier s'arroge le droit de les punir. S'ils l'osent, leur crime ne demeurera pas impuni, s'ils ne l'expient par la contrition du coeur et ne reviennent à résipiscence. Les uns et les autres, mauvais ministres et persécuteurs sont des démons incarnés. C'est la Justice divine qui permet qu'ils entrent en lutte, et se châtient les uns les autres. Mais le crime du séculier n'excuse pas celui du prélat, ni le crime du prélat celui du séculier.
Maintenant, très chère fille, je vous invite tous, toi et mes autres serviteurs, à pleurer sur ces morts; à demeurer, comme des brebis fidèles, dans le jardin de la sainte Église, pour vous nourrir des saints désirs et des oraisons continuelles que vous m'offrirez pour eux. Car, je veux faire miséricorde au monde. Ne vous laissez pas distraire de cette nourriture, ni par les injures, ni par la prospérité; paissez continuellement, en ce pâturage, sans (135) que jamais l'impatience de l'épreuve, ou une joie désordonnée, puisse vous faire relever la tête. Appliquez-vous humblement à procurer mon honneur, le salut des âmes et la réforme de la sainte Eglise. Là sera le signe, que vous m'aimez en vérité. Je t'ai déjà manifesté ma volonté, tu le sais bien, que vous demeuriez, toi et les autres, comme des brebis fidèles, toujours occupées à paître dans le jardin de la sainte Église, et supportant toutes les fatigues jusqu'à l'heure de la mort. Fais-le donc, et Moi, de mon côté, je comblerai tes désirs (136).
Catherine de Sienne, Dialogue 130