Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 123, AUX FRERES PHILIPPE DE VANNUCCIO, ET NICOLAS DE PIERRE

Lettre n. 124, A FRERE NICOLAS DE GHIDA

CXXIV (78). - A FRERE NICOLAS DE GHIDA, religieux Olivétain .- Pendant l'extase .- De la cellule extérieure. - Combien il est dangereux d'en sortir.

(Nicolas de Ghida était un médecin très célèbre de Sienne, il devint disciple de sainte Catherine, et quitta le monde. )



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE.




1. Mon très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux Sang, avec le désir de vous voir habiter la cellule de la connaissance de vous-même et de la connaissance de Dieu à votre égard. Cette cellule est une demeure que l'homme porte avec lui partout où il va. Dans cette cellule s'acquièrent les vraies et solides vertus, surtout la vertu de l'humilité et de l'ardente charité. Car, dans la connaissance de nous-mêmes, l'âme s'humilie en voyant son imperfection et son néant; elle voit qu'elle a reçu l'être de Dieu. Elle connaît ainsi la bonté de son Créateur envers elle; elle lui rapporte l'être et toutes les grâces qui y ont été ajoutées. Elle acquiert ainsi la vraie et parfaite charité, elle aime Dieu de tout son coeur, de toutes ses forces; et comme elle l'aime, elle conçoit aussi la haine de la sensualité. Celui qui se hait lui-même est content que Dieu veuille et puisse le punir de ses iniquités de la manière qui lui convient; il est [782] alors patient dans toutes les tribulations qui lui viennent du dedans ou du dehors. S'il est troublé à l'intérieur par diverses pensées, il le souffre volontiers, se regardant indigne de la paix et du repos d'esprit dont jouissent les autres serviteurs de Dieu. Il se trouve digne de la peine, et indigne du fruit qui récompense la peine. D'où cela vient-il? De la sainte connaissance de lui-même. Celui qui se connaît, connaît Dieu et la bonté de Dieu pour lui; c'est pourquoi il l'aime. Qu'est-ce qui réjouit alors son âme? Il se réjouit de souffrir pour Jésus crucifié sans l'avoir mérité. Il ne s'inquiète pas des persécutions du monde, ni de la calomnie des hommes, mais il se plaît à supporter les défauts de son prochain. Il cherche à suivre fidèlement les obligations de la règle, et il aimerait mieux mourir que de secouer le joug de l'obéissance. Il est toujours soumis non-seulement aux supérieurs, mais encore aux plus petits. il n'est pas présomptueux, et ne s'estime en rien. Il s'abaisse devant tout le monde pour Jésus crucifié, non par complaisance ou par faiblesse, mais par humilité et par amour de la vertu. Il fuit les conversations du siècle et de ses partisans; il fuit jusqu'au souvenir de ses proches, et il évite leur société comme il craindrait des serpents dangereux.

2. Il s'est passionné pour sa cellule, et il se plaît à y réciter des psaumes, d'humbles et continuelles prières; il s'est fait de sa cellule un ciel, et il aime mieux y rester au milieu des peines et des tentations du démon, que de trouver au dehors la paix et le repos. D'où lui vient cette connaissance, ce désir? Il [783] l'acquiert dans la cellule de la connaissance de lui-même; car s'il ne s'était pas fait d'abord cette cellule spirituelle, il n'aimerait pas sa cellule matérielle. Mais, parce qu'il voit et qu'il comprend combien il est dangereux de parler et de quitter sa cellule, il s'y affectionne; et en effet un religieux hors de sa cellule meurt, comme un poisson hors de l'eau. Quel danger pour un religieux de se répandre au dehors! Combien avons-nous vu de colonnes renversées par terre pour avoir voulu fréquenter le monde, et sortir de leurs cellules sans y être obligées. Lorsqu'on le fait par obéissance ou par des motifs pressants de charité, l'a me n'en reçoit aucun dommage; mais elle en souffre lorsque c'est par légèreté de coeur ou par une charité mal entendue, que le démon lui inspire souvent pour lui faire abandonner la cellule, et l'occuper du prochain. Elle ne voit pas que la charité doit d'abord s'occuper d'elle-même, c'est-à-dire, qu'elle ne doit pas se nuire en faisant dès choses qui empêchent sa perfection, pour être utile à son prochain. Pourquoi est-il si nuisible au religieux de quitter sa cellule? Parce qu'avant d'en sortir, il est sorti de la cellule de la connaissance de lui-même. S'il n'en était pas sorti, il aurait connu sa faiblesse; et à cause de cette faiblesse, il n'aurait pas voulu sortir, mais rester.

3. Savez-vous quels fruits on cueille en sortant ainsi? Des fruits de mort, parce que l'esprit se dissipe; en recherchant la société des hommes, il abandonne celle des anges. L'esprit se vide de la sainte pensée de Dieu, pour s'emplir de l'amour des créatures L'imagination troublée diminue la dévotion [784] et le zèle pour la prière. Elle refroidit les bons désirs de l'âme, et elle ouvre la porte des sens; l'oeil voit ce qu'il ne doit pas voir, l'oreille entend ce qui est contraire à la volonté de Dieu et au bien du prochain, la langue parle de choses inutiles, et oublie de parler de Dieu. Le religieux se nuit à lui-même, et nuit au prochain en le privant de prières; car c'est le temps où il devrait prier pour lui qu'il emploie à discourir, et souvent à le mal édifier. Jamais la langue ne pourra dire tout le mal qui en résulte. Il ne voit pas que, s'il n'y prend pas garde, il glissera tant qu'il abandonnera le bercail de la vie religieuse. Celui au contraire qui se connaît voit le danger et se réfugie dans sa cellule; là il occupe son esprit en embrassant la Croix, et en conversant avec les saints docteurs, qui, tout enivrés de la lumière surnaturelle, parlaient de la bonté de Dieu et de leur bassesse, et se passionnaient pour la vertu, se nourrissant de l'honneur de Dieu et du salut des âmes sur la table de la très sainte Croix, en supportant les peines avec une vraie persévérance jusqu'à la mort. C'est cette société qu'il aime.

4. Quand l'obéissance l'oblige de sortir, il en souffre; mais quand il est dehors, il reste toujours dans sa. cellule par un vrai et saint désir; il s'y nourrit du précieux Sang, et s'unit par l'amour au Bien suprême et éternel. Il ne fuit pas, et ne refuse pas le travail; mais en vrai chevalier, il reste dans sa cellule comme sur le champ de bataille, se défendant contre l'ennemi avec le glaive de la haine et de l'amour, avec le bouclier de la très sainte Foi. Il ne tourne jamais la tête en arrière; mais avec l'espérance et la [785] lumière de la Foi, il persévère jusqu'à ce que la persévérance lui mérite la couronne de la gloire. Il acquiert la richesse des vertus, mais il ne l'acquiert et ne l'achète pas autre part que dans la connaissance de lui-même et de la bonté de Dieu à son égard. C'est cette connaissance qui le fait demeurer dans sa cellule intérieure et extérieure, et il ne pourrait autrement s'enrichir. C'est parce que j'ai vu qu'il n'y avait pas d'autre moyen, que je vous ai dit que je désirais vous voir habiter la cellule de la connaissance de vous-même et de la bonté de Dieu à votre égard; sachez bien qu'en dehors de cette cellule, vous ne pourrez acquérir de vertu. Aussi je veux que vous vous renfermiez en vous-même, que vous gardiez votre cellule, qu'il vous soit pénible d'en sortir, à moins que l'obéissance ou quelque motif impérieux ne vous y oblige. Craignez de vous exposer à un incendie en allant dans le monde, et que la conversation des séculiers vous paraisse un poison. Réfugiez-vous en vous-même, et ne soyez pas cruel pour votre âme. Mon Fils bien-aimé, je ne veux pas que nous dormions plus longtemps; éveillons-nous dans la connaissance de nous-mêmes, et nous y trouverons le sang de l'humble Agneau sans tache. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Recommandez-nous bien au prieur et aux autres religieux. Doux Jésus, Jésus amour [786].








Lettre n. 125, A FRÈRE JACQUES DE PADOUE

CXXV (79). - A FRÈRE JACQUES DE PADOUE, prieur du monastère des Olivétains de Florence .- De la Foi, et des vertus qu'elle produit.

(Les Olivétains occupaient, à l'époque de sainte Catherine, le célèbre monastère de Saint-Miniato, qui domine Florence.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE.




1. Mon très révérend Père dans le Christ Jésus, par respect pour l'auguste Sacrement, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je me recommande à vous dans le précieux sang du Fils de Dieu, avec le désir de vous voir le serviteur vraiment fidèle de notre doux Sauveur. Il a dit: "Si vous aviez de la foi, gros comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne: Avance, et elle avancerait (Mt 17, 19)." Oui, mon très cher Père, je crois que c'est la vérité; car, lorsque l'âme fidèle met toute sa foi et son espérance sur le bois de la très sainte Croix, où nous trouvons l'Agneau consumé par le feu de la divine charité, elle acquiert une foi si grande, qu'il n'y aura pas de montagne, c'est-à-dire de péché, montagne d'orgueil, d'ignorance, ou de négligence, qu'elle ne puisse déplacer par la vertu de la très sainte Croix. Notre volonté fera aller cette montagne du vice à la vertu, de la négligence au zèle, de l'orgueil à la vraie et parfaite humilité. En contemplant Dieu abaissé jusqu'à l'homme, nous soulèverons [786] la montagne de l'ignorance, et nous nous humilierons dans la vraie et parfaite connaissance de nous-mêmes; nous verrons que nous ne sommes rien, et que nous ne faisons que des oeuvres de néant.

2. Alors l'âme trouve en elle les preuves de la bonté de Dieu et de son ardent amour; elle voit qu'elle en est aimée avant même d'être créée, et, parce qu'elle voit sa misère et la bonté de Dieu à son égard, elle arrive à la haine d'elle-même et à l'amour du doux Jésus. Et parce qu'elle voit qu'elle s'est révoltée contre Dieu, et qu'elle n'a pas fait le bien qu'elle devait faire, elle voudra faire justice d'elle-même; elle ne se contentera pas de cette justice, mais elle désirera que les créatures la punissent aussi. Elle supportera les injures, les coups, les mépris, les outrages; elle ne pourra se plaire qu'à souffrir et à endurer les fatigues avec une vraie et sainte patience.

3. L'âme prouve ainsi que sa foi est vivante, et non pas morte; elle montre qu'elle a conformé sa volonté à celle de Dieu. Elle a commandé aux montagnes de se lever, et les montagnes se sont levées; elle est devenue puissante en se réglant sur la sainte volonté de Dieu. De cette volonté vient la lumière, car elle voit que tout ce qui lui arrive des hommes, du démon, de quelque manière que ce soit, ne peut jamais venir que de la sainte volonté de Dieu. Aucune chose ne peut être pénible à cette âme, dans aucun moment, dans aucune position. Elle ne suit pas son goût, mais elle fait ce qui plaît à la bonté de Dieu, parce qu'elle voit que Dieu est souverainement bon, et qu'il ne [788] peut vouloir autre chose que notre bien et notre sanctification, ainsi que l'a dit le doux et passionné saint Paul: " La volonté de Dieu est que nous soyons sanctifiés en lui (1 Th 4,3) ". Puisque l'âme a vu l'amour ineffable de Dieu, qui fait et permet tout ce qui nous arrive pour notre bien, elle doit s'appliquer avec zèle à se revêtir et à s'envelopper de ce doux et suave vêtement, qui fait accomplir cette douce parole des Psaumes: " Goûtez et voyez (Ps 33, 9) ".

4. Il est bien vrai, mon très cher Père, que si l'homme ne goûte pas Dieu par amour et par désir, il ne pourra le goûter dans la vie éternelle. Oh! combien notre âme sera heureuse, si nous le goûtons en revêtant cette sainte et douce volonté! Ce vêtement est le signe par lequel nous montrons à notre Sauveur l'amour que nous lui portons. De l'amour naît la foi vive; car plus j'ai la foi et l'espérance, plus j'ai d'amour; et l'amour, c'est-à-dire la charité divine, enfante des vertus vivantes, et non pas mortes. Ainsi donc, mon Père, transformons notre coeur et notre âme dans cet ardent et violent amour. Cachons-nous dans les plaies du coeur embrasé du Fils de Dieu. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Courons, courons, car le temps fuit. Doux Jésus, Jésus amour [789].










Lettre n. 126, A FRÈRE NICOLAS

CXXVI (80). - A FRÈRE NICOLAS, religieux Olivétain du monastère de Florence. - Combien le coeur doit s'enflammer d'amour en contemplant la Passion et le Sang de Jésus-Christ.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très révérend et très cher Père dans le Christ Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Dieu, je vous écris et je me recommande à vous dans le précieux sang de son Fils, avec le désir de vous voir attacher votre coeur, votre amour, votre désir à notre doux chef; le Christ Jésus, avec tous ceux qu'il a tirés des limbes, où ils attendaient depuis si longtemps leur rédemption, dans des ténèbres profondes. Elevons donc nos coeurs vers lui, et considérons le tendre et parfait amour que Dieu a montré à l'homme dans toutes ses oeuvres. Regardons aussi le doux désir qu'eurent ces saints et vénérables patriarches qui attendaient la venue du Fils de Dieu. Que notre ignorance, notre froideur, notre négligence soient confondues et détruites en nous, en nous qui avons goûté, vu et senti le feu de la divine charité. Oh! quelle chose admirable de voir qu'ils se réjouissaient de la seule pensée de ce que nous contemplons maintenant, un Dieu greffé sur notre chair, un Dieu fait homme! et nous ne nous étonnons pas. O douce et bonne greffe! L'homme était stérile, parce qu'il ne participait pas à la sève de la grâce, qui fait porter des fruits. Qu'il étende maintenant les ailes du saint [790] désir, et qu'il s'élève sur l'arbre de la très sainte Croix, ou il trouvera cette sainte et douce greffe du Verbe incarné, du Fils de Dieu; nous trouverons là les fruits des vertus mûris sur le corps de l'Agneau immolé et consumé pour nous.

2. Elevons donc nos coeurs et nos désirs, et recevons avec un saint empressement les fruits de la grâce. Si nous ne les attendons pas avec l'ardent de nos pères, nous devons rougir de notre négligence. Ce sont ces doux fruits qu'il faut cueillir. Il faut absolument aussi que l'homme ait le fruit de la vraie patience. Ce fruit a été si mûr dans le Verbe, qu'il n'éprouva jamais d'impatience, ni à cause de notre ingratitude, ni à cause de notre ignorance; mais, tout plein d'amour, il souffrit et porta nos iniquités sur le bois de la très sainte Croix. C'est là que vous trouverez le fruit qui donne la vie à ceux qui sont morts, la lumière à ceux qui sont aveugles, la santé à ceux qui sont malades. Ce fruit est celui de la très sainte charité, qui a pu triompher de Dieu, car les clous étaient incapables de l'attacher sur la Croix; il n'y avait que le seul lien de la charité capable de l'y retenir. Oui, ces fruits sont bien mûrs. Que vos coeurs ne tardent pas davantage, mais qu'ils s'appliquent avec ardeur à contempler cet amour ineffable que Dieu a eu pour l'homme; et je vous dis que si nous le faisons, ni le démon ni les créatures ne pourront empêcher nos saints désirs, car les démons fuient un coeur embrasé du feu de la divine charité: la mouche fuit et ne s'approche pas d'un vase d'eau bouillante, parce qu'elle voit que la chaleur et la flamme pourraient lui donner la mort; mais, si le vase est tiède, elle y court pour y séjourner [791] et s'y nourrir (). Plus de tiédeur pour l'amour de Dieu; mais courons à la chaleur de la divine charité, en suivant les traces de Jésus crucifié. Entrons dans ses plaies, afin d'être prêts à Supporter tout pour lui, et à faire le sacrifice de nos corps. Je termine. Approvisionnez votre barque, car le temps est court. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.








Lettre n. 127, A QUELQUES NOVICES

CXXVII (81). - A QUELQUES NOVICES du couvent des Olivétains à Pérouse. - De la reconnaissance envers Dieu.- Des obligations de la vie religieuse, et des moyens de les remplir.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mes très chers Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir remplis de gratitude et de reconnaissance envers votre Créateur pour les bienfaits sans nombre que vous avez reçus de lui. Que l'ingratitude ne dessèche pas en. vous la source de la piété, mais que la gratitude l'alimente, au contraire.

2. Mais faites attention que ce ne sont pas les seules paroles qui peuvent prouver la reconnaissance; ce sont les bonnes et saintes oeuvres. Comment la montrerez-vous? En observant les [792] doux commandements de Dieu; et outre ses commandements, vous devez observer les conseils mentalement et réellement. Vous avez choisi la voie parfaite des conseils, et il faut la suivre jusqu'à la mort. Autrement, vous offenseriez Dieu; que votre âme reconnaissante y soit donc toujours fidèle. Vous savez que dans votre profession vous avez promis d'observer l'obéissance, la continence et la pauvreté volontaire, et si vous ne les observez pas, vous dessécherez en vous la source de la piété. C'est une grande honte pour un religieux de désirer ce qu'il a méprisé. Non seulement il ne doit pas désirer et posséder les biens temporels, mais il doit bannir de sa mémoire le souvenir du monde, de ses richesses et de ses plaisirs, pour la remplir de la pensée du pauvre, de l'humble Agneau sans tache, et pour vivre tout embrasé de la charité fraternelle.

3. La charité doit vouloir être utile au prochain; car, lorsque l'âme voit et comprend qu'elle ne peut être utile à Dieu, parce qu'il n'a. pas besoin de nous, elle veut cependant lui prouver sa reconnaissance pour les grâces qu'elle a reçues et qu'elle reçoit de lui; elle la lui montre au moyen des créatures raisonnables; elle s'applique en toutes choses à lui témoigner sa reconnaissance dans ses rapports avec son prochain. Ainsi, toutes les vertus se développent par la reconnaissance, c'est-à-dire que, par l'amour que l'âme a pour son Créateur, elle devient reconnaissante, parce qu'elle a reconnu à la lumière toutes les grâces qu'elle a reçues et qu'elle reçoit de lui. Qui la rend patiente à supporter les injures, les outrages, les mauvais traitements des hommes, et les tentations [793], les attaques du démon? la reconnaissance. Qui lui fait détruire et soumettre. sa volonté à la sainte obéissance, qui la fait obéir fidèlement jusqu'à la mort? la reconnaissance. Qui lui fait garder aussi le troisième voeu de la continence? la reconnaissance, qui, pour y être fidèle, mortifie son corps par les veilles, les jeûnes, par une humble et continuelle prière. Avec l'obéissance, elle tue la volonté propre; et quand le corps est dompté et que la volonté est morte, l'âme peut observer la continence, et en l'observant, elle montre sa reconnaissance.

4. Ainsi, les vertus sont une preuve qui montre que l'âme n'est pas ingrate et n'oublie pas qu'elle a été créée à l'image et ressemblance de Dieu, qu'elle a été régénérée dans le sang de l'humble, du doux, du tendre Agneau, immolé pour lui rendre la vie de la grâce, qu'elle avait perdue par sa faute. Toutes les autres grâces, spirituelles ou temporelles, générales ou particulières, elle se rappelle avec reconnaissance qu'elle les a reçues de son Créateur; et alors se développe dans l'âme le feu d'un très saint désir, qui se nourrit sans cesse du zèle pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes, en souffrant jusqu'à la mort. Si elle était ingrate, non seulement elle ne se réjouirait pas de souffrir pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes, mais si une paille se rencontrait sous ses pieds, elle serait hors d'elle-même. Elle voudrait arriver aux honneurs en se nourrissant du fruit de mort, c'est-à-dire de l'amour-propre, qui enfante l'ingratitude et prive l'âme de la grâce. Aussi j'ai compris combien est dangereuse cette nourriture qui donne la mort, et je vous ai dit que je désirais vous voir reconnaissants [794] de tant de grâces que vous avez reçues de notre Créateur, mais surtout de la grâce inappréciable qu'il vous a faite en vous tirant des misères du monde et en vous plaçant dans le jardin de la vie religieuse, pour être en cette vie les anges de la terre.

5. C'est là une grâce à laquelle Dieu vous commande de répondre par une vraie et sainte obéissance, qui montre que le religieux sait apprécier son état. Il le prouve quand il est obéissant, tandis qu'il montre son ingratitude quand il désobéit. Le véritable obéissant le comprend bien, lorsqu'il met tout son zèle à observer la règle, les coutumes et les cérémonies de l'Ordre, à faire avec joie la volonté de son supérieur, ne voulant pas juger et examiner son intention, et ne disant pas: Pourquoi m'impose-t-il un plus grand fardeau qu'à celui-ci? Mais il obéit simplement, avec paix, calme et tranquillité d'esprit; et ce n'est pas étonnant, parce qu'il a détruit en lui la volonté propre qui lui faisait la guerre. Le désobéissant ne fait pas de même; il n'a d'autre guide que sa volonté propre, et il prend tous les moyens possibles pour la satisfaire; il viole la règle qu'il devrait observer, et il juge la volonté de son supérieur. Il goûte les arrhes de l'enfer; il est toujours dans le chagrin et prêt à tomber dans toute sorte de péchés. Il n'est pas constant et persévérant, mais il tourne la tête en arrière pour regarder la charrue; il recherche la société et fuit la solitude; il désire la paix de sa volonté, qui donne la mort, et il fuit ce qui donne la vie, c'est-à-dire la paix de la conscience, le secret de la cellule et le plaisir qu'on trouve au choeur. Le choeur lui parait un serpent venimeux, ou une nourriture [795] qui doit lui donner la mort, parce que l'orgueil, la désobéissance et l'ingratitude dont il est rempli ont altéré le goût de son âme.

6. L'obéissant, au contraire, se fait du choeur un jardin, de l'office un fruit délicieux, et de sa cellule un ciel. Il aime la solitude pour mieux s'unir à son Créateur, et n'en être séparé par rien. Il fait de son coeur le temple de Dieu, et il cherche, à la lumière de la très sainte Foi, où il trouvera le mieux cette vertu de l'obéissance, et quelle est la manière la plus parfaite de la pratiquer quand il l'a trouvée. Il la trouve dans l'humble et doux Agneau immolé par amour, lorsque, pour obéir à son Père et pour nous sauver, il courut à la mort honteuse de la très sainte Croix, avec une telle patience, qu'on n'entendit pas sortir de sa bouche le moindre murmure. Qu'ils rougissent donc, et qu'ils soient confondus dans leur orgueil, tous les désobéissants, en voyant l'obéissance du Fils de Dieu. Quand on a trouvé l'obéissance, comment l'acquiert-on? Par le moyen de la prière: c'est la mère qui conçoit et enfante les vertus dans l'âme, parce que plus nous nous approchons de Dieu, plus nous participons à sa bonté, et plus nous sentons l'odeur des vertus, parce que Dieu seul est le maître des vertus; c'est de lui que nous les recevons, et c'est la prière qui nous unit au Souverain Bien.

7. C'est donc par son moyen que nous acquérons la vertu de la véritable obéissance, qui nous rendra forts et persévérants dans la vie religieuse, et nous empêchera de tourner la tête en arrière, pour quelque cause que ce soit. Elle nous donne la lumière pour nous connaître, pour connaître la charité de Dieu et les [796] artifices du démon; elle nous rend tellement humbles, que l'âme, par humilité, veut servir ceux qui servent; elle s'ouvre tout entière à ses supérieurs, et si, dans le passé ou dans le présent, le démon a troublé sa conscience par des tentations, ou si même. elle est tombée dans le péché mortel, elle découvre humblement son infirmité à son médecin, autant de fois que ce malheur lui arrive; elle ne se cache jamais par honte, elle ne doit pas le faire, mais elle reçoit avec patience la médecine et la correction que son médecin spirituel lui donne, parce qu'elle sait avec une foi vive que Dieu lui communique toutes les lumières nécessaires à son salut. Elle doit agir ainsi afin de couper le chemin au démon, qui ne cherche qu'à obscurcir notre vue par la honte, afin que nous renfermions dans notre âme nos défauts et nos pensées, et que nous ne les fassions pas connaître. La prière nous délivre de cette honte, comme une bonne mère; elle est si douce, que notre langue ne pourra jamais assez le dire. Nous devons nous y appliquer avec zèle, nous reposer sur son sein et ne jamais l'abandonner.

8. Si quelquefois le démon, pendant que nous sommes à prier ou à dire l'office, obscurcit notre esprit par des distractions et des mauvaises pensées, nous ne devons jamais laisser notre prière, mais il faut y persévérer, et chasser par de saintes pensées les pensées coupables, et ne pas y consentir, en conservant toujours une volonté bonne et sainte. L'âme ne tombera jamais ainsi dans la confusion, mais elle espérera en Dieu, et supportera avec patience toutes les peines de son esprit; elle dira, en s'humiliant [797]: Mon Seigneur, je reconnais que je suis indigne de la paix, du repos d'esprit dont jouissent vos autres serviteurs; conservez-moi seulement une bonne et sainte volonté, pour que je ne vous offense jamais. Alors Dieu, qui récompense la persévérance et l'humilité de ses serviteurs, donne à cette âme le don de force, et lui communique plus abondamment la lumière de la vérité et le désir de la vertu; il inonde son coeur d'une telle joie, qu'il semble prêt à se briser par l'ardeur de la charité envers Dieu et envers le prochain.

9. Les grâces et les faveurs qu'on reçoit de Dieu par le moyen de la prière sont si grandes, qu'il est impossible de les exprimer. Mais la prière doit être humble, fidèle, continuelle, et toujours accompagnée d'un saint désir. En faisant toutes nos oeuvres manuelles ou spirituelles avec ce saint désir, nous prierons toujours, parce que le vrai et saint désir est une prière continuelle en la présence de Dieu. Vous vous réjouirez ainsi dans la peine, et vous rechercherez l'abaissement; vous aimerez les mortifications qui vous seront imposées par votre supérieur. Je ne m'étends pas davantage sur ce sujet, nous en aurions trop à dire, mais je vous conjure de vous enivrer du sang de Jésus crucifié, où vous trouverez l'ardeur de l'obéissance. Obtenez cette ardeur au moyen de la prière, afin de témoigner a' Dieu la reconnaissance qu'il vous demande pour la grâce que vous avez reçue. En ne le faisant pas, vous changeriez en poison ce qui vous a été donné pour la vie. le ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [798].








Lettre n. 128, A FRÈRE JUSTE

CXXVIII (82). - A FRÈRE JUSTE, prieur des Olivétains.- De la soif de Notre-Seigneur sur la Croix. - Comment il faut, pour l'apaiser, le désaltérer de nos âmes.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très cher Père dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir avide et affamé des âmes, à l'exemple de la Vérité suprême, que la faim et la soif qu'il avait de notre salut tourmentaient tant sur le bois de la très sainte Croix, qu'il criait: J'ai soif, comme s'il eût dit: J'ai plus soif et désir de votre salut que je ne puis vous le montrer par la peine de mon corps. Car la peine du saint désir était infinie, et ses souffrances ne l'étaient pas. Il avait soif surtout de sauver le genre humain, tout en admettant qu'il souffrait aussi de la soif corporelle. O doux et bon Jésus! vous montrez votre soif, et vous demandez aussi qu'on vous donne a boire. Et quand demandez-vous a boire aux âmes? C'est, mon Seigneur, quand vous nous montrez tout votre amour, toute votre charité.

2. Vous voyez bien, mon très cher Père, que le Sang nous manifeste l'amour ineffable, que le Sang a été donné par amour, et que c'est avec le même amour qu'il nous demande a boire, car celui qui aime demande à être aimé et servi. N'est-il pas juste que celui qui aime soit aimé? L'âme donne ainsi à boire [799] à son Créateur, en lui rendant amour pour amour; elle ne peut le servir lui-même et faire quelque chose pour lui, mais elle le peut par le moyen du prochain. Il faut donc que l'âme se consacre avec zèle à servir son prochain, et tout ce qui lui paraîtra le plus agréable à Dieu, il faut qu'elle s'y exerce. Ce qui peut plaire davantage à notre Sauveur, c'est d'arracher les âmes des mains du démon, c'est de les retirer des dangers du siècle, des vanités du monde, et de les attacher à la vie religieuse. Non seulement il ne faut pas les abandonner et les fuir lorsqu'elles se présentent avec un ardent désir, mais il faut s'exposer à la mort même pour pouvoir les aider. C'est là le saint breuvage que le Fils de Dieu demande sur la Croix, et nous ne devons pas être négligents à le lui donner, mais nous devons le faire avec zèle, car vous voyez bien qu'il se meurt de soif; nous ne devons pas faire comme les Juifs, qui lui donnèrent du vinaigre et du fiel.

3. Il reçoit de nous du fiel et du vinaigre quand nous nous abandonnons à l'amour-propre sensitif, a une négligence habituelle, a une vaine complaisance pour le monde, veillant et priant peu, sans rechercher avec zèle l'honneur de Dieu et le salut des âmes. C'est vraiment là un fiel et un vinaigre d'une grande amertume; et si cette amertume lui est pénible, c'est qu'elle cause notre malheur. Que faut-il donc faire pour ne pas lui présenter ce breuvage? Il suffit d'aimer: l'amour ne peut venir que de l'amour; l'amour grandit à la lumière, en attirant à lui l'amour. C'est en élevant le regard de notre intelligence avec un ardent désir, et en le fixant sur Jésus crucifié [800], que nous verrons manifestés la volonté et l'amour du Père éternel, qui nous a uniquement créés pour que nous ayons la vie éternelle. Le sang du Verbe, son Fils unique, nous montre cet amour et la fin pour laquelle nous avons été créés. Alors notre coeur, en fixant le regard de l'intelligence dans le coeur de Jésus crucifié, acquiert l'amour; il aime ce que Dieu aime, et il déteste ce qu'il déteste; et parce que le péché est une séparation de Dieu, il l'a en une telle horreur, que non seulement il ne peut s'y plaire mais qu'il donnerait mille vies, s'il les avait, pour retirer les âmes du péché mortel.

4. O mon très cher Père! donnez donc à boire à Notre-Seigneur, qui, vous le voyez, vous le demande avec tant d'amour! Excitez en vous le saint et bon désir du salut des âmes; qu'il soit pour vous comme une douce nourriture. Ne vous arrêtez jamais a la dignité, à la bassesse, à la grandeur, à la naissance légitime ou illégitime de personne; car le Fils de Dieu, dont nous devons suivre les traces, n'a méprisé et ne méprise personne pour sa position ou sa naissance; justes ou pécheurs, il les reçoit tous avec amour, parce qu'il veut les retirer de la corruption du péché mortel, de la vanité du siècle, et les faire vivre à la grâce. C'est la doctrine qu'il a donnée, et s'il l'a donnée à tous, à bien plus forte raison l'a-t-il donnée à vous et à ceux qui gouvernent les Ordres. Quand il se présente à vous de bons sujets, qui viennent avec un ardent désir de la vie religieuse, qui fuient le siècle par amour de la vertu, et qui soupirent après le joug de l'obéissance, il ne faut les refuser et les éloigner pour aucune raison quelle [801] que soit leur naissance; Car Dieu ne méprise pas plus l'âme de celui qui a été conçu dans le péché mortel, que l'âme de celui qui est né du Sacrement de mariage. Notre Dieu accepte les bons et saints désirs.

5. Aussi je vous demande et je veux: que cette plante nouvelle, que le prieur vous envoie pour que vous la receviez dans l'Ordre, soit accueillie par vous avec charité; car c'est une âme pleine de bonne volonté, ayant des qualités naturelles excellentes, et beaucoup d'attrait pour la vie religieuse. L'Esprit-Saint l'appelle particulièrement à votre Ordre; vous ne devez pas, et je sais que vous ne voulez pas résister au Saint-Esprit. Je m'étonne beaucoup de votre réponse négative, elle m'a bien surprise; peut-être est-ce la faute de celui qui a fait la demande, et qui n'a pas bien su la faire, malgré ses bonnes intentions. Maintenant je vous prie, pour l'amour de Jésus crucifié, de vous préparer à le bien recevoir; ce sera l'honneur de Dieu et de l'Ordre. Ne me refusez pas, car c'est un bon jeune homme: s'il n'était pas bon, je ne vous l'enverrais pas. Je vous le demande en grâce, et vous devez le faire, d'après la loi de la charité. Ne repoussez pas celui qui vous demande à boire. En lui en donnant, je verrai si vous voulez désaltérer Celui qui est sur la Croix, et qui vous demande à boire; et je ne vois pas que nous puissions autrement plaire à Dieu. Aussi je vous ai dit que je désirais vous voir affamé et rassasié de la nourriture des âmes, pour l'honneur de Dieu. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [802].









Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 123, AUX FRERES PHILIPPE DE VANNUCCIO, ET NICOLAS DE PIERRE