Catherine de Sienne, Dialogue 45

CHAPITRE XV

45 Quels sont ceux à qui ces épines ne font aucun mal, bien que personne ne puisse traverser la vie sans y trouver des peines?


Je veux t'expliquer maintenant quels sont ceux qui se blessent aux épines et aux tribulations que le péché fait produire à cette terre, quels sont ceux qui n'en éprouvent aucun mal. Jusqu'ici je t'ai montré, en même temps que ma Bonté, la damnation des méchants et comment ils sont trompés par leur sensualité; je veux te dire à présent, comment c'est eux et eux seuls qui se trouvent déchirés par les épines.
Quiconque naît à la vie est sujet aux peines, soit corporelles, soit spirituelles. Mes serviteurs ont des peines corporelles, mais leur esprit est toujours libre, je veux dire qu'ils n'ont aucune tristesse de leurs peines, parce que leur volonté est en accord avec la mienne. Or c'est dans la volonté que l'homme souffre. Ils sont affligés, au contraire, dans leur esprit autant que dans leur corps, ceux dont je t'ai parlé, qui ont dès cette vie un avant-goût de l'enfer, comme mes serviteurs ont un avant-goût de la vie éternelle (150).
Sais-tu en quoi consiste principalement la béatitude des bienheureux? C'est d'avoir leur volonté toute remplie de ce qu'ils désirent. C'est Moi qu'ils désirent; mais en même temps qu'ils me désirent, ils me possèdent, ils me goûtent sans aucun pbstacle, délivrés qu'ils sont du poids du corps dont la loi conspirait contre l'esprit. Le corps était un intermédiaire qui ne leur permettait pas de connaître parfaitement la vérité; emprisonnés dans le corps, ils ne pouvaient me voir face à face. Mais depuis que l'âme n'est plus arrêtée par ce poids du corps, sa volonté pleinement satisfaite: elle désire me voir, elle me voit, et dans cette vision consiste la béatitude. En voyant, elle connaît; en connaissant, elle aime; en aimant, elle me goûte, Moi, le Dieu souverain et éternel; en me goûtant, elle fait et accomplit sa volonté, elle satisfait le désir qu'elle avait de me voir et de me connaître. Et donc, tout à la fois elle désire et elle possède, elle possède et elle désire. Par là même, comme je te l'ai dit, ce désir est exempt de toute peine, cette possession ne connaît pas le dégoût de la satiété.
Ainsi, tu le vois, la béatitude de mes serviteurs consiste principalement à voir et à connaître. C'est par cette vision, par cette connaissance que la volonté est satisfaite. L'âme voit celui qu'elle désirait voir, elle est donc par là rassasiée. Jouir de la vie éternelle, t'ai-je dit, c'est avant tout posséder ce que la volonté désire; sache maintenant que cette vie éternelle, c'est de me voir, Moi, de me connaître, Moi. Ils ont dès cette vie un avant-goût (151) de la vie éternelle, si dès cette vie ils goûtent au bien même dont ils seront un jour rassasiés.
Mais en quoi consiste, dans la vie présente, cet avant-goût de la vie éternelle? Je te réponds: dans la vision de ma Bonté en eux-mêmes, et dans la connaissance de ma Vérité, connaissance qui est dans l'intelligence, cet oeil de l'âme éclairée par moi. La pupille de cet oeil, c'est la très sainte Foi, dont la lumière fait discerner, connaître et suivre la voie et la doctrine de ma Vérité, le Verbe incarné. Sans cette pupille de la Foi, l'âme ne saurait voir. Elle ressemblerait à un homme qui aurait bien des yeux, mais dont la pupille, par laquelle l'oeil voit, serait recouverte d'un voile. L'intelligence est l'oeil de l'âme, et la pupille de cet oeil c'est la Foi. Si l'amour égoïste la recouvre du bandeau de l'inidélité, c'en est fait, elle ne voit plus: elle a bien une forme d'oeil, elle n'a plus la lumière dont elle s'est elle-même privée.
Tu comprends ainsi que mes serviteurs, en me voyant, me connaissent, qu'en me connaissant ils m'aiment, qu'en m'aimant ils anéantissent et perdent leur volonté propre. En se dépouillant de leur volonté ils se revêtent de la mienne, et moi je ne veux rien d'autre que votre sanctification.
Par le fait, ils se détournent aussitôt du chemin d'en bas, pour prendre plus haut, par le pont, et ils ne reculent plus devant les épines; car leurs pieds, comme soulevés par l'amour de ma volonté, n'en éprouvent aucun dommage. S'ils souffrent comme je te l'ai dit, c'est du corps, non de l'esprit, (152) parce que chez eux la volonté sensitive est morte, et c'est elle qui afflige et tourmente l'esprit de la créature. Cette volonté étant détruite, détruite aussi est la souffrance. Dès lors, ils supportent tout ce qui leur arrive, avec respect, estimant une grâce d'être éprouvés par moi, et ne désirant rien d'autre que ce que je veux.
Laissé-je le démon les tourmenter, en lui permettant d'éprouver leur vertu par les tentations, alors, comme je te l'ai dit plus haut, ils résistent à cet assaut par la volonté qu'ils ont affermie en moi; ils s'humilient, ils se regardent comme indignes de posséder la paix et le repos de l'esprit, ils croient avoir mérité cette tribulation, ils la traversent dans l'allégresse, avec la connaissance qu'ils ont d'eux-mêmes, sans en ressentir d'affliction.
L'épreuve leur vient-elle des hommes? Est-ce la maladie, ou la pauvreté, ou la perte de l'état qu'ils avaient dans le monde? Est-ce la privation de leurs enfants ou de personnes qui leur sont particulièrement chères, - car voilà les épines que produit la terre depuisle péché? Ils acceptent tout, avec la lumière de la raison et de la sainte Foi. Ils n'ont d'yeux que pour moi, qui suis la Souveraine Bonté et qui ne peux vouloir rien d'autre que le Bien! Ils savent dès lors que c'est pour leur bien, par amour et non par haine, que je leur envoie ces épreuves.
Après avoir ainsi pris conscience de mon amour, ils se regardent eux-mêmes, ils reconnaissent leurs fautes, ils voient, à la lumière de la Foi, que le bien (153) doit être récompensé, que le péché doit être puni. Ils comprennent que toute faute mériterait une peine infinie, parce qu'elle est commise contre moi qui suis le Dieu infini, et ils considèrent comme une grâce, que je veuille bien les punir en cette vie et en ce temps fini. Ainsi tout à la fois, ils se purifient de leurs péchés par la contrition du coeur, ils acquièrent des mérites par leur parfaite patience, et leurs épreuves seront récompensées par un Bien infini. Ils savent aussi que toute souffrance en cette vie, est de courte durée, comme le temps. Le temps est comme un point sur le fléau d'une balance, rien de plus! Le temps écoulé, finie la souffrance! C'est bien peu de chose, tu vois!
Mes serviteurs portent ainsi leurs épreuves présentes, ils passent avec patience à travers les épines; celles-ci ne leur blessent point le coeur. Leur ne leur a-t-il pas été enlevé avec l'amour sensitif, pour être transporté en moi et uni à moi par sentiment d'amour! Il est donc bien vrai qu'ils ont dès cette vie un avant-goût de la vie éternelle. Ils passent au milieu des eaux sans en être mouillés; à travers les épines sans en être déchirés, parce qu'ils m'ont connu comme le souverain Bien, et qu'ils l'ont cherché là où il se trouve, je veux dire dans le Verbe, mon Fils unique (154).




CHAPITRE XVI

46 Desmaux qui proviennent de l'aveuglement de l'intelligence, et comment le bien, qui n'est pas fait en état de grâce, ne sert de rien pour la vie éternelle.

Ce que je viens de te dire était pour te faire mieux comprendre comment les méchants ont un avant-goût de l'enfer, et quelle illusion est la leur! Je veux t'expliquer maintenant d'où procède leur erreur, et d'où leur vient cet avant-goût de l'enfer.
Sache donc que la cause en est, qu'ils ont l'oeil de l'intelligence aveuglé par l'infidélité, fille de l'amour-propre. Car de même que la vérité s'acquiert par la lumière de la foi, ainsi l'infidélité conduit au mensonge. Je parle de l'infidélité de ceux qui ont reçu le saint baptême et, dans le saint baptême, cette pupille de la foi qui a été insérée dans l'oeil de l'intelligence. Arrivés à l'âge de discrétion, s'ils se sont exercés dans la vertu, ils ont conservé la lumière de la foi, et ils produisent des fruits de vie qui profitent au prochain. Comme l'épouse qui met au monde un enfant vivant, le présente tout vivant à son époux, ainsi m'offrent-ils leurs oeuvres de vie, à Moi qui suis l'époux de l'âme.
C'est le contraire que font ces misérables, qui, à (155) l'âge de la raison, alors qu'ils doivent mettre à profit les lumières de la foi pour enfanter dans la grâce des oeuvres de vie, ne produisent que des oeuvres de mort. Oui elles sont mortes leurs oeuvres, parce que toutes accomplies dans le péché mortel, en dehors de la lumière de la foi. Ils ont bien la forme du saint baptême, mais ils n'en ont plus la lumière: ils en sont privés par cette ténèbre de la faute commise par l'amour-propre, qui a recouvert la pupille qui les faisait voir. Aussi dit-on de ceux qui ont la foi sans les oeuvres, que leur foi est morte. Et de même qu'un mort ne voit pas, de même l'oeil de l'intelligence, dont la pupille a été recouverte comme je t'ai dit, ne voit plus, ne se connaît plus soi-même, au milieu des fautes commises. Il ne conaît plus en lui-même ma Bonté qui lui a donné l'être, et toutes les grâces dont je l'ai comblé par surcroît. Ne me connaissant pas, et ne se connaissant pas lui-même, il ne hait pas en lui la sensualité égoïste, bien plus il l'aime, il s'emploie à satisfaire ses désirs, et il met ainsi au monde tous les enfants mort-nés qui sont les péchés mortels. Pour moi, il ne m'aime pas; ne m'aimant pas, il n'aime pas celui que j'aime, je veux dire son prochain, et ne met point sa joie à accomplir ce qui me plaît.
Telles sont les vraies et réelles Vertus que je me plais à voir en vous, et non pour mon utilité, car je ne puis profiter de rien. Je suis Celui sans lequel rien n'a été fait, sinon le péché, qui n'est pas quelque chose, et qui en privant l'âme de la grâce, la prive de moi, le Bien absolu. Ce n'est donc (156) que pour votre utilité à vous, que les bonnes oeuvres me sont agréables parce que par elles j'ai quelque chose à récompenser, en Moi qui suis la vie sans fin.
Chez ceux-là au contraire, tu le vois bien, la foi est morte parce qu'elle est sans les oeuvres. Les oeuvres qu'ils font, n'ont point de valeur pour la vie éternelle, parce qu'ils ne possèdent pas la vie de la grâce. Avec la grâce ou sans la grâce, on ne doit pas néanmoins cesser de faire le bien, parce que tout bien est récompensé, comme toute faute est punie. Le bien accompli en grâce et sans péché mortel obtient la vie éternelle; et le bien que l'on fait sans la grâce ne laisse pas que d'être récompensé, de diverses manières, comme je te l'ai expliqué.
Parfois je leur accorde, à ces malheureux, le temps de se reconnaître, ou j'inspire pour eux, à mes serviteurs, de continuelles prières, qui les retirent du péché et les sauvent de leurs misères. D'autres fois ce n'est pas le temps qu'ils reçoivent, ni la prière dont je dispose en leur faveur. Je les récompense en biens temporels, les traitant comme l'animal que l'on engraisse pour le mener à la boucherie. Ces créatures, qui toujours et de mille manières ont résisté à ma Bonté, font cependant quelque bien, sans être en état de grâce, et malgré leur état de péché. Ils n'ont pas voulu, dans cette oeuvre qui est leur, profiter du temps, ni des prières, ni des autres moyens par lesquels je les ai appelés. Cependant bien que réprouvés par moi, à cause de leurs fautes, ma bonté ne veut pas laisser cette oeuvre sans rémunération. Ce peu de service qu'ils (157) ont fait, je le récompense en biens temporels; ils s'y engraissent à plaisir, sans se corriger, et ils arrivent ainsi aux supplices éternels.
Tu vois bien qu'ils sont abusés, mais qui les a trompés? Eux-mêmes! C'est eux-mêmes, qui se ont privés de la lumière de la foi vivante, et ils vont désormais, comme des aveugles, palpant autour d'eux et s'attachant à tout ce qu'ils touchent. Mais parce qu'ils n'ont plus pour se conduire qu'un oeil aveuglé, ils placent leur affection dans les choses qui passent et voilà leur erreur! Ils font comme des fous qui ne regardent que l'or et ne voient pas le poison. Sache donc que tous les biens de ce monde, ses délices, ses plaisirs, ils les ont pris, ils les ont acquis, ils les ont possédés san moi, par un amour égoïste et désordonné. Ils réalisent parfaitement la parabole des scorpions que je te contai à tes débuts, après l'allégorie de l'arbre. Je te disais qu'ils portent l'or par-devant et le venin par derrière. Il n'y a point en eux de venin sans l'or, ni d'or sans le venin; mais ce que l'on voit tout d'abord en eux c'est l'or, et personne ne songe à se défendre du venin, sinon ceux qui sont éclairés de la lumière de la foi (158).



CHAPITRE XVII

47 Comment l'on ne peut observer les commandements, si l'on n'observe les conseils. Et comment, dans quelqu'état que l'âme choisisse, si sa volonté est bonne et sainte, elle est toujours agréable à Dieu.

Je t'ai parlé de ceux qui, avec le glaive à deux tranchants de la haine du vice et de l'amour de la vertu, retranchaient pour l'amour de moi le venin de la propre sensualité, et n'en pouvaient pas moins s'ils le voulaient, mais conformément à la lumière de la raison, conserver, posséder, acquérir, l'or et les biens de la terre. Mais ceux qui voulaient atteindre à une grande perfection les méprisaient, et réellement et spirituellement. Ce sont ceux qui observent réellement le conseil qui leur fut proposé et donné par ma Vérité. Ceux qui possèdent, observent les commandements et ne suivent les conseils qu'en esprit, non en réalité. Mais comme les conseils sont liés aux commandements, personne ne peut observer les commandements, sans observer les conseils, au moins spirituellement. Si l'on possède les richesses du monde, on doit les posséder avec humilité et non avec orgueil, comme une chose prêtée et non comme une chose dont on (159) aurait la pleine propriété, ainsi que ma Bonté les met à votre disposition pour votre propre usage. Vous ne les avez qu'autant que je vous les donne, vous ne les conservez qu'autant que je ne vous les laisse je ne vous les donne qu'autant que je le juge utile à votre salut. C'est donc ainsi que vous en devez user.
En en usant de la sorte, l'homme observe les commandements en m'aimant par-dessus toute chose, et le prochain comme lui-même. Il vit, le coeur dépouillé et détaché par le désir, car il n'aime ces biens et ne les garde que suivant ma volonté. S'il les possède matériellement, il n'en observe pas moins le conseil par les dispositions de son coeur, puisque, ainsi que je t'ai dit, il a retranché le venin de l'amour désordonné. Qui agit ainsi demeure dans la charité commune. Mais ceux qui observent les commandements et les conseils non seulement en esprit, mais en réalité, ceux-là sont dans la charité parfaite: ils observent en toute simplicité le conseil que ma Vérité, le Verbe Incarné, formulait au jeune homme qui lui demandait: "Maître, que pourrais-je faire pour obtenir la vie éternelle? - Observez, lui dit-il, les commandements de la loi. - Je les observe, répondit celui-ci. - Bien! lui Jésus, si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres (Math., XIX,16,21). - Le jeune homme alors devint triste: il avait encore trop d'attache aux richesses, il les possédait avec trop d'amour, de là son chagrin (160).
Les parfaits, eux, observent le conseil; ils quittent les biens de ce monde avec tous ses plaisirs, ils affligent leur corps par les veilles, par la pénitence, par la prière humble et continuelle.
Quant aux autres qui sont dans la charité commune, en ne renonçant pas à la possession réelle des richesses, ils ne perdent pas la vie éternelle, puisqu'ils ne sont pas tenus à ce renoncement.
Mais, s'ils veulent posséder les biens temporels, ils doivent faire suivant la manière que je t'ai enseignée. En les conservant, ils ne pèchent pas, puisque toute chose est bonne, excellente, créée par moi qui suis la Bonté souveraine, faite pour le service de mes créatures raisonnables, mais non pour que mes créatures deviennent serves et esclaves des délices du monde. Ceux qui ne désirent pas arriver à la grande perfection, et auxquels il plaît de conserver ces biens, les doivent donc posséder en seigneurs, non en esclaves. C'est à Moi que doit aller leur désir; tout le reste, ils le doivent aimer non comme une chose à eux prêtée pour leur service, ainsi que je t'ai dit. Je ne regarde ni aux personnes, ni aux positions qu'elles occupent: je n'ai égard qu'aux saints désirs. Par conséquent, dans tous les états que l'homme choisit, une seule chose importe, c'est que sa volonté soit bonne, sainte, conforme à ma volonté. Mais qui pourra ainsi se maintenir, en quelque état qu'il soit placé? Celui qui aura détruit le venin, par la haine de la sensualité propre, et par l'amour de la vertu (161).
Après avoir rejeté ce venin de la volonté désordonnée, et réglé son désir par l'amour saint, par la crainte qu'il a de Moi, l'homme peut choisir et posséder l'état qui lui plaît: en tout état, il se conduira de façon à gagner la vie éternelle.
Sans doute il est plus parfait et plus méritoire de renoncer non seulement spirituellement, mais réellement à tous les biens de ce monde. Mais si quelqu'un ne se sent pas le courage d'atteindre à cette perfection, si sa fragilité l'empêche de s'y résoudre, il peut demeurer dans la charité commune, selon son état. Ainsi l'a ordonné ma Bonté, pour que nul ne puisse trouver dans son état une excuse à son péché.
Et en vérité où serait leur excuse, à ces pécheurs?
Je condescends à leurs passions, à leurs complaisances. Veulent-ils rester dans ce monde, ils peuvent y posséder des richesses, y tenir un rang, vivre dans le mariage, élever des enfants, travailler à leur établissement: ils ont toute liberté d'y choisir l'état qui leur agrée davantage, à la seule condition, il est vrais, de retrancher le venin de la sensualité propre qui donne la mort éternelle.
Et la sensualité est bien véritablement un venin. De même en effet qu'un poison met met le corps en souffrance et finalement le tue s'il ne réussit pas à le vomir ou à prendre quelque remède; ainsi en est-il de ce scorpion, de l'attachement au monde et aux choses temporelles. Celles-ci, je l'ai déjà dit, sont bonnes en elles-mêmes; vous pouvez en user (162) comme il vous plaît, avec le saint amour, avec la crainte véritable. Mais c'est la volonté perverse de l'homme qui sécrète le venin. C'est elle qui empoisonne l'âme et lui donne la mort, si l'âme ne vomit ce poison par une confession sainte qui délivre le coeur de cette affection. Voilà le remède qui guérit de ce venin, bien qu'il seble amer à la sensualité.
Tu vois donc combien sont le jouet de leurs illusions! Ils pourraient m'avoir à eux, me posséder, fuir la tristesse, trouver la joie et la consolation, c'est le mal cependant qu'ils choisissent sous couleur de bien, et ils se damnent, en s'attachant à l'or avec un amour désordonné.
Mais l'infidélité les aveugle, et ils ne voient pas le venin; s'ils s'aperçoivent de leur empoisonnement, ils ne prennent pas le remède. C'est la croix du démon que portent ces malheureux, avec un avant-goût de l'enfer (163)!




CHAPITRE XVIII

48 Comment les mondains ne se peuvent rassasier; et du châtiment de la volonté perverse en cette vie.

Je t'ai dit, ci-dessus, que de la volonté seule venaient toutes les peines de l'homme. Comme mes serviteurs se sont dépouillés de leur volonté pour revêtir la mienne, ils n'éprouvent aucune souffrance vraiment afflictive, et ils se sont rassasiés parce qu'ils me sentent présents dans leur âme par la grâce. Mais ceux qui ne m'ont pas ne peuvent être rassasiés, alors même qu'ils posséderaient le monde entier: car les choses créées sont moindres que l'homme, étant faites pour l'homme et non l'homme pour elles. Ils ne peuvent donc être rassasiés par elles; c'est Moi, et Moi seul qui les puis rassasier.
C'est pourquoi ces malheureuses victimes d'un pareil aveuglement sont toujours affamées; ils souffrent d'une faim qui jamais ne s'apaise; sans cesse ils désirent ce qu'ils ne peuvent avoir, parce qu'ils ne me le demandent pas à Moi, qui seul puis le leur donner.
Veux-tu savoir la cause de leur tourment? Tu sais de quelle souffrance l'amour est la source, dès que l'on perd la chose à laquelle l'on était comme (164) identifié. Ceux-là, par l'amour, se sont comme identifiés, et de diverses manières, à la terre; ils sont devenus terre. Celui-ci ne fait plus qu'un avec la richesse, celui-là avec les honneurs, cet autre avec ses enfants; l'un me délaisse pour servir les créatures, l'autre fait de son corps un animal immonde. Ainsi, quel que soit leur état, ils ont l'appétit de la terre, ils se repaissent de terre. Ils voudraient que ces choses fussent durables, et elles ne le sont pas: elles passent comme le vent. Ou la mort les arrache à ce qu'ils aiment, ou ce qu'ils aiment leur est enlevé par ma Providence. Cette privation est pour eux une souffrance intolérable. Si grand était l'amour désordonné de leur possession! Non moins grande est la douleur de leur perte!
S'ils les avaient possédées, comme choses prêtées, et qui n'étaient point vraiment à eux, ils n'en auraient point maintenant de regret. Leur affliction provient donc de ce qu'ils n'ont point ce qu'ils désirent. Le monde, comme je t'ai dit, est impuissant à les rassasier; n'étant point rassasiés, ils sont dans la souffrance. Et quel supplice, que cet aiguillon de la conscience! Quelle torture que cette soif de vengeance, qui continuellement dévore au dedans, brûle de tuer, et qui a mis à mort l'âme du vindicatif, avant d'avoir abattu son ennemi! Quelle tristesse inquiète que celle de l'avare, qui, pour sacrifier à son vice, chaque jour retranche davantage sur ses besoins! Et quel tourment que celui de l'envieux, qui perpétuellement se ronge le coeur, et sans cesse est en souffrance du bonheur d'autrui (165)! Toutes les choses qu'ils aiment ainsi d'un amour sensuel leur sont une source d'afflictions et d'inquiétudes désordonnées. C'est vraiment la croix du démon qu'ils ont prise sur leurs épaules, ils ont vraiment un avant-goût de l'enfer. Cette vie est pour eux pleine d'infirmités de toute sorte, et s'ils ne se corrigent pas, c'est à la mort éternelle qu'elle les conduit.
Les voilà ceux qui non contents d'être déchirés par les épines de nombreuses tribulations, se torturent encore eux-mêmes par leur volonté propre désordonnée! Ils portent la croix dans leur corps et dans leur coeur: l'âme et le corps passent ensemble par les afflictions et les peines, sans en retirer aucun mérite, parce qu'ils ne supportent pas leurs souffrances avec patience, mais avec colère.
Pour avoir acquis et possédé l'or et les délices du monde avec un amour désordonné, ils ont été privés par là même de la vie de la grâce et du sentiment de la charité, ils sont devenus des arbres de mort; aussi toutes leurs oeuvres sont mortes. Ils s'envont avec leurs afflictions par le chemin du fleuve, où ils se nient; ils arrivent ainsi à l'eau de mort, ils passent, la haine au coeur, par la porte du démon et reçoivent l'éternelle damnation.
Tu vois bien maintenant quelle illusion est la leur! A travers quelles souffrances ils vont à l'enfer, en se faisant les martyrs du démon! Tu as compris la cause de leur aveuglement, cette ténèbre de l'amour-propre étendue sur la pupille qui est la lumière de la Foi. Tu as vu comment les tribulations (166) et les persécutions du monde, de quel côté qu'elles viennent, atteignent mes serviteurs corporellement, sans que leur esprit en soit troublé, parce qu'ils sont en union avec ma volonté et par là même sont contents de souffrir pour moi.
Mais les serviteurs du monde sont assaillis au dedans et au dehors; au dedans particulièrement, par la crainte de perdre ce qu'ils possèdent, et par l'amour qui leur fait désirer ce qu'ils ne peuvent obtenir. De ces deux souffrances, qui sont principales, dérivent toutes les autres, que ta langue serait impuissante à décrire.
Il est donc bien vrai, tu le vois, que, même en cette vie, la part des justes est meilleure que celle des pécheurs. Tu connais pleinement, désormais, la route que suivent les uns et les autres et le terme où ils arrivent (167).


CHAPITRE XIX

49 Comment la crainte servile est insuffisante pour acquérir la vie éternelle: Comment on arrive par cette crainte à l'amour de la vertu.

Voici ce que présentement je veux te dire. C'est moi-même qui envoie les tribulations du monde pour apprendre à l'âme que sa fin n'est pas en cette vie, que les choses terrestres sont imparfaites et périssables, que c'est Moi seul qui suis sa fin, et qu'elle doit me désirer et me choisir comme tel. Sous l'aiguillon de cette souffrance, il en est qui commencent un peu à se dégager des ténèbres, par la peine même qu'ils endurent, et aussi par la pensée de celle qui doit punir leur péché. Eperonnés par cette crainte servile, ils essaient de sortir du fleuve et de vomir le venin que leur avait inoculé le scorpion au visage d'or. Comme ils l'aimaient, non pas modérément, mais sans mesure, il leur avait jeté son venin. En prenant conscience de leur état, ils font effort pour se lever et gagner la rive, pour atteindre le pont. Mais la crainte servile ne suffit pas pour les y conduire.
En effet, balayer de sa demeure le péché mortel, sans l'orner des vertus fondées, non sur la crainte, mais sur l'amour, ce n'est pas assez pour (168) obtenir la vie éternelle. Ce sont les deux pieds à la fois qu'il faut mettre sur le premier degré du pont, c'est-à-dire l'affection et le désir: voilà les pieds qui portent l'âme à l'amour de ma Vérité dont je vous ai fait un pont. Nous sommes ici au premier degré; je t'ai expliqué comment il convenait de le gravir, quand je t'exposai que mon Fils avait fait de son corps comme une échelle.
Il est bien vrai que, communément et en règle générale, c'est par la crainte du châtiment que les serviteurs du monde commencent de se sonvertir. Les tribulations de cette vie font souvent qu'ils deviennent à charge à eux-mêmes, et ils commencent ainsi à se détacher du monde. S'ils soumettent cette crainte à la lumière de la foi, elle les conduira à l'amour de la vertu. Mais il en est qui avancent avec tant de tiédeur, que maintes fois, à peine arrivés à la rive, ils se rejettent dans le fleuve. Viennent alors à souffler des vents contraires, ils sont à nouveau roulés par les flots, ballotés par les tempêtes de cette vie ténébreuse.
Est-ce un souffle de prospérité qui passe avant que, par leur négligence, ils n'aient gravi le premier degré, avec le sentiment de l'amour et de la vertu, les voilà qui regardent en arrière, les voilà repris par l'amour désordonné des plaisirs du monde! Mais c'est le vent de l'adversité qui souffle: c'est leur impatience alors qui les détourne de la rive. C'est que, ce n'est pas vraiment la faute qu'ils ont commise, ce n'est pas l'offense qu'ils m'ont faite qu'ils détestent et qu'ils veulent éviter. Ce qui les (169) a ébranlés et soulevés, c'est uniquement la crainte du châtiment réservé au péché.
Dans toute cette affaire de vertu il faut de la persévérance; sans la persévérance, l'on n'arrive pas au terme de son désir, l'on n'atteint pas la fin pour laquelle on a commencé d'agir. Non, sans persévérance, on ne parviendra jamais au but que l'on cherche; sans persévérance, l'on ne réalisera jamais l'objet de son désir.
Tu as déjà vu comment ils sont ballotés, suivant les impulsions diverses qu'ils reçoivent. Tantôt c'est en eux-mêmes, par les assauts qu'ils éprouvent de leur propre sensualité en lutte contre l'esprit; tantôt ce sont les créatures, dont ils subissent l'attrait, qui les emportent loin de moi dans un amour déréglé, ou dont les injures provoquent leur impatience et leur colère; tantôt ce sont les démons qui leur livrent bataille et les attaquent de mille manières.
Parfois, en effet, le démon essaye de déprécier ce premier effort et d'en inspirer de la confusion. "Ce bien que tu a entrepris, insinue-t-il, qu'est-ce que cela, auprès de tes péchés, auprès de tes fautes?" Il en agit ainsi pour les ramener en arrière et pour qu'ils renoncent au peu de bien qu'ils ont commencé de faire! D'autres fois, il les provoque à s'abandonner en toute confiance à ma miséricorde. "Pourquoi tant de fatigues? leur souffle-t-il: jouis de cette vie; au moment de la mort il sera toujours temps de te reconnaître et d'obtenir ton pardon." Par ce moyen, le démon leur fait perdre la crainte qui les avait portés à commencer (170).
Pour toutes ces causes et pour d'autres encore, ils tournent donc la tête en arrière, ils manquent donc de constance, ils ne persévèrent pas. Et tout cela vient de ce que la racine de l'amour-propre n'a pas été complètement arrachée en eux. Voilà ce qui brise leur persévérance. C'est avec grande présomption qu'ils s'en remettent à ma miséricorde. Ils prennent confiance en elle, mais cette confiance n'est pas ce qu'elle doit être. Il n'y a qu'une espérance ignorante et présomptueuse en cette miséricorde, qu'ils continuent d'offenser sans cesse. Je n'ai jamais donné, je ne donne pas ma miséricorde, pour qu'on se serve d'elle pour m'outrager, mais afin qu'on puisse par son secours, se défendre contre la malice du démon et contre la confusion désordonnée de l'esprit. Mais eux, c'est tout le contraire qu'ils font. Cette miséricorde qui leur est offerte, ils la retournent contre moi pour m'offenser. Et cela vient de ce qu'ils n'ont pas poussé plus loin cette première démarche qu'ils ont faite, pour se retire de la misère du péché mortel, par crainte du châtiment et sous l'aiguillon des nombreuses tribulations qui les assaillaient. Pour s'en être tenus là, ils ne sont pas parvenus à l'amour de la vertu, ils n'ont point persévéré. L'âme ne peut s'arrêter ainsi: si elle ne va pas de l'avant, elle retourne en arrière. Ainsi de ceux-là. Ils n'ont pas poursuivi plus avant dans la vertu pour dépasser l'imperfection de la crainte et aller jusqu'à l'amour: ils ne pouvaient manquer de revenir en arrière (171).



CHAPITRE XX

50 Comment cette âme éprouve une grande amertume devant l'aveuglement de ceux qui se noient dans le fleuve.

Alors cette âme, dans le tourment de son désir, considérait son imperfection et celle des autres. Elle éprouvait une grande douleur à voir un tel aveuglement dans les créatures. Ne savait-elle pas que si grande est la Bonté de Dieu qu'il n'a rien mis en cette vie qui soit, en quelque état que l'on se trouve, un obstacle au salut. Tout, au contraire, est enseignement et provocation à la vertu. Néanmoins, combien de pécheurs, l'amour-propre et l'attachement désordonné n'entraînaient-ils pas en bas, par le fleuve? Ils ne se convertissaient pas et elle les voyait arriver à l'éternelle damnation, pendant que nombre de ceux qui étaient remontés du fleuve, après avoir bien commencé, retournaient en arrière, pour la raison qu'elle avait apprise de la Bonté divine qui avait daigné se manifester elle-même à elle. Cette vue la plongeait dans la douleur. Fixant alors le regard de son intelligence sur le Père éternel, elle lui disait." O amour inestimable, qu'elle n'est pas l'erreur de vos créatures! Je souhaiterais qu'il plût à votre Bonté de m'expliquer (172) avec plus de précision, - quels sont les trois degrés figurés par le corps de votre Fils unique, - comment l'on doit faire pour sortir entièrement de ces flots et marcher dans la voie de votre vérité, et - quels sont ceux qui montent les degrés de l'échelle (173).


CHAPITRE XXI

51 Comment les trois gradins figurés dans le pont, c'est-à-dire dans le Fils de Dieu, signifient les trois puissances de l'âme.

Alors la divine Bonté, abaissant le regard de sa miséricorde sur le désir et la faim qui dévoraient cette âme, lui disait: Ma fille bien-aimée. Je ne fais pas fi de ton voeu, je me plais au contraire à exaucer tes saints désirs; aussi je veux bien t'expliquer et te montrer ce que tu souhaites.
Tu me demandes de t'exposer l'allégorie des trois gradins, et comment il faut faire pour sortir du fleuve et gagner le pont. Déjà je t'ai manifesté l'erreur et l'aveuglement de ces hommes qui, dès cette vie, ont un avant-goût de l'enfer, et se sont faits comme les martyrs du démon, pour aboutir à la damnation éternelle. Je t'ai dit quels fruits ils retirent de leurs oeuvres. Dans ces entretiens, j'ai indiqué comment l'on devait s'y prendre pour éviter ces malheurs, mais je n'en veux pas moins te l'expliquer à nouveau et en détail, pour satisfaire à ton désir.
Tu sais que tout mal a sa source dans l'amour égoïste de soi-même, et que cet amour est comme une ténèbre qui recouvre la lumière de la raison et (174) éteint en elle la lumière de la foi. On ne perd pas l'une sans perdre l'autre. J'ai créé l'âme à mon image et ressemblance, par le fait que je lui ai donné la mémoire, l'intelligence, la volonté. L'intelligence est la plus noble partie de l'âme. L'intelligence est mue par l'affection, mais l'affection est nourrie par l'intelligence, et la main de l'amour, je veux dire l'affection, remplit à son tour la mémoire du souvenir de Moi et de mes bienfaits. Ce souvenir tient l'intelligence attentive et la préserve de négligence; elle la rend reconnaissante, en la gardant de l'ingratitude. C'est ainsi que ces deux puissances se prêtent un mutuel appui pour nourrir l'âme dans la vie de la grâce.
L'âme ne peut vivre sans amour, il lui faut toujours quelque chose à aimer: car c'est d'amour qu'elle est faite, et c'est par amour que je la créai. C'est pourquoi je t'a dit que la volonté donne le branle à l'intelligence. "Je veux aimer, semble-t-elle lui dire, parce que ma nourriture à moi, c'est l'amour". Ainsi réveillée par la puissance affective, l'intelligence se met à l'oeuvre: "Tu veux aimer! semble-t-elle répondre, je vais te donner un bien que tu puisses aimer!" Et sans plus tarder, elle s'applique à considérer la dignité de l'âme, et la bassesse où elle est tombée par sa faute. Dans la dignité de son être, elle goûte mon inappréciable Bonté, la Charité incréée avec laquelle je la créai, pendant que la vue de sa misère la remplit de la pensée de ma miséricorde. N'est-ce pas ma miséricorde (175), en effet, qui lui a donné le temps, et qui l'a retirée des ténèbres?
C'est alors que la volonté se nourrit d'amour. Elle ouvre la bouche du saint désir et elle y aspire la haine et le regret de la sensualité égoïste, en même temps qu'une véritable humilité et une parfaite patience qui sont les fruits de cette saint haine. L'âme y conçoit la vertu et produit des bonne oeuvrs, parfaitement ou imparfaitement, suivant qu'elle se sera exercée plus ou moins à la perfection, comme je te le dirai plus loin.
Au contraire, si l'appétit sensitif se laisse aller à vouloir aimer les choses sensibles, l'intelligence se tourne de ce côté et se propose pour objet les choses périssables, qu'elle donne en pâture à l'amour-propre, qui n'y trouve que le mépris de la vertu et le goût du vice. L'âme n'en retire qu'orgueil et impatience. La mémoire, elle, ne peut se remplir que des impressions que lui fournit l'affection (Notons ici qu'il ne s'agit pas d'intelligence ni de science abstraites et spéculatives, mais d'intelligence pratique et de science de la vie). Ainsi cet amour obscurcit et rétrécit le regard, qui ne discerne plus et ne voit plus, sinon dans ce faux jour. La lumière dans laquelle l'intelligence perçoit désormais toute chose, c'est ce faux éclat de bien, ce clinquant de plaisir, auquel s'attache maintenant l'amour.
Dépouillées de cette apparence, les choses périssables n'auraient pas d'action sur l'homme, qui par (176) nature ne peut désirer que le bien. Ainsi le vice est coloré; il porte les couleurs du bien personnel; c'est sous ce masque qu'il s'offre à l'âme, et parce que l'oeil, dans son aveuglement, ne discerne pas, ne connaît pas la vérité, elle se trompe, en cherchant le bien et les délices là où ils ne sont pas. Je t'ai déjà dit que les délices du monde, en dehors de moi, ne sont qu'épines empoisonnées. Ainsi donc, tout à la fois, l'intelligence est illusionnée dans sa vision, la volonté est trompée dans son amour en aimant ce qu'elle ne doit pas aimer, la mémoire est abusée, dans les impressions qu'elle en conserve.
L'intelligence fait comme le voleur qui dépouille autrui; il en est de même de la mémoire qui conserve le souvenir continuel de ces choses, qui sont hors de moi, et par là l'âme est privée de la vie de la grâce. Telle est l'unité de ces trois puissances que je ne puis être offensé par l'une sans que toutes les trois m'offensent, parce que l'une communique à l'autre, comme je te l'ai dit, le bien ou le mal, au gré du libre arbitre. Le libre arbitre est lié lui-même à la volonté, et il la meut comme il lui plaît, ou par la lumière ou sans la lumière de la raison. Vous avez en vous la raison qui est unie à Moi, tant que le libre arbitre ne l'en a pas séparée par un amour désordonné, et vous avez aussi la loi perverse qui est toujours en lutte contre l'esprit. Il y a donc deux parties en vous: la sensualité et la raison. La sensualité est une servante; elle est faite pour servir l'âme, pour vous permettre de prouver et d'exercer la vertu, par l'instrument du corps (177). L'âme, elle, est libre; elle a été délivrée de la faute par le sang de mon fils. Elle ne peut être asservie si elle-même n'y consent, par la volonté unie au libre arbitre et le libre arbitre devient une même chose avec la volonté, en s'accordant avec elle. Il est pris entre la sensualité et la raison et il peut se tourner vers l'une ou vers l'autre comme il lui plaît. Quand l'âme veut, par son libre arbitre, rassembler toutes ses puissances pour les unir en mon nom, comme je te l'ai dit, alors vraiment toutes les oeuvres de la créature, soit temporelles, soit spirituelles, sont bien réglées; le libre arbitre se dégage de la sensualité et s'allie à la raison, et Moi-Même, alors, par ma grâce, je me repose au milieux d'eux. C'est ce qu'affirme ma Vérité, le Verbe incarné quand il dit: "Quand ils seront deux ou trois assemblés en mon nom, je serai au milieu d'eux (Math, XVIII, 20)". Telle est la Vérité. je t'ai déjà dit que nul ne peut venir à moi, si ce n'est par lui, et que pour cela, je l'avais établi comme un pont à trois gradins. Ces trois gradins figurent les trois états de l'âme comme je te l'exposerai bientôt (178).



Catherine de Sienne, Dialogue 45