Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 29, AU CARDINAL DE PORTO PIERRE CORSINI
XXX- AU CARDINAL BONAVENTURE DE PADOUE. - La force s'acquiert par l'humilité et l'amour, dans la connaissance de nous-mêmes, de la bonté de Dieu et de ses bienfaits envers nous.
(Le cardinal Bonaventure naquit à Padoue en I332. il entra très jeune dans l'ordre des Ermites de Saint-Augustin et il fut nommé général en 1377. Il était l'ami de Pétrarque, qui lui adressa une longue lettre à l'occasion de la mort de son frère. Créé cardinal en 1378 parle Pape Urbain VI, il lui resta fidèle, et eut la gloire de mourir pour la cause de l'Eglise, dont il défendit les intérêts contre François de Carrare, son parent, seigneur de Padoue, qui le fit assassiner sur le pont Saint-Ange en 1379. (Gigli t. I, p. 217.)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très révérend Père dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir une colonne ferme et stable dans le jardin de la sainte Eglise, afin que par votre fermeté, votre constance et celle des autres, votre foi soit affermie, la vérité exaltée, le mensonge confondu, et la barque de la sainte Église conduite au milieu des vagues de la mer qui la frappent, et de la tempête du mensonge et du schisme qu'ont soulevée les méchants qui s'aiment eux-mêmes, et répandent le poison, au lieu d'être les colonnes et les défenseurs de la Foi. Je veux, mon révérend Père, que vous soyez ferme, constant et persévérant dans toutes les vertus qui fortifient l'âme [278] en détruisant les vices qui l'affaiblissent et la soumettent à leur esclavage.
2. Cette force des vraies et solides vertus, ce ne sont pas les richesses, les honneurs du monde, les grandes dignités et la confiance en soi-même, non; mais c'est la connaissance que l'âme a d'elle-même. Par cette connaissance, elle voit qu'elle n'a pas l'être pour elle, mais pour Dieu; elle connaît sa misère, sa fragilité, le temps qu'elle a perdu et dont elle pouvait bien profiter. Elle connaît à sa lumière son indignité et sa dignité. Elle connaît son indignité dans l'enveloppe de son corps, qui est la proie de la mort et la pâture des vers. C'est un vase de corruption; et pourtant nous nous appliquons plus à l'aimer, à le satisfaire, à le caresser par l'amour sensitif, qu'à enrichir notre âme, dont la dignité est si grande, que rien ne peut y ajouter. Car nous voyons que Dieu, pressé par l'ardeur de sa charité, n'a pas voulu nous créer semblables aux animaux sans raison, ou aux anges; mais il nous a créés à son image et ressemblance. Pour accomplir sa vérité en nous, pour nous faire atteindre le but de notre création, pour mettre le comble à notre dignité, il a pris lui-même notre ressemblance, lorsqu'il revêtit la divinité de l'humanité, nous faisant renaître à la grâce dans le sang du doux et tendre Verbe son Fils unique, qui nous a rachetés, non pas à prix d'argent, mais avec son sang. Ce prix du sang payé pour nous, cette union de Dieu à l'homme, nous montrent l'amour ineffable que Dieu nous porte, et la dignité que nous avons reçue dans la création.
3. Elle est donc bien mercenaire la créature qui [279] s'estime assez peu pour se livrer au péché, qui est une chose plus vile que le néant. Elle ne voit pas dans son aveuglement qu'elle devient semblable à ce qu'elle choisit pour maître; elle se détruit par le péché, qui la prive de la grâce et de Dieu, qui est Celui qui est. Ce n'est pas là rester dans la connaissance de soi-même, c'est se mettre hors de soi, comme un insensé, un frénétique, en s'attachant à la mort et aux ténèbres de l'amour-propre sensuel, principe de tout mal. C'est perdre la lumière de la connaissance de l'infinie Bonté divine, qui nous a élevés à une si grande dignité par amour et par grâce, et non par devoir. Si l'âme s'était connue à cette lumière, elle aurait vu sa faiblesse, et elle aurait acquis l'humilité sincère et parfaite. L'âme qui se tient dans cette douce retraite de la connaissance de soi-même et de la bonté de Dieu, s'humilie intérieurement, car ce qui n'est pas ne peut s'enorgueillir. Elle voit qu'elle n'est pas pour elle, mais pour Dieu, et le feu de sa charité augmente en reconnaissant qu'elle tient de Dieu l'être et toutes les grâces qui y sont ajoutées. Elle voit la loi indigne et mauvaise qui combat sans cesse l'esprit, et qui lui fait perdre, si la volonté y consent, Dieu et le fruit du sang. Elle conçoit alors une sainte haine contre la sensualité, et plus elle la hait, plus elle aime la raison; et avec cet amour et cette lumière elle se sépare de ce qui l'affaiblissait, et elle s'unit par l'amour à Dieu, qui est la force suprême, au moyen des vraies et solides vertus.
4. Il est donc bien vrai que par la connaissance que l'homme a de lui-même il acquiert la force. Et combien devient-il fort, très cher Père? Il devient si [280] fort, que ni le démon ni les créatures ne peuvent l'affaiblir tant qu'il est uni à cette force, et personne ne peut l'en séparer, s'il n'y consent pas. Les attaques et les persécutions du monde peuvent-elles vaincre cette âme? Non certainement elles la fortifient au contraire bien davantage, parce qu'elles la font recourir avec plus de zèle à sa force. Elles montrent si l'amour qu'elle a pour Dieu est mercenaire ou non, c'est-à-dire, si elle l'aime par intérêt. Les créatures ne peuvent l'ébranler par les persécutions, les injures, les violences, les reproches, les mépris, les outrages elles la détachent au contraire bien davantage de l'amour des créatures en dehors du Créateur, et elles l'exercent à la vertu de patience. Per sonne donc ne peut l'affaiblir, à moins que l'homme n'y consente en se séparant de sa force; car il n'y a pas de position et de circonstance qui puissent nous ravir Dieu, puisque Dieu ne considère pas l'état, le lieu, le temps, mais seulement les saints et vrais désirs.
5. Je vous demande donc d'être une colonne ferme, inébranlable, en vous fortifiant dans les vraies et solides vertus par la connaissance de vous-même, afin que vous puissiez faire parfaitement dans la sainte Eglise ce que vous êtes appelé à y faire. Si vous ne le faites pas, Dieu vous reprendra rigoureusement. Combien grande serait votre confusion au moment de la mort, en présence du souverain Juge, aux regards duquel rien n'échappe! car il connaît la moindre pensée de notre coeur. O mon très cher Père, ne dormons plus, maintenant qu'il faut veiller, mais appliquons-nous avec ardeur et nous connaître et à [281] connaître l'infinie bonté de Dieu en nous, afin de travailler comme de bons ouvriers dans le jardin de la sainte Eglise, chacun selon ce qu'il nous est donné de faire, pour l'honneur de Dieu, le salut des âmes, la réforme de la sainte Eglise, et pour le progrès de la cause d'Urbain VI, le véritable Souverain Pontife. Soyons humbles et patients, et reconnaissons-nous dignes de la peine, et indignes de la récompense qui suivra la peine. Anéantissons notre volonté perverse dans le sang de Jésus crucifié, et suivons sa douce doctrine. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.
XXXI. - A TROIS CARDINAUX ITALIENS. - De la vraie lumière et des erreurs de l'amour-propre. - Elle leur prouve qu'Urbain VI est le vrai Souverain Pontife. - Elle les invite à revenir à lui avec la douleur de leur faute et l'espérance du pardon.
(Ces trois cardinaux italiens sont Pierre Corsini, de Florence; Simon de Borzano, de Milan; et Jacques Orsini, de Rome. Ils s'étaient d'abord séparés des cardinaux français pour suivre le Pape Urbain VI; mais l'espoir d'être élus eux-mêmes les jeta dans ce parti contraire, et la honte les y retint après la nomination de l'antipape Clément VII. (Baluze, col. 1050.)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1.Très chers Frères et Pères dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs [282] de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir revenir à la vraie et parfaite lumière, et sortir des ténèbres et de l'aveuglement où vous êtes tombés. Alors vous serez mes Pères, mais pas autrement. Si je vous appelle Pères, c'est à la condition que vous quittiez la mort et que vous reveniez à la vie. Car maintenant vous avez perdu la vie de la grâce; vous êtes des membres séparés du Chef d'où vous tiriez la vie lorsque vous étiez unis par la foi et l'obéissance parfaite au Pape Urbain VI. Ceux qui sont dans cette obéissance ont la lumière, et avec la lumière ils connaissent la Vérité, et en la connaissant ils l'aiment. Celui qui ne voit pas ne peut connaître, celui qui ne connaît pas n'aime pas, celui qui n'aime pas et ne craint pas son Créateur, s'aime lui-même d'un amour sensuel, c'est-à-dire qu'il aime les plaisirs, les honneurs, les dignités du monde; il aime par les sens.
2. L'homme créé par l'amour ne peut vivre sans amour: ou il aime Dieu, ou il s'aime, et il aime le monde d'un amour qui lui donne la mort. Il attache le regard de son intelligence, obscurcie par l'amour-propre, sur des choses éphémères qui passent comme le vent, et il ne peut connaître ni la vérité, ni aucun bien. Il ne peut connaître que le mensonge, car il n'a pas la lumière. S'il avait la lumière, il connaîtrait qu'un pareil amour ne peut lui donner que la peine et la mort éternelle. Il donne un avant-goût de l'enfer en cette vie, car il rend insupportable à lui-même celui qui s'aime et qui aime les choses du monde d'un amour déréglé. O aveuglement de [283] l'homme! tu ne vois pas, malheureux, que tu crois aimer une chose solide et durable, une chose agréable, bonne et belle; et tout est changeant, misérable, et sans aucune bonté, non pas dans les choses créées en elles-mêmes, car elles viennent toutes de Dieu, qui est le souverain Bien, mais par l'attachement désordonné de celui qui les possède. Combien changent les richesses et les honneurs du monde pour celui qui les possède sans Dieu et sans sa crainte! Aujourd'hui il est riche et puissant, et demain il est pauvre. Combien est triste notre vie corporelle! car tant qu'elle dure, nous ne répandons de tous nos membres que l'infection. Nous ne sommes vraiment qu'un vase d'infection, qu'une chair destinée en pâture aux vers et à la mort. Notre vie et la beauté de la jeunesse passent comme la beauté de la fleur qui, une fois cueillie, ne trouve plus personne capable de la conserver, pas plus que la vie lorsqu'il plaît au souverain Juge de la cueillir par la mort, et personne ne sait quand.
3. O malheureux! les ténèbres de l'amour-propre t'empêchent de connaître cette vérité. Si tu la connaissais, tu aimerais mieux souffrir toute sorte de peines que de vivre ainsi. Tu t'empresserais d'aimer et de désirer Celui qui est; tu goûterais sa vérité avec constance, et tu ne changerais pas comme la feuille au gré du vent; tu servirais ton Créateur, tu aimerais tout en lui, et rien hors de lui. Oh! avec quelle sévérité sera repris au dernier moment cet aveuglement, dans toute créature raisonnable, et surtout dans ceux que Dieu a tirés de la fange du monde et placés dans la plus haute dignité qui [284] puisse être, puisqu'ils ont été faits les ministres du sang de l'humble et pur Agneau! Hélas! hélas! qui vous a empêchés de vous rendre dignes de cet honneur par la vertu? Vous aviez été choisis pour vous nourrir sur le sein de l'Eglise, pour être des fleurs dans son jardin, et y répandre le parfum des vertus; vous avez été placés comme des colonnes pour soutenir la barque et le Vicaire du Christ sur la terre, vous avez été placés comme une lampe sur le candélabre pour éclairer les fidèles et pour répandre la foi. Avez-vous fait ce pourquoi vous avez été créés? certainement non; l'amour-propre vous a caché votre devoir. C'était pour fortifier et pour éclairer par l'exemple d'une bonne et sainte vie que vous avez été mis dans ce jardin. Si vous aviez connu cette douce Vérité, vous l'auriez aimée, et vous vous en seriez revêtus. Où est la reconnaissance que vous devez avoir pour cette Epouse qui vous a nourris sur son sein? Je ne vois que l'ingratitude, et cette ingratitude a tari la source de la piété.
4. Qu'est-ce qui me montre que vous êtes des ingrats et des mercenaires? La persécution que vous et les autres avez faite à cette Epouse, au moment où vous deviez être ses boucliers pour résister aux coups de l'hérésie. Vous connaissez la vérité, vous savez bien que le pape Urbain VI est le vrai Pape, le Souverain Pontife, régulièrement élu, non par la peur, mais par l'inspiration divine bien plus que par vos suffrages. Vous-mêmes vous nous avez annoncé que c'était là la vérité. Et maintenant vous avez tourné le dos, comme de vils et misérables chevaliers; votre ombre vous a fait peur; vous avez abandonné [285] la vérité qui faisait votre force, et vous vous êtes attachés au mensonge, qui affaiblit l'âme et le corps, en vous privant de la grâce spirituelle et temporelle. Et quelle en est la cause? Le venin de l'amour-propre qui a empoisonné le monde. C'est pourquoi, vous qui étiez ses colonnes, vous êtes faibles comme la paille; vous n'êtes plus des fleurs qui répandez des parfums, mais, au contraire, une infection qui empeste le monde; vous n'êtes plus des lumières placées sur le candélabre pour répandre la foi, mais vous avez caché la lumière sous le boisseau de l'orgueil, et au lieu de répandre la foi, vous l'avez profanée, en l'obscurcissant en vous et dans les autres. Vous étiez les anges de la terre qui deviez résister au démon infernal, et remplir l'office des anges du ciel, en ramenant les brebis à l'obéissance de la sainte Eglise, et vous avez pris l'office des démons; et le mal qui est en vous, vous voulez nous le donner, en nous retirant de l'obéissance du Christ de la terre, pour nous attacher à l'obéissance de l'antéchrist, qui est membre du démon, comme vous-mêmes tant que vous resterez dans cette hérésie. Et cet aveuglement ne vient pas de l'ignorance, quelqu'un ne vous a pas rapporté les choses autrement qu'elles étaient; vous savez très bien ce qui est la vérité; vous nous l'avez annoncée, et ce n'est pas nous qui devons vous l'apprendre.
5. Oh! comme vous êtes insensés de nous avoir donné la vérité, et de vouloir suivre le mensonge! Vous voulez maintenant corrompre la vérité, et faire croire le contraire en disant que vous avez élu le pape Urbain par crainte. Cela n'est pas. En vous le [286] disant, je vous parle sans respect, parce que vous en avez manqué à l'égard de votre chef. Il est évident pour quiconque y veut faire attention, que celui que vous avez nommé par crainte, c'est monseigneur de Saint-Pierre. Vous pourrez me dire: " Pourquoi ne pas nous croire? nous savons mieux la vérité que vous, puisque nous avons fait l'élection. " Et moi je vous réponds que je vous ai vus vous éloigner de la vérité (Les cardinaux firent croire au peuple ameuté, qui voulait un Pape romain, que le cardinal de Saint-Pierre, François Tebaldeschi, avait été nommé.), de tant de manières que je ne dois pas vous croire quand vous me dites que le pape Urbain VI n'est pas le vrai Pape. Si j'examine d'abord votre vie, je ne la trouve pas si sainte et si exemplaire que votre conscience vous éloigne du mensonge. Et qu'est-ce qui me fait croire que votre vie n'est pas bien réglée? c'est le venin de l'hérésie.
6. Si j'examine l'élection qui a été faite, nous savons de votre bouche même que vous l'avez faite canoniquement, et non par peur. Celui que vous avez nommé par peur, c'est monseigneur de Saint-Pierre. Qu'est-ce qui prouve que l'élection de monseigneur de Barri, qui est aujourd'hui le pape Urbain VI, a été bien faite? C'est la solennité de son couronnement, ce sont les hommages que vous lui avez rendus, les grâces que vous lui avez demandées; vous vous en êtes servis dans une foule de choses, vous ne pouvez le nier sans tomber dans le mensonge. O insensés, dignes de mille morts! dans votre aveuglement, vous ne voyez pas votre malheur [287]; vous êtes tombés dans une telle confusion, que vous vous déclarez vous-mêmes, menteurs et idolâtres. Si ce que vous dites était vrai, ce qui n'est pas, car je reconnais le Pape Urbain VI pour Pape légitime, ne nous auriez-vous point menti en déclarant d'abord qu'il était Souverain Pontife, comme il l'est en effet? N'auriez-vous pas été idolâtres en le reconnaissant pour le Christ de la terre? Ne vous seriez-vous pas rendus coupables de simonie en lui demandant des faveurs, et en vous en servant contre tout droit? Oui, assurément. Maintenant, ils ont fait un antipape, et vous êtes avec eux. Vous l'avez montré par vos actes et votre présence au moment où ces démons incarnés ont élu un démon.
7. Vous pourrez me dire: Non, nous ne l'avons pas élu (Quelques auteurs disent en effet que les trois cardinaux italiens ne prirent pas part à l'élection de l'antipape. (Baluze, col. 1050.). Je ne sais si je dois le croire, car deviez-vous assister à cette élection, lors même que votre vie eût été en danger? Vous ne deviez pas au moins taire la vérité, et vous deviez, autant que vous le pouviez, faire connaître ce qui était suspect. Aussi je veux bien croire que vous avez fait moins de mal que les autres dans votre intention, mais vous avez été pourtant leurs complices. Que vous dirai-je? je vous dirai que celui qui n'est pas pour la vérité est contre la vérité; celui qui n'était pas alors pour le Christ de la terre, le Pape Urbain VI, était contre lui. Je vous accuse donc d'avoir participé au mal, et je puis dire que vous avez élu un membre du démon; s'il avait été membre du Christ, il eût préféré mourir que de [288] consentir à une telle iniquité. Car il sait bien la vérité, et il ne peut s'excuser sur son ignorance. Vous êtes coupables, et vous vous êtes rendus complices de ce démon en le reconnaissant pour pape contre la vérité, et en lui rendant des hommages que vous ne lui devez pas. Vous avez quitté la lumière, et vous allez aux ténèbres; vous désertez la vérité pour le mensonge. Oui, de tous les côtés je ne trouve que mensonge; vous êtes dignes de châtiment, et je vous déclare, pour la décharge de ma conscience, que si vous ne revenez à l'obéissance avec une humilité sincère, le châtiment tombera sur vous.
8. O misère au-dessus de toutes les misères, aveuglement au-dessus de tout aveuglement, qui ne laisse pas voir le mal, et la perte de l'âme et du corps! Si vous le voyiez, vous ne seriez pas si changeants par crainte servile; vous n'auriez pas quitté la vérité par colère, comme des orgueilleux habitués aux flatteries et aux plaisirs du monde. Vous n'avez pu supporter non seulement une juste correction, mais une parole dure qui vous reprenait. Vous avez levé la tête; c'est bien là ce qui a causé votre révolte. Oui, nous voyons la vérité. Avant que le Christ de la terre vous ait repris, vous le reconnaissiez et vous lui rendiez hommage comme au Vicaire de Jésus-Christ; mais le dernier fruit que vous avez porté, et qui donne la mort, montre quels arbres vous êtes. Votre arbre est planté dans la terre de l'orgueil, que nourrit l'amour de vous-mêmes, et cet amour vous ôte la lumière de la raison.
9. Hélas! ne faites plus ainsi, pour l'amour de Dieu. Sauvez-vous en vous humiliant sous la main puissante [289] de Dieu, et sous l'obéissance de son Vicaire. Vous le pouvez encore quand le temps sera passé, il n'y aura plus de remède. Reconnaissez vos fautes, pour vous humilier et reconnaître l'infinie bonté de Dieu, qui n'a pas commandé à la terre de vous engloutir et aux animaux de vous dévorer, mais qui vous donne le temps de convertir votre âme. Si vous ne reconnaissez pas cette grâce qui vous est accordée, elle sera votre condamnation; mais si vous revenez au bercail, si vous vous nourrissez de la vérité sur le sein de l'Epouse du Christ, vous serez reçus avec miséricorde par le Christ du ciel et par le Christ de la terre, malgré l'iniquité que vous avez commise. Je vous prie de ne pas tarder; ne résistez pas aux remords de votre conscience, qui, je le sais, vous tourmentent sans cesse. Que la honte de votre faute ne vous arrête pas et ne vous fasse pas abandonner votre salut par désespoir, en vous persuadant qu'il n'y a plus de remède. Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire, mais espérez fermement en votre Créateur avec une foi vive, et revenez sous le joug avec humilité. L'obstination et le désespoir seraient une dernière faute pire que la première, et plus odieuse à Dieu et au monde. Elevez-vous donc à la lumière, car sans la lumière vous marcherez dans les ténèbres, comme vous y avez marché jusqu'à présent.
10. Mon âme comprend que, sans la lumière, nous ne pouvons pas connaître ni aimer la Vérité, et je vous ai dit, je vous répète que je désire avec un ardent désir vous voir sortir des ténèbres et vous unir à la lumière; et ce désir s'étend à toutes les créatures raisonnables; mais beaucoup plus à vous trois, qui par [290] votre désertion m'avez causé plus de douleur et d'étonnement que tous les autres qui ont commis la même faute. Lorsqu'ils ont quitté leur Père, vous étiez des enfants qui deviez être son soutien, en manifestant la vérité. Quoique le Père vous eût fait des reproches, vous ne deviez pas donner l'exemple de la révolte contre la sainteté. Aux yeux de la religion nous sommes tous égaux, mais pour parler comme les hommes, le Christ de la terre était Italien, et vous êtes Italiens. La passion de la patrie ne devait pas vous égarer comme les ultramontains. Je ne vois donc pas d'autre cause que l'amour-propre. Détruisez-le pour toujours, n'attendez pas le temps, car le temps ne vous attendra pas; foulez aux pieds ces sentiments coupables avec la haine du vice et l'amour de la vertu. Revenez, revenez, et n'attendez pas la verge de la justice, car nous ne pouvons échapper aux mains de Dieu. Nous sommes dans les mains de sa justice ou de sa miséricorde; il vaut bien mieux reconnaître nos fautes et nous jeter dans les mains de sa miséricorde que d'y persévérer, et rester dans les mains de sa justice. Nos fautes ne passent jamais impunies surtout celles qui sont faites contre la sainte Eglise. Mais je m'engage a vous représenter devant Dieu pur des larmes et des prières continuelles je partagerai avec vous la pénitence, pourvu que vous vouliez revenir à votre Père, qui vous recevra, comme un bon père, sous les ailes de sa miséricorde.
11. Hélas! hélas! ne la fuyez pas, ne la méprisez pas, mais recevez-la humblement, et ne croyez pas les mauvais conseillers qui vous ont donné la mort. Oui, vous serez mes doux frères, si vous vous rapprochez [291] de la vérité. Ne résistez plus aux larmes et aux sueurs que les serviteurs de Dieu répandent pour vous; elles vous purifieront des pieds à la tête: si vous les méprisez, si vous rejetez les tendres et douloureux désirs qu'ils offrent pour vous, vous en serez plus durement repris. Craignez Dieu et son infaillible jugement; j'espère de son infinie bonté que vous accomplirez en vous le désir de ses serviteurs. Ne trouvez pas mauvais que je vous blesse par mes paroles, c'est l'amour de votre salut qui m'a fait vous écrire (Le langage de sainte Catherine est sévère. Elle se sert de l'autorité que Dieu lui a donnée; elle connaissait déjà les trois cardinaux italiens, et elle finit par leur parler avec sa douceur ordinaire.). J'aurais préféré vous parler de vive voix, si Dieu l'avait permis; que sa volonté soit faite vous méritez plutôt des châtiments que des paroles. Je finis, mais si je m'écoutais, je ne m'arrêterais pas, tant mon âme est pleine de douleur et de tristesse, en voyant l'aveuglement de ceux qui étaient choisis pour répandre la lumière, et qui, au lieu d'être des agneaux se nourrissant de l'honneur de Dieu, du salut des âmes et de la réforme de la sainte Eglise, sont comme des voleurs qui dérobent pour eux-mêmes l'honneur de Dieu, comme des loups qui dévorent les brebis. Aussi j'en ressens une grande amertume. Je vous conjure, pour l'amour de ce précieux sang répandu avec tant d'ardeur pour vous, de consoler mon âme qui cherche votre salut. Je ne vous en dis pas davantage; demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu; baignez-vous dans le sang de l'Agneau sans tache, vous y perdrez toute crainte servile, et vous y trouverez avec la lumière une sainte crainte. Doux Jésus, Jésus amour [292].
XXXII (186). - AU ROI DE FRANCE CHARLES V. - Des commandements de Dieu, et de l'imitation de Jésus-Christ par la patience, le mépris du monde, la justice et l'amour du prochain. - De la paix entre les princes chrétiens et de la croisade.
(Cette lettre a été écrite pendant le séjour de sainte Catherine à Avignon, en l376. - Les numéros en chiffres arabes indiquent l'ordre des lettres de l'édition Gigli, que nous avons cru devoir changer.)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très cher seigneur et Père dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir observer les saints et doux commandements de Dieu; car je ne vois pas d'autre moyen de participer au fruit du sang de l'Agneau sans tache. Ce doux Agneau Jésus nous a enseigné la voie, et il nous a dit Ego sum via, veritas et vita Je suis la voie, la vérité, la vie. C'est un doux maître qui nous enseigne sa doctrine en montant sur la chaire de la très sainte Croix. Vénérable Père, quelle doctrine, quelle voie vous a-t-il enseignées? La voie est celle-ci les peines, les opprobres, les reproches, les affronts, les outrages; souffrir avec une véritable patience la faim et la soif, se rassasier [293] d'opprobres, être percé et cloué sur la Croix pour l'honneur de son Père et pour notre salut. C'est par ses peines et ses opprobres qu'il a réparé notre faute et la honte où l'homme était tombé par le péché commis. Il a expié et puni nos iniquités sur son corps, et il l'a fait gratuitement, sans y être obligé. Ce doux Agneau, notre voie, a méprisé le monde avec toutes ses délices et ses honneurs; il a détesté le vice et aimé la vertu. Vous, comme un fils et un serviteur fidèle de Jésus crucifié, suivez ses traces et la voie qu'il vous enseigne, c'est-à-dire les peines, les tourments, les tribulations que Dieu permet et que le monde vous cause; supportez-les avec une vraie patience, car la patience n'est jamais vaincue, mais elle vaincra le monde. soyez l'ami des vertus fondées sur la sainte justice, et soyez l'ennemi du vice.
2. Dans votre position, je vous prie surtout de faire trois choses pour l'amour de Jésus crucifié. La première est de mépriser le monde avec toutes ses délices, et de vous mépriser vous-même, possédant votre royaume comme une chose qui vous est confiée et qui ne vous appartient pas. Vous savez bien que ni la vie, ni la santé, ni la richesse, ni les honneurs, ni la puissance ne sont à vous: si ces biens étaient à vous, vous pourriez les posséder à votre gré; mais l'homme veut bien se porter, et il est malade; il veut vivre, et il meurt; il veut être riche, et il est pauvre; il veut être maître, et il est serviteur et vassal. Et il en est ainsi, parce que tout ce qu'il a, il ne le possède que selon le bon plaisir de Celui qui le lui a prêté. II est donc bien ignorant celui qui veut posséder ce qui appartient à un autre: c'est vraiment un [294] voleur, et il mérite la mort. Je vous prie donc d'agir en sage (Come savio, Charles V fut appelé Charles le Sage.), comme un bon administrateur, en possédant tout comme des biens que vous devez gouverner pour Celui qui vous les confie. La seconde chose que je vous demande, c'est de maintenir la sainte et vraie justice, et de ne jamais la laisser corrompre par l'amour de vous-même, ni par les louanges, ni par le désir de plaire aux hommes. Prenez garde que vos officiers ne commettent l'injustice pour de l'argent, et ne violent ainsi le droit du pauvre mais soyez le père des pauvres: c'est pour eux que Dieu vous a tout donné. Ayez soin que les abus qui se trouvent dans votre royaume soient punis, et que la vertu soit récompensée car c'est ce que la justice divine demande. La troisième chose est d'observer la doctrine que le maître vous a donnée sur la Croix, et c'est ce que mon âme désire le plus voir en vous: c'est l'amour de votre prochain, avec lequel vous êtes depuis si longtemps en guerre. Vous savez bien que sans cette racine de l'amour, l'arbre de votre âme ne portera pas de fruits; mais il se dessèchera, il ne pourra prendre la sève de la grâce en restant dans la haine.
3. Hélas! mon très cher Père, la douce Vérité suprême vous a enseigné et laissé le commandement d'aimer Dieu par-dessus toute chose, et le prochain comme vous-même. Il nous a donné l'exemple, lorsqu'il était élevé sur le bois de la très sainte Croix les Juifs criaient: " Crucifiez-le Et lui criait d'une voix humble et douce: " Père, pardonnez à ceux qui [295] me crucifient, car ils ne savent ce qu'ils font. " Voyez son ineffable charité, qui non seulement leur pardonne, mais les excuse auprès de son Père. Quel exemple et quelle doctrine! Le Juste, qui n'a pas en lui le venin du péché, supporte l'injustice pour expier nos iniquités. Oh! combien l'homme devrait rougir de suivre la doctrine du démon et de la sensualité en s'appliquant plus à acquérir et à conserver les richesses du monde, qui sont vaines et passent comme le vent, qu'à sauver son âme et à aimer le prochain! Celui qui hait le prochain se hait lui-même, parce que la haine le prive de la charité divine. Il est bien fou et bien aveugle celui qui ne voit pas qu'avec le glaive de la haine du prochain, il se tue lui-même. Aussi je vous demande et je veux que vous suiviez Jésus crucifié, et que vous aimiez le salut de votre prochain, en vous montrant le disciple de l'Agneau qui, par amour pour l'honneur de son Père et pour le salut des âmes, a voulu se livrer à la mort.
4. Faites de même, mon seigneur; ne craignez pas de perdre les biens du monde; en les perdant vous gagnerez, parce que vous réconcilierez votre âme avec votre frère (Presque tout le règne de Charles V fut troublé par les guerres avec le roi Edouard III d'Angleterre. et avec Charles le Mauvais, roi de Navarre.). Je m'étonne que vous ne sacrifiez pas, s'il était possible, votre vie même, avec les choses temporelles, envoyant la perte de tant d'âmes, la mort de tant de personnes, et de tant de religieux, de femmes et d'enfants qui ont été persécutés et chassés par cette guerre. Qu'il n'en soit plus ainsi [296], pour l'amour de Jésus crucifié. Pensez que si vous ne faites ce que vous pouvez faire vous serez cause de tout ce mal: mal pour les chrétiens, et mal pour les infidèles; car votre armée est occupée, et arrête la croisade. Quand même il n'en résulterait que ce mal, il me semble que nous devrions craindre le jugement de Dieu. Je vous prie de ne plus causer tant de mal, et de ne plus empêcher tout le bien que ferait la délivrance de la Terre-Sainte, et de ces pauvres âmes qui ne profitent pas du sang du Fils de Dieu. Vous devriez en rougir, vous et les autres princes chrétiens; car c'est une honte devant les hommes et une abomination devant Dieu de combattre son frère, et de laisser en paix l'ennemi, de vouloir prendre le bien des autres, et de ne pas recouvrer le sien: on ne peut être plus fou ni plus aveugle.
5. Je vous le dis de la part de Jésus crucifié, ne tardez pas à faire la paix; faites la paix, et tournez vos armes contre les infidèles; consacrez-vous à déployer et à défendre l'étendard de la très sainte Croix; car Dieu vous demandera compte, à vous et aux autres, au moment de la mort, de tant de négligences et d'erreurs qui se sont commises et se commettent tous les jours. Ne dormez plus, pour l'amour de Jésus crucifié et dans votre intérêt même., car il vous reste peu de temps (Charles V était né en 1337; il mourut dans sa quarante-troisième année, en 1380, peu de mois après sainte Catherine); le temps est court, vous devez mourir, et vous ne savez à quel moment. Qu'en vous s'allume le saint désir de suivre la Croix et de vous réconcilier [297] avec votre prochain; c'est ainsi que vous suivrez la voie et la doctrine de l'Agneau immolé et abandonné sur la Croix, et que vous observerez ses commandements. Vous suivrez sa voie en supportant avec patience les injures qui vous sont faites, sa doctrine en vous réconciliant avec le prochain. et vous montrerez votre amour pour Dieu en prenant part à la sainte croisade. Il me semble que votre frère, monseigneur le duc d'Anjou, veut, pour l'amour du Christ, se consacrer à cette sainte entreprise (Ce fut à la sollicitation du duc d'Anjou que cette lettre fut adressée à Charles V.); pouvez-vous en conscience l'arrêter par votre faute? Non, vous suivrez les traces de Jésus crucifié, vous accomplirez sa volonté et la mienne, vous observerez ses commandements. Je vous ai dit que je désirais vous voir observer les saints commandements de Dieu. Je ne vous en dis pas davantage: pardonnez à ma hardiesse. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [298].
Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 29, AU CARDINAL DE PORTO PIERRE CORSINI