Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 32, AU ROI DE FRANCE CHARLES V
XXXIII (157). - AU ROI DE FRANCE, le 6 mai 1379. - De la lumière qu'il faut pour connaître la vérité, et de l'amour-propre qui prive de cette lumière. - Urbain VI est le vrai Souverain Pontife.
(Trois autres lettres très étendues à la reine Jeanne de Naples, aux Romains, et au comte Albéric de Balbiano, portent la même date du 6 mai 1379. Cette activité d'esprit est également prouvée par le témoignage de frère Barthélemi de Sienne, qui, dans sa déposition du procès de Venise, affirme avoir souvent vu sainte Catherine dicter à deux secrétaires à la fois des lettres différentes sur des affaires très difficiles, et cela sans la moindre hésitation.)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Mon très cher Père dans le Christ, le doux [298] Jésus, moi, Catherine, l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de voir en vous une vraie et parfaite lumière qui vous fasse véritablement reconnaître ce qui est nécessaire à votre salut. sans cette lumière nous marchons dans les ténèbres, et les ténèbres nous empêchent d'apercevoir ce qui nuit à l'âme et au corps et ce qui leur est utile; et alors le goût de l'âme se corrompt, les choses bonnes paraissent mauvaises, et les mauvaises paraissent bonnes; le vice et ce qui conduit au péché nous semblent agréables, tandis que la vertu et les moyens d'y parvenir nous semblent amers et pénibles. Mais celui qui a la lumière connaît bien la vérité, il aime la vertu. Dieu est la cause de toute vertu; il hait le vice, et la sensualité, qui est la cause de tout vice et qui nous prive de cette véritable et douce lumière. L'amour que l'homme a pour lui-même est un nuage qui obscurcit l'oeil de l'intelligence et qui recouvre la prunelle de la très sainte Foi. L'homme va comme un aveugle et un ignorant; il suit sa faiblesse avec passion, sans consulter la lumière de la raison, semblable à l'animal dépourvu d'intelligence qui se laisse guider par son instinct. Quelle grande misère que l'homme, créé à l'image et ressemblance [299] de Dieu, se rende volontairement par son pêché pire que l'animal sans raison, qu'il méconnaisse, dans son ignorance et son ingratitude, les bienfaits de Dieu, et qu'il se les attribue à lui-même!
2. L'amour-propre est le principe de tout mal. D'où viennent les injustices et les autres fautes? De l'amour-propre: c'est lui qui fait commettre l'injustice contre Dieu, contre soi-même, contre le prochain et contre la sainte Eglise. On la commet contre Dieu en ne rendant pas honneur et gloire à son nom, comme on y est obligé; contre soi-même en ne haïssant pas le vice et en n'aimant pas la vertu; et contre le prochain en n'étant pas bon à son égard. Celui qui est puissant n'observe pas la justice lorsqu'il ne la rend que pour plaire aux créatures et dans son intérêt humain, lorsqu'il n'obéit pas à l'Eglise, qu'il ne la soutient pas, mais qu'il la persécute sans cesse. Tout ce mal vient de l'amour-propre, qui empêche de connaître la vérité parce qu'elle prive de la lumière. Ceci est bien certain, tous les jours, nous le voyons et nous l'éprouvons en nousmême.
3. Je ne voudrais pas, mon très cher Père, que ce nuage vous privât de la lumière; mais je veux que vous ayez en vous cette lumière qui fait connaître et discerner la vérité. Il me semble, d'après ce que j'ai appris, que vous commencez à vous laisser conduire par ceux qui sont dans les ténèbres et vous savez que si un aveugle en conduit un autre, ils tomberont tous les deux dans le précipice (Charles V se déclara contre Urbain VI à l'instigation des cardinaux français, et par intérêt politique. Il voulait un Pape français à Avignon, et il fut véritablement le chef du parti de l'antipape Clément VII.). Il [300] vous en arrivera de même si vous ne remédiez pas à ce que j'apprends. Je suis bien étonnée qu'un homme catholique qui veut craindre Dieu et être courageux, se laisse guider comme un enfant, et ne voie pas à quelle ruine il s'expose en laissant souiller la lumière de la très sainte Foi par les conseils de ceux que nous voyons être les membres du démon, ces arbres corrompus qui nous ont montré leur impiété, et qui ont semé le poison de l'hérésie en disant que le pape Urbain VI n'est pas le vrai Pape. Ouvrez les yeux de l'intelligence, et voyez s'ils ne mentent pas effrontément. Ne peut-on pas les confondre par eux-mêmes, et de quelque côté que nous nous tournions, ne sont-ils pas dignes de châtiments? S'ils disent qu'ils l'ont élu par crainte de la colère du peuple, ils ne disent pas la vérité, car ils l'ont élu. par une élection aussi canonique et aussi régulière qu'aucune autre élection de souverain Pontife.
4. Ils se hâtèrent, il est vrai, de faire l'élection, par crainte de quelque mouvement populaire; mais ce n'est pas par crainte qu'ils ont choisi monseigneur Bartholomeo, archevêque de Bari, qui est aujourd'hui le Pape Urbain VI. Je le reconnais et je ne le nie pas: celui qu'ils ont élu par peur, c'est monseigneur de Saint-Pierre c'est évident pour tous; mais l'élection du Pape Urbain s'est faite régulièrement, comme je l'ai dit. Ils l'ont annoncée eux-mêmes à vous, a nous, à tous les princes du monde, et ils ont confirmé leurs paroles par des actes, en [301] lui rendant hommage, en le reconnaissant pour le Christ de la terre, en le couronnant avec grande solennité, en renouvelant l'élection avec un grand accord. Ils lui demandèrent des grâces comme souverain Pontife, et ils en profitèrent. s'il n'était pas vrai que le Pape Urbain fût Pape, s'ils l'avaient nommé par peur, ne seraient-ils pas dignes d'une éternelle confusion? Quoi! les colonnes de l'Eglise, ceux qui sont établis pour répandre la Foi, ont voulu par crainte de la mort corporelle nous entraîner avec eux dans la mort éternelle! Ils nous ont désigné pour Père celui qui ne l'était pas! Et ne sont-ils pas des voleurs, puisqu'ils ont demandé et reçu des grâces qu'ils ne devaient pas recevoir! Oui assurément; mais ce qu'ils disent est faux, et le Pape Urbain VI est bien le véritable Pape. Les pauvres insensés qu'aveugle l'amour-propre! ils nous ont montré et prouvé la vérité, et ils prétendent maintenant que c'est un mensonge. Ils l'ont reconnue, cette vérité jusqu'au moment où sa sainteté a voulu corriger leurs vices (Lettre XXXI , 8). Dès qu'Urbain VI a voulu les reprendre et leur montrer qu'il n'approuvait pas leur conduite scandaleuse, et qu'il voulait y porter remède, ils se sont aussitôt révoltés. Et contre qui? Contre la sainte Foi ils ont fait pire que des renégats.
5. O hommes misérables! ils ne connaissent pas leur malheur et la voie qu'ils suivent; s'ils la connaissaient, ils imploreraient le secours de Dieu, ils reconnaîtraient leurs fautes, et ils ne seraient pas [302] obstinés comme les démons qu'ils imitent, et dont ils remplissent l'office. L'office du démon est d'éloigner les âmes de Jésus crucifié, de les détourner de la voie de la vérité, de les conduire au mensonge et de se les attacher, à lui le père du mensonge, par les peines et les supplices, en leur donnant ce qu'il a pour lui-même. Ils font de même ils détruisent la vérité qu'ils nous avaient donnée, en propageant le mensonge; ils ont mis la division dans le monde entier; et le mal qu'ils ont, ils veulent nous le communiquer. Voulons-nous bien connaître la vérité, regardons, examinons leur vie et leurs moeurs; ils suivent les sentiers de l'iniquité, car ces démons ressemblent aux démons, ils s'accordent ensemble.
6. Pardonnez-moi, mon très cher Père. Je vous appelle Père parce que je vous crois le partisan de la vérité et l'ennemi du mensonge. Si je parle ainsi d'eux, ce n'est pas contre leurs personnes, c'est contre leurs vices, contre l'hérésie qu'ils ont répandue par toute la terre, contre la cruauté qu'ils ont pour eux-mêmes et pour les pauvres âmes qu'ils font périr; et il faudra qu'ils en rendent compte devant le Juge suprême. S'ils avaient été des hommes craignant Dieu, ou, à défaut de Dieu, les reproches du monde, le Pape Urbain aurait eu beau leur faire plus qu'il n'a fait et les couvrir d'une plus grande confusion, ils auraient tout supporté avec patience, préféré mille morts, pour ne pas faire ce qu'ils ont fait. Ils ne pouvaient tomber dans une plus grande honte et un plus grand malheur; car aux yeux de tous, ce sont des hérétiques et des schismatiques qui outragent la sainte Foi. Si je considère le tort qu'ils [303] font à leur âme et à leur corps, je vois que l'hérésie les prive de Dieu et de la grâce, et les dépouille même temporellement de leur dignité, et ils en sont eux-mêmes cause. Si je pense au jugement de Dieu, je vois qu'il est proche, s'ils ne sortent de ces ténèbres, car toute faute est punie, et toute vertu récompensée. Il est dur de résister à Dieu, lors même qu'on aurait toutes les forces des hommes. Dieu est la force suprême qui fortifie et délivre ceux qui mettent leur confiance et leur espérance en lui.
7. Nous voyons que tous les vrais serviteurs de Dieu obéissent au pape Urbain VI et le reconnaissent pour le vrai souverain Pontife, comme il l'est en effet. Vous ne trouverez pas un serviteur de Dieu qui soutienne le contraire et qui serve Dieu sincèrement (Au commencement du schisme, l'erreur ne semblait pas possible. La vérité put s'obscurcir après le concile de Pise. Saint Vincent Ferrier fut pendant quelque temps attaché à Benoît XIII; mais il le pressa toujours de rendre la croix à l'Eglise en abdiquant. (Gigli, t. II, p. 19.). Car je ne parle pas de ceux qui portent à l'extérieur le vêtement des brebis, et qui sont à l'intérieur des loups dévorants. Et croyez-vous que, si ce n'était pas la vérité, Dieu permettrait que ses serviteurs soient ainsi dans les ténèbres? Non, il ne le souffrirait pas. S'il le souffre pour les hommes coupables du monde, il ne le souffre pas pour ses serviteurs. Il leur a donné la lumière de la vérité en cette occasion, parce qu'il ne méprise pas les saints désirs, et qu'il les exauce comme un père tendre et compatissant. Ce sont les personnes que je voudrais vous voir appeler près de vous, pour vous faire [304] expliquer cette vérité et vous retirer de votre ignorance. Ne vous laissez pas conduire par l'intérêt personnel; ce serait plus fâcheux pour vous que pour d'autres. Ayez compassion de tant d'âme que vous livrez aux mains du démon. Si vous ne voulez pas faire le bien, au moins ne faites pas le mal. souvent le mal nuit plus à celui qui le fait qu'à celui auquel on veut le faire; et c'est un si grand mal que celui qui nous fait perdre la grâce de Dieu, qui détruit les biens de la terre et qui cause la mort de tant d'hommes!
8. Hélas! il semble que nous ne voyons plus la lumière; le nuage de l'amour-propre nous en a privés, et nous aveugle tellement, que nous sommes disposés à recevoir tous les faux renseignements que nous donnent contre la vérité ceux qui s'aiment eux-mêmes. Si nous avions la lumière, il n'en serait point ainsi, mais vous voudriez, avec une grande prudence et une sainte crainte de Dieu, chercher et connaître la vérité auprès de ceux qui sont instruits et consciencieux. Si vous le voulez, vous ne tomberez pas dans l'erreur, car vous avez près de vous la source de la science (Sainte Catherine désigne. ainsi l'Université de Paris, qui se prononça d'abord pour Urbain VI. Elle subit ensuite l'influence royale, et reconnut Clément VII, par un acte du 30 mai 1379. Elle répara cette faute, en travaillant avec zèle à l'extinction du schisme.). Je ne crains rien si vous y avez recours; et vous savez ce que deviendra votre royaume, si vous consultez des hommes consciencieux qui ne cèdent pas à l'opinion des hommes et à la crainte servile, mais qui n'écoutent que la [305] vérité. Ils vous éclaireront et vous mettront l'esprit et l'âme en paix. Oui, très cher Père, changez de conduite, rentrez en vous-même; pensez que vous devez mourir, et vous ne savez pas quand; considérez Dieu et la vérité, et non la passion et l'amour de la patrie. Devant Dieu, nous ne devons établir aucune différence entre les nations, car nous sommes tous sortis de sa sainte pensée, tous créés à son image et ressemblance, tous rachetés avec le précieux sang de son Fils unique. Je suis certaine que si vous avez la lumière, vous agirez de la sorte et vous n'entendrez pas le temps, car le temps ne vous attend pas (Charles V mourut l'année suivante, avec le désir de faire cesser le schisme.). Vous les inviterez à retourner à la sainte et véritable obéissance. Vous ne pouvez pas faire autrement. Je vous ai dit que je désirais voir en vous une vraie et parfaite lumière, afin qu'avec cette lumière vous aimiez et craigniez la Vérité. Alors mon âme se réjouira de votre salut en vous voyant sortir d'une si grande erreur. Je termine: demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Pardonnez-moi, si j'ai trop parlé. L'amour de votre salut me fuit désirer de vous dire ces choses de vive voix plutôt que par des lettres. Que Dieu vous remplisse de sa très douce grâce. Doux Jésus, Jésus amour [306].
XXXIV (190).- AU DUC D'ANJOU. - Elle le prie de s'unir à la Croix et à la passion de Jésus-Christ, en méprisant les plaisirs et les vanités du monde. - Elle l'exhorte à se croiser contre les infidèles.
(Louis d'Anjou était second fils du roi Jean, qu'il remplaça comme otage en Angleterre. Il fut régent pendant la minorité de son neveu Charles VI, et devint chef de la seconde branche d'Anjou à Naples. La reine Jeanne l'ayant nommé son héritier, il se fit couronner roi par l'antipape Clément VII. En 1372, il passa en Italie, et disputa inutilement le trône à Charles Durazzo. Il mourut en 1382. - La lettre de Sainte Catherine est de 1376, pendant son séjour à Avignon.)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très cher seigneur et Frère dans le Christ, le doux Jésus, moi Catherine. l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir le coeur attaché et cloué sur la Croix, et le bien, que vous soyez de plus en plus enflammé de zèle et d'ardeur pour lever l'étendard de la très sainte Croix. Je suis certaine que si vous regardez l'Agneau immolé et consumé d'amour sur la Croix pour vous délivrer de la mort et vous rendre la vie de la grâce, cette sainte pensée vous excitera à le faire bientôt, et bannira de votre coeur et de votre âme toutes les jouissances déréglées et les vanités du monde. Ces jouissances passent comme le vent, et laissent toujours la mort dans l'âme de celui qui les possède; et, si avant de mourir il ne se corrige pas, elles le conduisent à la mort [307] éternelle il s'est privé par sa faute de la vision de Dieu, et il s'est rendu digne de la vision et de la société des démons. Il est juste et convenable qu'une peine infinie punisse celui qui offense Dieu, le Bien infini. Je parle de ceux qui dépensent leur vie dans les plaisirs et dans la magnificence, cherchant a se distinguer par le luxe et les grands repas. Ils n'emploient jamais à d'autres choses leurs richesses, tandis que les pauvres meurent de faim. Ils recherchent sans cesse l'abondance des provisions, la beauté des vases, les tables délicates et choisies, et les vêtements somptueux;. mais ils ne s'occupent pas de leur pauvre âme, qui se meurt de faim, parce qu'ils lui enlèvent la nourriture de la vertu, de la sainte confession, de la parole de Dieu, de son Fils le Verbe incarné, dont nous devons suivre les traces avec amour, aimant ce qu'il aime, cherchant ce qu'il cherche, aimant la vertu, détestant le vice, cherchant l'honneur de Dieu, notre salut et celui du prochain. Le Christ a dit que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais encore de la parole de Dieu.
2. Aussi je veux, cher et doux seigneur, mon frère dans le Christ, le doux Jésus, que vous suiviez par la vertu cette douce parole de Jésus crucifié, et que vous ne vous laissiez pas tromper par le monde et entraîner par la jeunesse (En 1376, Louis d'Anjou avait trente-neuf ans.). Car si nous suivions le monde, on pourrait bien nous dire cette parole que le Christ béni adressait aux Juifs: " Ceux-là sont semblables à des sépulcres qui sont parés et blanchis au dehors, mais qui sont pleins au dedans [308] d'ossements et de corruption de mort. " Oh! que la douce Vérité suprême parlait bien Oui, Ceux qui paraissent si beaux avec tous leurs ornements, ont le coeur rempli de choses mortes et passagères qui engendrent le dégoût, la honte et la corruption dans l'âme et dans le corps. Mais j'espère de la Bonté divine que vous vous appliquerez si bien à corriger votre vie, que cela ne vous regardera pas, et que, rempli d'un ardent amour, vous prendrez la Croix, qui détruit en nous la mort du péché mortel, et lui nous donne la vie. Vous le ferez en élevant l'étendard de la Croix; vous effacerez toutes les offenses que vous avez commises contre Dieu, et Dieu vous dira ensuite Viens, mon fils bien-aimé, tu t'es fatigué pour moi, je te consolerai et je te mènerai aux noces de la vie éternelle, où le rassasiement est sans dégoût, la faim sans souffrance, et le plaisir sans honte. Ce ne sont pas comme les joies et les festins du monde, qui coûtent beaucoup sans aucun profit; plus l'homme en prend, plus il est vide; plus il trouve la tristesse. Vous l'avez bien vu hier: Vous aviez préparé un belle fête et un grand repas, et tout a fini dans la douleur (D'après les anciens manuscrits, Cet accident dont parle sainte Catherine serait la chute d'une muraille qui, au milieu d'eu grand festin, avait tué plusieurs personnes.). Dieu l'a permis par amour pour votre âme; il a voulu vous montrer à vous et à ceux qui vous entouraient que toutes nos joies sont vaines. Dieu a montré aussi que ces réunions, ces discours, ces usages, ces conseils ne lui étaient pas agréables. Hélas! je crains bien que notre folie [309] soit si grande, qu'elle nous empêche de comprendre les jugements de Dieu.
3. Je vous dis de la part de Jésus crucifié, de vous rappeler toujours la journée d'hier, afin que toutes vos actions soient faites dans l'ordre, dans la vertu et la crainte de Dieu, et non pas sans cette crainte. Ayez bon courage, parce que j'espère de la Bonté divine qu'elle vous aidera à le faire, que vous ne souffrirez pas de l'accident qui est arrivé, et que ce sera une peine profitable qui vous donnera une sainte connaissance de vous-même. Ce sera un heureux frein qui retiendra en vous toute vanité déréglée, comme on fait au cheval qui s'emporte on lui tire la bride pour qu'il ne s'écarte pas de son chemin.
4. Oui, mon doux fils dans le Christ, notre doux Jésus, embrassez la très sainte Croix, et répondez à Dieu qui vous appelle avec cette Croix; vous accomplirez ainsi la volonté de Dieu et mon désir. Je vous ai dit que je désirais voir votre coeur et vos désirs attachés et cloués à la Croix. Faites qu'avant le départ du Saint-Père (Grégoire XI partit d'Avignon le 13 septembre 1376.) vous vous entendiez définitivement avec Sa Sainteté au sujet de la croisade: le plus tôt sera le meilleur, pour le peuple chrétien et pour les infidèles. Pas de négligence, ne tardez pas davantage. Faites en sorte que le temps vous manque, plutôt pour les affaires temporelles que pour les affaires spirituelles, surtout pour cette sainte entreprise, que Dieu vous a confiée; et rendez-vous digne de ce que souvent sa bonté infinie a fait faire à ses grands serviteurs. Je ne vous en dis pas [310] davantage. souvenez-vous, Monseigneur, que vous devez mourir, et vous ne savez pas quand. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Pardonnez à ma présomption. Doux Jésus, Jésus amour.
XXXV (312) - A LA REINE DE NAPLES.- De l'amour filial envers Dieu, et de la crainte servile et mercenaire.- De la justice envers soi-même et envers le prochain. - Elle l'excite à concourir à la croisade publiée par le souverain Pontife.
(Jeanne, reine de Naples, était fille de Charles d'Anjou, duc de Calabre; elle eut quatre maris. 1. André de Hongrie, son cousin; 2. Louis de Tarente; 3. Jacques, d'Aragon, et Otton de Brunswick, qui lui survécut. Elle ne laissa pas d'enfant. Ce fut elle qui vendit au Saint-Siège Avignon et le comtat Venaissin, en 1348, pour quatre-vingt mille florins d'or)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Ma très révérende et très chère Mère dans le Christ Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris et je vous encourage dans le précieux sang du Fils de Dieu, avec le désir de vous voir une vraie et parfaite fille de Dieu. Vous savez que le serviteur ne veut jamais offenser le maître en sa présence, parce qu'il craint la peine qui suit la faute commise; et c'est cette crainte qui le fait servir avec soin et empressement. Mais le vrai fils aime mieux mourir que d'offenser [311] son père; et ce n'est pas par crainte de la peine et par peur de lui, mais c'est à cause du respect et de l'amour qu'il a pour son père qu'il ne l'offense pas. C'est là le fils qui a droit à l'héritage, parce qu'il n'a pas renoncé au testament du père, mais qu'il observe et suit ses traces. Je vous prie d'agir ainsi, vénérable Mère dans le Christ Jésus. Vous savez que nous sommes toujours comme des serviteurs en présence de ce Maître; son oeil, qui voit dans le secret, est sans cesse sur nous. L'éternelle Vérité suprême distingue bien celui qui la sert et celui qui ne la sert pas. L'âme doit donc craindre d'offenser son Créateur, car ce Maître punit le mal et récompense le bien; et personne, ni par sa puissance, ni par ses richesses, ni par son talent, ne peut s'affranchir de ce Maître, le doux Jésus.
2. Oh! combien est douce et sainte cette servitude, qui met un frein à l'âme, la dirige, l'empêche de tomber dans la triste servitude du péché, et lui fait voir toutes les choses qui pourraient la porter au mal! Tout ce qu'elle voit contraire à la volonté du Maître, elle le hait, parce qu'elle sait que si elle l'aimait, elle encourrait ses jugements. Lorsque l'âme éveillée par la crainte voit qu'elle est obligée de servir, et qu'elle ne peut éviter le regard du Maître, elle commence à déraciner l'amour déréglé du monde et à rendre ses affections conformes à la volonté de son Maître, car elle ne pourrait lui plaire autrement. Le Christ l'a dit: " Personne ne peut servir deux maîtres; s'il en sert un, il est opposé à l'autre; " et ainsi, lorsque notre âme est conduite par la crainte, elle sert avec empressement et combat [312] le péché en elle: cette crainte le rend semblable au serviteur de la maison qui est chargé de laver ce qui est sale. Mais si l'âme devient la fille du Père, c'est-à-dire si elle arrive à la charité parfaite, elle fait comme le vrai fils qui a toujours aimé son père, qui ne l'aime pas d'un amour mercenaire, à cause de l'utilité qu'il y trouve, et qui ne craint pas de l'offenser par peur du châtiment, mais seulement à cause de la bonté du père et de la nature qu'il a reçue du père par amour. La nature lui donne la force, et l'amour le contraint de l'aimer et de le servir. On peut dire que celui-là est un vrai fils. Notre amour envers notre Père céleste consiste donc à l'aimer non pas à cause du profit que nous y trouvons, ou de la crainte des châtiments qu'il peut nous infliger, mais seulement parce qu'il est souverainement juste, souverainement bon dans son infinie bonté, parce qu'il est vraiment digne d'être aimé, et que rien n'est digne de l'être en dehors de lui; mais en lui et pour lui nous devons aimer toute créature. Voilà comment on aime un père.
3. La crainte est chargée de purifier l'âme; l'amour doit ensuite la remplir de vertus, et en bannir l'ambition, la vaine gloire, l'impatience, l'injustice, la vanité, la misère du monde; il doit effacer le souvenir des injures reçues, pour n'y laisser que celui des bienfaits et de la bonté, avec la vraie et parfaite humilité, avec la patience à supporter ses peines pour le doux Jésus, aveu la sainte justice qui rend à chacun ce qui lui est dû. Et remarquez que vous pouvez pratiquer la justice de deux manières:la première en vous-même, en rendant à Dieu la [313] gloire et l'honneur qu'il mérite, on reconnaissant que vous recevez tout bien de lui et pour lui, en vous attribuant ce qui vous appartient, le péché et le mal, que vous devez haïr parce que c'est le péché qui a percé et cloué le Fils de Dieu sur le bois de la très sainte Croix. L'autre justice est celle qu'on doit aux créatures, et vous devez l'exercer de tout votre pouvoir dans votre royaume.
4. Je vous en conjure au nom du Christ Jésus, veillez sans cesse à ce qu'il ne se commette pas d'injustices et qu'on rende à chacun ce qui lui est dû, au grand comme au petit. Et gardez-vous bien d'y manquer par complaisance ou par crainte des créatures; autrement vous ne seriez pas la vraie fille du Père. Consultez toujours l'honneur do Dieu, et vous aimerez mieux mourir que de l'offenser. Lorsque le vase est pur du vice et du péché, et qu'il est rempli de vertus, le coeur ne peut se défendre d'aimer, parce qu'il a trouvé la source de la bonté de Dieu qui opère on lui, et parce que la créature a été faite à l'image et ressemblance du Créateur. Le Créateur n'y était pas obligé; nous ne lui avons rien demandé, et nous ne pouvions pas lui être utiles; mais c'est uniquement la force de son amour infini et de son ineffable charité qui l'y a poussé. C'est aussi cet amour qui a uni Dieu à l'homme, et l'a abaissé jusqu'à fui. O douce et vénérable Mère, combien la créature devrait avoir honte de s'enorgueillir de son rang et de ses grandeurs, en voyant son Créateur s'humilier si profondément et courir avec une si ardente charité à la mort ignominieuse de la Croix! C'est de ce très doux amour que mon âme [314] désire vous voir revêtue, car sans cet amour vous ne pouvez plaire à Dieu et avoir la vie de la grâce.
5. J'ai de douces et bonnes nouvelles à vous apprendre. Notre doux Christ de la terre, le souverain Pontife, a envoyé une bulle à trois religieux qu'il a choisis: au provincial des Frères Prêcheurs, au ministre des Frères Mineurs et à un de nos Frères, serviteur de Dieu (Voir Lettre LI). Il leur a commandé de rechercher et de faire connaître on Italie et dans les autres pays tous ceux qui ont le désir de mourir pour le Christ au delà des mers, et de combattre les infidèles. Ceux-là doivent écrire ou se présenter, en déclarant que si les chrétiens veulent entreprendre la croisade, ils sont prêts à leur donner tout le secours de leur puissance et de leurs armes. Je vous on prie et je vous en conjure de la part de Jésus crucifié, embrasez-vous d'un saint désir, et préparez-vous à fournir les secours et les forces nécessaires, quand le moment sera venu, afin de retirer le saint tombeau de notre doux Sauveur des mains du démon, et de faire participer comme nous les infidèles au sang du Fils de Dieu. Je vous prie, ma Mère, de ne pas dédaigner de me faire connaître votre saint et bon désir au sujet de cette sainte entreprise. Je termine; que la paix et la grâce du Saint-Esprit soient toujours dans votre âme. Demeurez dans la sainte dilection de Dieu, et pardonnez-moi ma présomption. Doux Jésus, Jésus amour[315].
XXXVI (313). - A LA REINE JEANNE DE NAPLES.- De l'union de Dieu et de l'âme par l'incarnation du Verbe, et comment elle se perfectionne par la charité et les autres vertus. - Elle se réjouit du désir qu'elle a manifesté de prendre part à la croisade.
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Glorieuse et très chère Mère, madame la Reine, votre indigne Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, vous écrit dans son précieux sang, avec le désir de vous voir la vraie fille et l'épouse choisie de Dieu. La douce Vérité suprême vous a choisie pour sa fille; car nous sommes sortis de Dieu notre Créateur; il a dit: Faisons l'homme à notre image et ressemblance. La créature raisonnable est devenue son Epouse, lorsque Dieu a pris la nature humaine. O très doux amour Jésus, afin de montrer que vous la preniez pour Epouse, huit jours après votre naissance vous lui avez donné l'anneau nuptial de votre main très douce et très sainte, au moment de la Circoncision. Vous savez bien, ma vénérable Mère, qu'au bout de huit jours il a donné un anneau de sa chair, comme gage de ce qu'il devait payer entièrement sur le bois de la très sainte Croix, lorsque l'Agneau sans tache, l'Epoux divin, fut immolé et répandit de toutes les parties de son corps les flots de son sang. pour laver les souillures et les péchés de son Epouse l'humanité. Et remarquez que son ardente charité ne nous a pas [316] donné un anneau d'or, mais un anneau de sa très pure chair; et ce très doux Père n'a pas fait le festin des noces avec la chair des animaux, mais avec son précieux corps la nourriture a été l'Agneau préparé par le feu de la chanté, sur le bois de la douce Croix.
2. Je vous supplie instamment nu nom du Christ Jésus de consacrer tout votre coeur, toute votre âme, toutes vos forces à aimer et servir ce doux et cher Père, cet Epoux qui est Dieu, la Vérité suprême, éternelle, qui nous a tant aimés sans être aimé. Oui, qu'aucune créature ne résiste, quel que soit son rang, sa grandeur, sa puissance: toutes les gloires du monde ne sont-elles pas vaines; ne passent-elles pas comme le vent? Qu'aucune créature ne s'éloigne de ce véritable amour, qui est la gloire, la vie, le bonheur de l'âme; et alors nous montrerons que nous sommes des épouses fidèles. Et aussi, quand l'âme n'aime que son Créateur, elle ne désire rien hors de lui. Ce qu'elle aime, ce qu'elle fait, c'est pour lui, et tout ce qu'elle voit on dehors de sa volonté, comme les vices, les péchés, les injustices, elle le déteste; et la sainte haine qu'elle a conçue contre le péché est si forte, qu'elle aimerait mieux mourir que de violer la foi qu'elle doit à son éternel Epoux. Soyons, soyons fidèles, on suivant les traces de Jésus crucifié, on détestant le vice, en embrassant la vertu, on faisant de grandes choses pour lui.
3. Je vous dirai, Madame, que mon âme a été dans la joie et l'allégresse lorsque j'ai reçu votre lettre; elle m'a bien consolée par la sainte et bonne [317]
disposition où vous paraissez être de sacrifier vos biens et votre vie pour la gloire du nom de Jésus-Christ. Le plus beau sacrifice, le plus grand amour qu'on puisse lui offrir, c'est d'être prêt à donner sa vie pour lui s'il le faut. Oh! quelle douceur ce serait de voir donner sang pour sang! Et je vois tellement augmenter en vous le feu du saint désir par le souvenir du sang du Fils de Dieu, que vous avez pris le titre de Reine de Jérusalem (Depuis l'année 1272, les rois de Naples prenaient le nom de rois de Jérusalem. (Gigli, t. Il, p.356.). Vous serez le chef et la cause de cette sainte croisade, et les Saints-Lieux ne seront plus possédés par les méchants infidèles, mais par des chrétiens qui les honorent, et par vous comme votre bien. Sachez que le Saint-Père a le plus grand désir d'apprendre de vous-même le dessein que le divin Epoux a mis dans votre âme; je voudrais que vous lui écriviez que votre désir augmente de plus en plus, et que vous lui demandiez d'entreprendre vous-même la croisade avec tous les chrétiens qui voudraient vous suivre. Car si vous vous prononciez, et si vous preniez l'initiative, vous entraîneriez certainement beaucoup de monde. Je vous conjure donc par l'amour de Jésus crucifié de montrer votre zèle, et je prie autant que le peut ma faiblesse, la souveraine et éternelle bonté de Dieu, de vous accorder pour cela et pour toutes vos bonnes oeuvres une parfaite lumière, en augmentant toujours en vous vos saints désirs, afin qu'embrasée du feu de l'amour, vous parveniez, de la souveraineté de cette vie misérable et caduque, a l'éternelle cité [318] de Jérusalem, à la vision de la paix, où la divine Clémence nous fera tous rois et seigneurs, où seront récompensées toutes les peines de ceux qui auront souffert pour son très doux amour. Demeurez dans la sainte dilection de Dieu. Jésus, Jésus, Jésus.
Faite le 4 du mois d'août.
Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 32, AU ROI DE FRANCE CHARLES V