Catherine de Sienne, Dialogue 63

CHAPITRE XXXIII

63 De quelle manière l'âme gravit le second gradin du Pont après avoir franchi le premier.

Tu as vu désormais l'excellence de celui qui est parvenu à l'amour de l'ami. Il a monté par les pieds de l'affection et il est arrivé au secret du coeur, c'est-à-dire au second des trois degrés figurés par le corps de mon Fils. Je t'ai dit que ces trois degrés représentaient les trois puissances de l'âme: maintenant je les applique à signifier les trois états de l'âme. Mais, avant de te conduire au troisième, je veux te montrer de quelle manière l'on arrive à être l'ami, comment en devenant ami l'on devient fils, en s'élevant à l'amour filial. Je te dirai ensuite ce que l'on fait, quand on est devenu ami, puis je t'exposerai, à quels signes l'on reconnaît l'ami véritable.
Et, premièrement, comment devient-on l'ami?
C'est ce que je vais te dire.
Tout d'abord, l'âme était imparfaite, dominée qu'elle était par la crainte servile; mais avec de l'exercice et de la persévérance, elle arrive à l'amour de jouissance et d'intérêt propre, en trouvant en moi sa joie et son utilité. Telle est la voie (208) que suit celui qui désire parvenir à l'amour parfait, je veux dire à l'amour de l'ami et du fils.
Je dis que l'amour filial est l'amour parfait, parce que c'est à lui que va l'héritage, mon héritage à Moi, Père éternel. Comme l'amour du fils suppose l'amour de l'ami, c'est pour cela que je t'ai dit que c'est l'ami qui devient fils. Comment s'opère donc cette transformation?
Voici. Toute perfection et toute vertu procède de la charité, et la charité se nourrit de l'humilité; l'humilité à son tour dérive de la connaissance et de la sainte haine de soi-même, ou de sa propre sensualité.
Une fois parvenu là, il faut persévérer et continuer à demeurer dans la cellule de la connaissance de soi-même, ou de sa propre sensualité.
Une fois parvenu là, il faut persévérer et continuer à demeurer dans la cellule de la connaissance de soi-même. C'est là que l'âme connaîtra ma miséricorde, par le sang de mon Fils unique. Qu'elle attire sur elle par son amour, ma divine charité; qu'elle s'exerce à extirper toute volonté perverse, soit spirituelle, soit temporelle; qu'elle se cache dans sa maison, pour y pleurer, comme firent Pierre et les autres disciples, après avoir commis la faute de renier mon Fis.
Cependant la douleur de Pierre était encore imparfaite, et elle demeura imparfaite, quarante jours durant, jusqu'après l'Ascension. Mais quand ma Vérité fut retournée vers moi selon son humanité, Pierre et les autres disciples se retirèrent dans leur maison, pour attendre l'avènement de l'Esprit-Saint, que ma Vérité leur avait promis. Ils s'y étaient enfermés par peur, parce que l'âme est (209) toujours en crainte, tant qu'elle n'est pas parvenue au véritable amour. Mais, en persévérant dans les veilles, dans les humbles et continuelles prières, ils reçurent l'abondance de l'Esprit-Saint, et désormais délivrés de toute crainte, ils suivaient et prêchaient le Christ crucifié.
Ainsi fait l'âme qui veut parvenir à la perfection. Après être sortie du péché mortel et s'être reconnue elle-même telle qu'elle est, elle commence à pleurer, par crainte du châtiment; puis elle s'élève à la considération de ma miséricorde, où elle trouve satisfaction et avantage. Mais elle est, dis-je, toujours imparfaite, et pour l'amener à la perfection, après les quarante jours, c'est-à-dire après ces deux états, je me retire d'elle, non par la grâce, mais par le sentiment.
C'est ce que vous enseigna ma Vérité quand dit à ses disciples: "Je m'en irai et je retournerai vers vous." Tout ce qu'il disait s'adressait en particulier aux disciples, mais aussi généralement et communément à tous les hommes présents et futurs. A ceux donc qui devaient venir il a dit pareillement: "Je m'en irai et je retournerai vers vous." Et ainsi fut fait, puisqu'il retourna ensuite, lors de l'avènement de l'Esprit-Saint. Le Saint-Esprit ne vient pas seul: il vient avec ma puissance et avec la sagesse de mon Fils qui est une même chose avec moi, et avec la clémence de l'Esprit-Saint qui procède de Moi, le Père, et du Fils.
Or, je te le dis, c'est ainsi que j'en agis moi-même. Pour faire sortir l'âme de son imperfection, je me (210) retire d'elle, en la privant de la consolation qu'elle ressentait auparavant. Quand elle était dans l'état du péché mortel, elle s'était séparée de moi, et je l'avais privée de la grâce à cause de sa faute, parce qu'elle m'avait fermé la porte du désir. Le soleil de la grâce avait disparu de cette âme, non de lui-même, mais par le fait de la créature qui lui avait fermé la porte du désir. Mais elle a reconnu ce qu'elle était, elle a pris conscience de ses ténèbres, elle a ouvert sa fenêtre à la lumière et vomi sa souillure par une sainte confusion. Dès lors je suis retourné dans l'âme par ma grâce, et si je me retire aujourd'hui, ce n'est pas ma grâce que je lui enlève, mais la jouissance qu'elle en éprouvait.
Si je le fais, c'est pour l'exercer à me chercher Moi-même en toute vérité, pour l'éprouver à la lumière de la foi et lui apprendre la prudence. Si elle aime avec désintéressement, avec une foi vive, avec la haine d'elle-même, elle est en joie dans le moment même qu'elle souffre, parce qu'elle se juge indigne de la paix et du repos de l'esprit.
Des trois conditions que j'avais promis de t'exposer pour arriver à la perfection, c'est là la seconde. Voilà ce que fait une âme qui y est parvenue. Toute ma conduite envers elle est pour lui faire sentir que, si je me retire d'elle, elle ne doit pas cependant regarde en arrière, mais persévérer avec humilité dans ses exercices, et demeurer enfermée dans la connaissance d'elle-même et de moi, pour attendre avec une foi vive l'avènement du Saint-Esprit, c'est-à-dire Moi-même qui suis (211) le foyer même de la charité. Elle m'attend, non dans l'oisiveté, mais en prière continuelle, et dans les veilles, non seulement dans les veilles corporelles, mais dans les veilles de l'intelligence. Car l'intelligence doit avoir l'oeil ouvert et, à la lumière de la foi, veiller, pour arracher du coeur par la haine des vaines pensées, veiller, dans le sentiment de ma charité pour reconnaître que je ne veux rien d'autre que sa sanctification. Tout cela est certain, tout cela est attesté par le sang de mon Fils.
Pendant que l'intelligence se tient ainsi éveillée dans la connaissance d'elle-même et de moi, l'âme, par la disposition d'une bonne et sainte volonté, s'adonnera continuellement à l'oraison. Cette oraison continue ne l'empêche nullement de se livrer à la prière extérieure, dans les temps prescrits et déterminés par l'ordre de la sainte Eglise. Voilà ce que fait l'âme qui se dégage de l'imperfection pour atteindre à la perfection, et c'est pour qu'elle y arrive que je me sépare d'elle, non par la grâce, mais par le sentiment qu'elle en éprouve.
Je me retire d'elle encore pour qu'elle voit et connaisse son péché. En se voyant en effet privée de la consolation, elle en éprouve une peine qui l'afflige, elle se sent faible, incertaine, prête au découragement, et cette expérience lui fait découvrir la racine de l'amour-propre spirituel qui est en elle. Ce lui est un moyen de se connaître, de s'élever au-dessus d'elle-même, de siéger au tribunal de sa conscience, pour ne pas laisser passer ce sentiment (212) sans lui infliger réprimande et correction, en arrachant la racine de l'amour-propre avec le couteau de la haine, avec la haine de cet amour même, par amour de la vertu (213).




CHAPITRE XXXIV

64
Comment, lorsqu'on aime Dieu imparfaitement, l'on aime aussi le prochain imparfaitement, et des signes de cet amour imparfait.

Sache-le bien, toute imperfection ou toute perfection dans l'amour se manifeste et s'acquiert vis-à-vis de Moi, et aussi pareillement à l'égard du prochain. Elles le savent bien, les âmes simples, qui souventes fois aiment les créatures d'un amour spirituel. Si elles m'aiment d'un amour épuré et désintéressé, c'est purement aussi et avec désintéressement qu'elles aiment leur prochain.
Il en est comme du vase que l'on remplit à la fontaine. Si on le retire de la source pour boire, il est bientôt vide. Mais si on le tient plongé dans la source, on peut y boire toujours, il demeure toujours plein. Ainsi en est-il pour l'amour du prochain, spirituel ou temporel: il le faut boire en Moi, sans autre considération. Car je vous demande de m'aimer du même amour dont je vous aime.
En vérité vous ne le sauriez faire complètement. Moi je vous ai aimés, avant d'être aimé, et dès lors, tout amour que vous avez pour moi, est une dette que vous acquittez, non une grâce que vous (214) me faites, tandis que l'amour que j'ai pour vous est une faveur que je vous accorde, mais que je ne vous dois pas. Vous ne pouvez donc me rendre, à Moi, l'amour que je vous réclame. Mais je vous ai placés à côté de votre prochain, pour vous permettre de faire pour lui ce que vous ne pouvez faire pour moi: l'aimer par grâce, et avec désintéressement, sans en attendre aucun avantage. Je considère alors comme fait à moi ce que vous faites au prochain.
N'est-ce pas ce que montre ma Vérité quand elle dit à Paul qui me persécutait: Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? (
Ac 9,4) - Il parlait ainsi, parce qu'il estimait que c'était me persécuter que de persécuter que de persécuter mes fidèles.
Ainsi donc cet amour doit être pur, et c'est avec ce même amour dont vous m'aimez, que vous devez aimer votre prochain. Et tu sais à quoi reconnaître que l'amour est imparfait? Celui-là n'aime pas parfaitement, qui, même en aimant d'un amour spirituel éprouve de la peine et s'afflige, quand la créature qu'il aime ne paraît pas répondre à son amour, ou ne semble pas l'aimer autant qu'il croit aimer lui-même; ou encore, quand il se voit séparé de son intimité et de la consolation qu'il en attendait, ou qu'il sent qu'elle en aime une autre plus que lui. A ces signes et à d'autres encore, l'on peut conclure que l'amour qu'il a pour moi et pour le prochain est encore imparfait. Cet amour il a bien pu le puiser en (215) moi, mais il en a bu la coupe en dehors de la source. L'amour qu'il avait pour moi était encore imparfait, imparfait aussi est l'amour qu'il témoigne à celui qu'il aime d'un amour même spirituel.
Tout cela vient de ce qu'il n'a pas complètement arraché la racine de l'amour-propre spirituel. Souvent je le laisse aux prises avec cet amour, pour qu'ainsi il prenne bien conscience de son imperfection. Je lui retire le sentiment de ma présence, pour qu'il s'enferme dans la maison de la connaissance de soi-même, où il acquérera toute perfection. Puis je reviens à lui, par une lumière plus abondante, par une intelligence si approfondie de ma Vérité, qu'il estime désormais comme une grâce, de pouvoir tuer pour moi sa volonté propre.
Il ne lui reste plus alors qu'à sarcler et à parer la vigne de son âme, à en arracher les épines de ses pensées, à y disposer les pierres des vertus fondées dans le sang du Christ et qu'il a trouvées dans la traversée du Pont qui est le Christ crucifié, mon Fils unique. Je t'ai dit, s'il t'en souvient, que sur le Pont, qui est la doctrine de ma Vérité, étaient ces pierres fondées dans la vertu de son sang, parce que les vertus ne vous donnent la vie, que par l'efficace de son sang (216).






CHAPITRE XXXV

65 Du moyen que doit employer l'âme pour parvenir à l'amour pur et libre.

Voilà donc l'âme entrée en elle-même. En suivant la doctrine du Christ crucifié, par un véritable amour de la vertu et par la haine du vice, elle est arrivée, à force de persévérance, à la cellule de la connaissance d'elle-même. Elle s'y tient recluse dans les veilles et les prières continuelles, complètement séparée de la conversation du siècle. Elle s'y est enfermée elle-même, par crainte, connaissant bien son imperfection, et par le désir qu'elle a d'atteindre à l'amour épuré et libre. Voyant et sachant bien qu'il n'est point d'autre moyen pour elle d'y parvenir, elle y attend, avec une foi vive, ma venue par un accroissement de grâce en elle.
Mais à quel signe reconnaître la foi vive? - A la persévérance dans la vertu, à l'application continuelle dans la sainte oraison, quoiqu'il arrive; car, à moins que l'obéissance ou la charité n'en fassent une obligation, l'on ne doit jamais quitter l'oraison.
Il n'est pas rare en effet, que le démon choisisse de préférence le temps de l'oraison, pour tourmenter l'âme et lui donner l'assaut. Il cherche ainsi à (217) lui inspirer l'ennui de la sainte prière. Cette oraison ne te vaut rien, lui souffle-t-il souvent; car dans la prière tu ne dois pas penser à autre chose, avoir d'attention à autre chose, qu'à ce que tu dis. Le démon lui insinue de semblables idées pour lui donner du dégoût, jeter la confusion dans son esprit, et l'amener à abandonner l'exercice de l'oraison. Car l'oraison est une arme avec laquelle l'âme se défend contre tous ses ennemis, quand elle est tenue par la main de l'amour et brandie par le bras du libre arbitre, dirigé par la lumière de la très sainte Foi (218).




CHAPITRE XXXVI

66
Où à propos du sacrement du corps du Christ, l'on enseigne pleinement comment l'on passe de la prière vocale à l'oraison mentale, par le récit d'une vision qu'eut une fois cette âme.

Sache, fille très chère, que c'est en persévérant vraiment dans une prière humble, continue et pleine de foi, que l'âme acquiert toute les vertus. Elle doit donc persévérer et ne se laisser jamais arrêter, ni par les illusions du démon, ni par sa propre fragilité, c'est-à-dire ni par les pensées qui lui viennent ni par les mouvements de sa propre chair, ni par les propos sans consistance, que le démon met souvent sur la langue des hommes, pour la détourner de sa prière.
O combien douce à l'âme et combien agréable à moi l'oraison sainte, faite dans la cellule de la connaissance de soi-même et de moi, le regard de l'intelligence grand ouvert aux lumière de la Foi, le coeur tout rempli de l'abondance de ma Charité, cette charité qui vous est devenue visible par mon Fils visible, qui l'a manifesté par son San!
Ce Sang enivre l'âme et l'embrase du feu de la charité. Elle reçoit en nourriture, le sacrement (219) que j'ai déposé pour vous, dans l'hôtellerie du corps mystique, la sainte Eglise. Ce sacrement, c'est le corps et le sang de mon Fils, vrai Dieu et vrai homme, dont j'ai confié l'administration aux mains de mon vicaire qui a la clef de ce Sang. C'est cette hôtellerie dont j'ai déjà fait mention, et qui est établie sur le Pont pour restaurer les pèlerins, réconforter les voyageurs qui suivent la doctrine de ma Vérité, afin qu'ils ne tombent pas d'inanition.
Cette nourriture rend plus ou moins de force suivant le désir de celui qui la prend, de quelque manière qu'il la reçoive, sacramentellement, ou virtuellement. On la reçoit sacramentellement, quand on communie réellement au saint sacrement; et virtuellement, quand on ne communie que par le saint désir, soit en désirant de communier, soit en contemplant le Sang du Christ crucifié. L'âme communie par ce symbole du Sang, au sentiment de ma Charité qu'elle goûte et trouve dans le Sang, qu'elle voit répandu par amour. Elle s'y enivre, elle s'y embrase d'un saint désir, elle s'y enflamme, et se trouve toute remplie de charité, non seulement pour Moi, mais encore pour le prochain.
Où s'acquiert cette Charité? Dans la cellule de la connaissance de soi-même, par le moyen de la sainte prière. C'est là que l'âme se dépouille de son imperfection, à l'exemple des disciples et de Pierre, qui, en demeurant dans la retraite, en veille et en prière, laissèrent là leur imperfection et acquirent la perfection. Par quel moyen: par la persévérance unie à la très sainte Foi (220).
Ne va pas croire toutefois que cette ardeur et cette force que l'on reçoit dans l'oraison, soient le fruit de la seule pièce vocale, familière à tant d'âmes qui prient des lèvres plus que du coeur. Toute leur attention, semble-t-il, est absorbée par la pensée de réciter beaucoup de psaumes, beaucoup de Notre Père. Dès qu'ils ont atteint le nombre qu'ils s'étaient proposé, l'on croirait qu'ils ne pensent plus à rien. Chez eux, semble-t-il, ni le sentiment, ni l'attention, ne dépassent les paroles qu'ils prononcent. Ce n'est pas ainsi qu'il faut prier. A s'en tenir là, l'âme retirera peu de fruit de sa prière, et j'en aurai moi-même peu d'honneur.
Mais, me diras-tu, faut-il donc abandonner la prière vocale pour la prière mentale, à laquelle cependant tous ne paraissent pas appelés? - Non, il y a une mesure à garder.
Je sais bien que l'âme est imparfaite avant d'être parfaite, et que cette imperfection se retrouvera dans sa prière. Elle doit donc, pour ne pas tomber dans l'oisiveté, tant qu'elle est encore imparfaite, recourir à la prière vocale de l'oraison mentale. Pendant qu'elle prononce les paroles, qu'elle s'efforce donc d'élever son esprit et de le diriger sur mon amour en y joignant la considération générale de ses fautes et du sang de mon Fils unique, où elle trouve la largesse de ma charité et la rémission de ses péchés. Qu'elle fasse ainsi: dès lors, la connaissance d'elle-même et la considération de ses fautes la feront souvenir de ma Bonté (221) pour elle, et elle pourra continuer son exercice avec une véritable humilité.
Je ne veux pas qu'elle envisage ses fautes en particulier, mais seulement en général, afin que son esprit ne soit pas souillé par la vision de certains péchés honteux. Je ne veux pas! tu entends bien! Elle ne doit pas non plus évoquer seulement la pensée de ces péchés ni en particulier ni en général sans y joindre le souvenir du Sang et de la grandeur de ma miséricorde, pour ne pas tomber dans la confusion.
Si la connaissance d'elle-même et la pensée de ses péchés n'était pas accompagnés du souvenir du Sang et de l'espérance de la miséricorde, elle serait envahie par le trouble. Cette confusion où le démon l'aurait jetée, sous prétexte de contrition et de regret du péché, l'entraînerait à la damnation éternelle; car ne trouvant plus d'appui sur le bras de ma miséricorde, elle tomberait dans le désespoir.
C'est là, l'une des plus subtiles illusions par lesquelles le démon essaye de tromper mes serviteurs. Aussi faut-il, pour éviter ce piège du démon et pour me plaire, que toujours vous dilatiez votre coeur et votre amour avec une humilité vraie, dans mon incommensurable miséricorde. Sais-tu que l'orgueil du démon ne peut supporter la vue d'un esprit humble, de même que la grandeur de ma bonté et de ma miséricorde où l'âme met vraiment son espérance est insupportable à son désespoir. Aussi bien, te souvient-il, quand le démon voulait te (222) réduire au désespoir en essayant de te persuader que ta vie n'était que mensonge, et que jamais tu n'avais suivi ni accompli ma volonté! Tu fis alors, ma fille, ce que tu devais faire, et que ma Bonté te donna de pouvoir faire, cette Bonté qui ne se dérobe jamais à qui la recherche! Tu te réfugias avec humilité dans ma miséricorde: "Je confesse à mon Créateur, disais-tu, que toute ma vie s'est passée dans les ténèbres; mais je me cacherai dans les plaies du Christ crucifié; je me baignerai dans son sang, j'effacerai ainsi toutes mes iniquités, et je me réjouirai par le désir dans mon Créateur."
Tu sais qu'alors le démon s'enfuit.
Il retourna ensuite avec une autre tentation, et il chercha à t'exalter par l'orgueil: "Tu es parfaite, insinuait-il, tu es agréable à Dieu: tu n'as plus besoin de t'affliger davantage ni de pleurer plus longtemps tes fautes." En ce moment je te donnai la lumière pour te montrer la voie qu'il convenait de prendre. Tu t'humiliais et répondais au démon: "O misérable que je suis! Jean-Baptiste n'a jamais fait de péché; il a été sanctifié dans le sein de sa mère; et cependant, quelle pénitence n'a-t-il point faite! Et moi qui ai commis tant de fautes, ai-je seulement commencé à les reconnaître avec douleur, avec une véritable contrition! Quand comprendrai-je ce qu'est ce Dieu que j'ai offensé, et ce que je suis, moi qui l'offense!"
Le démon ne put supporter cette humilité de l'esprit, ni l'espérance en ma bonté: "Maudite sois-tu, cria-t-il alors, je ne puis rien faire avec toi. Si (223) je t'abaisse par la confusion, tu t'élèves jusqu'à la miséricorde; si je t'exalte, tu t'abaisses jusqu'à l'abîme par l'humilité, et tu me poursuis jusqu'en enfer. Je ne retournerai plus vers toi, car toujours tu me flagelles avec le bâton de la charité."
L'âme doit donc unir aux paroles qu'elle prononce, la connaissance de moi et d'elle-même. De cette manière, la prière vocale sera utile à l'âme qui la fera et elle sera agrée de moi. De la prière vocale imparfaite, elle arrivera, avec de la persévérance dans cet exercice, à l'oraison mentale parfaite. Mais, si elle vise simplement à réciter un certain nombre de formules, et si la prière vocale lui fait négliger l'oraison mentale, elle n'y parviendra jamais.
Parfois l'âme sera si ignorante que, si elle s'est proposée de dire, de vive voix, une prière déterminée, elle n'aura plus d'attention pour moi. J'aurai beau visiter son esprit, soit d'une manière, soit d'une autre, rien ne l'arrêtera. Tantôt je lui enverrai ma lumière, pour qu'elle se connaisse mieux elle-même et conçoive un vrai repentir de ses fautes; tantôt je lui ferai largesse de ma charité. D'autres fois, je placerai devant son esprit, de différentes manières, la présence de ma Vérité, suivant qu'il me plaît, ou selon que l'âme l'avait elle-même désiré. Oui: mais elle n'a pas achevé de réciter toutes ses formules; elle négligera ma visite qu'elle sent dans son esprit, et se fera un cas de conscience d'interrompre ce qu'elle a commencé.
Ce n'est pas ainsi qu'elle doit faire, si elle ne veut pas être le jouet du démon, Aussitôt qu'elle (224) est avertie dans son esprit des approches de ma visite, suivant les différentes manières que j'ai dites, elle doit abandonner la prière vocale. Et puis, quand l'oraison mentale est terminée, elle peut, si elle en a le temps, reprendre ce qu'elle s'était proposé de réciter. Si le temps lui manque, point de souci, point d'ennui, point de trouble d'esprit. Voilà comment elle doit agir.
Exception pourtant doit être faite pour l'office divin, que les clercs et religieux ont l'obligation de réciter. S'ils ne le disent pas, ils m'offensent, car ils sont tenus jusqu'à la mort, de dire leur office. Si, à l'heure consacrée de cette récitation, ils sentent leur esprit attiré et élevé par le désir, ils doivent prendre leurs dispositions pour le dire avant ou après; jamais ils ne peuvent manquer à ce devoir de l'office.
Mais, pour toute autre formule de prière, l'âme doit commencer à la réciter vocalement, pour arriver à l'oraison mentale, et dès qu'elle se sent l'esprit disposé à celle-ci, elle doit interrompre sa récitation. Cette prière vocale, faite comme je l'ai dit, conduit à la perfection. Il ne faut donc pas l'abandonner en tout état de cause de cause, mais la pratiquer de la manière que j'ai indiquée. Ainsi, avec de l'exercice et de la persévérance, l'âme goûtera l'oraison véritable et se nourrira du sang de mon Fils unique. C'est ainsi, ai-je dit, que quelques-uns participent virtuellement au corps et au sang du Christ, bien que non sacramentellement, et en communiant à la divine charité, qu'ils goûtent par le moyen de (225) la sainte oraison, peu ou beaucoup, suivant le désir de celui qui prie. Celui qui y apporte peu de prudence, et n'observe pas assez la mesure que j'ai marquée, trouve peu. Qui apporte beaucoup, reçoit beaucoup. Plus l'âme s'applique à recueillir sa puissance affective et à l'unir à moi par la lumière de l'intelligence, plus elle connaît. Qui connaît davantage aime davantage, et qui aime davantage goûte davantage. Tu vois donc bien que ce n'est pas par la multitude des paroles que l'on arrive à l'oraison parfaite, mais par le sentiment du désir, en s'élevant vers Moi par la connaissance de soi-même, en conservant ces deux connaissances intimement liées l'une à l'autre.
Ainsi l'âme possédera, tout à la fois, la prière vocale et la prière mentale; car on peut les unir ensemble, comme la vie active et la vie contemplative, encore qu'il y ait bien des manières différentes d'entendre la prière vocale et la prière mentale.
Quand l'âme est établie dans un désir saint et une oraison continuelle qui consiste dans une volonté bonne et sainte, cette volonté et ce désir entrent en acte, en temps et lieu déterminés, pour ajouter à cette oraison continue du saint désir, la prière vocale, sans que l'âme cesse de demeurer dans cette volonté sainte. Cette prière, elle la fait ordinairement au moment fixé. Parfois même, elle la continuera sans interruption en dehors du temps qui lui est consacré, selon que la charité ou le salut du prochain le demande, suivant ses besoins, ses nécessités, ou suivant l'état où je l'ai placée.
Chacun en effet, selon son état, doit coopérer au salut des âmes, conformément au principe de cette volonté sainte, et tout ce qu'il fait extérieurement, par la parole ou par les oeuvres, pour le salut du prochain est virtuellement une prière. C'est bien évident, s'il s'agit de la prière vocale, faite en temps et lieu voulus. Mais en dehors même de cette prière régulière, tout ce que produit la charité pour le prochain, ou pour soi-même, toutes ces oeuvres extérieures quelles qu'elles soient, si elles sont accomplies avec une volonté sainte, sont une prière. Comme l'a dit Paul, mon glorieux apôtre: "On ne cesse jamais de prier, quand on ne cesse pas de bien faire."
C'est pourquoi je t'ai dit, qu'il y avait plusieurs manières de prier, en unissant la prière extérieure à la prière mentale; car la prière extérieure ainsi entendue est faite dans le sentiment de charité, et le sentiment de la charité c'est la prière continuelle. Je t'ai dit aussi, comment l'on parvenait à l'oraison mentale, par l'exercice et par persévérance, en abandonnant la prière vocale pour la prière mentale, quand je fais visite à l'âme. Je t'ai expliqué quelle est la prière commune, et la prière en dehors du temps fixé, et l'oraison de la bonne et sainte volonté, et comment tout exercice accompli par l'âme, pour soi-même ou pour le prochain, avec cette bonne volonté, en dehors du temps ordinaire, est une prière.
Que l'âme recueillie en elle-même s'excite donc, de tout son courage, à cette oraison mère des vertus (227). C'est ce que fait l'âme enfermée dans la cellule de la connaissance d'elle-même, et qui est parvenue à l'amour de l'ami, à l'amour du fils. Mais, si elle néglige les moyens que j'ai indiqués, elle ne sortira jamais de sa tiédeur et de son imperfection: elle n'aimera, qu'autant qu'elle trouvera en moi ou dans le prochain, son avantage et son plaisir (228).




CHAPITRE XXXVII

67
De l'erreur des mondains qui aiment le service de Dieu pour leur propre consolation.

A propos de cet amour imparfait, je veux te parler d'une illusion, à laquelle se laissent prendre ceux qui veulent bien m'aimer pour le motif qu'ils y trouvent leur propre consolation.
Sache-le donc, quand mon serviteur m'aime ainsi, imparfaitement, c'est beaucoup moins moi qu'il cherche, que la consolation pour laquelle il m'aime. On s'en peut convaincre à ce signe que, dès que lui manquent les consolations spirituelles ou temporelles, il se trouble.
Aux consolations temporelles tiennent surtout les hommes du siècle, qui ne laissent pas que d'accomplir quelques actes de vertu tant que qu'ils sont dans la prospérité. Mais viennent les revers, que je leur envoie pour leur avancement, et les voilà qui se relâchent de ce peu de bien qu'ils faisaient. Demandez-leur pourquoi ce trouble! "Parce que, répondront-ils, j'ai eu du malheur, et ce peu de bien que j'accomplissais me paraît peine perdue, parce que je ne le fais plus, me semble-t-il, avec ce coeur et cet esprit que j'y mettais autrefois. C'est bien le revers (229) que j'ai essuyé qui en est cause, puisqu'il me paraît bien qu'auparavant je pratiquais davantage, avec plus de paix et de tranquillité de coeur que je le fais maintenant."
En parlant ainsi, ils sont étrangement abusés par la recherche de leur propre plaisir. Il n'est pas vrai que la tribulation soit cause qu'ils aiment moins et qu'ils pratiquent moins. Les oeuvres que l'on fait dans le temps de la tribulation, ont autant de valeur par elles-mêmes, que celles qui sont faites au temps de la consolation: elles pourraient même avoir plus de prix, si l'on y joignait la patience. La vérité est que c'est dans la prospérité, qu'ils avaient mis leur joie, et l'amour qu'ils avaient pour moi tenait dans ce petit acte extérieur de vertu. Leur coeur était en paix, parce qu'il se contentait de cette oeuvre de peu. Dès que vient à leur manquer la consolation qui était toute leur joie, il leur semble qu'ils ont perdu la paix qu'ils trouvaient croyaient-ils dans la pratique même de la vertu.
Illusion! Il en va d'eux comme de l'homme qui a un jardin. Cet homme met son plaisir, à être dans son jardin, et à cultiver son jardin. Il se croit un goût décidé pour le jardinage, alors qu'il n'a vraiment d'attrait que pour le jardin.
Un événement ne tarde pas à l'éclairer sur la vérité des sentiments.
Il perd son jardin, et désormais, il ne se plaît plus à jardiner. S'il avait mis principalement son affection et sa satisfaction dans le jardinage lui-même, il ne se laisserait pas que de s'y complaire (230) encore, malgré qu'il n'a plus son jardin. Pareillement, celui qui a de l'attrait pour la pratique de la vertu, beaucoup plus que pour les consolations extérieures, ne se relâchera pas de ses bonnes oeuvres, il ne cessera pas, à moins qu'il ne le veuille, d'y trouver le repos de l'esprit. Quand viendra l'adversité, il ne sera pas comme celui qui a perdu son jardin.
La recherche de leur satisfaction personnelle égare donc ces mondains et les abuse sur leurs propres actions: "Je sais, disent-ils, que je faisais mieux autrefois et que j'y prenais plus de satisfaction, avant d'être ainsi éprouvé. C'était un plaisir pour moi de faire le bien! Maintenant cela ne me dit plus rien, je n'y ai plus aucun goût!" Leur jugement est aussi faux que leurs paroles. S'ils avaient cherché leur contentement dans le bien, pour l'amour même du bien et de la vertu, ils n'en auraient pas perdu le goût, bien au contraire, il se fût développé et accru. Mais comme l'exercice de la vertu n'était soutenu que par l'intérêt de leur propre satisfaction sensible, on comprend qu'il se relâche et cesse bientôt.
Voilà l'illusion où tombe le commun des chrétiens dans la pratique de la vertu. Ils s'abusent eux-mêmes par la recherche de leurs propres satisfactions sensibles (231).




CHAPITRE XXXVIII

68
De l'erreur des serviteurs de Dieu, qui aiment encore de cet amour imparfait.

Mes serviteurs, qui sont encore dans l'amour imparfait, me cherchent et m'aiment, par attache à la consolation et à la joie qu'ils trouvent en moi.
Comme je suis Rémunérateur de tout le bien qui se fait, donnant peu ou beaucoup, selon la mesure d'amour de celui qui reçoit, j'accorde donc des consolations spirituelles, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, dans le temps de l'oraison. Si je le fais, ce n'est pas pour que l'âme ignorante fasse mauvais usage de la consolation, et qu'au lieu de m'aimer tout d'abord, Moi qui la lui donne, elle s'arrête davantage, pour le moment, à la consolation qui lui est donnée. Non: ce que je veux, c'est qu'elle considère le sentiment de charité avec lequel je la lui donne et l'indignité avec laquelle elle la reçoit, bien plus que la jouissance de sa propre consolation. Mais, si l'ignorante ne s'attache qu'à son plaisir, sans un regard pour l'amour que j'ai pour elle, elle tombe dans le malheur et l'égarement que je vais te dire.
Un premier malheur. Trompée par ce besoin de consolation, il lui arrivera de se complaire plus qu'à l'ordinaire dans la joie éprouvée de ma présence en elle, dont je la favoriserai d'une manière spéciale. Quand je l'aurai quittée, au lieu d'aller de l'avant, elle retournera en arrière, cherchant à retrouver le chemin qu'elle a déjà suivi, la même joie qu'elle y a une fois rencontrée. Mais Moi, je ne veux pas que l'on puisse croire, que je n'ai qu'un seul moyen de me communiquer. Aussi ces faveurs, je les accorde de manière différente, suivant qu'il plaît à ma Bonté, ou suivant les besoins et les nécessités de l'âme. Elle, dans son ignorance cherchera toujours la même consolation comme si elle voulait faire la loi à l'Esprit-Saint. Ce n'est pas ainsi qu'elle doit agir: c'est virilement qu'il faut passer par le pont de la doctrine du Christ crucifié et recevoir mes dons, dans la mesure, et dans le lieu, et dans le temps qu'il plaît à ma Bonté. Si, même, je ne veux pas lui accorder cette faveur, ce n'est pas par haine, mais par amour que je la lui refuse; c'est pour qu'elle me cherche, Moi, en vérité; c'est pour qu'elle ne m'aime pas seulement pour son plaisir, et qu'elle reçoive avec humilité ma Charité plus que la délectation qu'elle y trouve. Si elle agit autrement, si elle va à sa propre satisfaction suivant le mode qui lui plaît et non suivant le mode que j'aurai voulu, ce sera pour elle une souffrance et une confusion intolérables, quand elle se verra enlever l'objet de cette complaisance qui absorbe le regard de son intelligence.
Voilà donc ceux qui choisissent le genre de consolation (232) qui leur convient. Après d'être délectés dans une certaine joie spirituelle dont je les avais favorisés, ils ne veulent plus s'en séparer dans leur passage. Parfois même, ils sont si ignorants, que lorsque je les visite d'une autre façon, ils feront de la résistance, ils ne recevront pas ce nouveau don: ils voudront toujours celui qu'ils ont imaginé. Voilà l'attache au plaisir personnel, à la délectation du plaisir spirituelle que l'esprit trouve en moi! Oui, voilà le défaut!
Et quelle illusion! Il serait impossible à l'âme de demeurer continuellement dans le même état. L'âme ne peut rester immobile dans la vertu: il faut qu'elle avance ou qu'elle recule. Et de même l'esprit ne saurait se maintenir fixé en moi dans une unique jouissance, en sorte que ma bonté n'aie plus à lui en donner d'autre. Je la renouvelle au contraire et avec une grande variété. Tantôt je fais jouir de l'allégresse spirituelle; tantôt j'inspire une douleur et un repentir qui ébranle l'esprit juqu'au fond de lui-même; parfois je serai dans l'âme et elle ne me sentira pas. D'autrefois ma volonté représentera la Vérité, mon Verbe incarné, sous différentes formes devant l'oeil de son intelligence, sans que l'âme paraisse éprouver cette impression d'ardeur et de joie qu'elle croyait devoir ressentir dans cette contemplation. En une autre circonstance, elle ne verra rien et n'en goûtera pas moins une très grande douceur.
Tout cela, c'est par amour que je le fais, pour conserver et accroître en elle la vertu d'humilité et (234) de persévérance, pour lui apprendre à ne pas vouloir me donner des lois, à ne pas placer sa fin dans la consolation, mais dans la vertu fondée en moi, à accepter avec humilité, le choix que j'aurai fait de l'un ou de l'autre moment. Je veux qu'elle reçoive avec amour mon amour, comme je le lui donne, qu'elle croie d'une foi vive, que je mesure mes dons aux nécessités de son salut ou à celle de sa plus grande perfection. Elle doit donc se tenir dans l'humilité, en prenant pour principe et pour fin ma charité: elle recevra ainsi dans cette charité joies ou privations, selon ma volonté et non selon la sienne.
L'unique moyen pour mes serviteurs de vouloir échapper à toute illusion, c'est de tout recevoir pour l'amour de Moi qui suis leur fin, en prenant leur appui sur ma douce volonté (235).





Catherine de Sienne, Dialogue 63