Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 69, A MAITRE ANDRE VANNI
LXX (214). - A MAITRE ANDRE VANNI, peintre. - De la nécessité d'avoir la haine de soi-même pour acquérir la charité.
AU NOM DE JÉSUS CRUCIFIÉ ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de [502] Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir le fidèle observateur des saints et doux commandements de Dieu, afin qu'au terme de votre vie vous puissiez avoir l'héritage de la vie éternelle. Mais je veux que vous sachiez que la loi de Dieu ne peut s'observer tant que l'homme s'abandonne à l'amour de lui-même. Celui qui s'aime d'un amour déréglé ne peut aimer et servir son prochain comme il le doit. Tous les commandements de la loi se trouvent dans la charité de Dieu et du prochain; ils consistent à aimer Dieu par-dessus toute chose, et le prochain, comme soi-même et celui qui s'aime d'un amour déréglé ne peut les observer tant qu'il n'aura pas dépouillé le vieil homme, c'est-à-dire la sensualité, et revêtu l'homme nouveau, le Christ, le doux Jésus, en suivant sa doctrine. Il faut donc, très cher Fils, en venir à la haine de nous-mêmes, pour aimer et craindre Dieu en vérité,
2. Et si vous me dites: Quel moyen prendre pour avoir cette haine et acquérir cet amour? où les trouverais-je? Je vous répondrai: Voici le moyen. Il faut ouvrir l'oeil de votre intelligence à la lumière de la très sainte Foi, car sans la lumière vous ne pourrez voir le lieu où vous le trouverez. Ce lieu est la connaissance de vous-même; nous ne pouvons rien voir autre part, et en ne discernant pas le bien du mal, nous ne pouvons ni haïr ni aimer. Mais, avec l'oeil de l'intelligence et la lumière de la Foi, l'âme regarde dans cette demeure de la connaissance de soi-même; elle voit son néant et reconnaît qu'elle tient son être de Dieu; elle voit et elle connaît la grandeur et l'ardeur de la charité. Elle a été créée à l'image et ressemblance [503] de Dieu; elle a été régénérée dans le sang de son Fils; elle est la pierre et la terre ou est élevé l'étendard de la sainte Croix, et elle voit que ni la Croix, ni la terre ne pouvaient le fixer, ni les clous l'attacher sur la Croix, si l'amour ne l'y avait retenu; et alors cette âme s'embrase d'amour et de désirs en observant les commandements, c'est-à-dire en aimant Dieu par-dessus toutes choses, et le prochain comme elle-même. Et comme elle voit qu'elle ne peut être utile à Dieu, elle se rend utile au prochain, en l'aimant et en le servant de tout son pouvoir. Elle montre ainsi l'amour parfait qu'elle a pour son Créateur. Car il n'y a pas d'autres moyens de montrer l'amour et la vertu qui sont dans l'âme, si ce n'est par l'intermédiaire du prochain.
3. Quand l'âme a trouvé l'amour dans la connaissance qu'elle a de Dieu, elle trouve l'humilité, qui est la nourrice de la charité. Où la trouve-t-elle? Dans la connaissance d'elle-même, où elle a trouvé déjà la charité; car celui qui se connaît lui-même n'a pas de motif de s'enorgueillir: le néant ne peut inspirer de l'orgueil. Celui qui n'est pas orgueilleux est nécessairement humble; et dès qu'il se connaît et qu'il connaît la bonté de Dieu à son égard, il aime, il est humble, et l'humilité lui fait connaître ses défauts et cette loi perverse de la chair, toujours révoltée contre l'infinie bonté de Dieu, qu'il a reconnue en lui.
4. Alors il a en horreur la sensualité, et la haine qu'il ressent le pousse à en tirer vengeance. Comment le fera-t-il? En faisant le contraire de ce que veut l'amour sensitif. S'il veut se complaire dans le vice [505], la raison lui fera trouver son bonheur dans la vertu. S'il recherche les honneurs, la fortune, les plaisirs coupables, s'il veut commettre l'injustice à l'égard du prochain, son âme, qui a connu Dieu à la lumière de la raison, s'en vengera en méprisant le monde et toutes ses délices! elle s'en sépare réellement, ou, si elle ne le fait pas, elle s'en sépare au moins par ses saints désirs. C'est ce que doit faire toute créature raisonnable qui veut accomplir la justice: car elle rend avec justice gloire et honneur à Dieu, elle prend pour elle la haine, l'horreur de la sensualité et l'amour de la vertu, et elle donne au prochain les sentiments et les efforts de sa charité en se fatiguant pour son salut. L'âme offre ses prières, et le corps ses biens pour l'assister; et, s'il n'en a pas, il l'assiste d'une autre manière. Si celui qui agit ainsi a le commandement, il rend justice au grand comme au petit, au pauvre comme au riche; il ne craint de déplaire à aucune créature, mais il craint Dieu seulement, parce que la crainte servile se perd dans l'amour de Dieu. et dans la sainte haine de soi-même; et c'est là la principale vengeance qu'il tire de la sensualité.
5. Il se venge aussi d'une autre manière, car il châtie sa chair quand elle se révolte contre l'esprit; il n'est pas encore content, il lui semble qu'il fait peu, et il désire que les autres fassent davantage pour lui, lorsqu'il pense aux offenses qu'il a commises contre son Créateur. Il ne s'étonne pas des injures et des tribulations qui lui viennent des créatures ou de Dieu, car Dieu l'éprouve quelquefois en lui retirant les consolations spirituelles, et en l'abandonnant aux tentations et aux attaques du démon; mais il s'applique [505] à supporter tout avec patience, et il se fait violence en maîtrisant sa volonté. Au lieu de se scandaliser, il s'humilie et se reconnaît digne de toute sorte de peines et indigne de la récompense qui suit la peine, indigne de la paix et du repos de l'esprit. Il montre aussi sa patience, qui est la moelle de la charité; et de cette manière, il accomplit toute la loi, car il aime Dieu par-dessus toute chose, et le prochain comme lui-même. Comment a-t-il vu et connu la loi? Avec l'oeil de l'intelligence et à la lumière de la très sainte Foi. Où la trouve-t-il? Dans la connaissance de lui-même; car dans cette connaissance il trouve la bonté de Dieu, et il l'aime; il trouve sa misère, et il s'humilie, et il conçoit la haine du vice et de la sensualité. Sans cette connaissance, il ne pourrait donc observer la loi, et celui qui ne l'observe pas est privé de la grâce et du règne de Dieu: ce règne est l'héritage que le Père suprême donne à ses enfants légitimes qui combattent courageusement sur le champ de bataille contre leurs ennemis et ne détournent jamais la tête. C'est pourquoi je vous ai dit que je désirais vous voir l'observateur fidèle des saints et doux commandements de Dieu, afin que vous ayez ici-bas la vie de la grâce et au ciel la vie éternelle. Je vous prie donc, pour l'amour de Jésus-Christ, de vous appliquer à les observer jusqu'à la mort. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [506].
LXXI (200) .- AUX ANCIENS, AUX CONSULS ET AUX GONFALONIERS de Bologne. Lettre écrite en extase.- De la charité et de ses effets envers Dieu et envers le prochain. - Des injustices que commettent les gouverneurs de la ville.
(La ville de Bologne prit part à la révolte contre le Saint-Siège, et nomma pour se gouverner un conseil de douze anciens, des consuls et des gonfaloniers de la justice. Elle fit la paix avec Grégoire XI le 4 juillet 1377, mais elle se sépara de nouveau d'Urbain VI en 1379. La lettre des habitants de Bologne à laquelle sainte Catherine répond, lui fut sans doute adressée après son retour d'Avignon.)
AU NOM DE JÉSUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chers Frères dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir dépouillés du vieil homme, et revêtus de l'homme nouveau, c'est-à-dire dépouillés du monde et de l'amour-propre sensitif, qui est le vieux péché d'Adam, et revêtus du Christ nouveau, le doux Jésus, c'est-à-dire de sa tendre charité.
2. Cette charité, quand elle est dans l'âme, ne cherche pas ses intérêts, mais elle est libérale et généreuse à rendre ce qui est dû à Dieu, c'est-à-dire à l'aimer par-dessus toute chose, à détester et mépriser sa propre sensualité, à s'aimer pour Dieu, c'est-à-dire pour rendre gloire et louange à son nom, et à témoigner au prochain un amour réglé et une charité fraternelle. Car la charité veut être réglée c'est-à-dire [507] que l'homme ne doit pas commettre une faute pour sauver une âme, et même, s'il était possible, le monde entier. Il ne doit pas le faire, parce qu'il n'est jamais permis de commettre une petite faute pour procurer un grand bien. Nous ne sommes pas obligés de sacrifier notre corps pour sauver le corps de notre prochain; mais nous devons donner notre vie pour le salut des âmes, et toute notre fortune pour le bien et la vie du prochain. Vous voyez que la charité veut être réglée dans l'âme.
3. Mais ceux qui sont privés de la charité et pleins de l'amour d'eux-mêmes font tout le contraire; et, comme ils sont déréglés dans leur coeur et leur affection, ils sont déréglés aussi dans toutes leurs oeuvres. Nous voyons que les hommes du monde servent et aiment leur prochain en faisant le mal pour lui plaire; et, dans leur intérêt, ils ne s'inquiètent pas de servir Dieu ou de lui déplaire et de perdre leurs âmes. C'est cet amour coupable qui souvent tue l'âme et le corps; il nous ôte la lumière, et nous donne les ténèbres; il nous ôte la vie, et nous donne la mort; il nous prive de la société des bienheureux, et nous condamne à celle des démons. Si l'homme ne se corrige pas pendant qu'il est temps encore, il obscurcit la perle brillante de la sainte justice; il perd le feu de la charité et le trésor de l'obéissance. Aussi, de quelque côté que nous nous tournions, nous voyons que c'est ce malheureux vêtement de l'amour-propre sensitif qui détruit la vertu dans toute créature raisonnable. Si nous regardons les supérieurs, ils ne pensent qu'à eux et à vivre dans les délices; et, lorsqu'ils voient ceux qui leur sont soumis dans les mains des [508] démons, il semble qu'ils ne s'en occupent pas. Les sujets, de leur côté, ne s'inquiètent d'obéir ni à la loi civile ni à la loi divine, et ils ne se servent les uns les autres que par intérêt. Cette union, que produit l'amour sensitif, et non la vraie charité, est insuffisante: leur amitié ne dure pas au dela du plaisir et de l'avantage qu'ils en retirent.
4. Celui qui commande viole la Sainte justice, parce qu'il craint de perdre sa position: pour ne pas déplaire, il couvre et cache les défauts, il met de l'onguent sur les plaies qu'il faudrait purifier et brûler avec le feu. Hélas! malheureuse que je suis! lorsqu'il faudrait appliquer le feu de la charité divine, et brûler la faute avec la sainte punition de la justice, on flatte, et on fait semblant de ne pas voir. Ils font cela pour ceux qui pourraient nuire à leur position; mais pour les pauvres, qui ne sont rien et dont ils n'ont rien à craindre, ils montrent un grand zèle pour la justice; ils sont sans pitié et sans miséricorde, et punissent cruellement les moindres fautes. Quelle est la cause d'une pareille injustice? L'amour de soi-même. Les malheureux hommes du monde, parce qu'ils sont privés de la vérité, ne connaissent pas ce qu'est Dieu pour leur salut et la conservation de leur puissance; car, s'ils connaissaient la vérité, ils verraient que c'est en vivant dans la crainte de Dieu que l'on conserve la paix des villes et des Etats. Il faut conserver la sainte justice, rendre à chacun ce qui lui est dû, faire miséricorde à qui on doit faire miséricorde, mais sans intérêt, et par amour de la vérité.
5. Il faut punir celui qui le mérite, avec miséricorde [509], sans colère, en n'écoutant pas les hommes, mais la véritable et sainte justice; il faut chercher le bien général, et non le bien privé; placer à la tête des affaires des magistrats qui n'agissent pas par haine, par faiblesse ou par spéculation, mais par vertu et par raison puis il faut choisir des hommes murs et vertueux, et non des enfants; des hommes qui craignent Dieu, qui aiment le bien public, et non leur intérêt particulier. C'est ainsi que l'on conserve un Etat, une ville, dans la paix et l'union; mais ce n'est pas par l'injustice, par l'avidité, en nommant pour gouverner les autres ceux qui ne savent pas se gouverner, ni gouverner leurs familles, des hommes injustes, colères, passionnés et remplis de l'amour d'eux-mêmes. C'est là le moyen de ruiner ses affaires spirituelles et temporelles. On peut bien dire à ceux-là: C'est en vain que vous travaillez à garder la cité, si Dieu ne la garde; c'est-à-dire si vous ne craignez pas Dieu, et si vous ne le regardez dans tout ce que vous faites. Vous voyez; mes très chers Frères et Seigneurs, que l'amour-propre est la perte de la cité de l'âme, et la perte, la ruine de la cité de la terre. Je veux que vous sachiez bien que rien ne divise le monde et les peuples comme l'amour-propre; c'est de lui que sont nées et que naissent toutes les injustices.
6. Il me semble, mes très chers Frères, que vous avez le désir de conserver et d'augmenter la prospérité de votre ville, et c'est ce désir qui vous a portés à m'écrire à moi indigne et misérable si remplie de défauts. J'ai reçu et lu votre lettre avec une vive affection, et avec la volonté de satisfaire vos désirs [510]. Je m'appliquerai autant que Dieu m'en fera la grâce à vous offrir, vous et toute votre cité, en la présence de Dieu par une continuelle prière. Si vous êtes des hommes justes, si vous vous gouvernez, comme nous l'avons dit, sans passion, sans amour-propre et sans intérêt particulier, mais pour le bien général, qui a pour fondement la Pierre vive, le Christ, le doux Jésus, si vous agissez toujours avec sa crainte et en l'invoquant, vous conserverez la prospérité, la paix et l'union de votre cité. Je vous en conjure par amour pour Jésus crucifié, car il n'y a pas d'autre moyen. Tout en étant aidés par les prières des serviteurs de Dieu, vous devez aussi agir de votre côté, si vous ne le faisiez pas, vous seriez bien un peu soutenus par ces prières, mais vous faibliriez bientôt, parce que vous devez porter votre part du fardeau.
7. C'est parce que je comprends qu'avec le vêtement de l'amour sensitif et particulier, vous ne pouvez pas aider les serviteurs de Dieu, et que celui qui ne s'aide pas lui-même par la vertu ne peut servir sa patrie avec le zèle de la sainte justice, que je vous ai dit qu'il fallait que vous soyez revêtus de l'homme nouveau, du Christ, le doux Jésus, c'est-à-dire de son ineffable charité; mais nous ne pouvons nous en revêtir sans d'abord nous dépouiller, et je ne pourrai me dépouiller, si je ne vois combien est nuisible le vieux vêtement, et combien est utile le vêtement nouveau de la charité divine. Dès que l'homme l'a vu, il hait, et par la haine il se dépouille; il aime, et par l'amour il se revêt du vêtement de la vertu fondée sur l'amour de l'homme nouveau. C'est cette route qu'il faut suivre. Aussi je vous ai dit que je désirais vous voir [511] dépouillés du vieil homme et revêtus de l'homme nouveau, de Jésus crucifié, et, de cette manière, vous acquerrez et vous conserverez le bien de la grâce et le bien de votre cité; vous ne manquerez jamais au respect que vous devez à la sainte Eglise, mais vous vous acquitterez envers elle avec joie, et vous conserverez votre Etat. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.
LXXII (205). - AUX SEIGNEURS PRIEURS du peuple et de la commune de Pérouse. - Elle les prie de vouloir bien assister la sainte Eglise et le Pape Urbain VI.
(Les magistrats qui gouvernaient Pérouse s'appelaient les prieurs du peuple, et étaient au nombre de dix.)
AU NOM DE JÉSUS CRUCIFIÉ ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chers Frères dans le Christ Jésus, moi, Catherine, l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux Sang, avec le désir de vous voir être utiles à votre Père et à vous-mêmes; car en lui étant utiles, vous êtes utiles à votre salut spirituellement et temporellement: spirituellement, puisque vous servez cette douce Epouse du Christ, la sainte Église, et le Pape Urbain VI; vous acquittez la dette que tous sont obligés d'acquitter, et en le faisant, nous montrons que nous sommes reconnaissants à l'égard de Dieu et à l'égard [512] du Pape, qui nous fait sans cesse tant de grâces, que nous ne pourrons jamais comparer ce que nous faisons pour lui à ce qu'il nous a donné. Ce qu'il nous donne est un bien qui nous vaut la vie éternelle: ce sont les sacrements de la sainte Église et les autres trésors spirituels qui conservent la vie, et qui nous profitent par les mérites du précieux Sang, ci nous les recevons avec une vraie et sainte disposition, et avec la lumière de la très sainte Foi; car autrement ils nous donneraient la mort, non par la faute de ces dons et de Celui qui les donne, mais à cause de l'état coupable où nous les recevrions. Tous ces sacrements nous sont administrés par lui, et sans lui nous ne pourrions les recevoir car il tient les clefs du sang de l'humble Agneau répandu pour nous avec tant d'amour: il nous donne donc un bien infini, pourvu que nous soyons disposés comme nous l'avons dit: et nous devons lui donner, si nous voulons payer notre dette, une chose finie, c'est-à-dire un peu de ces choses passagères, pour l'assister dans ses besoins. Nous devons lui donner notre désir dans une humble prière, nous devons lui donner notre fortune avec amour, comme doit le faire un fils à l'égard de son père. Vous voyez bien qu'on ne peut établir d'autre comparaison que celle d'une chose finie avec une chose infinie. Nous en profiterons aussi temporellement; et comment? Nous étions des fils révoltés contre l'obéissance de notre Père, et nous étions justement privés de son héritage il nous a rendu nos droits, il nous a pardonné l'injure faite à Dieu et à lui, il a étendu les ailes de sa miséricorde, et il a pourvu au salut de l'âme et du corps. Nous [513] devons donc être reconnaissants pour alimenter en nous la source de la piété, et ne pas la tarir.
2. Voici le moment de montrer notre reconnaissance, puisque nous voyons souiller notre foi. En le faisant, nous ferons bien; nous acquitterons notre dette, nous serons obéissants de cette obéissance qui attire la grâce et qui donne la vie. Soyons donc utiles à nous-mêmes en satisfaisant aux besoins spirituels de notre âme. C'est par l'obéissance à la Sainte Église et au Souverain Pontife que nous acquerrons toutes les grâces dont il est le ministre; en n'obéissant pas, nous en serons privés, et nous nous ferons tort par notre faute. Vous voyez qu'en assistant notre Père, nous obtiendrons nous-mêmes des grâces spirituelles et temporelles. Comment? Je vais vous le dire. Vous savez que nous sommes exposés maintenant à de grands embarras, et que nos pays sont menacés par des ennemis puissants. Nous sommes faibles comme le verre, par nos fautes et notre grande désunion. En nous séparant de notre Père et en ne le secourant pas, nous nous exposerons beaucoup; nous nous séparerons de notre force, et nous serons trop faibles. Si nous ne montrons pas dans les difficultés, que nous sommes pour lui, nous montrerons que nous sommes contre lui, suivant cette parole de la douce Vérité: " Celui qui n'est pas pour moi est contre moi (Mt 12,30). Nous lui donnerons sujet, dans les grandes difficultés qui nous menacent, de nous rendre ce que nous lui donnons et vous ne pouvez douter, à moins d'être les plus ignorants des [514] hommes, que le bras de la sainte Église, pour s'être affaibli, n'est pas brisé, et que cette faiblesse même fait sa force et celle de celui qui s'y appuie. Nous appellerons ensuite les châtiments divins sur nous en montrant une pareille ingratitude: Dieu s'irriterait justement contre nous et nous frapperait de sa verge, parce que nous ne secourons pas notre Père, le Pape Urbain VI, et notre Foi, où nous voyons que des hommes coupables ont répandu les ténèbres dans leur cruelle méchanceté. Mais la lumière confondra leurs ténèbres, et la vérité leur mensonge.
3. Ne tardez plus; secouez le sommeil de la négligence, et faites avec zèle ce que vous pouvez faire pour le bien de la sainte Église. Ce bien est le nôtre, et chacun doit y travailler pour soi-même, puisque nous en profitons autant que notre Père, comme je l'ai dit. Soyez courageux et ne reculez par aucun motif de crainte servile, car il ne faut avoir d'autre crainte que la sainte crainte de Dieu. Si nous sommes des fils véritables et si nous voulons l'héritage, nous secourerons notre Père en nous étant utiles à nous-mêmes, et nous donnerons non seulement notre fortune, mais notre vie même s'il le faut. Hélas! je vois que le froid engourdit nos coeurs, et que l'aveuglement obscurcit l'oeil de notre intelligence; nous ne pouvons plus sentir et connaître le danger que nous avions vu d'abord. Nous sommes comme des insensés méconnaissant notre malheur et les grâces que nous avons reçues jusqu'à présent, comme le prouvent nos actes; nous n'avons donné pour tout secours que des paroles. Il faut porter enfin des fruits, et je verrai par ces fruits si vous aimez et si vous honorez notre [515] Foi par une vraie et prompte obéissance, en secourant la sainte Église. Unissez-vous ensemble par Jésus crucifié; puis ne craignez aucun tyran, car le secours de Dieu, pour l'amour de qui vous assisterez son Épouse, vous délivrera. Ouvrez les yeux, mes très chers Frères, sans vous laisser égarer par l'amour sensitif; voyez le bien qui peut en résulter et qui en résultera si vous agissez comme je l'ai dit, et le mal qui vous menace du côté de Dieu et des hommes; si vous ne le faites pas, vous devez attendre les châtiments de la justice divine. J'espère de la bonté de Dieu qu'il vous fera connaître ce que vous devez faire; en le connaissant, vous le ferez; en le faisant, vous vous attacherez au bien, et vous éviterez le mal. Je prierai Dieu pour cela de tout mon coeur, de toute mon âme. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Pardonnez-moi si je vous ai fatigués de mes paroles; le besoin de la sainte Eglise et de votre salut m'y a forcée. Je vous salue humblement. Doux Jésus, Jésus amour [516].
LXXIII (206). - AUX ANCIENS de la cité de Lucques .- Jésus-Christ est notre lumière et notre guide. - De la force de la sainte Église, et de la faiblesse de ceux qui se séparent d'elle.
(La république de Lucques était gouvernée par un gonfalonier ci par neuf anciens, tous choisis dans la noblesse.)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIÉ ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chers et bien aimés Frères dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir remplis de la grâce divine et de la lumière de l'Esprit-Saint, parce que je vois que sans cette lumière nous ne pouvons avancer. Vous savez, mes très chers Frères, que nous sommes des pèlerins et des voyageurs dans cette vie ténébreuse; nous nous sommes aveuglés nous-mêmes. Comment un aveugle peut-il suivre le chemin qu'il ignore, sans un guide et sans tomber? Il nous faut donc la lumière et un guide pour nous enseigner. Mais ayez courage, mes très chers Frères; vous ne pouvez en douter, Dieu, dans son infinie bonté, nous a donné la lumière de l'intelligence pour que l'homme connaisse que c'est par la vertu et la fidélité à son Créateur qu'il obtient la vie, tandis que le vice, le péché, l'amour de soi-même, l'orgueil qui cherche et veut posséder injustement les choses du monde et ses honneurs, sans craindre Dieu et l'adorer, causent sa mort et le [517] rendent digne de la damnation éternelle. Je dis aussi qu'elle nous a donné un guide, c'est le Verbe incarné, le Fils unique de Dieu, qui nous enseigne comment nous devons marcher dans cette voie lumineuse.
2. Vous savez qu'il a dit: " Je suis la voie, la vérité, la vie; " et: " Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais dans la lumière. " Quelle voie nous a tracée ce doux Maître? Une voie de haine et d'amour; il a eu la haine et l'horreur du péché, au point qu'il a voulu s'en venger sur son corps par les peines, les outrages, les injures et les tourments de sa Passion, non pour lui-même, car il n'avait pas le poison du péché, mais pour la créature, afin de lui rendre la lumière de la grâce et de dissiper les ténèbres que le péché avait fait entrer dans son âme. Il nous a donc enseigné la voie de la haine du Vice et du péché, de l'amour-propre, qui est ténèbres et d'où viennent toutes les ténèbres spirituelles et temporelles. Celui qui s'aime pour lui-même ne s'inquiète pas du tort qu'il fait à son frère et de l'outrage qu'il fait à Dieu; il ne pense qu'à lui et n'écoute que l'amour sensitif et déréglé. C'est pourquoi toutes les grandeurs du monde ne pourraient lui suffire; il ne s'occupe pas de l'honneur de Dieu et de la sainte justice, il ne s'occupe que de lui-même.
3. Le doux Jésus est venu, et il nous a enseigné à haïr et à mépriser cet amour-propre si dangereux; il nous a donné la lumière de l'amour de sa vérité; Car l'amour de Dieu et de la sainte vertu est une lumière qui ôte les ténèbres de l'ignorance, nous donne la vie et nous délivre de la mort; elle nous donne une [518] force assurée, une force contre nos adversaires et nos ennemis; car, comme dit saint Paul: " Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous (Rm 8,31)? " Le démon et les créatures ne pourront nous ravir ce bien, cette vraie lumière qui nous conserve la grâce de l'âme, et en même temps sa fortune et sa puissance, car notre Dieu est tout-puissant; il peut et il veut nous conserver et nous tirer des mains de nos ennemis, pourvu que nous travaillions pour sa gloire et pour l'exaltation de la sainte Église; cette exaltation sera aussi la nôtre, car l'âme ne reçoit la vie que dans l'Église.
4. Ce doux Jésus, qui s'est fait notre voie, notre maître, notre guide, ne cherche jamais que l'honneur de son Père et notre salut. Il a pris pour épouse notre sainte Mère l'Eglise, et lui a confié le fruit et la chaleur de son sang pour nous guérir de nos iniquités. Ce sont les sacrements de l'Église qui ont reçu la vie dans le sang du Fils de Dieu, qui fut répandu avec tant d'amour. Pensez qu'il a si bien affermi dans le feu de sa charité cette Épouse et tous ceux qui s'appuient sur elle, qui sont ses fils légitimes, et qui mourraient mille fois pour ne l'abandonner jamais, que ni le démon ni les créatures ne pourront les faire changer, et empêcher la douce et sainte Épouse de vivre éternellement. Si vous me dites: Elle semble succomber, et il ne paraît pas possible qu'elle puisse se secourir elle-même et secourir ses enfants, je vous répondrai: il n'en est point ainsi; l'extérieur trompe: regardez au dedans [519], et vous y retrouverez cette force que n'a pas son ennemi.
5. Vous savez bien que Dieu est Celui qui est fort car toute force et toute vertu procèdent de lui. Cette force n'est pas enlevée à l'Épouse, et personne n'a comme elle ce secours puissant. Ses ennemis qui la combattent ont perdu cette force et ce secours; ils sont comme des membres corrompus retranchés du corps, et dès qu'un membre est retranché, il est sans vigueur. Combien est donc insensé celui qui n'est qu'un petit membre, et qui veut agir contre son chef, surtout lorsqu'il voit que le ciel et la terre passeraient plutôt que la vertu et la puissance de ce chef. Si vous me dites: Je n'en sais rien, je vois les membres qui prospèrent et agissent toujours; attendez un peu: il ne doit pas, il ne peut en être ainsi, car l'Esprit-Saint a dit dans la Sainte Écriture: " C'est en vain que travaille celui qui garde la cité; elle tombera si Dieu ne la garde. " Cela ne peut durer, ils périront corps et âme, car ils sont privés de Dieu par la grâce. Dieu ne les garde pas, puisqu'ils ont agi contre l'Épouse où se repose Dieu, la force suprême. Ne nous laissons pas tromper par la crainte servile; ce fut elle que ressentit Pilate lorsque, par crainte de perdre sa puissance, il fit mourir le Christ, et dans son aveuglement il perdit son âme et son corps. S'il avait eu au contraire la crainte de Dieu, il ne serait pas tombé dans ce malheur.
6. Je vous prie donc, pour l'amour de Jésus crucifié, mes très chers Frères, vous les enfants de la sainte Eglise, d'être fermes et persévérants dans ce que vous avez commencé, et de ne vous laisser [520] ébranler, ni par le démon, ni par les créatures qui sont pires que les démons, dont elles remplissent les fonctions. Leur mal ne leur suffit pas, et elles vont séduire et égarer ceux qui veulent être de fidèles enfants. N'ayez aucune peur de perdre la paix de votre état, et ne craignez pas les menaces de ces démons, qui ne peuvent vous atteindre; mais prenez courage en remerciant pieusement Dieu, qui vous a fait grâce et miséricorde. Ne vous séparez pas de votre chef et de Celui qui est fort, et ne vous attachez pas à un membre faible et corrompu, qui est séparé de sa force. Gardez-vous, gardez-vous bien de vous lier ainsi (Sainte Catherine dissuade les habitants de Lucques d'entrer dans la ligue faite en 1375 contre les légats du Pape, entre la reine de Naples, Visconti de Milan, Florence, Sienne, Pise et Arezzo. Elle fit à cette époque le voyage de Lucques, et maintint cette ville dans l'obéissance au Saint-Siège.); choisissez plutôt la peine; craignez plus l'offense de Dieu que toute souffrance, et vous n'aurez pas peur. Pour moi, je me réjouis et je tressaille d'allégresse, parce que jusqu'à présent vous êtes restés fermes et persévérants dans l'obéissance à la sainte Eglise. Je serais bien affligée d'apprendre le contraire, et je viens de la part de Jésus crucifié vous dire que vous ne devez le faire pour aucun motif que ce soit. Sachez bien que si vous le faisiez pour avoir et conserver la paix, vous éprouveriez des guerres et de ruines plus grandes que vous n'en avez jamais eu dans votre âme et votre corps. Ne tombez donc pas dans une telle erreur, mais soyez des fils véritables et fidèles [521].
7. Vous savez bien que si le Père a beaucoup d'enfants, et qu'un seul lui reste fidèle, c'est à lui qu'il donnera l'héritage. Je vous dis cela pour que, si vous étiez restés seuls dans son parti, vous ne tourniez pas la tête en arrière; mais, grâce à Dieu, il y en a d'autres encore. Ce sont les Pisans vos voisins, avec lesquels il faut rester fermes et persévérants. Ils ne vous abandonneront pas, mais ils vous aideront et vous défendront jusqu'à la mort contre ceux qui voudraient vous faire injure. O mes doux Frères, quel sera le démon qui pourra empêcher ces deux membres d'être unis dans les liens de la charité, pour ne pas offenser Dieu en s'appuyant et en s'attachant à leur corps? Il n'y en a pas. Cherchons donc la lumière; je prie l'éternelle et souveraine Bonté d'en remplir et d'en revêtir votre âme. Si elle est en vous, je ne crains pas que vous fassiez le contraire de ce que je vous prie et vous dis de faire de la part du Christ; vous n'agirez pas autrement à l'avenir que vous ne l'avez fait dans le passé. Je termine. Demeurez dans la douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [522].
LXXIV (191). - A MESSIRE BARNABE VISCONTI, seigneur de Milan.- Par les ambassadeurs que ce seigneur lui avait envoyés.- La vraie puissance n'est pas celle qu'on a sur le monde, mais celle que nous avons sur notre âme. - Du respect que nous devons avoir pour le Vicaire de Jésus-Christ.
(Barnabé Visconti, seigneur de Milan, était un prince très remarquable par sa valeur et ses talents, mais d'une ambition effrénée et d'une cruauté sans bornes. Il protégea les lettres, attira Pétrarque à sa cour, et fonda l'Université de Pise. Il fut détrôné par son neveu Jean Galéas, et mourut emprisonné en 1381.)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Mon révérend Père dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ je vous écris avec le désir de vous voir participer au sang du Fils de Dieu comme un fils créé par le Père à son image et ressemblance, comme un serviteur racheté; il faut avancer dans l'amour et la sainte crainte de Dieu. Vous savez que celui qui n'aime pas son Créateur d'un amour filial ne peut participer au précieux Sang; c'est donc pour vous un besoin de l'aimer.
2. O très cher Père, quel est le coeur assez dur, assez obstiné pour ne pas s'attendrir s'il regarde l'amour que lui porte la Bonté divine. Aimez, aimez, pensez que vous avez été aimé avant d'être aimé. Car Dieu en regardant en lui-même, s'est passionné pour la [523] beauté de sa créature, et il l'a faite, poussé par l'ardeur de son ineffable charité, uniquement pour qu'elle ait la vie éternelle et qu'elle jouisse du bonheur infini dont Il jouissait en lui-même. O amour ineffable! que vous avez bien prouvé cet amour! L'homme, en perdant la grâce par le péché mortel, par la désobéissance commise contre vous, Seigneur, n'en a pas été privé. Considérez, mon Père, par quel moyen la clémence du Saint-Esprit a rétabli la grâce dans l'homme; voyez comment la grandeur suprême de Dieu a revêtu l'esclavage de notre humanité avec un tel abaissement, avec une humilité si profonde, que tout notre orgueil doit en être confondu. Que les fils insensés d'Adam rougissent donc de voir Dieu humilié jusqu'à l'homme, comme si l'homme était maître de Dieu, et non pas Dieu maître de l'homme; car l'homme n'est rien par lui-même; tout ce qu'il a, Dieu le lui a donné par grâce et non par obligation. Aussi personne se connaissant soi-même n'offensera jamais Dieu mortellement, et ne se laissera aller à l'orgueil à cause de sa grandeur et de sa puissance. Celui qui posséderait le monde entier doit reconnaître son néant, car il est sujet à la mort comme la plus vile créature. Les folles jouissances du monde passent pour lui comme pour les autres, et il ne peut empêcher que la vie, la santé, toutes les choses créées ne disparaissent comme le vent. Toute la puissance que nous avons ici-bas ne doit pas nous faire croire puissants. Qu'est-ce qu'une puissance qui peut m'être enlevée et qui ne dépend pas de ma liberté? Il me semble qu'on ne doit appeler personne seigneur, mais plutôt dispensateur, et cela pour un [524] temps, et non pour toujours, selon le bon plaisir de notre doux et véritable Seigneur.
3. Si vous me dites: L'homme en cette vie, n'a-t-il rien dont il soit le maître? Je vous répondrai il a le plus doux, le plus agréable, le plus solide des biens: c'est la cité de notre âme. Oh! oui, quelle chose plus grande, plus précieuse, que d'avoir une cité que Dieu habite, lui qui est le Bien suprême, où se trouve la paix, le repos de toute consolation. Et cette cité est si forte, vous y êtes si puissant, que ni le démon ni les créatures ne pourront vous l'enlever, si vous ne voulez pas. Elle ne se perd jamais que par le péché mortel. Le maître alors devient le serviteur et l'esclave du péché; il est avili et perd toute sa dignité. Mais personne ne peut le forcer à commettre le moindre péché, parce que Dieu l'a placé dans la plus forte chose qui soit au monde, dans la volonté. Si elle dit oui par le consentement, elle pèche aussitôt en prenant plaisir au péché; si elle dit non, elle aimera mieux la mort que d'offenser Dieu en son âme. Celui qui fait ainsi ne pèche jamais; il garde la Cité, il est maître de lui-même et du monde entier. Il méprise le monde et toutes ses délices, les estimant choses corruptibles et pires que la fange. Aussi les saints disent que les serviteurs de Dieu sont de vrais souverains qui ont remporté la victoire. Il y en a beaucoup qui se rendent maîtres de la cité et de la forteresse. Celui qui n'a pas triomphé de lui-même et de ses ennemis, c'est-à-dire, du monde, de la chair et du démon, peut bien dire qu'il ne possède rien.
4. Mon Père, appliquez-vous à maintenir fermement [525] la puissance de la cité de votre âme; combattez vigoureusement ces trois ennemis; prenez le glaive de la haine et de l'amour, aimez la vertu et haïssez le vice; frappez avec la main du libre arbitre, et soyez persuadé que rien ne pourra vaincre cette main généreuse et ce glaive puissant. C'est ce que nous assure saint Paul, lorsqu'il disait: " Ni la faim, ni la soif, ni les persécuteurs, ni les anges, ni les démons ne m'éloigneront de la charité de Dieu, si je ne le veux pas (Rm 8,35). " C'est comme si le doux saint Paul disait: Comme il est impossible que la nature angélique m'éloigne de Dieu, il est impossible que quelque chose me force à commettre un péché mortel, si je ne le veux pas. Nos ennemis sont devenus impuissants parce que l'Agneau sans tache, pour rendre la liberté à l'homme et l'affranchir, s'est livré lui-même à la mort honteuse de la très sainte Croix. Considérez cet amour ineffable, qui a donné la vie par sa mort. En souffrant les opprobres, les outrages, il nous a rendu l'honneur; ses mains percées et clouées sur la Croix, nous ont délivrés des liens du péché; son coeur ouvert a guéri notre dureté; il s'est dépouillé pour nous vêtir; il nous a enivrés de son sang; sa sagesse a vaincu la malice du démon, sa flagellation la faiblesse de notre chair; et ses opprobres, ses abaissements ont triomphé des délices et de l'orgueil du monde. Il nous a lavés dans l'abondance de son sang; et pour que nous ne craignions rien, sa main désarmée a vaincu nos ennemis et nous a rendu le libre arbitre [526].
5. O doux Verbe, Fils de Dieu, vous avez déposé ce Sang dans le corps mystique de la sainte Église, et vous voulez qu'il soit distribué par votre Vicaire. La bonté de Dieu a pourvu aux besoins de l'homme, qui, tous les jours, perd sa puissance sur lui-même en offensant son Créateur. Il a mis le remède dans la sainte confession, qui n'a de valeur que par le sang de l'Agneau; et il lui donne ce moyen, non pas une fois, deux fois, mais toujours. Combien est insensé celui qui s'éloigne de son Vicaire, ou se révolte contre celui qui tient les clefs du sang de, Jésus crucifié! A moins que je ne sois un démon incarné, je ne dois pas lever la tête contre lui, mais je dois, toujours m'humilier, demander le sang de la miséricorde. Vous ne pouvez l'obtenir d'une autre manière et participer aux fruits de ce précieux Sang.
6. Je vous prie pour l'amour de Jésus crucifié de ne plus rien faire contre votre chef (Barnabé Visconti, pour agrandir ses États, avait fait la guerre à Innocent VI, à Urbain V et à Grégoire XI: c'était un des ennemis les plus acharnés de l'Église.). Ne vous étonnez pas si le démon a voulu vous tromper sous des apparences, et en vous poussant a punir de leurs défauts les mauvais pasteurs. Ne croyez pas le démon, et ne faites pas justice de ce qui ne vous regarde pas. Notre Seigneur le défend, il a dit qu'ils étaient ses oints; il ne veut pas qu'aucune créature exerce une justice qu'il se réserve à lui-même. Combien serait coupable le serviteur qui voudrait prendre des mains du juge le pouvoir de faire justice du malfaiteur! Cela ne le regarde pas: c'est au juge d'agir [528]. Et si nous disons: Le juge ne le fait pas, n'est-il pas bien que je le fasse? Non, car tu en serais repris, comme tu serais condamné si tu tuais quelqu'un qui le mériterait. La loi n'excuserait pas la bonne intention de délivrer la terre d'un malfaiteur. La loi et la raison s'y opposent, lors même que le juge serait mauvais, et ne rendrait pas ta justice comme toi. Tu dois laisser punir le souverain Juge; il ne laisse jamais passer les injustices et les fautes, qui sont punies en leur lieu et on leur temps, surtout au me ment de la mort, lorsque se dissipent les ténèbres de la vie; alors tout bien est récompensé, tout mal est puni.
7. Oui, je vous dis, mon très cher Père et Frère dans le Christ, le doux Jésus, Dieu veut que ni vous ni les autres, vous ne vous fassiez les justiciers de ses ministres (Barnabé s'immisçait dans les affaires de l'Eglise, et mettait ses ministres en prison pour pouvoir s'emparer de leurs biens.). Il s'est réservé ce droit, et il l'a confié à son Vicaire; et si ce Vicaire ne l'exerce pas (il doit le faire, et il fait mal s'il ne le fait pas), nous devons attendre humblement la sentence et la punition du souverain Juge, du Dieu éternel. Et si les coupables nous enlèvent nos biens, nous devons préférer perdre les choses temporelles et la vie du corps que les choses spirituelles et la vie de la grâce. Car les choses de la terre sont finies, tandis que la grâce de Dieu est infinie, puisqu'elle nous donne un bien infini, et on la perdant nous tombons dans un mal infini. Pensez que vos bonnes intentions ne vous [528] excuseront pas devant Dieu et sa loi, et que vous encourrez la mort éternelle. Je ne veux pas que vous tombiez jamais dans cette infortune. Je vous le dis, et je vous en conjure, au nom de Jésus crucifié, ne vous mêlez plus de ces affaires. Conservez en paix vos villes, punissez vos sujets quand ils commettent quelque crime; mais ne jugez pas ceux qui sont les ministres du glorieux et précieux Sang. C'est par leurs mains seulement que vous pouvez le recevoir, et si vous ne le recevez pas, vous ne jouirez pas du fruit du Sang; et vous serez comme un membre gâté, retranché du corps de la sainte Église.
8. Ne le faites plus, mon Père, je vous le demande humblement. Appuyons la tête sur le sein du Christ qui est au ciel, par l'amour et sur le sein du Christ qui tient sa place sur la terre, par respect du précieux Sang, dont il porte les clefs. A qui il ouvre, il est ouvert; à qui il ferme, il est fermé. Il a la puissance, l'autorité, et personne ne peut la lui retirer des mains, parce qu'elle lui a été donnée par la Vérité suprême. Parmi les choses qu'il punit, celle qui déplaît le plus à Dieu, c'est de voir toucher à ses ministres, quelque mauvais qu'ils soient. Ne croyez pas, parce qu'il nous semble que le Christ paraisse ne rien voir en cette vie, qu'il ne punisse pas dans l'autre. Quand l'âme sera dépouillée de son corps, il sera bien prouvé qu'il a tout vu (Barnabé vit la vérité au moment de la mort, comme sainte Catherine le lui avait prédit. Il se repentit, et répétait sans cesse dans son agonie: Cor meum contritum et humiliatum, Deus meus, ne despicias.). Ainsi donc, je veux que vous soyez le fils fidèle de la sainte Église [529], en vous baignant dans le sang de Jésus crucifié. Alors vous serez un membre uni à la sainte Église, et non pas un membre corrompu. Vous recevrez tant de force et de liberté, que ni le démon ni les créatures ne pourront vous en priver. Vous serez délivré de l'esclavage du péché mortel et de la révolte contre la sainte Église; vous serez fort de la force de la grâce, qui habitera en vous, et vous serez uni à votre Père. Je vous conjure d'accomplir parfaitement cette union, et de ne pas tarder davantage.
9. Mais comment nous vengerons-nous du temps que vous en avez été séparé? Pour cela, mon Père, il me semble que voici bientôt l'occasion d'en tirer une bonne et douce vengeance. Vous avez exposé votre vie et vos biens en combattant contre votre Père; je vous invite maintenant, de la part de Jésus crucifié, à la paix véritable et parfaite avec le Christ de la terre, qui est un père indulgent, et à la guerre contre les infidèles, étant prêt à sacrifier votre vie et votre fortune pour Jésus crucifié. Préparez-vous à cette douce vengeance. Il faut secourir celui que vous avez combattu, lorsque le Saint-Père lèvera l'étendard de la très sainte Croix c'est là son grand désir et sa volonté. Je veux que vous soyez le premier à solliciter et à presser le Saint-Père pour qu'il accomplisse bientôt son dessein. Quelle honte pour les chrétiens de laisser posséder par les méchants infidèles, ce qui nous appartient de droit Et nous nous conduisons comme des insensés; nous combattons contre nous-mêmes, nous sommes divisés les uns les autres par la haine et la rancune, tandis que nous devrions être unis dans les liens d'une divine et [530] ardente charité. Ces liens sont si forts, qu'ils ont tenu l'Homme-Dieu enchaîné et cloué sur l'arbre de la très sainte Croix.
10. Oui, mon Père, pour l'amour de Dieu, augmentez le feu de votre désir Ca voulant donner votre vie pour Jésus crucifié, votre sang pour amour de son sang. Oh! combien serait heureuse votre âme, et la mienne aussi, qui aime tant votre salut, si je vous voyais donner votre vie pour le nom du doux et bon Jésus Je prie la souveraine et éternelle Bonté de nous rendre dignes du bonheur de lui sacrifier notre vie. Courez donc généreusement accomplir de grandes choses pour Dieu et l'exaltation de la sainte Église, comme vous en avez fait pour le monde et contre elle. Vous participerez ainsi au sang du Fils de Dieu. Répondez à la voix et à la clémence du Saint. Esprit, qui vous appelle si doucement, et qui inspire aux serviteurs de Dieu de crier vers lui pour vous obtenir la vie de la grâce. Pensez, mon Père, que les larmes et les sueurs que la Bonté divine a fait répandre à ses serviteurs, pourraient vous laver de la tête aux pieds. Ne les méprisez pas, et ne soyez pas ingrat de tant de grâces. Voyez combien Dieu vous aime; votre langue ne pourrait raconter, votre coeur sentir et vos yeux apercevoir toutes les grâces qu'il a répandues sur vous, pour que vous vous disposiez à affranchir la cité de votre âme de la servitude du péché mortel. Soyez reconnaissant et non pas ingrat, pour ne pas tarir en vous la source de la miséricorde. Je ne vous en dis pas davantage. Soyez, soyez fidèle, humiliez-vous sous la main puissante de Dieu, aimez et craignez Jésus crucifié. Préparez-vous a mourir [531] pour Jésus crucifié. Pardonnez à mon ignorance et à ma présomption, si j'ai beaucoup parlé; mais l'amour que j'ai pour le salut de votre âme doit me servir d'excuse. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Quant à ce que m'a demandé votre serviteur, qui est venu de votre part (Le texte est incomplet. On ignore l'affaire que le seigneur de Milan avait à traiter avec la pauvre fille du teinturier de Sienne.), etc. Doux Jésus, Jésus amour.
Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 69, A MAITRE ANDRE VANNI