Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 354, A MADAME JEANNE DE CORRADO
CCCLV. - A MADAME JEANNE DE CORRADO.- Du vêtement nuptial de la charité, et de l'amour des parents pour leurs enfants.
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chère Soeur et Fille dans le Christ Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir revêtue du vêtement nuptial; car sans ce vêtement, l'âme ne peut plaire à son Créateur, ni prendre part aux noces de la vie éternelle. Je veux donc que vous en soyez revêtue; et afin que vous puissiez vous en mieux revêtir, je veux que vous vous dépouilliez de l'amour sensible que vous pouvez avoir pour vous, pour vos enfants ou pour toute autre créature en dehors de Dieu. Vous ne devez pas vous aimer ainsi, ni aimer autre chose, parce qu'il est impossible que l'homme serve deux maîtres; il servira l'un et méprisera l'autre. Personne [1687] ne peut servir à la fois Dieu et le monde, parce que Dieu et le monde n'ont aucune ressemblance. Le monde cherche l'honneur, la puissance, les richesses, l'élévation des enfants, la noblesse, les plaisirs et les jouissances, qui ont pour principe un coupable orgueil. Mais Dieu demande et veut tout le contraire: il veut la pauvreté volontaire, l'humilité du coeur, le mépris de soi-même, la fuite des plaisirs et de l'estime du monde; il veut que l'homme ne cherche pas son honneur, mais l'honneur de Dieu et le salut du prochain, en s'efforçant de se revêtir d'une ardente charité et des ornements de la vertu et de la vraie et sainte patience.
2. L'homme ne doit se venger d'aucune injure que le prochain lui a faite; mais il doit tout supporter avec patience, et chercher à se venger de lui-même, parce qu'il voit qu'il a offensé la douce Vérité suprême. Ce qu'il aime, il l'aime en Dieu; et hors de Dieu, il n'aime rien. Si vous me dites: Comment dois-je aimer? je vous répondrai que les enfants et toutes les choses de ce monde doivent être aimés pour l'amour de Celui qui les a créés, et non pour l'amour de soi-même ou de ses enfants; qu'il ne faut jamais offenser Dieu pour eux ou pour autre chose. Il ne faut pas aimer les créatures par intérêt et comme des choses qui vous appartiennent, mais comme des choses qui vous sont prêtées; car ce qui nous est donné en cette vie, nous est donné pour notre usage, pour en jouir autant qu'il plaira à la bonté de Dieu de nous les laisser. Vous devez donc user de tout comme l'économe de Jésus crucifié, et assister de vos biens, autant que vous le pourrez, les pauvres qui représentent [1688] la personne de Dieu même. Vous devez avoir soin de vos enfants, c'est-à-dire les nourrir et les élever dans la crainte de Dieu, et préférer les voir mourir que de les voir offenser leur Créateur. Faites, faites le sacrifice de vous-même et de vos enfants à Dieu; et si vous voyez que Dieu les appelle, ne résistez pas à sa douce volonté. S'il les prend d'une main, donnez-les-lui des deux, comme une véritable et bonne mère qui aime leur salut. Ne choisissez pas vous-même leur état; ce serait une preuve que vous les aimez hors de Dieu, et soyez contente de celui auquel Dieu les appelle. Souvent les mères qui aiment leurs enfants selon le monde, disent: Je désire bien que mes enfants soient agréables à Dieu, et puissent le servir aussi bien dans le monde que dans un autre état; mais il arrive aussi bien souvent que ces pauvres mères, en voulant livrer leurs enfants au monde, ne les conservent ni pour Dieu ni pour le monde, et il est juste qu'elles en soient privées spirituellement et corporellement. puisqu'elles poussent ainsi l'orgueil et l'ignorance jusqu'à vouloir donner des lois et des règles à l'Esprit-Saint, qui les appelle. Elles ne les aiment pas en Dieu, mais elles les aiment d'un amour sensible, hors de Dieu; elles aiment plus leurs corps que leurs âmes;
3. Bien-aimée Soeur et Fille dans le Christ, le doux Jésus, jamais on ne peut se revêtir de Jésus crucifié avant de s'être dépouillé de cet amour. J'espère de la Bonté suprême qu'il n'en sera jamais ainsi pour vous; mais, comme une véritable et bonne mère, vous vous offrirez, vous et vos enfants, pour l'honneur et la gloire du nom de Dieu, et vous serez ainsi revêtue du [1689] vêtement nuptial. Mais afin que vous puissiez plus facilement vous en revêtir, je veux que vous détachiez vos désirs et votre affection, du monde et de ce qui lui appartient; je veux que vous ouvriez l'oeil de votre intelligence pour connaître l'amour que Dieu vous porte, cet amour avec lequel il vous a donné le Verbe, son Fils unique. Et ce Fils vous a donné sa vie avec le même ardent amour; il a immolé son corps, et vous a fait un bain de son sang. Ignorants et misérables que nous sommes! nous ne connaissons pas, nous n'aimons pas un si grand bienfait, et cela, parce que nos yeux sont fermés; s'ils étaient ouverts pour contempler Jésus crucifié, pourrions-nous méconnaître tant de grâces? Aussi je vous le dis: ouvrez toujours vos yeux, et fixez votre regard sur l'Agneau immolé pour nous, afin de ne jamais tomber dans une pareille ignorance. Oui, ma très douce Fille, ne tardons plus, réparons le temps perdu à force d'amour; et si, dans cette vie, nous nous revêtons de ce vêtement par la grâce, nous nous réjouirons aux noces de la vie éternelle avec votre époux et vos enfants.
4. Prenez doucement courage, soyez patiente, et ne vous troublez pas si j'ai gardé votre Etienne trop longtemps (Sainte Catherine aimait particulièrement Etienne Maconi; elle le garda avec elle prés de six mois, à l'époque de son voyage d'Avignon.); j'ai bien veillé sur lui, car l'affection n'a fait de nous deux qu'une même chose, et vos intérêts sont les miens. Je pense que vous n'avez pas trop souffert; moi, je veux, pour vous et pour lui, jusqu'à la mort, faire tout ce que je pourrai faire [1690]. Vous, sa mère, vous l'avez enfanté une fois; et moi je veux vous enfanter, lui, vous et votre famille, dans les larmes et les angoisses, en offrant sans cesse à Dieu mes prières et le désir de votre salut. Je ne vous dis rien de plus. Saluez Corrado de ma part, et bénissez pour moi toute la famille, surtout ma plante nouvelle, qui vient d'être plantée dans le jardin de la sainte Eglise. Ayez-en bien soin, et nourrissez-la dans la vertu, pour qu'elle répande son parfum parmi les autres fleurs. Que Dieu vous remplisse de se douce grâce. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.
CCCLVI.- A NANNA, fille de Benincasa, sa jeune nièce, à Florence.- Elle l'exhorte à être l'épouse de Jésus-Christ, à l'exemple des vierges sages de l'Evangile, et elle lui apprend à entretenir la lampe de son coeur.
(Nanna est le diminutif de Giovanna. Cette nièce de sainte Catherine était fille de Benincasa, son frère aîné, qui s'établit à Florence.)
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chère Fille dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Dieu, je t'écris dans son précieux sang, avec le désir de te voir la véritable épouse de Jésus [1691] crucifié, en fuyant tout ce qui pourrait t'empêcher d'avoir ce doux et glorieux Epoux. Mais tu ne pourras le foire, si tu n'es pas de ces vierges sages du Christ, qui avaient leurs lampes avec de l'huile et de la lumière. Sais-tu, ma Fille, ce que cela veut dire? La lampe signifie notre coeur, et notre coeur doit être fait comme une lampe. Tu vois bien qu'une lampe est large par le haut et très étroite par le bas: c'est la figure de notre coeur, parce que nous devons toujours l'ouvrir vers les choses supérieures par les saintes pensées, par les peines et les prières continuelles, en nous rappelant toujours les bienfaits de Dieu, surtout le bienfait du Sang qui nous a rachetés.
2. Oui, ma Fille, le Christ béni ne nous a pas rachetés avec de l'or, de l'argent, des perles et des pierres précieuses. Il nous a rachetés avec son précieux sang; et un si grand bienfait, il ne faut jamais l'oublier, niais l'avoir toujours devant les yeux avec une sainte et douce reconnaissance, en voyant que Dieu nous a aimés d'une manière si ineffable, qu'il n'a pas craint de livrer son Fils unique à la mort honteuse de la Croix, pour nous donner la vie de la grâce. J'ai dit que la lampe est étroite par le pied; et notre coeur aussi doit se resserrer vers les choses de la terre: c'est-à-dire qu'il ne doit pas les désirer et les aimer d'une manière déréglée, les souhaiter plus que Dieu ne veut nous les donner, mais toujours le remercier en voyant combien il pourvoit doucement à tout, puisque jamais rien ne nous manque. Notre coeur sera ainsi une lampe; mais songe, ma Fille, qu'elle serait inutile s'il n'y avait pas de l'huile dedans [1692].
3. L'huile nous représente cette douce petite vertu de l'humilité véritable, car il faut que l'épouse du Christ soit humble, douce et patiente; plus elle sera patiente, plus elle sera humble. Mais cette vertu de l'humilité, nous ne pourrons l'avoir qu'en nous connaissant véritablement nous-mêmes, en reconnaissant notre misère, notre fragilité, en reconnaissant que nous ne pouvons seuls, faire aucun bien, et nous délivrer d'aucun combat et d'aucune peine; car si nous avons quelque maladie dans notre corps ou quelque affliction dans notre esprit, nous ne pouvons nous en débarrasser; si nous le pouvions, nous le ferions sur-le-champ. Il est donc vrai que par nous-mêmes, nous ne sommes rien que honte, misère, corruption, faiblesse et péché; et c'est pour cela que nous devons toujours nous abaisser, nous humilier. Mais il ne serait pas bon de se borner à cette connaissance, parce que l'âme tomberait dans l'ennui, le trouble et du trouble dans le désespoir; le démon ne cherche qu'à nous troubler pour nous faire ensuite tomber dans le désespoir.
4. Il faut donc aussi connaître la bonté de Dieu à notre égard, en voyant qu'il nous a créés à son image et ressemblance, qu'il nous a fait renaître à la grâce dans le sang de son Fils unique, le doux Verbe incarné, et que cette bonté de Dieu agit sans cesse en nous. Mais vois aussi qu'il ne serait pas bon de se borner à cette connaissance de Dieu, parce que l'âme tomberait dans l'orgueil et la présomption; il faut donc réunir ces deux connaissances, la sainte connaissance de la bonté de Dieu et la connaissance de nous-mêmes. Alors nous serons humbles, patients et [1693] doux; et de cette manière nous aurons de l'huile dans la lampe.
5. Il faut maintenant de la lumière; sans cela le reste ne suffirait pas. Cette lumière doit être la lumière. de la très sainte Foi; mais les saints disent que la foi sans les oeuvres est morte ce ne serait pas une foi vive et sainte, mais une, foi morte. Il faut donc nous appliquer sans cesse à la vertu et abandonner nos enfantillages et nos vanités, et ne plus faire comme les jeunes personnes mondaines, mais être comme des épouses fidèles consacrées à Jésus crucifié; de cette manière, nous aurons la lampe, l'huile et la lumière. L'Evangile dit que les vierges sages étaient cinq et je te dis aussi qu'il faut être toujours cinq autrement nous n'entrerions pas aux noces. de la vie éternelle.
6. Ce nombre cinq nous apprend que nous devons vaincre et mortifier les cinq sens de notre corps, pour que nous ne pêchions jamais avec eux, et qu'ils ne prennent jamais aucun plaisir défendu; et de cette manière nous serons cinq, parce que nous aurons assujetti les cinq sens de notre corps. Mais panse que le doux Epoux, le Christ, est si jaloux de ses épouses, que je ne pourrai jamais assez te le dire; s'il voyait que tu aimes autre chose que lui, il se fâcherait sur-le-champ avec toi; et si tu ne te corrigeais pas, la porte serait fermée, et tu ne pourrais entrer où l'Agneau sans tache célèbre les noces avec toute ses épouses fidèles. Mais nous serions chassées comme des adultères, comme les cinq vierges folles, qui se glorifiaient de la virginité de leur âme par la corruption de leurs cinq sens, parce qu'elles n'avaient pas porté [1694] avec elles l'huile de l'humilité. Aussi leurs lampas s'éteignirent, et il leur fut dit: Allez acheter de l'huile. Par cette huile on doit entendre les flatteries et les louanges des hommes.
7. Ceux qui flattent et louent dans le monde vendent cette huile. C'est comme s'il avait été dit aux vierges folles: Avec votre virginité et vos bonnes oeuvres vous n'avez pas voulu acheter la vie éternelle, mais vous avez voulu acheter les louanges des hommes, et vous avez tout fait pour cela; allez acheter des louanges, vous n'entrerez pas ici. Ainsi, ma Fille, garde-toi bien des louanges des hommes; ne désire être louée pour aucune de tes actions, car autrement la porte de la vie éternelle ne te serait pas ouverte. Comme je sais que cette voie est la meilleure, je t'ai dit que je désirais te voir la véritable épouse de Jésus crucifié, et je te t'en dis pas davantage. Demeure dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.
CCCLVII.- A MADAME BARTHELEMI de Dominique, à Rome.- Du pèlerinage de la vie, et du bâton de la Croix, qu'il faut prendre pour nous soutenir et nous défendre.
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chère Mère et Fille dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir une bonne voyageuse [1696], vivant comme vit le vrai pèlerin qui voyage en ce monde; et puisque nous marchons tous vers la mort, je veux que vous fassiez comme le sage pèlerin, qui ne s'arrête ni aux peines ni aux plaisirs qu'il rencontre dans la route, mais qui ne regarde que le terme où il veut arriver. Nous pommes aussi des voyageurs, et nous ne devons être arrêtés ni par les tribulations, ni par les outrages, ni par les injures qui nous seront dites ou faites en cette vie. Ne vous détournez pas du chemin par impatience; mais continuez avec un vraie et sainte patience, comme une personne qui ne doit pas s'arrêter: je dis que nous ne devons pas nous arrêter aux plaisirs et aux consolations par un attachement déréglé, mais nous devons passer outre généreusement, sans nous y complaire. Il faut aussi avoir dans cette route, un bâton à la main pour nous défendre des animaux sauvages et de nos ennemis.
2. Ce sera, ma Mère et ma très chère Fille, le bâton de la très sainte Croix, et avec ce bâton vous trouverez l'Agneau immolé et consumé d'amour, qui nous défend de la sensualité, notre ennemie; car l'âme, en voyant tant d'amour, mortifie et tue ses désirs déréglés. Je dis qu'il nous défend des animaux, c'est-à-dire des pensées du démon, des trompeuses flatteries du monde et de l'amour déréglé des enfants et des créatures. Oh! combien est doux ce bois glorieux, où l'âme s'appuie pour courir et arriver à son terme! Notre terme, notre fin est la vie éternelle. Je veux que vous l'ayez toujours devant les yeux de votre esprit; et alors vous serez un véritable pèlerin, et vous arriverez an port du salut. Baignez-vous, baignez-vous [1696] dans le sang de Jésus crucifié, allez recueillir le sang de Jésus crucifié dans les pèlerinages, car, par les pèlerinage (Per cotesti perdonni. Par ces pardons, mot encore employé en Bretagne pour exprimer les pèlerinages où sont attachées des indulgences) le chrétien ne fait autre chose que de recueillir le précieux sang. Les indulgences nous sont données par le sang de l'Agneau sans tache. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.
CCCLVIII. - A MADAME BARTHELEMI d'Andrea Mei, de Sienne.- Du renoncement à la volonté propre, et de l'amour de Dieu dans notre création et dan notre rédemption.
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chère Mère et Fille dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir affermie dans la vraie et solide vertu, parce que sans la vertu nous ne pourrons plaire à notre Créateur; Dieu a toujours voulu nous donner la vie de la grâce par son moyen. Vous savez bien que, quand le premier homme, Adam, tomba dans le péché par la désobéissance, ce péché fut suivi de la mort éternelle; et Dieu [1697], voulant le rétablir dans la grâce et lui donner la vie éternelle, le fit par le moyen de son Fils unique, en le chargeant de tuer par l'obéissance notre désobéissance, de nous rendre la vie par sa mort, et de consumer, de détruire notre mort. Il en fut vraiment ainsi dans le tournoi du Calvaire. Le doux et tendre Verbe jouta contre la mort, et par an mort il vainquit la mort. La mort tua la vie, c'est-à-dire que la mort de notre péché tua le Fils de Dieu sur le bois de la très sainte Croix; mais par sa mort il nous délivra de la mort, et nous rendit la vie parfaite. Ainsi la vie est restée maîtresse; elle a défait le démon infernal, qui tenait l'homme en en puissance; l'homme ne devait avoir d'autre maître que Dieu seul, l'éternel Seigneur.
2. Mais nous revenons à cette première mort, et nous perdons la vie que nous avons par le sang de Jésus crucifié, lorsque l'âme se met à servir la sensualité par ses désirs déréglés pour les honneurs, les richesses, les enfants ou les autres créatures, et par tout autre sentiment qui n'est pas selon Dieu - Quelquefois aussi l'âme devient spirituellement servante et esclave de la volonté propre, sous prétexte d'être plus fervente, et de posséder Dieu davantage; c'est lorsque nous désirons la consolation, la tribulation, la tentation du démon, le temps ou le lieu à notre manière, en disant souvent: Je voudrais avoir cette épreuve autrement, parce qu'elle me fait perdre Dieu. Je la supporterais alors patiemment, tandis que je ne le puis pas de cette manière, Si je n'offensais pas Dieu, je l'accepterais; mais je me plains, parce que je crains d'offenser Dieu. Très chère Mère, si vous [1698] ouvrez l'oeil de l'intelligence, vous verrez que c'est la volonté propre sensitive qui se couvre du manteau de la spiritualité. Car si l'âme était sage, il n'en serait pas ainsi; mais elle croirait avec une foi vive que Dieu ne permet jamais plus qu'elle ne peut en porter, et plus qu'il n'est nécessaire à son salut, car il est notre Dieu, qui ne veut autre chose que notre sanctification. Nous faisons souvent de même pour les consolations de l'âme; elle ne les reçoit pas quand elle veut, dans les moments et les lieux qu'elle désire; elle éprouve, au contraire, des combats, des ennuis, des sécheresses; et alors elle tombe dans la peine, l'affliction, le dégoût et le découragement.
3. Souvent le démon lui fait croire que tout ce qu'elle dit et tout ce qu'elle fait alors, n'est pas agréable à Dieu. Il semble lui dire: Puisque tu ne peux lui plaire, parce que tu es mal disposée, reste tranquille et une autre fois: si tu te sens mieux disposée, tu pourras reprendre la prière. Le démon agit ainsi pour nous faire abandonner l'exercice corporel et spirituel de la sainte prière actuelle, vocale et mentale, parce qu'en ôtant les armes avec lesquelles le serviteur de Dieu se défend des coups du démon, de la chair et du monde, il obtient de nous ce qu'il veut; la cité de l'âme est obligée de se rendre, et il y entre en maître. Il ne peut en être autrement dès qu'elle a perdu les armes et la force de la prière; la prière nous donne les armes de l'humilité véritable et de l'ardente charité, parce que la sainte prière nous fait parfaitement connaître notre néant, notre faiblesse et la bonté, la charité infinie dé Dieu. L'une et l'autre se connaissent mieux dans le temps de l'épreuve et de [1699] la sécheresse, et l'âme devient plus humble et plus vigilante. Si elle est prudente, elle ne cédera pas à la volonté propre dans la consolation, et elle n'écoutera pas le démon; mais elle persévérera généreusement et avec une sainte haine, dans la prière, que Dieu lui envoie des douceurs ou des amertumes. Elle gagne plus dans les peines et les amertumes que Dieu lui accorde que dans les douceurs: car quand elle est dans le besoin, elle court avec zèle et humilité vert son bienfaiteur, sachant bien que par elle-même elle ne peut rien, et qu'il n'y a que Dieu en qui elle espère, qui peut et veut la secourir. Sans ce moyen, nous ne pourrions jamais arriver à la pratique de la vertu, nous n'en aurions que le désir. Pour y arriver, il faut souffrir avec une vraie et solide patience les peines intérieures que nous causent les créatures pal leurs persécutions et leurs scandales.
4. Nous parviendrons ainsi à la vertu, parce que ce sont ces moyens qui nous font enfanter la vertu. La vertu est éprouvée par la peine, comme l'or pas le feu; car si dans la peine, l'âme non seulement ne montre pas sa patience, mais encore faiblit pour cela ou pour autre chose, ce sera une preuve qu'elle ne sert pas son Créateur et qu'elle ne lui obéit pas, en recevant humblement et avec amour ce que le Maître lui donne. Elle ne montre pas non plus sa foi dans l'amour de Notre-Seigneur; car, si elle croyait en être véritablement aimée, rien ne pourrait la scandaliser: elle recevrait aussi bien et avec autant de respect, l'adversité que la prospérité et la consolation, parce qu'elle verrait que tout lui est donné par amour, Mais elle ne le voit pas, et elle montre qu'elle s'est [1700] faite l'esclave de la sensualité et de la volonté propre. Dans toutes les circonstances dont nous avons. parlé, elle se laisse commander et tyranniser par elles. Cette servitude, la servitude du monde et de la volonté propre spirituelle, nous donne la mort. Il faut donc la fuir, puisqu'elle nous empêche d'être les serviteurs fidèles de Dieu, et qu'elle nous pousse à vouloir le servir, non pas selon son bon plaisir, mais selon le nôtre, ce qui est coupable et nous rend des serviteurs mercenaires. Puisqu'il en résulte tant de mal, et que Dieu veut faire toute chose selon ses desseins, je dis que nous devons suivre cette voie et la doctrine qu'il nous a donnée.
5. Nous voyons bien que nous ne nous sommes pas créés nous-mêmes, mais que nous devons l'existence à l'infinie Charité. C'est par pur amour que Dieu nous a créés à son image et ressemblance, pour qui nous partagions son bonheur et que nous jouissions de son éternelle vision; mais nous l'avons perdue par la faute et par l'amour-propre de notre premier père. Alors, pour rendre à l'homme ce qu'il avait perdu, Dieu nous donna son Fils pour médiateur; et ce médiateur, afin de réconcilier Dieu et l'homme, a reçu lui-même le châtiment. La paix ne pouvait se faire autrement, car la guerre était grande; un Dieu in, fini avait été offensé, et l'homme fini, qui l'avait offensé, ne pouvait par aucune peine, aucune souffrance, satisfaire ce Dieu muni. C'est pourquoi l'ardeur de son ineffable charité trouva le moyen de faire la paix, et, pour que la justice fut satisfaite, il s'unit lui-même, il unit la nature divine à notre nature humaine; l'infini de Dieu et le fini de l'homme [1701] s'unirent dans la personne du Christ, qui souffrit sur le bois de la très sainte Croix pour satisfaire son Père et apaiser sa colère contre l'homme. D'un seul coup, sur le bois de la Croix, le doux Verbe a ainsi satisfait la miséricorde, en nous donnant la grâce que nous avions perdue, et il a satisfait la justice, qui demandait une punition de la faute; cette punition, il l'a soufferte dans son corps, dans cette même nature qui avait commis l'offense, car la chair du Christ venait de la chair d'Adam. Mais nous, ingrats que nous sommes, bien souvent nous perdons la grâce par nos péchés, et nous entrons en guerre avec Dieu.
6. Quelquefois cette guerre est mortelle, quelquefois seulement indigne d'un ami. La guerre est mortelle quand l'âme est plongée dans la mort du péché mortel, en faisant son dieu du monde, de la chair et de ses misérables plaisirs. Ceux-là ont véritablement perdu la vie; mais ils peuvent la recouvrer, tant qu'ils sont sur terre, par la confession et par le moyen du sang de Jésus-Christ. Vous le voyez donc bien, sans ce moyen on ne peut vivre en état de grâce et parvenir à la vie éternelle. Ceux qui méprisent l'amour sont ceux qui servent Dieu sans être en péché mortel; ils sont en état de grâce et veulent être de vrais serviteurs de Dieu; mais ils tombent souvent dans une erreur qui vient de la volonté propre spirituelle. Cette volonté, qui s'est rendue maîtresse, les éloigne de la vérité, pas assez cependant pour qu'ils tombent dans le péché mortel, mais ils nuisent à la perfection qu'ils voulaient atteindre, parce qu'ils prétendent choisir le lieu, le temps, la consolation [1702], l'épreuve et la tentation à leur manière. Alors Dieu se refroidit pour l'âme qu'il aimait, parce qu'il ne la voit pas marcher avec la liberté et la générosité qu'elle devrait avoir. Il nous a donné un moyen, et il veut que nous nous en servions, si nous voulons éviter de lui déplaire et détruire l'obstacle qui s'oppose à notre perfection; il veut que nous renoncions à notre volonté propre, afin de ne chercher et de ne vouloir autre chose que Jésus crucifié. Tout le bonheur de l'âme doit être de se reposer dans les opprobres du Christ et d'enfanter les vertus conçues par un saint désir dans la charité du prochain, avec une humilité véritable. En supportant les peines et les fatigues comme Dieu nous les envoie, et la sécheresse de l'âme avec une vraie et sainte patience, nous serons affermis dans la vertu, et nous aurons la force et l'intelligence de l'homme fait, et non de l'enfant, qui ne veut marcher et agir qu'à sa manière. Je ne vois pas que nous puissions avancer par une autre voie, et c'est pourquoi je vous ai dit que je désirais vous voir fondée sur la vraie et solide vertu; et, comme je veux que votre âme soit unie à Dieu par l'amour, je vous ai dit que cela ne pouvait être sans le moyen de la vertu, parce que tout doit se faire par le moyen dont nous avons parlé. Je suis persuadée qu'avec le secours de l'infinie bonté de Dieu, vous accomplirez sa volonté et mon désir. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [1703].
CCCLIX.- A MADAME MONTAGNA, grande servante de Dieu, dans le comté de Narni, à Capitone.- De la charité parfaite.- De l'amour-propre temporel et spirituel.- De l'union de l'âme avec Dieu qui naît de la charité parfaite.
AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE
1. Très chère et bien-aimée Mère dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir brûlée et consumée dans le feu de la divine charité. Celui qui a cette charité ne cherche pas ses intérêts; il ne se cherche pas, et il ne cherche pas le prochain pour lui-même; mais il se cherche et cherche le prochain pour Dieu, et Dieu pour pieu même, parce qu'il est digne d'être aimé, et qu'il est l'éternelle et souveraine Bonté. Ce feu brûle, il consume et ne consume pas, c'est-à-dire qu'il ne consume pas et ne dessèche pas l'âme, mais il l'engraisse par l'onction de la vraie et parfaite humilité, de l'humilité, qui est la gardienne et la nourrice de la charité il consume tout amour-propre, spirituel et temporel, avec tout ce qui, dans l'être, se trouve opposé à la douce volonté de Dieu.
2. Je dis que ce feu consume l'amour-propre temporel, parce qu'il fait connaître à la lumière que toutes les choses temporelles et passagères sont des [1704] instruments de mort pour l'âme qui les possède avec un amour déréglé; elle commence alors à les haïr et à les chasser de son coeur et de sa pensée; et comme l'âme ne peut vivre sans amour, elle dirige ses affections vers les richesses de la vertu; et ce feu d'amour, par la force de son ardeur, consume entièrement tout autre amour. Lorsque l'âme s'est ainsi purifiée, elle n'est pas encore parfaite, et tant qu'elle n'est pas arrivée à la perfection, il lui reste un amour-propre spirituel, ou pour la créature ou pour le Créateur, et même l'un n'est pas sans l'autre; car, comme nous aimons Dieu, nous aimons la créature raisonnable. A quoi s'aperçoit-on que cet amour-propre est dans l'âme? Quand elle aime sa propre consolation, et qu'elle néglige le salut du prochain, parce qu'elle voit diminuer alors la paix et le calme de son esprit, ou qu'elle se voit gênée dans les exercices qu'elle voulait faire pour sa consolation. Quelquefois aussi elle aime la créature d'un amour spirituel, et il lui semble que la créature ne répond pas à son amour et qu'elle lui préfère une autre personne; elle souffre beaucoup et s'indigne de cette préférence, et souvent elle jugera intérieurement cette créature, et s'en éloignera sous prétexte d'être humble et de mieux conserver la paix, mais c'est l'amour qu'elle a pour elle-même qui la fait agir. Cette conduite envers la créature montre que l'amour-propre spirituel de l'âme n'est pas encore consumé à l'égard du Créateur.
3. Quand l'âme est tourmentée par les ténèbres, les combats de la privation de ses consolations ordinaires, elle se laisse aller quelquefois au trouble, à l'ennui; ce trouble et cet ennui lui feront souvent négliger [1705] doux exercice de la prière, ce qui ne devrait pas être, car elle devrait s'y attacher comme à une mère, et ne sen éloigner jamais. Si elle l'abandonne, surtout Si elle abandonne quelqu'autre acte de vertu, c'est une preuve que son amour est mercenaire, c'est-à-dire qu'elle aime sa propre consolation, et que l'attachement aux jouissances spirituelles D'est pas encore déraciné de son coeur. Je dis que le feu de la divine charité consume et détruit l'imperfection. Il rend l'âme parfaite dans l'amour de Dieu et l'amour du prochain; elle ne craint pas, pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes, de perdre sa propre consolation; elle ne refuse pas le travail, mais elle se plaît à s'asseoir à la table des pénibles désirs dans la compagnie de l'humble Agneau sans tache. Elle pleure avec ceux qui pleurent, et se fait malade avec ceux qui sont malades, parce qu'elle prend les fautes d'autrui pour les siennes; elle se réjouit avec ceux qui. se réjouissent, dilatant son coeur dans la charité du prochain, tellement qu'elle est plus heureuse du bonheur, de la paix des autres, que de sa propre consolation. Celui qu'elle aime, elle voudrait le voir aimé partout le monde. Elle ne se scandalise pas de se voir moins aimée que les autres, mais elle est contente de tout par humilité, parce qu'elle se trouve pleine de défauts, et qu'elle trouve les autres remplis de vertus; il lui paraît juste et convenable que ceux qui ont plus de vertus soient aimés davantage.
4. Cette charité unit l'âme à Dieu, en détruisant la volonté propre, et en la revêtant en l'unissant avec l'éternelle Volonté, si bien que rien ne peut la scandaliser et la troubler, excepté les offenses faites à son [1706] Créateur et la perte des âmes. La charité est un feu qui convertit tout en lui, et qui élève l'âme au-dessus d'elle-même. Son union est si grande dans l'extase de la charité divine, que le corps qui la contient perd tout sentiment, si bien qu'il voit sans voir, qu'il entend sans entendre, qu'il parle sans parler, qu'il marche sans marcher, qu'il touche sans toucher. Tous les sens du corps paraissent enchaînés; il semble qu'ils ont perdu leur vertu, parce que la sensibilité s'est perdue elle-même en s'unissant à Dieu. Dieu, par sa vertu et sa charité, attire tout à lui, et la sensibilité du corps même n'existe plus. L'union de l'âme avec Dieu est plus parfaite que celle de l'âme avec le corps. Dieu attire à lui toutes les puissances de l'âme et toutes ses opérations. La mémoire est remplie du souvenir de ses bienfaits et de son ineffable bonté; l'intelligence contemple la doctrine que Jésus crucifié nous a donnée par amour, et la volonté se précipite avec ardeur pour l'aimer.
5. Alors toutes les opérations de l'âme sont réglées et réunies en son nom. Elle goûte le lait de la divine douceur; elle s'enivre du sang du Christ, et dans son ivresse elle ne veut se rassasier que d'opprobres; elle embrasse les mépris, les injures, les outrages, le froid, le chaud, la faim, la soif, les persécutions des hommes et les attaques des démons. Elle se glorifie toujours avec le glorieux saint Paul dans le Christ, le doux Jésus. J'ai dit que la charité ne se recherche pas, parce qu'elle ne choisit pas le lieu et le temps selon son bon plaisir, mais selon que le veut la divine Bonté; elle accepte tous les lieux et tous les instants [1707]. La tribulation ne lui pèse pas plus que la consolation, parce qu'elle cherche l'honneur de bleu dans le salut des âmes, avec te désir d'acquérir et d'augmenter les vraies et solides vertus. Elle n'a pas placé la perfection dans les consolations spirituelles, dans les révélations, dans la mortification du corps, mais dans la mort de la volonté, parce qu'elle a vu à la lumière que ce n'est pas en cela que consiste la perfection, mais dans la mort de la volonté spirituelle et temporelle; aussi elle la jette généreusement dans la fournaise de la charité divine; et quand elle y est, il faut bien qu'elle y brille et qu'elle y soit consumée. Tout ce que nous avons dit n'est rien auprès de ce qu'est et de ce que donne la charité, cette douce mère. Voyons maintenant où elle s'acquiert, et comment.
6. Je vous le dirai en peu de mots. On l'acquiert avec la lumière de la très sainte Foi, et cette Foi est la prunelle de l'oeil de l'intelligence. Avec cette lumière, l'âme voit ce qu'elle doit aimer et ce qu'elle doit haïr. En voyant elle connaît, et en connaissant elle aime et elle hait. Elle aime ce qu'elle a connu de la Bonté divine, et elle hait ce qu'elle a vu de sa propre malice; et sa misère lui fait comprendre ce qui est nécessaire à son salut. Quelle en est la cause? la lumière, d'ou vient la connaissance, et de la connaissance vient l'amour. Car ce qu'on ne connaît pas, on ne peut l'aimer. La lumière nous conduit donc à la chaleur; l'une est inséparable de l'autre: il n'y a pas de feu sans lumière, et de lumière sans feu. Ou le trouverons-nous? dans la cellule de la connaissance de nous-mêmes. C'est en nous que [1708] nous trouvons ce doux et tendre feu, puisque par amour Dieu nous a donné l'être à son image et ressemblance; par amour nous avons été régénérés à la grâce dans Je sang de Jésus crucifié car c'est l'amour qui l'a attaché et cloué sur la Croix. Nous sommes les vases qui ont reçu l'abondance du sang, et toutes les grâces spirituelles qui nous ont été données avec l'être, nous les avons revues par amour. Ainsi l'âme trouve et connaît en elle-même ce doux feu. Allons donc avec la lumière dans la cellule de la connaissance de nous-mêmes, et nous nous y nourrirons de la divine charité, en nous voyant aimés de bleu d'une manière ineffable. La charité nourrit les vertus sur son sein, et fait vivre l'âme dans la grâce; Sans elle nous serions stériles et privés de la vie.
7. Ces pensées m'ont fait dire que je désirais et que je désire, pour vous comme pour moi, nous voir brûlées et consumées dans la fournaise de la divine charité. Je prie ta clémence du Saint-Esprit de nous en faire la grâce, afin que la Bonté divine soit glorifiée en nous, en consumant notre vie dans la douleur amère des fautes commises contre Dieu, et en lui offrant sans cesse d'humbles et fidèles prières pour la sainte Eglise et pour toute créature raisonnable; Anéantissez-vous dans le sang de l'Agneau. Je ne dis rien de plus. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [1709].
Catherine de Sienne, Lettres - Lettre n. 354, A MADAME JEANNE DE CORRADO