Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 39, A LA REINE DE NAPLES
XL (317). - A LA REINE JEANNE DE NAPLES. - Elle lui reproche son obstination, et la menace des châtiments de Dieu. - Elle l'exhorte à avoir pitié de son âme.
(Cette lettre écrite en extase, est du 6 mai 1379)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIÉ ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chère Mère dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de voir que vous avez compassion de vous-même, de votre âme et de votre corps; car, si nous n'avons pas pitié de notre âme, la miséricorde et la pitié des autres nous serviront peu. L'âme est bien cruelle, lorsqu'elle met elle-même dans les mains de son ennemi le glaive avec lequel il peut la tuer. Car nos ennemis n'ont pas d'armes qui puissent nous blesser; ils le voudraient bien, mais ils ne le peuvent pas: il n'y a que la volonté qui commet l'offense; et cette volonté, ni les démons, ni les créatures ne peuvent l'ébranler et la forcer à la moindre faute plus qu'elle ne le veut. Ainsi, la volonté coupable qui consent aux tentations de l'ennemi est un glaive qui tue l'âme, quand elle le livre à ses ennemis, avec la main du libre arbitre. Qui est plus cruel de l'ennemi, ou de la personne qui reçoit la blessure? C'est nous qui sommes plus cruels, car nous consentons à notre mort.
2. Nous avons trois ennemis principaux le démon [342] d'abord, qui est faible, si nous ne le rendons pas fort en consentant à ses tentations; il perd sa force par la vertu du sang de l'humble Agneau sans tache. Le monde, avec ses honneurs, ses délices, est encore notre ennemi; mais il est faible, si nous ne le fortifions pas par notre faute, en possédant ses biens avec un amour déréglé: c'est par la douceur, l'humilité, la pauvreté, les opprobres, les affronts et les outrages de Jésus crucifié, qu'a été vaincu ce tyran du monde. Notre troisième ennemi, qui est notre propre fragilité, a été affaibli, et notre raison fortifiée, par l'union que Dieu a faite avec notre humanité dans l'incarnation de son Verbe, et par la mort de ce doux et tendre Verbe, Jésus crucifié. Aussi nous sommes forts, et nos ennemis sont faibles: il est donc bien vrai que nous sommes plus cruels pour nous que nos ennemis; car sans nous ils ne pourraient nous tuer ni nous blesser. Dieu nous les a donnés, non pas pour que nous soyons vaincus, mais pour que nous en triomphions: c'est ainsi que nous montrons notre force et notre constance. Mais je ne vois pas que nous puissions éviter cette cruauté et acquérir cette compassion sans la lumière de la très sainte Foi, en voyant avec l'oeil de l'intelligence combien cette cruauté déplaît à Dieu et nuit à l'âme et au corps, et combien cette compassion est agréable à Dieu et utile à notre salut.
3. O très chère Mère, - je vous appelle Mère, à la condition que vous serez la fille soumise de la sainte Eglise, - il me semble que vous n'avez aucune compassion de vous-même. Hélas! hélas! parce que je vous aime, je gémis du triste état de votre âme et de [343] votre corps; je donnerais de bon coeur ma vie pour vous sauver de cette cruauté (Le désir de sainte Catherine était d'aller à Naples; Urbain VI voulait l'envoyer à la reine; mais il en fut empêché par le refus de sainte Catherine de Suède. (Vie de sainte Catherine, p. III, c. 1. ). Je vous ai écrit plusieurs fois avec compassion, pour vous montrer que ce qu'on vous donne pour la vérité est un mensonge, et que la verge de la justice divine est prête à vous frapper, si vous ne sortez de cette erreur. Le péché est naturel à l'homme, mais la persévérance dans le péché est l'oeuvre du démon. Hélas! personne ne vous dit la vérité, et vous ne cherchez pas les serviteurs de Dieu qui pourraient vous la dire, afin de vous retirer de l'état de damnation. Oh! combien mon âme serait heureuse, si je pouvais aller vous trouver et donner ma vie pour vous rendre les biens du ciel et de la terre, pour ôter l'arme de la cruauté, avec laquelle vous vous tuez vous-même, et pour vous aider à prendre l'arme de la piété, qui tue le vice, c'est-à-dire à vous revêtir de la sainte crainte de Dieu et de l'amour de la vérité, et de vous unir à sa douce volonté. Hélas! n'attendez pas le temps que vous n'êtes pas sûre d'avoir; ne faites pas que mes yeux aient à répandre des torrents de larmes sur votre pauvre âme et sur votre corps. Votre âme, je l'aime comme la mienne, et je vois qu'elle est morte, puisqu'elle est séparée de sa vie. Ce n'est pas le Pape Urbain VI qu'elle poursuit, c'est la vérité, c'est notre Foi.
4. Ma Mère et ma fille, d'après ce que vous m'écriviez, j'espérais que cette Foi serait par vous, avec la [344] grâce divine, répandue parmi les infidèles, annoncée et secourue parmi nous, lorsque nous avons vu paraître le schisme; j'espérais que vous la défendriez contre ceux qui en sont souillés; mais je vois maintenant que vous faites tout le contraire, à cause du mauvais conseil que vous avez reçu en punition de mes péchés; vous l'avez écouté sans avoir compassion de votre salut; et il n'y a pas de créature qui puisse réparer votre malheur: vous serez obligée d'en rendre compte vous-même devant le souverain Juge. Vous n'avez pas péché par ignorance de la vérité, car vous la connaissiez; mais vous ne savez pas revenir sur ce que vous avez fait, parce que l'arme mauvaise de la volonté propre vous retient et vous aveugle, en vous faisant regarder comme une honte ce qui vous honorerait au contraire beaucoup:
Car en persévérant dans votre faute et dans le mal que vous commettez, vous vous faites blâmer et mépriser par toutes les créatures, tandis qu'en vous convertissant, vous vous honorerez, et la gloire de votre conduite détruira la mauvaise impression de vos erreurs passées. Quant aux biens temporels et éphémères qui fuient comme le vent, vous n'avez pas non plus raison; car vous devez craindre d'en être enfin privée, d'être déclarée publiquement hérétique. Mon coeur se brise et ne peut se briser davantage, dans la crainte que le démon n'obscurcisse l'oeil de votre intelligence au point de vous empêcher d'éviter le malheur et la confusion qui vous menacent; et vous ne pouvez pas certainement tomber dans une infortune plus grande.
5. Vous ne pouvez vous excuser en disant: Cela [345] m'arrive injustement, et ce qui arrive injustement ne cause pas de honte. Vous le mériterez justement par la faute que vous avez commise; et le Pape peut le faire, comme le véritable Souverain Pontife, car il a été bien et légitimement élu. S'il ne l'avait pas été, vous ne seriez pas coupable. Il serait donc dans son droit; par amour, et comme un bon père qui veut donner à son fils le temps de se corriger, il ne l'a pas fait, mais je crains qu'il n'y soit enfin forcé par la justice et par votre longue persévérance dans le mal. Et je ne vous dis pas cela légèrement et sans savoir ce que je dis (Urbain VI différa longtemps; il n'excommunia la reine Jeanne que dans les premiers mois de 1330.). Si vous me dites: Je suis sans inquiétude, je suis forte et puissante, j'ai d'autres princes qui me soutiendront, et je sais qu'il est faible; je vous répondrai, que c'est en vain que travaille celui qui compte sur sa force et sa vigilance pour garder la cité, si Dieu ne la garde. Oserez-vous dire que vous avez Dieu pour vous? Non, il est impossible de le dire, car vous l'avez mis contre vous: en vous mettant contre la vérité, vous vous êtes mise contre lui. La vérité délivre celui qui est pour la vérité, et personne ne peut la confondre. Vous avez raison de craindre, et de ne pas vous confier dans votre force et votre puissance, même lorsqu'elle serait plus grande que celle que vous avez; et lui a raison de se rassurer de sa faiblesse dans le Christ, le doux Jésus, dont il tient la place, et de se confier en sa force et en son secours. De quel côté viendra le secours? Personne ne peut l'imaginer; mais vous [346] savez que si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?
6. Craignons donc Dieu et tremblons sous la verge de sa justice; corrigeons-nous, et n'allons pas au delà: ayez compassion de vous-même, et vous attirerez sur vous la compassion de Dieu. Ayez aussi compassion de tant d'âmes qui périssent a cause de vous, et dont il faudra rendre compte devant Dieu au moment suprême de la mort. Revenez, il en est encore temps, et il vous recevra avec une grande bonté. Je suis persuadée que si vous avez compassion de votre âme et aussi de votre corps, si vous ne leur êtes pas cruelle, vous le ferez, et vous aurez pitié de vos sujets: mais pas autrement. C'est pourquoi je vous ai dit que je désirais vous voir compatissante et non cruelle pour votre âme. Je vous en conjure par l'amour de Jésus crucifié, Croyez cette vérité et faites-la publier telle qu'elle a été annoncée à vous et aux autres princes du monde. si vous dites: Je doute encore, restez neutre au moins, jusqu'à ce que vous voyez avec évidence, et ne faites pas ce que vous ne devez pas faire. Recherchez les explications et les conseils de ceux que vous voyez craindre Dieu, et n'écoutez pas les membres du démon qui vous conseilleraient mal sur ce qu'ils ignorent eux-mêmes. Craignez Dieu, fixez vos regards sur lui, et pensez qu'il vous voit, que son oeil est toujours sur vous, et que sa justice veut que toute faute soit punie et tout bien récompensé. Ayez, ayez pitié de vous-même. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [346].
XLI (318). - A LA REINE, QUI ETAIT A NAPLES.- Elle la prie de s'appliquer à la connaissance d'elle-même pour connaître le danger où elle se trouve. - Elle la presse de revenir à l'obéissance de la sainte Eglise.
AU NOM DE JÉSUS CRUCIFIÉ ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chère et très révérende Mère, je vous aimerai quand je vous verrai la fille soumise et obéissante de la sainte Eglise; je vous respecterai quand vous en serez digne, en abandonnant les ténèbres de l'hérésie et en suivant la lumière. Moi, Catherine, l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de voir en vous une vraie connaissance de vous-même et de votre Créateur. Et cette connaissance est nécessaire à notre salut, car toute vertu vient de cette sainte connaissance. Où se trouve la véritable humilité? Dans la connaissance de nous-même; car l'âme qui reconnaît qu'elle n'est rien, et qu'elle tient de Dieu tout son être, ne peut lever la tête avec orgueil contre son créateur, ni contre son prochain; car ce qui n'est rien par soi-même ne peut s'enorgueillir. Et où l'âme s'afflige-t-elle de sa faute? Dans la connaissance d'elle-même, en considérant pieusement quelle est celle qui a offensé Dieu, et quel est le Dieu qu'elle a offensé. Elle voit qu'elle n'est, quant à son corps, qu'un peu de fange faite avec le rebut de la terre, et qu'elle n'est réellement qu'un foyer de corruption, méprisable sous tous les rapports, soumise à toutes sortes de misères et de nécessités [348], sujette à la mort, qu'elle attend sans savoir l'heure. Quand elle voit qu'un être si misérable est un instrument qui ne sert à autre chose qu'à offenser audacieusement l'éternel et souverain Bien, la douce bonté de Dieu, dont elle a reçu l'être et toutes les grâces ajoutées à la vie spirituelle et temporelle, alors elle déteste sa fragilité, et elle reconnaît, par les grâces reçues de Dieu, que nous devons le servir et non pas l'offenser.
2. Nous sommes tenus à lui rendre gloire; nous ne pouvons lui être utiles, puisqu'il est notre Dieu, et qu'il n'a pas besoin de nous, tandis que nous avons besoin de lui; car sans lui nous ne pourrions rien avoir. Par notre faute, nous perdons la vie de la grâce et notre dignité: car nous perdons la lumière de la raison et nous devenons semblables à l'animal, qui en est privé. O aveuglement humain! peut-il y avoir de misère plus grande que de ressembler à des animaux stupides? Si quelqu'un nous dit: Tu n'es qu'un animal stupide, nous ne pourrons le souffrir, et nous chercherons à nous venger de celui qui nous l'aura dit et cependant notre faiblesse est telle, que nous descendons nous-mêmes au rang des bêtes, et que nous ne nous vengeons pas de l'appétit sensitif et de l'amour-propre qui nous mettent dans cet état. Et tout cela nous arrive, parce que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous ne déplorons pas nos fautes. Pourquoi? Parce que nous ne connaissons pas ce qui suit la faute et où elle nous conduit car si nous le connaissions véritablement, nous quitterions le vice et les habitudes déréglées, et nous embrasserions la vertu. Alors nous rendrions [349] honneur à Dieu, nous conserverions la beauté, la dignité de notre âme; nous suivrions la doctrine de la vérité, et en la suivant nous serions les fils de cette vérité.
3. O très douce Mère, je désire vous voir affermie dans cette vérité; vous la suivrez en vous connaissant bien vous-même, mais pas autrement: c'est pourquoi je vous ai dit que je désirais vous voir connaître vous-même. Je vous invite à la connaissance de cette vérité, afin que vous puissiez l'aimer. C'est la vérité que Dieu vous a créée pour vous donner la vie éternelle; et si vous regardez l'humble Agneau, vous verrez que son sang a manifesté cette vérité; car il a été répandu et donné pour notre rançon, et il est distribué dans ce corps de la sainte Eglise, qui promet à celui qui l'aime, qu'en vertu de ce sang il recevra la vie éternelle au moyen de la sainte confession, de la contrition et de la satisfaction; elle lui promet aussi que tout bien sera récompensé, et toute faute punie, nous donnant ainsi la sainte crainte et l'amour, en nous invitant, si nous craignons la peine, à craindre aussi la faute. Vous savez bien, très chère Mère, que la vérité ne peut mentir pourquoi donc combattre cette vérité? Car en combattant la vérité de la sainte Eglise et du Pape Urbain VI, vous combattez la vérité de Dieu et vous perdez le fruit du sang de Jésus-Christ, puisque la sainte Eglise est fondée sur cette vérité. Si vous ne pensez pas à votre salut, pensez du moins aux peuples qui vous sont confiés, à vos sujets, que vous avez gouvernés si longtemps avec tant de sagesse et dans une paix si profonde et maintenant, parce [350] que vous combattez la vérité, les voilà malheureusement divisés, se faisant la guerre et se déchirant comme des bêtes féroces.
4. Hélas! comment votre coeur ne se brise-t-il pas de les voir ainsi séparés? L'un tient pour la rose blanche, et l'autre pour la rose rouge; celui-ci pour la vérité, celui-là pour le mensonge (Les deux partis d'Urbain VI et de Clément VII avaient à ce qu'il paraît, pris pour signe de ralliement la rose blanche et la rose rouge, comme le firent plus tard, en Angleterre, les maisons de York et de Lancastre.). Hélas! que mon âme est à plaindre! Vous ne voyez pas qu'ils ont tous été créés par la rose très pure de l'éternelle volonté de Dieu, et qu'ils ont été régénérés à la grâce dans la rose rouge très ardente du sang de Jésus-Christ; et ce sang nous a lavés de nos fautes par le saint baptême, nous a rendus chrétiens, et nous a mis dans le jardin de la sainte Eglise. Considérez que ni vous ni d'autres ne pouvez les purifier et leur donner ces deux roses glorieuses; il n'y a que notre Mère la sainte Eglise qui les donne par le moyen du Souverain Pontife, et c'est le Pape Urbain VI qui tient les clefs du précieux Sang; comment donc votre âme peut-elle consentir à les priver de ce que vous ne pouvez leur donner? Ne voyez-vous pas que vous êtes cruelle pour vous-même? car le tort que vous leur faites diminue votre puissance; et de plus vous êtes tenue de rendre compte à Dieu des âmes qui périssent. Et quel compte pourrons-nous rendre? Un bien terrible; et de quelle confusion serons-nous couverts lorsque nous nous présenterons devant le souverain Juge à [351] l'heure suprême de la mort qui approche! Hélas! Si cela ne vous touche pas, vous devriez au moins être ébranlée par le mépris où vous êtes tombée. La faute que vous avez commise après votre conversion est bien plus grave que la première (Après la défaite des troupes de Clément VII par le comte Albéric de Balbiano, la reine de Naples avait envoyé des ambassadeurs à Urbain VI; mais elle les rappela sans rien conclure.); elle a déplu bien davantage à Dieu et aux créatures; car cette dernière fois, vous aviez reconnu la vérité et votre faute, et vous vouliez recourir, comme une fille soumise, à la miséricorde et à la bonté de votre Père, et ensuite vous avez fait pire qu'auparavant.
5. Est-ce parce que votre coeur n'était pas sincère, et simulait ce qui n'était pas? est-ce parce que la justice divine a voulu me faire expier mes anciens péchés par cette affliction nouvelle? Je ne mérite pas de vous voir dans la paix et le repos, vous nourrissant sur le sein de la sainte Eglise, qui attend pour vous donner et pour recevoir de vous la nourriture elle vous nourrirait de grâces dans le sang de l'Agneau, et vous la soutiendrez avec vos ressources. Voyez combien l'Eglise de Rome, qui est le centre de notre Foi, est restée veuve de son Epoux, et nous privés de notre Père. Lorsqu'elle l'a retrouvé, je vous admirais; vous étiez la colonne qui soutenait cet Epoux, le bouclier qui paraît les coups et qui s'opposait à ceux qui voulaient l'enlever quelle ingratitude maintenant! car non seulement il est votre Père par sa dignité, mais il est votre fils et n'est-ce pas une grande cruauté d'agir si différemment [352], une fille agir contre son père, une mère contre son fils! Ma peine est si grande, qu'il m'est impossible de porter en cette vie une croix plus pesante. Et je pense que j'ai reçu de vous une lettre ou vous me confessez que le Pape Urbain était bien le Souverain Pontife; vous me disiez que vous vouliez lui obéir et je vois maintenant le contraire.
6. Oh! pour l'amour de Dieu, confessez sincèrement votre faute. La confession, pour être bonne, doit être accompagnée de la contrition du coeur et de la satisfaction. Satisfaites donc en rendant l'obéissance que vous devez, puisque vous avez reconnu qu'Urbain VI était le Vicaire de Jésus-Christ sur terre. Soyez obéissante, et vous recevrez le fruit de la grâce, vous apaiserez la colère de Dieu contre vous. Où est la vérité qui doit toujours se trouver dans la bouche d'une reine (C'était ce que disait le roi de France Jean, cousin de la reine.)? Sa parole devrait être certaine comme l'Evangile, et lorsqu'elle a promis quelque chose conforme à la raison et selon Dieu, elle ne devrait jamais changer et je vois, je prouve que vous avez promis d'obéir au Souverain Pontife; et ensuite vous avez dit et fait tout le contraire. Quel étonnement et quelle affreuse douleur de voir l'oeil de votre intelligence tellement obscurci par l'amour-propre, les illusions du démon et les mauvais conseils, que vous ne vous inquiétez pas de la damnation de votre âme, de la ruine de votre peuple qui se perd âme et corps, de votre malheur et du mépris du monde. Très douce Mère, pour [353]
l'amour de Jésus crucifié, soyez-moi douce, et non pas amère; revenez un peu à vous-même, et ne dormez plus d'un pareil sommeil; mais réveillez-vous en profitant de cet instant qui vous est accordé. N'attendez pas le temps, car lui n'attend pas. Connaissez-vous véritablement vous-même, et connaissez la grande bonté de Dieu à votre égard. Il est patient, et ne vous a pas ôté la vie dans cet état ténébreux; c'est une preuve de son infinie miséricorde. Embrassez donc la vertu par un saint désir, revêtez-vous de la vérité en revenant à votre Père avec humilité et sincérité, et vous trouverez la miséricorde et la clémence dans sa Sainteté; car c'est un Père tendre, qui désire la vie de son enfant.
7. Pour l'amour de Jésus crucifié, ne restez pas dans la mort spirituelle, afin que cette souillure si triste et si déplorable ne vous reste pas après votre vie; car la mort corporelle vous menace sans cesse, vous et les autres, surtout ceux qui ont passé l'âge de la jeunesse (La reine Jeanne avait alors cinquante-cinq ans); aucune créature, quelle que soit sa puissance, ne saurait s'en défendre; c'est une sentence qui nous atteint dès que nous sommes conçus dans le sein de notre mère; personne ne peut éviter de la subir: et nous ne sommes pas des animaux, qui une fois morts n'existent plus; nous sommes des créatures raisonnables créées à l'image et ressemblance de Dieu: et quand le corps meurt, l'âme ne meurt pas quant à l'être, mais elle meurt quant à la grâce par sa faute en mourant dans le péché mortel. Ainsi il n'y a pas à reculer. Soyez [354] compatissante et non pas cruelle pour vous-même. Répondez à Dieu qui vous appelle avec clémence et bonté; ne soyez pas lente à lui répondre, mais répondez-lui généreusement, afin que vous n'entendiez pas cette dure parole: Tu ne t'es pas souvenue de moi pendant la vie, je ne me rappelle pas de toi dans la mort: tu ne m'as pas répondu quand je t'appelais, quand il était temps; le temps est maintenant passé, il n'y a plus de remède. J'espère que l'infinie bonté de Dieu vous fera la grâce de vous forcer à lui répondre avec un grand zèle, avec une prompte obéissance à la sainte Eglise et au Pape Urbain VI. Dieu ne méprisera pas tant de prières et de larmes que ses serviteurs lui offrent pour votre salut. Soyez reconnaissante de tant de bienfaits, afin qu'il nourrisse en vous la source de la piété. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [355].
XLII (188). - AU ROI LOUIS DE HONGRIE. - De la charité et des effets qu'elle produit. - Aveuglement de ceux qui refusent de reconnaître le véritable Pape Urbain VI. - Sainte Catherine exhorte ce prince à prendre la défense de la sainte Eglise, et à ne pas se laisser entraîner par l'amour de la reine Jeanne, qui est tombée dans l'hérésie.
(Le roi Louis de Hongrie était petit-fils de Charles Il, roi de Naples, fils de Charles II duc d'Anjou, et frère le Saint Louis. Il naquit en 1326, fut roi de Hongrie en 1342, roi de Pologne en 1370, et il mourut en 1382. Il mérita par sa valeur et sa sagesse le surnom de Grand.)
AU NOM DE JÉSUS CRUCIFIÉ ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très cher Père dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir fondée dans la vraie et parfaite charité. La charité ne cherche pas ses intérêts, mais seulement la gloire et l'honneur de Dieu dans le salut des âmes; elle ne cherche pas le prochain pour soi-même, mais pour Dieu. La charité est une mère qui nourrit sur son sein les vertus, ses enfants; car sans la charité, aucune vertu ne peut exister. L'homme pourrait bien faire des actes de vertu, mais il n'aurait pas de vertu réelle sans l'effet de la charité. Aussi le glorieux apôtre saint Paul disait: " J'aurais beau donner mes biens aux pauvres, livrer mon corps aux flammes, parler la langue des anges, connaître les choses futures, si je n'ai pas la charité, tout m'est inutile. " [356] La charité aime ce que Dieu aime, et déteste ce que Dieu déteste. Celui qui la possède se dépouille du vieil homme, c'est-à-dire du péché, qui déplaît tellement à Dieu, qu'il a voulu le punir sur le corps de son Fils. Il se revêt de l'homme nouveau, du Christ, le doux Jésus; il s'unit à lui, en suivant sa doctrine dans quelque position qu'il soit.
2. L'âme qui est dans la charité n'oublie jamais de suivre les traces du Christ; elle méprise le monde avec toutes ses délices, les prenant pour ce qu'elles valent, pour des choses sans durée et sans consistance; elle les reçoit et les possède comme des choses prêtées, et non comme des choses qui lui appartiennent, parce qu'elle voit et comprend qu'elles lui manquent ou qu'elle leur manque au moment de la mort. La charité rend l'âme bienveillante et tendre pour ses ennemis, pour ceux que le monde prend pour des ennemis, mais qui ne sont pas des ennemis. Les véritables ennemis de l'homme sont le monde, le démon, la chair fragile et notre nature, qui combat sans cesse contre l'esprit. Le monde par ses plaisirs nous entraîne à la légèreté de coeur, à des joies frivoles et déréglées; le démon, par les pensées qu'il met dans le coeur de ceux qui nous font injure, nous excite à la colère et à l'impatience, pour nous priver de la charité, qui donne la vie de la grâce; la sensualité, par ses mouvements et ses révoltes, nous sollicite à toute sorte de vice. Ce sont là nos ennemis. Il est vrai que si la raison le veut, ces ennemis deviennent faibles par la vertu du sang de Jésus-Christ. L'âme qui est dans la charité parfaite s'élève avec une grande haine contre eux elle fait la guerre au vice, et la paix avec [357] la vertu; mais pour ceux que le monde appelle des ennemis, pour ceux qui l'injurient ou lui prennent ses biens, elle les traite en amis, elle les aime comme des créatures que Dieu lui commande d'aimer; et souvent, avec cet amour, elle dissipe les ténèbres de la haine dans le coeur du prochain; elle semble vraiment jeter les charbons ardents de la charité sur sa tête.
3. C'est là un des signes particuliers qui montrent si l'âme est dans la charité ou non. Elle ne méprise personne, mais elle supporte avec patience les défauts des autres; elle ne s'irrite pas, mais elle est pleine de douceur; elle ne rend pas l'homme injuste, mais juste, lui faisant rendre à chacun ce qui lui est dû, qu'il obéisse ou qu'il commande. Il rend gloire à Dieu et louange à son nom; il a pour lui la haine et l'horreur du péché, et pour le prochain l'amour et la bienveillance. S'il est puissant et qu'il ait à exercer la justice, il écoute le grand comme le petit, le pauvre comme le riche. Il ne souille pas sa conscience en cédant aux flatteries, aux menaces, au plaisir ou au déplaisir; mais il tient la balance droite, rendant à chacun ce que veut la justice. Il sert avec zèle son prochain, montrant envers lui l'amour qu'il a pour Dieu: il ne peut rendre service à Dieu, mais il s'applique à rendre service à ce que Dieu aime tant, à la créature raisonnable, qui lui est donnée comme intermédiaire, Combien est douce la charité, cette tendre mère! Elle est sans amertume, et toujours elle donne la joie au coeur de celui qui la possède.
4. Très cher Père, vous pourrez peut-être me dire: J'aime beaucoup la charité, mais comment puis-je [358] bien savoir si je l'ai? Je vous répondrai: si l'âme trouve en elle-même les conditions que nous avons reconnues à la charité. Elles se résument toutes en deux principales: d'abord dans la vraie et sainte patience, qui supporte toutes les injures petites ou grandes, de quelque côté qu'elles viennent, et qui les supporte avec un esprit calme et tranquille; puis dans le zèle à soulager les besoins du prochain autant qu'il est possible. Ainsi la première condition de la charité est de supporter les injures, la seconde de donner et que donner? L'affection de la charité, en aimant le prochain comme soi-même, et en assistant les créatures selon ce que Dieu donne de grâces et de biens spirituels et temporels: l'âme se trouve disposée à prendre et à goûter la parole de Dieu, et elle s'applique à l'observer jusqu'à la mort. Il y a bien d'autres signes de la charité, mais je ne veux pas trop m'étendre, et je parle seulement des deux principaux. Oh! combien est heureuse l'âme qui se nourrit sur le sein d'une si douce mère Elle est humble, elle est obéissante, et elle aimerait mieux mourir que de n'être pas sou mise à Jésus crucifié et à son Vicaire.
5. Ne faites pas comme ceux qui sont privés de la charité et plongés dans l'amour d'eux-mêmes; cet amour a empoisonné le monde entier c'est un venin qui infecte l'âme; il la remplit de colère et d'impatience, il engendre la haine envers Dieu et envers le prochain, il répand dans l'âme des ténèbres qui l'empêchent de connaître et de discerner. la vérité et vous voyez, très cher Père, combien les hommes coupables qui s'aiment eux-mêmes ont obscurci cette douce lumière dans le corps mystique de la sainte Eglise [359].
6. Hélas! ceux qui devaient être les colonnes et les défenseurs de la sainte Foi sont ceux qui l'ont combattue. Quels sentiments ont dirigé ceux qui ont élu le Vicaire de Jésus-Christ, le Pape Urbain VI? Ils l'ont nommé par une élection très régulière, ils l'ont couronné avec grande solennité; ils lui ont rendu hommage comme Souverain Pontife; ils lui ont demandé des grâces, et ils en ont profité; ils l'ont annoncé par toute la terre, non par crainte des hommes, mais uniquement parce que c'était la vérité. Et maintenant ils disent que ce n'est pas le Pape; ils ont nommé un antipape qu'on pourrait appeler un membre du démon; car s'il eût été membre du Christ, il eût mieux aimé mourir que de consentir à une pareille abomination. Je dis que l'amour-propre est la cause de tout le mal; car s'ils avaient aimé la vertu et non leur sensualité, ils n'auraient pas agi de la sorte et ils auraient été contents de ce que le Christ de la terre voulait corriger leur vie et faire cesser les coupables désordres qu'eux et d'autres commettaient dans le jardin de l'Eglise. Il semble bien qu'ils ont pris l'office du démon. Le démon, qui a perdu Dieu et qui est privé de sa vision, voudrait que nous fussions comme lui, et il fait tous ses efforts pour nous entraîner dans l'éternelle damnation. De même, ces aveugles qui conduisent des aveugles dans les ténèbres voudraient nous faire partager leurs erreurs; ils ne songent pas, les malheureux, qu'il faudra rendre compte devant le Juge suprême de leur conduite et de tant d'âmes qui périssent par leur faute. Je ne veux pas en dire davantage sur ce malheur et sur leur iniquité, parce qu'il me semble que Dieu a [360] éclairé l'oeil de votre intelligence pour faire connaître leurs mensonges et les droits du Pape Urbain VI qu'ils nous ont eux-mêmes annoncés; car si vous ne les connaissiez pas, vous suivriez leurs déplorables erreurs.
7. Le bon Dieu vous a fait une grande grâce en vous préservant des ténèbres et en vous donnant la lumière. Il semble que notre doux Sauveur, parce que vous avez été toujours le défenseur et le champion de notre Foi contre les infidèles, veut encore que vous soyez le défenseur de la sainte Eglise, et que vous vous consacriez tout entier à faire triompher la vérité et la sainte Foi contre les hérétiques et les faux chrétiens qui l'attaquent (Louis de Hongrie avait défendu victorieusement la chrétienté contre les Tartares et les Valaques. Il avait mérité de recevoir d'Innocent VI le titre de gonfalonier de la sainte Eglise. Rien ne put le détacher de l'obéissance d'Urbain VI.). Il ne faut pas perdre de temps, mais il faut répondre avec ardeur à Dieu, qui vous charge de ce ministère. Mettez de côté toute autre affaire; le doux et tendre Jésus, qui a donné sa vie pour vous avec tant d'amour, veut que vous n'ayez d'autres ennemis que les ennemis de la sainte Eglise et de la lumière de la très sainte Foi. Vous devez faire la paix avec les autres par amour de la vertu, pour ne pas être privé de la charité et pour secourir la sainte Eglise (Il était alors en guerre avec la république de Venise.). Souffrirez-vous que l'antéchrist, un membre du démon, et une femme, ruinent notre foi et nous jettent dans les ténèbres et la confusion? Je vous dis que si vous et les autres princes ne faites pas ce que vous pouvez faire, vous serez coupables devant Dieu et durement repris de la [361] négligence et de la tiédeur de votre coeur. Je ne veux pas que nous attendions son jugement, car il est bien plus terrible et bien autre que celui des hommes.
8. Je vous en conjure, venez et ne tardez pas davantage. Prenez cette affaire en main. Puisque Dieu vous la confie et vous met le fardeau sur les épaules, acceptez avec un respectueux amour; ayez compassion de notre Père Urbain VI, qui se désole de voir ses brebis emportées pur le loup infernal. Il est vrai qu'il prend courage en son Créateur comme un homme qui place toute sa foi et son espérance on lui; mais il espère aussi que Dieu vous disposera à recevoir le fardeau pour l'honneur de Dieu et le bien de la sainte Eglise. Je vous prie pour l'amour de Jésus crucifié d'accomplir la volonté de Dieu et son désir en vous. Oui, ouvrez l'oeil de votre intelligence sur ces morts; soyez le disciple de ces glorieux martyrs qui se renonçaient eux-mêmes et se livraient aux supplices et à la mort pour l'amour de la sainte Foi. Le monde entier est divisé par le schisme; la voie de l'enfer est ouverte, et personne ne résiste, parce qu'on ne trouve que des hommes qui s'aiment eux-mêmes; ils ne recherchent que leurs intérêts particuliers, que les richesses et les honneurs du monde et c'est là une grande pauvreté. Mais pour les âmes rachetées au prix du sang de Jésus crucifié, ils ne s'en occupent pas. Je veux donc que vous soyez dans la vraie et parfaite charité, comme je vous ai dit que je le désirais, afin que vous soyez un homme généreux et prêt à faire tout ce qui sera possible: laissez tout pour l'honneur de Dieu et pour la sainte Foi. J'espère que son infinie bonté touchera votre esprit et votre[362] conscience puissiez-vous trouver dans votre conscience un aiguillon qui ne vous laisse pas tranquille jusqu'à ce que je voie en vous ce que Dieu y demande!
9. Un grand bien résultera de votre arrivée: peut-être que la vérité triomphera sans aucune force humaine, et que cette pauvre reine sortira de son obstination ou par crainte, ou par amour. Vous voyez combien elle a été protégée par le Christ de la terre, qui n'a pas voulu la priver réellement de ce dont elle s'était privée par sa conduite; il a attendu son repentir, et cela par affection pour vous. Aujourd'hui, s'il le faisait, il serait bien excusable devant Dieu et devant vous. Vous-même vous devriez être content qu'il en soit ainsi, puisqu'elle ne veut pas profiter de la miséricorde. Vous ne devez vous laisser troubler par aucune passion, parce qu'il vous semblerait qu'il serait peu honorable pour vous et pour votre royaume qu'elle fût déclarée hérétique. Cela est vrai, vous trouvez peu d'honneur à voir son hérésie connue et manifestée, mais vous en trouverez à vouloir que la justice triomphe et punisse le mal dans quelque personne que ce soit, fût-ce même dans votre fils (Louis de Hongrie n'eut que deux filles de la reine sa femme Elisabeth de Bosnie: Marie, qui lui succéda sur le trône de Hongrie, et qu'on appela le roi Marie; et Edwige, qui donna la couronne de Pologne à son cousin Ladislas Jagellon, duc de Lithuanie.): et il serait même plus glorieux de faire justice de votre fils que de tout autre. Je sais bien que si vous demeurez dans la charité notre douce mère, vous reconnaîtrez qu'il on est ainsi; mais si nous nous [363] laissons entraîner par la fumée et le bon plaisir du monde, comme font les hommes faibles d'intelligence et de volonté, vous ne le connaîtrez pas. Que Dieu répande en vous sa lumière et sa grâce; montez la barque de la sainte Eglise, et travaillez à la conduire au port de la paix et du repos. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Pardonnez-moi si je vous ai entretenu trop longuement; l'amour et la douleur de la perte des âmes me servent d'excuse, et aussi la volonté de Dieu, qui m'a forcée à vous écrire. Doux Jésus, Jésus amour. Encouragez la reine de la part de Jésus-Christ et de la mienne, et recommandez-moi à elle .
Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 39, A LA REINE DE NAPLES