Catherine de Sienne, Dialogue 134
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Comment cette âme dévote en louant et remerciant Dieu, prie pour la sainte Église.
Alors cette âme, comme enivrée, haletante, et embrasée d'amour, le coeur blessé d'une grande douleur, se tournait vers la souveraine et éternelle Bonté: "O Dieu éternel, disait-elle, O Lumière au-dessus de toute lumière et foyer de toute lumière! O Feu au-dessus de tout autre feu, Feu qui seul brûle sans se consumer! Feu qui consume dans l'âme tout péché et tout amour-propre, Feu qui ne consume pas l'âme, mais la nourrit d'un amour insatiable, puisqu'en la rassasiant, vous ne la rassasiez pas, elle vous désire toujours; et plus elle vous désire plus elle vous possède, plus elle vous cherche et plus elle vous trouve, plus elle vous goûte, O Feu souverain, Feu éternel, abîme de Charité!
O Bien suprême et éternel, qui vous a donc porté, vous le Dieu infini, à m'éclairer de la lumière de votre Vérité, moi votre petite créature? Nul autre que vous-même, O Feu d'amour! L'Amour, toujours, l'Amour seul, vous a poussé et vous pousse encore à créer à votre image et ressemblance vos (137) créatures raisonnables, et à leur faire miséricorde, en les comblant de grâces infinies et de dons sans mesure. O Bonté au-dessus de toute bonté, vous seul êtes souverainement bon! Et, cependant, vous nous avez donné le Verbe, votre Fils unique, pour qu'il vécût avec nous, en contact avec notre être de corruption et nos ténèbres! De ce don quelle fut la cause? L'amour car vous nous avez aimés avant que nous ne fussions. O Grandeur éternelle! O! grandeur de Bonté. Vous vous êtes abaissée, vous vous êtes faite petite, pour faire l'homme grand. De quelque côté que je me tourne, je ne trouve qu'abîme et feu de votre Charité.
Est-ce moi, pauvre misérable, qui pourrai reconnaître ces grâces et cette ardente Chanté que vous m'avez témoignée et que vous me témoignez encore, avec tant d'amour, à moi en particulier, en dehors de la charité générale et de l'amour que vous avez pour vos créatures? Non, certes: Vous seul, très doux et tendre Père, serez reconnaissant pour moi. C'est le sentiment de votre Charité elle-même, qui vous rendra grâce à ma place: car moi, je suis celle qui ne suis pas. Si je disais que je suis quelque chose par moi-même, je mentirais sur ma tête; menteuse, je serais fille du démon qui est le père du mensonge. Vous seul, êtes Celui qui est. L'existence et toutes les grâces que vous avez ajoutées à mon être, c'est de vous que je les tiens, c'est vous qui me les avez données et me les continuez, par amour, sans que j'y aie aucun droit.
O Père très doux, quand la race humaine était là (139) gisante et blessée par le péché d'Adam, vous lui avez envoyé le médecin, votre cher Fils, le Verbe d'amour. Et quand j'étais abattue moi-même, languissante dans la négligence et une épaisse ignorance, vous le très doux et très suave médecin, le Dieu éternel, vous m'avez donné une suave et douce et amère médecine, pour me guérir et me tirer de mon infirmité. Elle était suave, parce que c'est, avec votre charité, avec votre suavité que vous vous êtes manifesté à moi, vous la douceur au-dessus de toute douceur. Vous avez éclairé l'oeil de mon intelligence par la lumière de la très sainte foi, et dans cette lumière, suivant qu'il vous plut de me le découvrir, j'ai connu l'excellence et la grâce que vous avez conférées à la race humaine en vous donnant à elle tout entier, vrai Dieu et vrai homme, dans le corps mystique de la sainte Église. J'ai appris ainsi la dignité de vos ministres, établis par vous, pour vous distribuer vous-même à nous.
Je désirais l'accomplissement de la promesse que vous m'aviez faite, et vous m'avez accordé beaucoup plus, en me donnant ce que je ne savais pas vous demander. Vous m'avez fait connaître ainsi que le coeur de l'homme ne peut tant demander ni tant désirer, que vous ne lui donniez encore davantage. Je vois que vous êtes le Dieu infini et éternel, et que nous, nous sommes ceux qui ne sont pas. C'est parce que vous êtes infini, et nous finis, que vous donnez à votre créature raisonnable plus qu'elle ne peut et sait désirer. La mesure de son désir n'égale jamais la mesure, suivant laquelle (139) vous savez, pouvez et voulez exaucer l'âme, et la rassasier de ce qu'elle ne vous a pas demandé. Encore moins, peut-elle mettre dans sa prière, cette amabilité et cette douceur avec laquelle vous donnez.
J'ai donc été éclairée de votre lumière sur votre Grandeur et votre Charité, par l'amour même que VOUS avez en pour toute la race humaine, et particulièrement pour vos oints, qui doivent être, en cette vie, les anges de la terre. Vous m'avez montré la vertu et le bonheur de ceux de vos christs qui ont vécu dans la sainte Église comme des lampes ardentes, ornées de la perle de la justice, et j'ai mieux compris par là, la faute de ceux qui vivent dans le désordre. J'en ai conçu une grande tristesse, et pour l'offense qui vous est faite et pour le dommage qui en résulte pour le monde entier. Car ils sont une cause de perdition pour le monde, aux yeux duquel ils apparaissent comme le miroir du vice, quand ils devraient être le miroir de la vertu. Et comme à moi misérable, qui suis la cause et l'instrument de bien des péchés, vous avez montré leur iniquité et confié vos plaintes, j'en ai éprouvé une intolérable douleur.
O amour ineffable! Vous m'avez donné, en me dévoilant ces choses, une médecine douce et amère, pour me guérir de mon infirmité, pour m'arracher à mon ignorance et à ma tiédeur, pour ranimer mon zèle et provoquer un ardent désir de recourir à vous! En me montrant ainsi votre Bonté et les outrages que vous recevez de tous les hommes, (140) mais spécialement de vos ministres, vous avez voulu me faire verser, sur moi-même, pauvre pécheresse, et sur ces morts qui vivent si misérablement, un torrent de larmes, qui jailliront de la connaissance de votre infinie Bonté. Je ne veux donc pas, O Père éternel, foyer d'amour ineffable et d'ardente charité, je ne veux pas cesser un instant, de faire des voeux pour votre honneur et le salut des âmes! Je ne veux pas que mes yeux s'arrêtent de pleurer, et je vous demande en grâce, qu'ils soient comme deux fleuves de cette eau qui jaillit de vous, l'Océan de paix!
Grâces, grâces vous soient rendues, à vous, Père, pour avoir exaucé mn demande, et aussi pour m'avoir accordé ce que je ne connaissais pas, ce que je ne demandais pas. En me fournissant un sujet de larmes, vous m'avez invitée à offrir devant vous, de doux et d'ardents désirs, tout chargés d'amour, avec mes humbles et continuelles prières. Je vous demande donc, maintenant, de faire miséricorde au monde et à votre sainte Eglise, en vous suppliant d'accomplir vous-même, ce que vous-même me faites demander. Oh! misérable que je suis, quelle douleur en mon âme d'être cause de tous ces maux! Faites miséricorde au monde, ne tardez plus, laissez-vous fléchir, exaucez enfin le désir de vos serviteurs! Hélas! N'est-ce pas vous-même qui provoquez leurs cris? Écoutez donc leur voix! N'est-ce pas votre Vérité qui a dit: "Appelez, et il vous sera répondu; frappez et il vous sera ouvert, demandez et (141) l'on vous donnera (Lc 11,9) ?" O Dieu éternel, vos serviteurs font appel à votre miséricorde, répondez-leur donc! Ne sais-je pas que la Miséricorde est tellement divine que vous ne pouvez refuser de l'accorder à qui vous la demande? Ils frappent à la porte de votre Vérité, parce que dans votre Vérité, votre Fils unique, ils ont connu l'amour ineffable que vous avez pour l'homme. S'ils frappent à la porte, votre charité de feu ne doit donc pas, ne peut pas, refuser d'ouvrir à qui frappe avec persévérance!
Ouvrez donc! Elargissez, brisez les coeurs endurcis de vos créatures, non à cause d'elles qui ne frappent pas, mais à cause de votre infinie Bonté, mais à cause de l'amour de vos serviteurs qui frappent, en vous implorant pour eux! Donnez-leur, Père éternel! Voyez, ils sont là, à cette porte de votre Vérité, qui demandent! Et que demandent-ils? Le sang de votre Vérité qui est elle-même la porte! Ils veulent ce sang dans lequel vous avez lavé l'iniquité et effacé la tache du péché d'Adam. Il est à nous, ce sang, puisque vous nous en avez fait un bain! Vous ne pouvez pas, vous ne voulez pas le refuser à qui vous le demande. Donnez donc le fruit de ce sang, à vos créatures. Placez dans là balance le prix du sang de votre Fils, et que les démons de l'enfer ne puissent emporter vos brebis!
Oh! n'est-ce pas vous, le bon Pasteur, qui nous avez donné le vrai Pasteur, votre Fils unique, qui, (142) sur votre commandement, a donné sa vie pour ses brebis et les a lavées dans son sang? C'est ce sang, que vous demandent vos serviteurs, avec un grand désir, en frappant à cette porte. C'est par ce sang, qu'ils vous supplient de faire miséricorde au monde, et de faire refleurir à nouveau la sainte Eglise, en lui envoyant ces fleurs embaumées, que sont les bons et saints pasteurs, pour que la bonne odeur qu'ils répandent dissipe l'infection des fleurs mauvaises et fétides. Père éternel, vous avez dit vous-même, que, pour l'amour que vous portez à vos créatures raisonnables, vous aurez égard aux prières de vos serviteurs, à leurs travaux, aux souffrances qu'ils endurent, sans avoir péché, pour faire miséricorde au monde et réformer votre Eglise! C'est la consolation qu'attendent vos serviteurs. Ne tardez donc plus à jeter sur nous le regard de votre miséricorde! Répondez-nous, ô Vous qui voulez nous répondre avant même que nous vous invoquions, répondez-nous avec la voix de votre miséricorde!
Ouvrez la porte de votre ineffable charité, cette charité que vous nous avez déjà donnée par votre Verbe. En vérité, je sais que déjà vous ouvrez avant même que nous frappions! Ouvrez donc! C'est avec l'affection, c'est avec l'amour que vous-même avez donnés à vos serviteurs, qu'ils heurtent à cette porte et qu'ils vous appellent, tout remplis d'ardeur pour votre honneur et le salut des âmes. Donnez-leur le pain de vie, le fruit du sang de votre Fils unique, qu'ils vous demandent pour la gloire et l'honneur (143) de vôtre nom et pour le salut des âmes! Ne reviendra-t-il pas à votre nom, plus de gloire et de louange, à sauver tant de créatures, qu'à les laisser s'obstiner dans leur endurcissement?
A vous, Père éternel, tout est possible! Bien que vous nous ayez créés sans nous, vous ne voulez pas nous sauver sans nous. Je vous prie donc, de retourner leur volonté et de la disposer à vouloir ce qu'ils ne veulent pas: je vous le demande par votre infinie miséricorde! Vous nous avez créés de rien! Maintenant que nous sommes, faites-nous miséricorde, réparez les vases que vous avez créés et formés à votre image et ressemblance. Restaurez-les dans la grâce, par la miséricorde et le sang de votre Fils, le doux Christ Jésus (144).
135 Commencement du Traité de la Providence de Dieu. Et d'abord, de la Providence en général, dans la création de l'homme à l'image et ressemblance de Dieu, dans l'incarnation de son Fils qui est venu nous ouvrir la porte du paradis fermé par le péché d'Adam - et dans le sacrement de l'autel où il se donne à nous en nourriture.
Alors le Père éternel et souverain, avec une bienveillance ineffable, abaissait sur cette âme le regard de sa clémence comme pour lui montrer, qu'en toutes choses, sa Providence ne fait jamais défaut à l'homme, pourvu qu'il l'accepte librement. Tout en se plaignant de ses créatures, il lui disait: O ma très chère fille, oui, comme je te l'ai dit cent fois, je Veux faire miséricorde au monde et pourvoir aux nécessités de ma créature raisonnable. Mais l'homme, dans son ignorance, trouve la mort là où j'ai mis la vie, et devient ainsi cruel à lui-même (145). Mais ma Providence est toujours en éveil, et je veux te faire comprendre que ce que j'ai donné à l'homme est un effet de cette Providence souveraine.
C'est ma Providence qui l'a créé, quand, regardant en moi-même, je fus épris d'amour pour ma créature et pris plaisir à le créer à mon image et ressemblance, suivant un ordre parfait. Je pourvus alors à lui donner la mémoire, pour qu'il conservât le souvenir de mes bienfaits, en le faisant participer de ma Puissance à moi, le Père éternel. Je lui ai donné l'intelligence pour que, dans la Sagesse de mon Fils unique, il connût et comprît la volonté a moi, le Père, distributeur éternel des grâces. Avec un amour de feu, je lui donnai la volonté, pour aimer ce qu'a vu et connu l'intelligence. Voilà ce qu'a fait ma douce Providence, pour que ma créature tût capable de me comprendre et de me goûter, et pût jouir de mon éternelle Bonté dans mon éternelle vision.
Comment atteindre cette fin?
Comme je te l'ai dit maintes fois, le ciel était fermé par la faute d'Adam qui avait méconnu sa dignité pour n'avoir pas assez considéré avec quelle
Providence et quel amour ineffable je l'avais créé. Il tomba donc dans la désobéissance, puis de la désobéissance dans l'impureté, par orgueil et par complaisance pour la femme, aimant mieux céder et plaire à sa compagne que d'observer mon commandement. Bien qu'il ne crût pas ce qu'elle lui disait, il consentit à ce qu'elle lui proposait, préférant (146) me désobéir plutôt que de la contrister. C'est de cette désobéissance, que sont venus et viennent encore tous les maux. En vous tous elle a inoculé son venin. Je t'expliquerai, en un autre endroit, les dangers de cette révolte, pour te faire mieux comprendre les avantages de la soumission.
Pour avoir raison de cette mort, je pourvus alors à donner à l'homme le Verbe mon Fils unique, pour subvenir à vos besoins par un acte de ma sagesse et de ma providence. C'est ma providence en effet qui, par l'amorce de votre humanité et l'hameçon de ma divinité, a résolu de prendre le démon, lequel ne peut connaître ma Vérité. Ma Vérité, le Verbe incarné est venu consumer et détruire le mensonge, par lequel il avait trompé l'homme. - Ce fut là un grand acte de ma Sagesse et de ma Providence.
Considère, fille très chère, que je ne pouvais employer un moyen plus sage que de vous donner le Verbe, mon Fils unique. A lui j'imposai la grande obéissance, pour vous purifier du venin qui, par la désobéissance, avait infecté la race humaine. Lui, dès lors, comme ivre d'amour, en véritable obéissant, il courut à la mort ignominieuse de la très sainte Croix, et par la mort il vous donna la vie non pas, parla vertu de son humanité, mais par la vertu de ma divinité, que ma providence avait unie à la nature humaine, pour satisfaire à la faute qui avait été commise contre moi le Bien infini, et qui requérait une satisfaction infinie. Il fallait que la nature humaine, coupable et finie, fût conjointe à un être infini., pour pouvoir m'offrir, à Moi, une réparation (147) infinie, et pour toute la nature humaine, pour tous les hommes passés, présents et futurs.
J'ai voulu que, chaque fois qu'un homme m'offenserait, il pût trouver à m'offrir une satisfaction parfaite, dès qu'il voudrait retourner à moi durant sa vie. Et cette satisfaction parfaite vous est assurée par la nature divine unie à la nature humaine. C'est là, l'oeuvre de ma Providence; c'est elle qui a tout ordonné, pour que d'un acte fini, comme est le supplice de la croix, vous receviez dans mon Verbe un fruit infini, par la vertu de la divinité.
Cette Providence infime, ma providence à moi, Trinité éternelle, votre Dieu et votre Père, résolut de revêtir de sa grâce sa créature humaine, qui avait perdu sa robe d'innocence et, dépouillée de toute vertu, mourait de faim et de froid, dans le pèlerinage de cette vie où elle était exposée à toutes les misères. La porte du ciel était fermée, l'homme n'avait plus d'espérance, et n'en pouvait concevoir aucune qui le pût consoler dans son malheur. Il était plongé dans une immense affliction.
Mais moi, Providence souveraine, je pourvus à cette détresse. Ce ne furent pas vos mérites ni vos vertus, ce fut uniquement ma Bonté qui me porta à vous donner ce vêtement, par ce doux Verbe d'amour mon Fils unique, qui, en se dépouillant de la vie, vous a revêtus d'innocence et de grâce. Cette grâce, cette innocence, vous la recevez par la vertu du Sang: dans le saint baptême, qui vous purifie de la tache du péché originel, dans lequel vous avez été conçus et que vous ont transmis (148) votre père et votre mère. Ce n'est pas par une peine corporelle, comme dans l'ancienne alliance par la circoncision, que mn providence procure cette purification, mais par la douceur du saint baptême. C'est ainsi que j'ai revêtu l'homme.
Et je l'ai réchauffé de même, lorsque mon Fils unique, par toutes les blessures de son corps, vous a découvert le feu de ma charité, qui était caché, jusque-là, sous la cendre de votre humanité? N'est-ce pas assez pour réchauffer le coeur glacé de l'homme? Ne faut-il pas qu'il soit bien obstiné dans son péché, bien aveuglé par l'amour-propre, pour ne pas voir à quel point je l'aime, et d'une si ineffable tendresse?
Ma providence lui a donné encore la nourriture pour refaire ses forces, au cours de son pèlerinage en cette vie, comme je te l'ai déjà dit, en un autre endroit. J'ai aussi affaibli ses ennemis à tel point que nul ne peut lui nuire, si ce n'est lui-même. Le chemin a été tracé par le sang de mn Vérité, pour qu'il puisse atteindre le terme et parvenir à cette fin, pour laquelle je le créai. Et quelle est cette nourriture? Je te l'ai déjà dit, c'est le corps et le sang du Christ crucifié, vrai Dieu et vrai homme, pain des anges et pain de vie: nourriture qui rassasie celui qui est affamé et fait ses délices de ce pain, mais laisse vide celui qui n'en a point faim. Car cette nourriture veut être mangée par la bouche du saint désir et savourée par l'amour. Tu vois donc bien que mn providence a tout disposé pour procurer à l'homme un réconfort (149).
136
Comment l'espérance est un don de la Providence divine et comment plus on espère parfaitement, plus parfaitement aussi l'on goûte la providence de Dieu.
De plus, j'ai donné à l'homme la consolation de l' espérance.
Lorsque, à la lumière de la très sainte foi, il considère le prix du Sang qui a été payé pour lui, il en conçoit une ferme espérance et la certitude de son salut. Les opprobres du Christ crucifié lui ont rendu l'honneur, car, s'il m'offense par tous les membres de son corps, le Christ béni, mon très doux Fils, a par tout son corps enduré d'affreux tourments. Son obéissance a réparé votre désobéissance, et tous vous avez part à la grâce de son obéissance comme tous vous avez contracté la faute de la désobéissance.
Voilà ce qu'a fait voir vous ma providence. Depuis le commencement du monde jusqu'à aujourd'hui, efle a pourvu aux besoins et au salut de l'homme et elle y pourvoira jusqu'à son dernier jour, par des moyens multiples et variés, suivant que moi-même, le bon et vrai médecin, je jugerai le remède conforme à votre infirmité, et nécessaire pour vous rendre la santé parfaite et vous la conserver. Ma (150) providence ne manquera jamais à qui cherche son appui et espère en moi comme il faut. Celui qui espère en moi, frappe et appelle en vérité, non seulement en paroles, mais par le sentiment du coeur. A la lumière de la très sainte foi, il me goûte moi-même dans ma providence; mais non celui qui frappe et appelle en ne faisant entendre que le son de sa voix, et en disant seulement " Seigneur, Seigneur".
Je te l'affirme, si leur invocation n'a pas d'autre vertu, ce n'est pas ma miséricorde qui les reconnaîtra, mais ma justice. Ma providence, ai-je dit, ne fait pas défaut à qui espère en moi; mais elle se détourne de qui me retire sa confiance pour la placer en soi-même. Tu le sais, on ne peut placer son espérance en deux choses contraires. C'est ce qu'a voulu faire entendre ma Vérité, quand elle a dit dans le saint Evangile " Nul ne peut servir deux maîtres, car s'il sert l'un, il méprise l'autre (Lc 16,13) ". Le service suppose l'espérance. Le serviteur n'accomplit son service, qu'en vue de la récompense et des avantages qu'il prévoit devoir en retirer, ou dans l'espoir de plaire à son maître: par conséquent, il ne servira pas l'ennemi de son maître, car il ne le pourrait faire sans l'espérance de quelque avantage; mais du même coup, par ce service et par cet espoir, il se verrait privé de ce qu'il attendait de son maître.
Considère, ma fille très chère, qu'il en va de même pour l'âme. Il faut qu'elle me serve et qu'elle (151) espère en moi, ou bien qu'elle serve le monde et qu'elle place en lui son espérance - et en elle-même aussi; car, dans la mesure où elle sert le monde, loin de moi, d'un service sensuel, dans la même mesure elle sert et aime sa propre sensualité, et, de cet amour, de ce service, elle attend une jouissance, un plaisir, une satisfaction sensuelle -. Mais comme c'est dans une chose finie, vaine et passagère qu'elle a mis son espérance, elle se trouve déçue et n'en retire pas la joie qu'elle en attendait. Tant qu'elle espère ainsi en elle-même et dans le monde, elle ne saurait espérer en moi, puisque le monde, les désirs mondains de l'homme, sont pour moi un objet de haine. Ils me font tellement horreur que c'est à cause d'eux, que j 'ai livré mon Fils unique à la mort ignominieuse de la croix. Entre le monde et moi, par conséquent, pas d'alliance possible.
Par contre, celui qui a mis en moi son espérance et me sert de tout son coeur, dans la plénitude de son âme, nécessairement et du même coup et pour la même raison, cesse d'espérer en soi-même et dans le monde: il n'a plus confiance en sa propre fragilité.
Cette véritable et sainte espérance est plus ou moins parfaite, suivant le degré d'amour que l'âme a pour moi: et, c'est dans la même mesure qu'elle goûte ma providence. Ceux qui me servent, avec l'unique espoir de me plaire, la goûtent mieux que ceux qui attendent de leur service une récompense dans la joie qu'ils trouvent en moi. Les premiers sont ceux dont je t'ai exposé la perfection, à (152) propos du dernier état de l'âme; les autres, qui se laissent conduire par l'espoir de la récompense et de la consolation, appartiennent au second et au troisième degré; ils sont ces imparfaits, dont je t'ai entretenu tout au long, au chapitre des différents états de l'âme.
Parfaits et imparfaits sont l'objet des attentions de ma providence: elle ne manquera à aucun, pourvu qu'il n'ait pas la présomption d'espérer en soi-même. Cette présomption, cette espérance en soi-même, provient de l'amour-propre, et obscurcit par là même l'oeil de l'intelligence en la privant de la lumière et de la très sainte foi. L'homme ne marche plus dès lors à la lumière de la raison; il ne connaît plus ma providence. Ce n'est pas qu'il n'en éprouve encore les effets, car il n'est personne, ni juste, ni pécheur, qui échappe à son action. Tout a été fait, tout a été créé par ma bonté. Je suis celui qui suis, et sans moi rien n'a été fait, sinon le péché qui n'est pas. Ainsi donc, ceux qui espèrent (153) en eux-mêmes sont eux aussi tributaires de ma providence, mais ils ne la comprennent pas, parce qu'ils ne la connaissent pas, et ne la connaissant pas, (154) ils ne l'aiment pas, et n'en reçoivent pas le fruit de grâce. Ils voient tout de travers, là où tout est droit. Aveugles qu'ils sont, en toute chose ils prennent la lumière pour les ténèbres et les ténèbres pour la lumière, parce que c'est dans les ténèbres qu'ils ont mis leur espérance, c'est aux ténèbres qu'ils ont voué leur service. Leur aveuglement les fait tomber dans le murmure, et les conduit à la révolte.
O fille très chère, quelle n'est pas leur folie: Comment peuvent-ils bien croire que moi, la souveraine et éternelle Bonté, je puisse vouloir autre chose que leur bien, dans les petites choses, que je permets uniquement pour leur salut, quand ils savent par expérience que, dans les grandes, je ne veux rien d'autre que leur sanctification. Malgré tout leur aveuglement, avec un peu de lumière naturelle, ils devraient reconnaître ma bonté et le bienfait de ma providence. Ils la découvrent sans conteste dans la première création, et dans la seconde création qu'a trouvée l'homme dans le Sang, quand je le constituai à nouveau en grâce, comme je t'ai dit.
C'est là un fait bien évident, auquel on ne peut contredire. Ils n'en ferment pas moins les yeux à cette évidence, et s'effraient de leur ombre, parce que cette lumière naturelle n'a pas été développée dans la vertu. L'homme insensé ne voit pas, que toujours j'ai pourvu aux nécessités du monde en général et de chacun en particulier, suivant son état. Et comme, en cette vie, rien n'est stable, tout (155) est en perpétuel mouvement, jusqu'à ce qu'il parvienne au terme qui lui est assigné, ma providence ménage sans cesse, à chacun, les secours dont il a besoin, aux différents instants de sa durée (156).
137
Comment Dieu a pourvu, dans l'ancien testament, aux besoins de l'homme, par la loi et par les prophètes. Puis, par l'envol de son Verbe, enfin par les apôtres, par les martyrs et les autres saints. Comment rien n'arrive aux créatures qui ne sou l'effet de la providence de Dieu.
J'ai pourvu de façon générale aux besoins du monde, par la loi que je donnai à Moïse, dans l'ancien testament, et par beaucoup d'autres saints prophètes. Sache-le bien, avant l'avènement du Verbe mon Fils unique, le peuple juif fut rarement sans prophètes. Leurs prophéties relevaient le courage du peuple en ranimant en lui l'espérance que ma Vérité, le prophète des prophètes, viendrait l'arracher à la servitude en lui rendant la liberté, et lui ouvrir, par son sang, le ciel si longtemps fermé. Mais depuis qu'est venu le doux Verbe d'amour, aucun prophète ne s'est levé parmi eux, comme pour leur attester que celui qu'ils attendaient leur a bien été donné. Bien que leur aveuglement les eût empêchés et les empêche encore de le reconnaître, aucun prophète ne devait donc leur être envoyé désormais pour le leur annoncer.
Après les prophètes, ma providence envoya le Verbe, comme je t'ai dit, qui fut médiateur entre (157)moi, le Dieu éternel, et vous. Après lui, vinrent les apôtres, les martyrs et les confesseurs, ainsi qu'il a été expliqué en un autre endroit. C'est ma providence qui a fait toute chose, et ainsi, te dis-je, pourvoira-t-elle à tout jusqu'à la fin.
C'est là, la providence générale, qui concerne toute créature raisonnable qui voudra recevoir les dons providentiels. Mais ma providence pourvoit aussi à toute chose, dans le particulier et dans le détail. C'est elle qui règle la vie et la mort et les circonstances de leur apparition, la faim, la soif, les pertes de fortune, la nudité, le froid, le chaud, les injures, le mépris, les affronts.
Toutes ces choses, c'est moi qui permet qu'elles arrivent aux hommes, bien que je ne sois pas cause de la perversité volontaire de celui qui fait le mal ou profère l'injure. Ce que je lui donne, c'est l'être et le temps, voilà ce qu'il a reçu de moi. Encore ne lui ai le point donné l'être ni le temps, pour qu'il m'offense, moi, ou son prochain, mais pour qu'il me serve avec amour, ainsi que ses frères, par charité. Je ne fais que permettre cet acte, et seulement pour exercer ou faire éclater la vertu de patience, en celui qui en est victime. Quelquefois je permettrai que le juste soit en butte à la haine de tous, et qu'à la fin, sa mort elle-même fasse l'étonnement des hommes du siècle. Il leur semblera inique que ce juste ait péri de mort violente, ici par l'eau, là par le feu, tantôt par la dent d'une bête féroce, tantôt sous les ruines de sa demeure.
Comme ces événements paraissent déconcertants, (158) à qui n'est pas éclairé du dedans par la lumière de la très sainte foi! Et combien simples aux croyants qui, par sentiment d'amour, ont trouvé et goûté ma providence dans les grands gestes qui l'expriment. Le croyant voit et professe que c'est moi qui, par ma providence, dispose toutes choses, dans l'unique dessein de procurer le salut de l'homme. Devant tout ce qui arrive, il s'incline avec respect. Bien ne le scandalise de ce qu'il découvre en lui-même, dans le prochain ou dans mes oeuvres il supporte tout avec une véritable patience.
Aucune créature n'est en dehors de ma providence; c'est elle qui ordonne toute chose. Parfois, quand il grêle, ou que la tempête et la foudre déchaînées par moi s'abattent sur le corps de ma créature, les hommes estiment que son sort fut cruel ils me reprocheront de n'avoir pas pourvu à son salut, alors que je n'ai permis ce malheur que pour arracher cette âme à la mort éternelle. Mais ils ne savent pas le comprendre et c'est moi qu'ils accusent! Ainsi les mondains essayent en toute chose de salir mes oeuvres et de les réduire àla mesure de leur basse pensée (159).
138
Comment tout ce que Dieu permet n'arrive que pour notre bien et pour notre salut, et combien aveugles et abusés ceux qui pensent le contraire.
Je veux, ma fille bien-aimée, te faire voir quelle patience il me faut, pour supporter mes créatures, elles que j ai créées, je te l'ai dit, à mon image et ressemblance, avec une si grande douceur d'amour. Ouvre l'oeil de ton intelligence et regarde en mol. Je t'exposerai un cas particulier qui s'est rencontré auquel, s'il t'en souvient bien, tu m'avais prié de pourvoir, et auquel j'ai pourvu, comme tu sais, en rétablissant cet homme, dans son état, sans péril de mort Ce qui s'est passé dans ce fait particulier, arrive généralement dans tous les autres (160).
Alors, cette âme ouvrant l'oeil de son intelligence éclairé par la lumière de la très sainte foi, le fixait sur la divine Majesté, avec un ardent désir. Car les paroles qu'elle avait entendues, lùi avaient fait mieux connaître la vérité divine sur la douce providence de Dieu. Pour obéir à son commandement, elle plongeait son regard dans l'abîme de sa charité. Elle voyait alors, comment il était la souveraine et éternelle Bonté, comment, par pur amour, il nous avait créés, puis rachetés pur le sang de son Fils, et comment ce même amour était la source de tous les dons qu'il se plaît à répandre, des souffrances ainsi que des consolations.
Tout procède de l'amour, tout est ordonné au salut de l'homme, Dieu ne fait rien que dans ce but. Voilà la vérité qu'elle découvrait dans ce sang répandu avec un tel embrasement d'amour.
Le Père éternel et souverain lui disait alors Comme ils sont aveuglés par l'amour d'eux-mêmes, ceux qui se scandalisent et se révoltent de ce qui leur arrive. Je te parle ici, tout à la fois et en général et en particulier, en reprenant ce que je te disais. lis prennent en mai, et croient voulu pour leur perte, pour leur ruine, et en haine d'eux, ce que je fais par amour, et pour leur bien, en vue de les sauver des peines éternelles et de leur donner la vie qui ne passe pas. pourquoi donc murmurent-ils contre moi? Parce qu'ils n'ont pas mis leur espérance. en moi, mais en eux-mêmes; dès lors pour eux, tout devient ténèbres. Ils ne connaissent plus les choses telles qu'elles sont; ils haïssent donc (161) ce qu'ils devraient vénérer, et dans leur orgueil, ils veulent juger mes jugements secrets qui sont la droiture même. Ils ressemblent à ces aveugles qui, soit parle toucher, soit par le goût, soit par le son de la voix, voudraient juger de la valeur des choses, en s'en référant uniquement aux impressions de ces sens inférieurs et bornés. Ils ne veulent pas s'en rapporter à moi, qui suis la vraie lumière, à moi qui les nourris spirituellement et corporellement, à moi sans lequel ils n'ont plus rien. Quand ils reçoivent quelque service d'une créature, c'est moi qui ai disposé cette créature, qui lui ai donné aptitude et savoir, volonté et puissance de leur être utile. Ces insensés ne se veulent conduire qu'en touchant de la main. Mais le toucher est trompeur; il n'a pas la lumière, qui fait discerner la couleur; pareillement, le goût peut être induit en erreur, car il ne voit pas l'insecte impur qui vient parfois se poser sur les aliments. L'oreille peut être abusée par la douceur du son, parce qu'elle ne voit pas celui qui chante, et si l'on se fie à lui, en ne s'en rapportant qu'à sa voix, il peut vous donner la mort.
Ainsi font ces aveugles, qui ont perdu la lumière de la raison; ils n'en veulent croire qu'aux impressions de leurs sens, ils sont comme ceux qui se contentent de tâter avec la main. Les plaisirs du (163) monde leur semblent délicieux; mais comme ils ne voient pas, ils ne se rendent pas compte que ces plaisirs ressemblent à une étoffe garnie d'une infinité d'épines, qu'ils sont accompagnés de grandes tristesses et de beaucoup de soucis, et que le coeur qui les possède en dehors de moi est insupportable à soi-même.
Ces plaisirs semblent doux et agréables à la bouche, je veux dire au désir désordonné qui les convoite. Mais sur ces plaisirs grouillent des bêtes immondes, tout un essaim de péchés mortels, qui vont infecter l'âme, la défigurer au point de lui faire perdre ma ressemblance et de lui ôter la vie de la grâce. Si cette âme n'ouvre enfin les yeux à la lumière de la foi, pour aller se purifier dans le Sang, c'est pour elle la mort éternelle.
Elle écoute l'amour-propre. Ah! la douce chanson, croit-elle. - Et pourquoi? - Parce que d'elle-même, l'âme court droit à l'amour de la sensualité elle est donc tout oreille pour la chanson qui l'abuse; elle ne regarde plus rien, elle va devant elle, suivant la voix qui la charme, tout entière à cette séduction; elle trouve le fossé et la culbute; la voilà prise dans les liens du péché, la voilà aux mains de ses ennemis. Aveuglée par son amour-propre, par la confiance qu'elle avait mise en elle-même et dans son propre savoir, je n'étais plus rien à ses yeux, moi qui suis son guide et sa voie. Elle a été tracée cette voie, par le Verbe mon Fils qui a dit:Je suis la voie et la vérité, la vie et la lumière. Qui passe par lui, ne peut être trompé (163) ni marcher dans les ténèbres, et nul ne peut venir à moi, sinon par lui, parce qu'il est une même chose avec moi. Je te l'ai déjà dit, j'ai fait de mon Fils un pont qui vous permette à tous de pouvoir parvenir à votre fin, et néanmoins, malgré tout cela, les hommes n'ont pas confiance en moi, qui ne veux que leur sanctification. C'est dans ce but, qu'avec un immense amour, je leur donne ou je permets tout ce qui leur arrive, et sans cesse ils se scandalisent de moi. Je les supporte avec patience, et je les conserve, parce que je les aime malgré qu'ils ne m'aiment pas; eux, cependant, me poursuivent sans relâche de leurs révoltes, de leur haine, de leurs murmures, de leurs nombreuses infidélités. Dans leur aveugle pensée, ils veulent entreprendre de scruter mes desseins les plus secrets, tous ordonnés suivant la justice et inspirés par l'amour, et ils ne se connaissent même pas eux-mêmes. Cependant qui ne se connaît pas soi-même ne peut me connaître, moi, en vérité, ni comprendre mes jugements. Aussi toutes leurs vues sont-elles fausses.
Catherine de Sienne, Dialogue 134