Vie Ste Catherine de Sienne - CHAPITRE II
MERVEILES QU'ACCOMPLIT CATHERINE EN SUBVENANT
AUX NECESSITES DES PAUVRES
La virginale épouse du Seigneur comprit désormais qu'elle devenait d'autant plus aimable à l'éternel Epoux qu'elle se montrait plus charitable envers le prochain. Elle prépara donc et employa généreusement toutes les ressources de son coeur à subvenir aux nécessités de ses frères. Mais elle ne possédait rien en propre sur cette terre, car, ainsi que nous l'avons dit dans la première partie, elle avait résolu d'observer les trois grands voeux, en vraie religieuse. Pour ne pas disposer de ce qui appartenait aux autres, sans leur consentement, elle s'en alla trouver son père et lui demanda de vouloir bien permettre qu'elle fit l'aumône aux pauvres, selon sa conscience. Jacques y consentit d'autant plus volontiers qu'il voyait bien clairement que sa fille marchait en toute perfection dans la voie de Dieu. Non seulement il lui donna cette permission dans l'intimité, mais il en fit un ordre notifié à toutes les personnes de la maison, en disant: " Que personne n'empêche ma très douce fille de faire l'aumône à son gré, car je lui remets plein pouvoir, même si elle voulait donner tout ce que j'ai dans cette maison. " Notre sainte, ayant obtenu licence si complète, commença bien moins à donner qu'à prodiguer les biens de son père. Cependant, comme elle eut toujours à un degré extraordinaire le don de discrétion, elle secourait largement, non pas quiconque le désirait, mais les pauvres qu'elle savait être dans le besoin, même s'ils ne demandaient rien. En ce temps, on lui parla de certaines familles pauvres qui, sans demeurer à côté de sa maison, n'étaient pas loin de son voisinage, et qui souffraient d'une grande misère, mais rougissaient de demander l'aumône. Ces bruits n'arrivèrent pas à des oreilles inattentives, et Catherine, imitant le bienheureux Nicolas, emportait de grand matin du froment, du vin, de l'huile et d'autres provisions qu'elle pouvait se procurer, et s'en allait seule à la porte de ces pauvres. Par un miracle du Seigneur, elle trouvait la porte ouverte, déposait à l'intérieur ce qu'elle avait apporté; puis, tirant à soi la porte, elle s'enfuyait.
Un jour, elle était si malade que son corps était complètement enflé de la plante des pieds à la tête, et qu'elle ne pouvait ni se lever de son lit, ni se tenir sur ses jambes. Elle apprit qu'une pauvre veuve, habitant les maisons voisines de celles qui touchaient la sienne, souffrait de la faim avec ses fils et ses filles, et se trouvait dans une grande misère. Aussitôt son coeur s'émut de compassion. et, la nuit suivante, elle pria son Epoux de vouloir bien lui accorder temporairement les forces suffisantes pour qu'elle pût venir au secours de cette pauvre femme. Dès avant le jour, elle se leva, parcourut toute la maison, remplit de froment un petit sac qu'elle avait trouvé, remplit aussi de vin un " fiasco " grand vase en verre, puis d'huile, un autre grand vase; elle recueillit de même ce qu'elle put découvrir en fait d'aliments et apporta le tout dans sa cellule. Elle avait pu porter séparément chacun de ces objets dans sa chambre, mais il paraissait bien impossible qu'elle les portât tous ensemble à la maison de la veuve, étant donné la distance qui l'en séparait. Elle les arrange cependant si bien qu'elle les prend tous en même temps; elle en met sur le bras droit, sur le bras gauche, sur les épaules, en lie à sa ceinture, et, confiante dans le secours du Ciel, elle essaie de soulever cette charge. Par un miracle du Seigneur, elle l'enlève si facilement qu'elle ne lui trouve plus aucune pesanteur. Elle nous avouait, à moi et à ses autres confesseurs, que tout cela ne lui pesait pas plus qu'une paille. Et cependant, à bien compter, je crois qu'il devait y avoir cent livres, ou à peu près, dans le fardeau qu'elle porta ce jour-là. Le matin venu, aussitôt que l'on eut sonné la cloche, signal avant lequel personne ne peut circuler dans les rues, notre sainte, bien que toute jeune fille, et malgré son corps tout enflé, sortit seule de chez elle, avec son pieux fardeau, et se dirigea vers la maison de la pauvre femme aussi rapidement que si elle n'eût rien porté ou n'eût pas senti le poids qui pesait sur elle.
Mais, quand elle approcha de la demeure de l'indigente, sa charge commença à lui devenir si lourde qu'il ne lui paraissait plus possible de continuer à la porter un seul pas plus loin. Elle comprit que c'était là un jeu de son très doux Epoux; elle cria vers le Seigneur avec confiance, souleva son fardeau avec une peine qui augmentait son mérite, et arriva jusqu'à la porte de l'habitation de la pauvre veuve. Par la permission de Dieu, elle trouva cette porte ouverte par en haut, passa son bras en dedans pour l'ouvrir complètement et déposa son fardeau à l'intérieur. Cette lourde charge fit en tombant tant de bruit que la pauvresse en fut réveillée. Catherine voulut alors s'enfuir, mais il plut à son Epoux de la contrarier une seconde fois, et elle ne put pas s'en aller. La force qu'elle avait reçue quand elle s'était levée après avoir prié semblait lui être totalement enlevée. Elle restait là, tout appesantie et toute faible comme auparavant, sans pouvoir faire un pas. Alors, tout à la fois attristée et souriante, elle s'adressa à son Epoux, qui se jouait ainsi d'elle et lui dit: " O vous, qui m'êtes doux par-dessus toutes choses, pourquoi m'avez-vous ainsi trompée? Vous plaît-il donc de vous jouer ainsi de moi et de me confondre en me retenant à cette porte? Voulez-vous donc manifester mes folies à tous les habitants du quartier, et tout à l'heure à tous les passants? Est-ce que peut-être vous ne vous souviendrez plus de toutes les bontés que vous avez bien voulu témoigner à votre très indigne servante? Oh! je vous en prie, rendez-moi mes forces pour que je puisse rentrer dans ma maison. " Tout en parlant ainsi, elle s'efforçait de quitter ce lieu et disait à son corps: " Il faut que tu marches, quand même tu devrais en mourir. " Elle s'éloigna un peu, plutôt en se traînant qu'en marchant, mais pas assez pour que la veuve, qui s'était levée, ne pût reconnaître l'habit de sa bienfaitrice et deviner qui elle était. Cependant l'éternel Epoux, voyant l'affliction de coeur de son épouse, ne put y rester tout à fait insensible, et lui rendit la force, qu'il lui avait donnée auparavant, mais à un degré moins parfait. Catherine revint chez elle avec peine, avant qu'il fît grand jour, et retomba sur son lit avec la même faiblesse que la veille. C'est ainsi que ses infirmités corporelles ne suivaient pas leur cours naturel, mais restaient soumises aux ordres du Très-Haut, comme nous l'expliquerons plus loin avec la grâce du Seigneur. Vous trouvez donc ici renouvelé, ô lecteur, l'acte de charité du bienheureux Nicolas, accompli non pas une fois, mais souvent, et par une personne grave ment malade. Mais allons plus loin, et cherchons si nous ne pourrions pas trouver quelque action qui rappelât la générosité du glorieux Martin.
Un jour qu'elle se trouvait dans l'église des Frères Prêcheurs de Sienne, un pauvre vint à elle et lui demanda l'aumône pour l'amour de Dieu. Elle n'avait rien à lui donner, car elle ne portait habituellement sur elle ni or ni argent. Elle pria donc le mendiant d'attendre qu'elle revînt à la maison, lui promettant qu'alors elle lui ferait volontiers et largement l'aumône de tout ce qu'aile pourrait trouver chez elle. Mais ce pauvre, qui, je pense, était tout autre que l'apparence ne l'indiquait, lui répondit: " Si vous avez quelque chose à me donner, je vous le demande ici, car je ne puis attendre si longtemps. Catherine, ne voulant pas le renvoyer sans consolation, cherchait, anxieuse, ce qu'elle pourrait bien lui donner pour subvenir à sa nécessité. Tout en cherchant, elle aperçut une petite croix d'argent suspendue à un de ces cordons garnis de noeuds, qu'on appelle vulgairement " Pater Noster ", parce qu'on récite autant de "Pater " qu'il y a de noeuds. Notre sainte avait dans sa main ce "Pater Noster "; elle se hâta de briser le cordon, et donna avec joie la croix au pauvre, qui, l'ayant reçue, s'en alla content, sans plus demander l'aumône à personne, comme s'il n'était venu que pour obtenir cette croix. La nuit suivante, pendant que la vierge du Seigneur priait comme à l'ordinaire, le Sauveur du monde lui apparut. Il avait en main la petite croix, ornée de nombreuses pierres précieuses, et il dit: " Reconnais-tu cette croix, ma fille! " " Certainement, je la reconnais, répondit la sainte, mais elle n'était pas si belle quand elle était à moi. " Le Seigneur reprit: " Tu me l'as donnée hier, par amour pour les vertus de charité et de générosité; c'est cet amour que signifient les pierres précieuses. Je te promets, qu'au jour du Jugement, devant toute l'assemblée des anges et des hommes, je te présenterai cette croix, telle que tu la vois, afin que ta joie soit au comble. En ce jour, où je manifesterai solennellement la miséricorde et la justice du Père, je ne tairai pas et ne laisserai pas ignorer l'oeuvre de miséricorde que tu as accomplie envers Moi " Cela dit, la vision disparut, laissant l'âme de la vierge se répandre tout entière en d'humbles actions de grâces, et pleine d'ardeur pour renouveler pareil acte de générosité. Le fait suivant en est la preuve.
L'Epoux souverainement aimable des âmes, charmé par les actes de charité et de miséricorde de son épouse, continua en effet de la tenter pour notre exemple et de la provoquer à des actes plus généreux encore. Un jour, on venait de chanter Tierce dans l'église nommée plus haut: tous les fidèles s'étaient retirés. Catherine, qui avait coutume de prolonger sa prière, était restée seule dans l'église avec une compagne. Comme elle descendait de la chapelle des Soeurs, qui est dans un lieu assez élevé, pour rentrer à la maison, le Seigneur apparut lui-même à son épouse, sous la forme d'un jeune homme à moitié nu, pauvre et voyageur. Ce jeune homme paraissait avoir de trente-deux à trente-trois ans, et demandait à la sainte, au nom de Dieu, qu'elle voulût bien lui accorder le secours de quelque vêtement. Catherine, plus ardente que jamais aux oeuvres de miséricorde, lui dit: "Attendez, mon cher ami, attendez un peu ici, que je revienne de cette chapelle, et je vous donnerai un vêtement. " Puis elle rentra; avec l'aide de sa compagne et toutes les précautions que demandait la modestie, elle fit tomber à ses pieds la tunique sans manches, qu'elle portait sous sa robe à cause du froid, et revint l'offrir avec grande joie au pauvre. Celui-ci, l'ayant reçue, demanda davantage et dit: " Je vous en prie, Madame, maintenant que vous m'avez pourvu d'un vêtement de laine, voudriez-vous aussi me procurer un peu de linge. " La sainte y consentit bien volontiers. " Suivez-moi, mon ami, lui dit-elle, je vous donnerai tout ce que vous me demanderez. " L'épouse allait devant, et l'Époux suivait sans se faire connaître. Catherine rentra à la maison paternelle, s'en alla au lieu où était rangé le linge de son père et de ses frères, prit une chemise et des caleçons, et les donna joyeusement au pauvre, qui, les ayant reçus, ne cessa pas pour autant ses demandes. Voyez, Madame, je vous en prie, dit-il, que puis-je faire de cette tunique, qui n'a pas de manches, pour couvrir les bras? donnez-moi des manches pour que je sois complètement vêtu en vous quittant. " Sans paraître importunée de ces nouvelles exigences, qui ne faisaient qu'enflammer sa charité, la vierge parcourut toute la maison, cherchant avec soin, si elle ne pourrait pas trouver des manches. Elle découvrit par hasard, suspendue à une perche, une tunique neuve qu'on n'avait pas encore mise, et qui appartenait à une servante de la maison. Elle se hâta de dépendre cette tunique et d'en découdre rapidement les manches, pour les apporter gracieusement au mendiant.
Après quoi, Celui qui avait autrefois tenté Abraham continua ses instances et dit à la sainte: " Voici, Madame, que vous m'avez habillé; puissiez-vous éprouver la reconnaissance de Celui pour l'amour duquel vous avez fait cette bonne action; mais j'ai à l'hôpital un compagnon qui, lui aussi, a grand besoin de vêtements, si vous vouliez lui envoyer quelque habit, je le lui porterais volontiers de votre part. " Catherine ne se lassait pas dans la ferveur de sa générosité; elle ne fut nullement troublée de ces demandes répétées, et se mit à penser en elle-même, comment elle pourrait trouver un vêtement pour habiller l'indigent de l'hôpital. Elle se souvenait que toutes les personnes de sa maison, excepté son père, ne supportaient qu'avec peine ses aumônes, et mettaient leurs effets sous clef, de peur qu'elle ne les distribuât aux pauvres. D'un autre côté, dans sa discrétion, elle trouvait qu'elle avait déjà bien assez pris à la servante, et qu'elle ne pouvait tout enlever à une fille qui, elle aussi, était pauvre. Elle se demanda sérieusement alors si elle devait abandonner au pauvre la seule tunique qu'elle s'était gardée, et son coeur de vierge ne pouvait se décider à prendre parti. La charité disait oui, la modestie de la vierge disait non. Dans cette lutte, l'amour triompha de l'amour. L'amour des âmes l'emporta sur l'amour qui nous fait compatir aux besoins corporels du prochain. Catherine pensa qu'à marcher sans tunique elle scandaliserait fort ce prochain, dont l'âme lui était plus chère que le corps. Pour une aumône corporelle, il n'est jamais permis de scandaliser les âmes. Elle répondit donc au pauvre " Vraiment, mon cher ami, s'il m'était permis de rester sans cette robe, je vous la donnerais bien volontiers, mais comme cela ne m'est pas possible, et que je ne puis, en ce moment, trouver ailleurs un autre vêtement, je vous prie de n'avoir pas trop à coeur mon refus, car j'aurais grand plaisir à vous accorder tout ce que vous me demandez. " Le pauvre se mit à sourire: " C'est bien, dit-il, je vois que vous me donneriez de grand coeur tout ce que vous pourriez; portez-vous bien. " Tandis qu'il se retirait, Catherine crut voir à certains signes qu'elle avait eu affaire à Celui qui avait coutume de lui apparaître si souvent à découvert, et de converser si familièrement avec elle. Le coeur de la vierge en resta tout troublé et tout enflammé; mais, comme elle se croyait très indigne d'une telle faveur, elle reprit aussitôt les exercices habituels, auxquels elle consacrait chaque jour son temps.
La nuit suivante, pendant qu'elle priait, le Sauveur du monde, Notre-Seigneur Jésus-Christ, lui apparut manifestement sous la figure du pauvre. Il avait en main la tunique que la vierge lui avait donnée et qui était maintenant ornée de perles et de pierres précieuses, aux riches couleurs et tout étincelantes. "Ma fille bien-aimée, dit le Seigneur, reconnais-tu cette tunique. " Comme la sainte avouait qu'elle la reconnaissait, mais ne l'avait pas donnée si richement ornée, Il ajouta: " Tu m'as donné hier cette tunique avec tant de libéralité, tu as mis tant de charité à revêtir ma nudité pour m'épargner les souffrances du froid et de la honte, que je veux maintenant tirer pour toi, de mon Corps sacré, un vêtement que les hommes ne verront pas, mais que tu sentiras. Ce vêtement protégera ton corps et ton âme contre tout refroidissement qui pourrait leur nuire, jusqu'au temps où ils seront revêtus de gloire et d'honneur, devant les saints et les anges. Aussitôt Notre-Seigneur, avec ses mains sacrées, tira de la plaie cicatrisée de son propre côté un habit couleur de sang, rayonnant de toute part, et fait à la mesure du corps de la vierge. Toujours avec ses saintes mains, il en revêtit Catherine en lui disant: " Je te donne ce vêtement avec ses merveilleux privilèges, pendant que tu es sur la terre, en signe et gage du vêtement de gloire, qu'au temps venu, tu recevras dans les cieux. " Et la vision disparut. La grâce de ce présent fut si efficace, non seulement pour l'âme, mais aussi pour le corps de notre sainte qu'à partir de ce moment, elle ne porta pas plus de tuniques en hiver qu'en été. Elle n'avait qu'une robe sur sa chemise, et jamais, depuis lors, quelle que fût la saison, elle n'eut besoin d'autres vêtements pour mieux couvrir son corps contre les intempéries de l'hiver, dont elle ne s'apercevait même pas, ainsi qu'elle nie l'a avoué. Bien plus, comme elle sentait toujours sur elle son vêtement divin, ses sens ne lui disaient rien de la nécessité d'une autre tunique.
Voyez-vous, lecteur, quel fut le mérite de cette vierge. Dans ses aumônes secrètes, elle suivit les traces du bienheureux Nicolas; dans le don de ses propres vêtements, elle imita le glorieux Martin; non seulement elle mérita de voir ses oeuvres approuvées par une vision du Sauveur, qui lui dit sa satisfaction, mais elle reçut à nouveau de l'infaillible Vérité la promesse de la récompense éternelle, et put sentir continuellement un signe sensible et perpétuel du plaisir que ses dons avaient fait à l'Auteur de tout don. Qu'en pensez-vous? Quand le Seigneur a dit à la sainte qu'il lui montrerait, au jour du Jugement, sa petite croix d'argent, quand ensuite il lui a promis de la revêtir dans les cieux d'un vêtement de gloire, ne lui a-t-il pas révélé manifestement non seulement son salut final, mais la gloire extraordinaire dont elle jouirait? n'a-t-il pas soulevé devant elle tous les voiles de son éternelle prédestination? Vous ne trouverez rien de pareil chez les saints que j'ai nommés. Après leurs admirables aumônes, ils n'eurent pas révélation de l'éternelle récompense qui devait s'ensuivre. Le Seigneur avait dit: " Martin, encore catéchumène, m'a recouvert de ce vêtement (Leçons du IIe Nocturne de la fête de Saint Martin), mais il n'a pas ajouté: " Je lui donnerai dans les cieux un vêtement de gloire ", bien que finalement, il le lui eût accordé. Ce saint ne reçut pas un signe sensible de sa gloire future, comme celui que vous voyez donné à notre vierge. Et ne croyez pas que de pareilles révélations et de tels signes soient à dédaigner. Si la simple assurance du salut final cause dans l'âme une joie et une consolation telles que la langue ni la plume ne sauraient les exprimer, que doit faire celle d'obtenir une grande gloire. Ce ferme espoir donne à toutes les vertus un nouveau développement. Patience, force, tempérance, diligente sollicitude dans les oeuvres saintes de la foi, de l'espérance et de la charité, habitudes vertueuses de toutes sortes, puisent, dans cette confiance, un continuel accroissement. Tout ce qui était d'abord difficile devient facile. L'âme peut tout accomplir et tout supporter pour Celui qui lui notifie l'éternelle élection dont elle est l'objet et lui apporte ainsi un inexprimable réconfort. Dès maintenant ce que vous venez d'apprendre peut vous donner l'idée de quelques-uns des privilèges de notre sainte; mais je crois que la suite vous en montrera de plus grands et de plus extraordinaires. Continuons le sujet commencé.
Une autre fois, la vierge aimée de Dieu, brûlant sans cesse intérieurement du feu de la compassion, apprit qu'un pauvre, qui s'était volontairement privé des biens temporels pour l'amour de Dieu, souffrait de la faim. Elle remplit d'oeufs une bourse de toile qu'elle portait cousue à l'intérieur de sa robe, pour de semblables cas et s'en alla nourrir le Christ, dans la personne de son pauvre. En approchant de la demeure du pauvre, elle entra dans une église. Bientôt son esprit, saisi de la pensée que c'était là la maison de la prière, commença de s'élever, dans son oraison, vers Celui auquel il restait toujours uni, de sorte que la vierge eut un de ces ravissements, dont nous avons parlé au chapitre précédent. Dans cette extase, son corps s'affaissa par hasard du côté où pendait la bourse pleine d'oeufs. Tout le poids du corps porta sur cette bourse, de sorte qu'un dé à coudre, qui s'y trouvait avec les oeufs, fut écrasé et brisé en trois morceaux; mais les oeufs, que la charité y avait mis, furent plus forts que le cuivre, il n'y en eut aucun d'endommagé, comme s'ils n'eussent pas été là. Merveille étonnante à raconter et beaucoup plus étonnante encore dans son accomplissement; pendant plusieurs heures, ces oeufs supportèrent la pression de tout le corps de la vierge; leurs coquilles si frêles n'en reçurent pas la moindre déformation: ce qu'un anneau de cuivre n'avait pu porter, de fragiles coques d'oeufs purent le soutenir. Et qu'on ne dise pas que le poids du corps virginal portait tout entier sur l'anneau, car cela paraîtra impossible à quiconque se donnera la peine de comparer la surface des oeufs et du corps qui les pressait avec la surface de l'anneau.
La charité versée par l'Esprit-Saint au coeur de notre sainte produisait donc presque continuellement non seulement des oeuvres de miséricorde, pour le secours du prochain, mais encore des oeuvres miraculeuses et divines, à l'honneur du Très-Haut. Pour vous le montrer plus clairement, je vais vous raconter un miracle qui a eu autant de témoins qu'il y avait alors d'hommes et de femmes habitant la maison paternelle de la sainte, c'est-à-dire à peu près une vingtaine de personnes, si j'en crois des témoignages dignes de foi. Je tiens ce récit de Lapa, mère de Catherine, de Lysa sa belle-soeur, de Frère Thomas son premier confesseur, et de plusieurs autres personnes qui vivaient alors dans la maison de Jacques son père.
C'était au temps où, grâce aux larges permissions de Jacques, Catherine faisait aux pauvres d'abondantes aumônes. Il arriva que le vin du tonneau où l'on puisait la boisson de toute la famille se trouva gâté. En fait de pain, de vin, et de tout aliment destiné à soutenir la vie du corps, la vierge avait coutume de ne pas donner aux pauvres ce qu'il y avait de plus mauvais, mais, autant qu'elle le pouvait, elle choisissait pour l'honneur de Dieu ce qu'il y avait de meilleur. Voyant donc que le vin était mauvais, elle alla en puiser du bon à un autre tonneau, d'où personne n'en avait encore tiré, et en servit chaque jour aux pauvres. De l'avis de tous, et à en juger par ce que l'on consommait habituellement, ce tonneau contenait autant de mesures de vin qu'il en fallait pour subvenir aux besoins de la maison pendant quinze jours, tout au plus pendant vingt jours. en l'économisant beaucoup. Mais avant que la famille puisât à ce même fût, la vierge du Seigneur en avait, pendant longtemps, servi chaque jour abondamment aux pauvres, car rien de ce qu'il y avait à la maison ne pouvait lui être refusé. Bien des jours après que Catherine eut commencé à donner de ce vin, celui qui était chargé du cellier en prit enfin au même tonneau pour le service ordinaire de la table. Notre sainte ne cessa pas pour cela d'en donner aussi largement que d'habitude; elle en donnait même d'autant plus qu'elle se croyait moins remarquée, car elle pensait attirer moins sur elle l'attention des domestiques, en puisant au tonneau où l'on prenait la boisson de toute la famille. Non seulement quinze jours, mais vingt jours se passent, et l'on buvait toujours de ce même vin. Un mois tout entier s'écoule, sans que le fût où l'on tirait paraisse se désemplir. Les frères de notre sainte et tous les gens de la maison commencent à s'étonner; ils en parlent à Jacques, et se réjouissent d'avoir un tonneau, qui, après avoir suffi si longtemps aux besoins de la famille, ne paraissait pas être près de s'épuiser. Ce qui ajoutait encore au joyeux étonnement de tous, c'est qu'aucun d'eux ne se rappelait avoir bu vin si bon, de goût si agréable et si exquis. Ce vin réjouissait le coeur de tous ces hommes (Ps 103,15) ,non seulement par son étonnante quantité, mais encore par ses délicieuses qualités. Ils ignoraient la cause de cette merveille; mais la vierge qui avait reconnu la source bienfaisante d'où provenait un si grand prodige, se mit à distribuer de ce vin à pleine mesure, et publiquement, à tous les pauvres qu'elle pouvait trouver. Même alors le contenu du tonneau ne diminua pas, et le goût du vin ne fut en rien modifié. Un second mois s'écoula, puis un troisième, le tonneau était toujours aussi rempli. Les vendanges approchaient, on commença à préparer les fûts pour le vin nouveau. Ceux qui étaient chargés des affaires de la maison désiraient que ce tonneau fût complètement vidé afin qu'on pût le remplir du vin nouveau, dont les pressoirs regorgeaient. Mais la munificence divine ne tarissant pas encore, on prépara les autres pièces, on les remplit, et les pressoirs avaient encore du vin. Le jeune homme qui dirigeait ce travail envoie alors demander qu'on vide l'inépuisable fût, et qu'on le prépare. On lui répond que, la veille au soir, on en avait encore tiré un grand fiasco de vin pur, limpide et clair et qu'il ne paraissait pas moins rempli que d'ordinaire. Sur quoi le jeune homme répliqua du ton d'un homme à bout de patience: " Tirez tout ce vin, mettez-le quelque part et préparez ce tonneau pour recevoir le vin nouveau, car nous ne pouvons attendre davantage. " O merveille, en quelque sorte inouïe pour notre temps! On ouvrit le fût d'où était sorti, la veille, du vin clair en abondance, on n'en trouva cette fois plus trace, comme s'il n'en fût pas resté une seule goutte, depuis plusieurs mois. Le bois parut à tous tellement desséché que personne ne pouvait douter qu'il eût été impossible, depuis longtemps, de puiser du vin à ce tonneau, et certainement ce ne fut pas un petit sujet d'étonnement, pour tous les témoins de ce prodige. En voyant de leurs propres yeux combien le bois de ce fût était sec, ils commencèrent à mieux reconnaître le caractère miraculeux de l'augmentation et de l'amélioration d'un vin, qui avait suffi jusqu'alors à un si long usage. Ce miracle, publiquement accompli, fut connu de tout Sienne, en ce temps-là. Il eut autant de témoins qu'il y avait d'habitants dans cette maison. J'ai cité les noms propres de ceux-là seulement qui m'ont rapporté le fait. C'est par ce récit que je finis ce chapitre.
MERVEILLES ACCOMPLIES PAR CATHERINE
AU SERVICE DES MALADES.
Admirable était la compassion qu'éprouvait pour les pauvres l'âme de notre vierge, mais plus admirable encore et plus excellente était la tendresse, qui remplissait son coeur vis-à-vis des infirmes. Cette tendresse lui fit accomplir des oeuvres inouïes qui paraîtront incroyables à ceux qui n'en ont pas encore entendu parler. Ce n'est pas une raison pour les passer sous silence; nous devons au contraire, pour la plus grande gloire du Dieu Tout-Puissant, en faire le récit complet. Les relations verbales et écrites de Frère Thomas déjà cité et de Frère Barthélemy Dominique de Sienne, maintenant Maître en théologie et Provincial de la province romaine, aussi bien que les témoignages de nombreuses dames tout à fait dignes de foi, sans compter ceux de Lapa et de Lysa nommées plus haut, m'imposent l'obligation de vous raconter ce qui suit.
Il y avait dans la cité de Sienne une pauvre infirme nommée Cecca. Sa pauvreté l'obligea de chercher quelque hôpital où elle pût trouver, pour son infirmité, des remèdes qu'il lui était impossible de se procurer elle-même. Mais il arriva que l'hôpital où elle fut reçue était si pauvre qu'il lui procurait à peine le nécessaire. Sa maladie empira tellement que la lèpre lui couvrit tout le corps, ce qui ajouta encore à sa misère, car, par crainte de la contagion, personne ne voulait plus s'approcher d'elle pour la servir. On se disposait même à la conduire en dehors de la ville, comme on a coutume de le faire pour de tels malades. Quand notre sainte l'eut appris, remplie des ardeurs de la charité, elle accourut en toute hâte audit hôpital pour visiter, servir et toucher la lépreuse. Non seulement elle lui apporta le secours de ses aumônes, mais elle lui offrit ses propres services, l'assurant qu'ils ne lui feraient pas défaut, jusqu'à la fin de la maladie. Ce que sa parole avait promis, ses actes l'accomplirent avec une parfaite fidélité. Chaque matin et chaque soir, elle visitait personnellement l'infirme, lui préparait et lui servait elle-même tout ce qui était nécessaire à sa nourriture. Avec le regard de l'esprit elle voyait son l'Epoux dans cette épreuve et le servait en toute diligence et révérence.
Cet acte, qui, dans notre vierge, procédait d'une vertu bien haute et bien consommée, engendra cependant, chez la malade, le vice de l'orgueil et de l'ingratitude. Il en arrive souvent ainsi pour les âmes qui ne sont pas sous l'empire de la vertu d'humilité, elles s'enorgueillissent de ce qui aurait dû les humilier davantage, et ce qui méritait leur reconnaissance provoque leurs injures. L'humilité et la charité de notre bienheureuse vierge rendirent donc Cecca arrogante et colère. Voyant Catherine si complètement dévouée à son service, la lépreuse commença d'exiger comme une dette ce qu'une charitable liberté lui accordait. Elle réprimandait sa servante en termes fort blessants et joignait des injures à ses réprimandes, quand elle ne recevait pas à souhait tout ce qu'elle désirait. Il arrivait parfois que la vierge du Seigneur prolongeait un peu plus que de coutume sa prière du matin à l'église et se présentait par conséquent un peu plus tard pour soigner l'infirme. Celle-ci saluait la sainte, à son arrivée, par des paroles irritées et moqueuses: "Soyez la bienvenue, lui disait-elle, dame et reine de Fonte-Brande! " (Ainsi appelait-on le quartier où était et où est encore la maison paternelle de la vierge.) Est-elle assez glorieuse, cette reine qui se tient tout le jour dans l'église des Frères! C'est avec les Frères que vous avez sans doute passé toute votre matinée, Madame? Vous ne paraissez pas pouvoir vous rassasier de ces moines! " C'est ainsi que, par ces paroles et d'autres semblables, elle provoquait, autant qu'elle le pouvait, la servante du Christ. Celle-ci n'en était que bien peu ou nullement émue; elle consolait humblement et doucement la malade et lui disait, comme si elle eût répondu à sa propre mère: " Très douce mère, pour l'amour de Dieu, ne vous troublez pas;j'ai un peu tardé, mais j'aurai vite fait tout ce que demande votre service. " Et, se hâtant, elle allumait le feu, mettait la marmite au foyer, préparait les aliments pour celle qui l'accueillait toujours si mal et pourvoyait à tout le nécessaire, avec un soin si expéditif et si admirable, que l'impatiente malade elle-même en était tout étonnée.
Cela dura longtemps, sans que l'âme de la vierge pût se laisser envahir par le dégoût, sans que, dans la ferveur de son service accoutumé, se glissât le moindre relâchement. Beaucoup l'admiraient, mais Lapa sa mère était fort mécontente de cette conduite et récriminait en disant: " Certainement, ma fille, tu gagneras la lèpre, je ne veux pas absolument que tu serves cette malade. " Catherine, qui avait mis toute sa confiance en Dieu, calmait, par de douces paroles, la colère de sa mère, essayait de lui enlever toute crainte d'infection contagieuse et lui assurait ne pouvoir abandonner un service que le Seigneur lui avait confié. Eloignant ainsi tous les obstacles qui s'opposaient à son charitable dévouement, elle persévérait dans sa sainte entreprise. L'antique ennemi eut alors recours à un autre stratagème. Avec la permission du Seigneur, qui voulait rendre ainsi plus glorieux le triomphe de son épouse, il fit passer la lèpre aux mains de la vierge. Ces mains, qui touchaient le corps de la malade, commencèrent à être si manifestement infectées que le mal apparaissait évident à quiconque les regardait. Catherine n'en abandonna pas pour autant sa sainte résolution. Elle aimait mieux être toute couverte de lèpre que de laisser l'oeuvre charitable qu'elle avait commencée. Elle n'estimait pas plus que de la boue son propre corps, et ne s'inquiétait pas de ce qui pouvait lui arriver, pourvu qu'elle pût offrir à son éternel Epoux un service agréé. Cette lèpre dura d'assez longs jours, que la sainte trouva bien courts, dans l'ardeur de sa céleste charité. Enfin, Celui qui guérit en frappant, élève en abaissant, et fait tout conspirer au bien de ceux qui l'aiment (Rm 8,28), s'étant suffisamment complu dans le spectacle du courage de son épouse, ne permit pas qu'elle souffrît davantage de ce mal. Quelque temps après, en effet, la lépreuse vit arriver l'heure de sa mort; elle s'en alla de ce monde, assistée et efficacement réconfortée par notre sainte. Son cadavre était horrible à voir. Catherine le lava cependant elle-même avec beaucoup de soin; elle l'habilla, le déposa avec respect dans le cercueil, puis, après les funérailles, elle l'ensevelit de ses propres mains. Cette sépulture achevée, toute lèpre disparut. Non seulement les mains de la vierge ne paraissaient pas avoir jamais été infectées, mais elles surpassaient en beauté tout le reste du corps, comme si la lèpre leur eût donné un éclat tout particulier.
Voyez-vous, lecteur, comment, rien que dans cette oeuvre de notre sainte, on voit agir toutes les vertus. La charité, qui en est la reine et la forme, pousse Catherine à se charger d'un pareil service et à en remplir toutes les charges. A la charité s'associe l'humilité, qui soumet complètement la vierge à une infirme si méprisée. La patience lui permet en même temps de supporter joyeusement toutes les injures de sa maîtresse et lui fait souffrir avec calme, qu'une si hideuse maladie infecte son propre corps. Il faut, sans aucun doute, ajouter à cela les certitudes d'une foi toute lumineuse, dont le regard contemple continuellement, non pas la lépreuse elle-même mais l'Epoux, auquel Catherine s'efforce de plaire. Enfin la force de l'espérance ne lui fait pas défaut, puisqu'elle persévère jusqu'à la fin. Le saint concours de toutes ces vertus eut pour couronnement un miracle manifeste. La lépreuse, vivante, avait communiqué son mal aux mains de sa servante; quand la malade fut morte et ensevelie, le Christ guérit instantanément son épouse. Qu'y a-t-il en tout cela qui ne fasse l'admiration de quiconque a l'intelligence de la vérité? Ce sont là de grandes choses, mais en voici qui vous paraîtront plus grandes encore, ô bon lecteur, si vous leur donnez votre attention.
Au temps où la vierge du Christ s'était consacrée pour Dieu au soin des pauvres et des infirmes, il y avait en cette même cité de Sienne, si souvent nommée, une Soeur de la Pénitence de saint Dominique, qui s'était offerte, elle et ses biens, à l'hôpital de la Miséricorde, conformément à la coutume du pays. Malgré le double lien religieux, que s'était créé Palmerina, elle était retenue par le démon, en des chaînes bien odieuses et extraordinairement fortes. Sous l'influence d'un secret sentiment d'envie et d'orgueil, elle avait conçu pour Catherine une haine profonde. Non seulement il lui était désagréable de la voir, mais elle ne pouvait entendre prononcer son nom sans en avoir le coeur troublé. Elle la décriait en particulier et en public, autant qu'elle le pouvait; elle ne se lassait pas de la calomnier et de la maudire, et donnait tous les signes d'une haine consommée. Notre sainte, qui s en était aperçue, s'efforçait d'apaiser son ennemie par toutes sortes de procédés pleins d'humilité et de douceur. Palmerina méprisa toutes ces avances. La vierge du Seigneur, pressée par les saintes exigences de sa ferveur, eut alors recours à son Epoux et fit monter vers Dieu des prières toutes spéciales pour son ennemie. C'était sans aucun doute amasser sur la tête de celle-ci des charbons ardents, comme nous le dit l'Apôtre, car ses prières s'envolant comme la flamme montaient vers le Seigneur et demandaient miséricorde et justice. La servante du Christ ne demandait, il est vrai, que miséricorde pour sa calomniatrice, mais la justice et la miséricorde étant ensemble la gloire de Celui qu'elle priait, sans justice, il ne devait pas y avoir de miséricorde. Le Seigneur se fit donc grande justice; mais, tout en jugeant, il accorda aux prières de sa bien-aimée une miséricorde beaucoup plus grande encore. Il frappa d'abord le corps de Palmerina, pour guérir ensuite son âme. Par ce juste châtiment, il montra tout à la fois combien la coupable était endurcie dans son obstination, et combien douce était la charité, dont il avait revêtu son épouse. Il augmenta aussi le zèle de Catherine pour les âmes, en lui manifestant l'inestimable beauté de cette âme, déjà justement condamnée et qu'elle avait sauvée par ses propres mérites et prières.
La maladie qui frappa le corps de Palmerina ne guérit pas, en effet, la blessure de son coeur; cette blessure parut au contraire s'aggraver, et la malade manifesta, plus encore qu'au temps où elle était en santé, la haine toute gratuite qu'elle avait conçue contre notre sainte. Celle-ci s'appliquait à adoucir, par des actes d'humilité et de mansuétude, une aussi cruelle passion. Elle se présentait souvent et humblement devant Palmerina et faisait tous ses efforts pour consoler sa persécutrice par des paroles et des actes d'amitié. Elle s'ingéniait à lui rendre tous les services qu'elle pouvait imaginer. Palmerina, dont l'âme était devenue plus dure que la pierre, ne se rendait pas à ces paroles et à ces signes de charitable dilection; elle restait insensible à tous ces actes de respectueuse déférence; son coeur corrompu avait horreur de tout ce que faisait la vierge, et dans sa rage elle recommandait qu'on chassât Catherine de la maison. Ce que voyant, le très juste Juge appesantit encore davantage la main de sa justice sur cette ennemie de la charité, si bien que la malade, ayant perdu subitement presque toutes ses forces corporelles, s'en allait, sans être munie des sacrements du salut, à une mort misérable pour le corps et pour l'âme.
Aussitôt que Catherine l'eut appris, elle s'enferma dans sa cellule, et ses prières anxieuses et répétées s'en vinrent frapper aux oreilles de son Epoux, le suppliant de ne pas permettre qu'elle fût l'occasion de la perte de cette âme. Voici comme elle parlait en son esprit, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé: " O Seigneur, est-ce que moi, malheureuse, je serais née pour qu'à mon sujet, des âmes créées à votre image fussent envoyées aux feux éternels! Voudriez-vous donc permettre que, devant être pour ma soeur un instrument de salut éternel, je lui sois une occasion d'éternelle damnation? Non, la multitude de vos miséricordes ne saurait accepter si effroyable jugement, et vos éternelles bontés ne sauraient tolérer si lamentable ruine. Mieux vaudrait peut-être pour moi n'être pas née qu'être cause de damnation pour des âmes rachetées de votre sang. O malheureuse que je suis! Est-ce que ce sont là les promesses que votre générosité m'avait faites, quand vous m'annonciez que, selon mes désirs, je serais très utile au salut des âmes? Voilà donc les fruits de salut, dont je devais être entre vos mains l'instrument, ma soeur mourant de la mort éternelle à cause de moi. Ah! je n'en doute pas, tout cela est l'ouvrage et la conséquence de mes péchés, et je ne mérite pas d'obtenir d'autres fruits pour mes oeuvres. Mais je ne cesserai pas pour autant d'implorer vos éternelles pitiés, je ne cesserai pas d'invoquer votre infinie bonté, jusqu'à ce que les maux, par moi mérités, soient convertis en bien, jusqu'à ce que ma soeur soit délivrée de la mort éternelle. " Tandis qu'elle disait ces paroles et autres semblables, bien plus avec son coeur qu'avec sa voix, Dieu, voulant l'exciter à une compassion plus grande encore pour l'âme qui périssait, lui révéla la misère de la pauvre pécheresse et le danger qui la menaçait. Et, comme l'Epoux éternel répondait, qu'en justice, il ne pouvait tolérer qu'une haine, si implacable et si méchamment conçue, demeurât impunie, la vierge, prosternant dans la prière son corps et son âme, lui disait: " O mon Seigneur, je ne sortirai pas vivante de ce lieu, tant que vous ne m'aurez pas accordé pour ma soeur le pardon que j'ai demandé. Punissez sur moi son péché, quel qu'il soit, c'est moi qui suis la cause de son mal, c'est moi qui dois être punie et non pas elle. " Puis elle ajoutait: " Je vous en supplie, par toute votre bonté et votre clémence, ô très miséricordieux Sei gneur, ne laissez pas l'âme de ma soeur quitter son corps, avant qu'elle ait reçu votre grâce et obtenu votre indulgence. "
Pourquoi en dire davantage? L'efficacité de cette prière fut telle que l'âme de la malade ne pouvait sortir de son corps, bien que l'agonie durât depuis trois jours et trois nuits. Toutes les personnes qui connaissaient Palmerina s'étonnaient et la plaignaient en voyant ses dernières souffrances si longuement prolongées. Catherine, pendant tout ce temps, continuait de prier; elle finit, s'il m'est permis de parler ainsi, par vaincre l'Invincible, et ses humbles larmes arrêtèrent le Tout-Puissant. Comme si le Seigneur n'eût pas pu résister plus longtemps, il envoya du ciel un rayon de Sa lumière, éclaira miséricordieusement l'âme agonisante, lui fit reconnaître sa faute et lui accorda une salutaire contrition. Notre sainte en eut révélation et accourut aussitôt à la maison de la mourante. Dès que celle-ci aperçut Catherine, elle témoigna par signes, comme elle put, sa joie et son respect à celle qu'elle avait auparavant en horreur; de la voix et du geste, elle accusa sa faute, et ayant reçu les sacrements, elle mourut dans des sentiments de grande contrition.
Après ce trépas, Notre-Seigneur montra à son épouse cette âme ainsi sauvée. Sa beauté était telle, m'a dit la sainte, que nulle parole ne saurait l'exprimer. Et cependant l'âme qui lui était ainsi apparue n'avait pas encore revêtu la gloire de la vision béatifique, mais elle avait l'éclat que donnent la création et la grâce du Baptême. " Très douce fille, disait le Seigneur, voici que par toi j'ai recouvré cette âme déjà perdue ", puis il ajoutait: " Ne te semble-t-elle pas bien gracieuse et bien belle! Qui donc n'accepterait pas n'importe quelle peine pour gagner une créature si admirable? Si Moi, qui suis la souveraine Beauté, Moi, de qui vient toute autre beauté, je me suis épris d'amour pour la beauté des âmes, au point de vouloir descendre sur terre et répandre mon propre sang pour les racheter, combien plus devez-vous travailler les uns pour les autres, afin de ne pas laisser perdre de si belles créatures. Si je t'ai montré cette âme, c'est pour te rendre plus ardente à procurer le salut de tous, et pour que tu entraînes les autres à cette oeuvre, selon la grâce qui te sera donnée. "
Catherine remercia le Roi des cieux, son Epoux, et le supplia humblement, avec tout le désir de son coeur, de vouloir bien lui accorder la grâce de voir toujours dans la suite la beauté des âmes qui vivaient avec elle, afin d'avoir plus d'ardeur à procurer leur salut. Le Seigneur y consentit et lui dit: " Parce que, méprisant la chair, tu t'es attachée totalement à moi qui suis l'Esprit souverain, et parce que tu as si laborieusement et si fructueusement prié pour le salut de cette âme, voici que je donne à ton intelligence une lumière qui lui permettra de voir la beauté ou la repoussante laideur des âmes qui se présenteront devant toi. Tes sens intérieurs percevront l'état des esprits, comme tes sens extérieurs perçoivent l'état des corps. Et lu auras cette connaissance non seulement pour ceux qui te seront présents, mais pour toutes les personnes dont ton zèle cherchera le salut, et pour lesquelles tu prieras avec ferveur, quand même jamais elles n'auraient été ou ne devraient être présentes à tes sens corporels " La grâce de ce don fut si efficace et si persévérante que, dès lors, Catherine connut les actes et l'état des âmes, mieux que ceux des corps, dans toutes les personnes qui venaient à elle. Aussi, comme l'avertissais secrètement un jour que certains murmuraient en voyant nombre de personnes fléchir le genou devant elle sans qu'elle les en empêchât, elle me répondit:" Le Seigneur sait bien que je ne vois pas ou bien peu les attitudes corporelles de ceux ou de celles qui sont autour de moi. Je suis tellement occupée à considérer leurs âmes que je ne remarque rien des corps. " Je lui dis alors: " Voyez-vous donc leurs âmes? " Elle reprit: " Mon Père, c'est sous le sceau du secret que je vous fais cette révélation. Depuis le jour où mon Sauveur a été pour moi si gracieux, que, sur mes instantes prières, il a arraché aux horreurs de l'éternelle damnation, une âme déjà vouée aux flammes de l'enfer pour ses propres démérites; depuis le jour où il m'a ensuite montré la beauté de cette âme, personne ne s'est jamais ou bien rarement présenté devant moi sans que je ne connaisse son état intérieur. " Et elle ajoutait: " O mon Père, si vous aviez vu la beauté de l'âme raisonnable, je ne doute pas que, pour le salut d'une seule âme, vous ne soyiez prêt à subir cent fois la mort corporelle, si c'était possible. Rien, dans ce monde sensible, n'est comparable à cette beauté. " C'est après l'avoir entendue parler ainsi que je lui demandai de me raconter en détail cette histoire: et c'est alors qu'elle m'a donné toute la suite du récit que je viens d'écrire. Elle ne m'avait parlé que brièvement et en termes adoucis du péché commis contre elle par Palmerina. J'ai seulement appris plus tard combien ce crime de haine avait été grave par plusieurs Soeurs dignes de foi, qui avaient connu la sainte et son ennemie.
Au reste, pour plus ample confirmation de ce que nous venons de dire, je consigne ici un souvenir personnel. Plusieurs fois je servis d'interprète entre notre vierge et le Souverain Pontife, seigneur Grégoire XI, d'heureuse mémoire. Catherine ne connaissait pas le latin et le Saint-Père ne connaissait pas l'italien. Dans un de ces entretiens, la sainte se plaignit de trouver à la cour romaine, qui devrait être un paradis de vertus célestes, la puanteur de vices infernaux. Quand j'eus traduit cette plainte au Souverain Pontife, il me demanda depuis combien de temps Catherine était arrivée à la cour, et, ayant appris qu'elle y était depuis peu de jours, il lui répondit: " Comment avez-vous pu, en si peu de temps, vous rendre compte des moeurs de la cour romaine? " La sainte, se relevant alors de la posture humblement inclinée qu'avait son corps, prit tout à coup un air de majesté que mes yeux purent très bien saisir alors, et, debout, le front haut, elle lança cette protestation: " A l'honneur du Dieu Tout-Puissant, j'ose dire, qu'étant encore dans ma cité natale, j'ai mieux senti l'infection des péchés commis à la cour romaine que ceux-là même qui les ont commis et les commettent encore tous les jours. " A ces mots, le Pape se tut, et moi, tout interdit, je considérais dans mon coeur et notais tout spécialement avec quelle autorité elle osait tenir pareil langage devant un si grand pontife.
Voici de même ce qui nous arrivait fréquemment, tant à moi qu'à d'autres, quand nous accompagnions la vierge dans ses voyages, à travers des pays où nous n'avions jamais été auparavant, pas plus elle que nous. Certaines personnes, qui lui étaient inconnues aussi bien qu'à nous, se présentaient avec un habit décent et l'apparence de moeurs honnêtes, bien qu'étant en réalité obstinément plongées dans leurs péchés. Reconnaissant aussitôt leurs crimes, Catherine ne pouvait ni leur répondre, ni même leur montrer son visage, et, si ces visiteurs insistaient par trop, elle leur disait d'une voix rude: " Nous devrions d'abord corriger nos vices, sortir des filets du démon et seulement ensuite parler de Dieu. " C'est par ces paroles ou d'autres semblables qu'elle se délivrait le plus vite possible de la présence de ces personnes; nous apprenions bientôt qu'elles étaient souillées de crimes honteux, auxquels leur coeur impénitent ne voulait pas renoncer. Un jour, nous avons rencontré une femme, qui, oh douleur! vivait criminellement avec un grand prélat de l'Eglise.Elle parlait à la sainte en ma présence; sa tenue et ses vêtements annonçaient une personne honnête, et cependant jamais elle ne put voir en face le visage de la vierge, qui se détournait toujours. Tout surpris, je m'informai de l'état de cette femme, et j'appris ce que je viens de dire. Je le racontai ensuite à Catherine, qui me répondit confidentiellement: "A sentir l'infection que je sentais moi-même, pendant que cette femme me parlait, vous auriez été pris de vomissements. " Je vous dis tout cela, lecteur, pour que vous sachiez quels dons excellents notre sainte avait reçus d'En-Haut. Ne vous étonnez pas si je m'égare un peu dans ces récits; vous voyez bien que le sujet le demande.
L'ennemi du genre humain, s'apercevant donc que la vierge acquérait au service des malades une pleine mesure de mérites et ne produisait pas peu de fruit spirituel dans les âmes, imagina une nouvelle ruse, pour lui faire quitter cette bonne oeuvre. Mais l'iniquité se mentit à elle-même (Ps 26,12); le moyen qu'elle trouva pour rendre stérile l'arbre planté près du courant des eaux célestes (Ps 1,3) 2 fut précisément celui qui le fit se développer davantage sous l'accroissement que lui donnait le Seigneur (1Co 3,6). En ce temps-là donc, une autre Soeur de la Pénitence de saint Dominique tomba malade. On la nommait Andrée, l'usage du pays donnant quelquefois aux femmes un nom d'homme. Elle avait au sein un ulcère, appelé chancre en terme de médecine. Cet ulcère rongeait peu à peu les chairs, et, s'étendant toujours comme le font les chancres, il avait gangrené presque toute la poitrine. Cette plaie exhalait une si mauvaise odeur, que personne ne pouvait approcher sans se boucher les narines. Aussi Andrée ne trouvait-elle que peu ou point de femmes, qui consentissent à l'assister, ou seulement à la visiter. La vierge du Seigneur l'ayant su, comprit que cette infirme, abandonnée de presque tout le monde, lui était par Dieu réservée. Elle vint aussitôt la trouver, l'encouragea d'un air joyeux, et lui offrit de bon coeur ses services personnels pour toute la durée de la maladie. Andrée les accepta avec d'autant plus de reconnaissance qu'elle se sentait privée désormais de tout autre service.
Voilà donc la vierge au service de la veuve, la jeunesse secourant la vieillesse, et celle qui languissait d'amour pour le Sauveur, soignant dans une femme les langueurs de la nature, et n'omettant rien de ce que ces soins exigeaient, bien que l'odeur du cancer devienne de jour en jour plus insupportable. Catherine se tient assidûment près de la malade, les narines toutes grandes ouvertes; elle découvre l'ulcère, elle l'essuie, elle le lave, elle le panse, sans donner un signe, sans faire un geste de dégoût. Ce service se prolonge, et se fait de plus en plus lourd; elle ne se lasse pas. Elle continue de pourvoir à tout, avec l'esprit joyeux et un visage souriant. La malade elle-même, au comble de l'étonnement, admire dans cette jeune fille une telle constance d'âme, une telle plénitude de dilection et de charité.
A la vue de ce dévouement, l'ennemi du genre humain et de toute vertu a recours à ses artifices accoutumés, pour annihiler, autant qu'il le peut, un acte de charité qui lui est si odieux. Il s'adresse d'abord à la sainte elle-même. Un jour qu'elle venait de découvrir l'ulcère de la malade, il en sort une odeur suffocante. La volonté de la sainte, solidement établie sur cette pierre qu'est le Christ, n'en est point émue, mais son coeur de chair se soulève, son estomac tout bouleversé par cette infection va être pris de vomissements. A peine la servante du Christ s'en est-elle aperçue, qu'elle s'emporte contre elle-même, d'une sainte colère,et, s'adressant à sa propre chair, elle lui dit: "Aurais-tu donc en abomination ta soeur, rachetée du Sang du Sauveur, alors que, toi aussi, tu peux tomber dans une infirmité pareille et même pire? Par le Dieu vivant! Tu ne resteras pas impunie. " Aussitôt elle incline son visage sur le sein de l'infirme. Elle applique sa bouche et ses narines sur l'horrible ulcère, et les y maintient ainsi fort longtemps, jusqu'à ce qu'il lui semble avoir comprimé le mouvement nerveux, qui refusait ce dégoût, et brisé la résistance de la chair, qui disait non à l'esprit. A ce spectacle, la malade s'écrie: " Cessez, ma fille. Cessez, ma très chère fille, ne vous laissez pas empoisonner par l'odeur d'une si horrible pourriture. " Mais Catherine ne se releva qu'après avoir triomphé de l'ennemi, qui, vaincu, la laissa tranquille pendant quelque temps.
Voyant qu'il ne pouvait rien contre elle, il se tourna du côté de la malade et multiplia d'autant plus autour de celle-ci ses ruses et ses embûches qu'il trouva son esprit moins bien gardé et défendu. Ce semeur de zizanie commença donc à jeter, dans l'âme d'Andrée, un certain dégoût des services de la vierge. Peu à peu, le mal allant croissant dans le coeur de l'infirme, ce dégoût se changea en haine. Mais, comme Andrée savait parfaitement qu'elle n'aurait service et assistance de personne, si ce n'est de Catherine, elle ne manifesta au dehors sa secrète haine que sous la forme d'un zèle désordonné pour celle qui en était l'objet. Et, comme la haine croit facilement au mal, dans ceux qu'elle poursuit, cette vieille infirme, infirme surtout dans son âme, se laissa tellement séduire par l'antique serpent, qu'elle commença à soupçonner, dans notre vierge immaculée, de honteuses souillures, et à s'imaginer que Catherine ne s'absentait d'auprès d'elle que pour se livrer à de mauvaises actions. Ainsi en arrive-t-il aux âmes qui ne sont pas vigilantes. Elles commencent par s'ennuyer des bonnes actions du prochain, qui faisaient habituellement leur joie. Puis elles les haïssent, elles en arrivent à juger mauvais ces actes et leurs auteurs; et, comme le prophétisait Isaïe, "leur esprit aveuglé appelle mal ce qui est bien et bien ce qui est mal (Is 5,20).Pendant ce temps notre sainte tenait ferme, inébranlable comme une colonne; elle n'avait devant les yeux que son Epoux et elle continuait, avec sa joie habituelle, le service qu'elle avait entrepris. Elle voyait bien d'où venait cette persécution, et, armée d'une forte patience, elle se riait de l'antique serpent. Mais, plus elle accomplissait joyeusement l'acte de charité que celui-ci haïssait, plus elle provoquait la violence de sa colère. Maître désormais de l'esprit de la vieille, qu'il aveuglait, le démon y excita un tel emportement qu'elle accusa ouvertement d'infamie la très pure vierge. Cette accusation trouva tant d'écho parmi les Soeurs que quelques-unes des plus anciennes, présidentes de la communauté, vinrent trouver Andrée pour s'informer de ce qu'il y avait de vérité dans la rumeur qui était arrivée jusqu'à elle. Comme la malade, obéissant aux suggestions de l'antique ennemi, diffamait, aussi honteusement que faussement, notre sainte, les Soeurs ne purent rester sourdes à ces provocations; elles firent comparaître la vierge et commencèrent à l'insulter et à l'accabler des plus grosses injures, lui demandant comment elle avait pu se laisser séduire au point de perdre sa virginité. Catherine leur répondit en toute patience et modestie: "En vérité, Mesdames et mes Soeurs, par la grâce de Jésus-Christ, je suis vierge. " A toutes ces accusations mensongères, elle n'opposait pas d'autre réponse, et, pour sa défense, elle se contentait de répéter toujours cette même affirmation: "En vérité, je suis vierge; en vérité, je suis vierge. "
Cet événement ne lui fit pas quitter le service d'Andrée. Bien qu'elle n'ait pas entendu si honteuse infamie, sans que son coeur en fût grandement affligé, elle n'en continua pas moins de soigner avec les mêmes attentions qu'auparavant celle qui l'avait diffamée. Ces soins une fois donnés, elle rentrait dans Sa cellule, et se mettait sans retard à la prière, son refuge habituel. Elle prononçait alors, bien plus d'esprit que de bouche, ces paroles ou d'autres semblables: " O très puissant Seigneur! O mon Époux souverainement aimant! vous savez combien est délicate la bonne renommée de toute vierge, et comme la moindre tache met en grand péril la pudeur de vos épouses. C'est pour cela que vous avez voulu, pour votre très glorieuse Mère, un époux qui parut tel aux yeux des hommes. Vous savez aussi que le père du mensonge a tissé toutes ces calomnies pour m'arracher à une oeuvre commencée par amour pour Vous. Aidez-moi donc, Seigneur, mon Dieu! Ne laissez pas l'antique serpent, abattu par votre Passion, prévaloir contre moi. " Voilà comment, dans sa prière, Catherine parlait au Seigneur en versant d'abondantes larmes. A ce moment, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé, le Sauveur monde lui apparut, ayant, dans sa main droite, un diadème d'or orné de perles et de pierres précieuses, et, dans sa main gauche, une couronne d'épines, et lui adressa ces paroles: "Sache bien, ma très chère fille, qu'il te faudra nécessairement recevoir l'une après l'autre, ces deux couronnes. Choisis ce que tu préfères. Veux-tu, pendant cette vie, porter la couronne d'épines, je te réserverai l'autre et sa beauté pour la vie éternelle. Veux-tu, au contraire, avoir dès maintenant la couronne de prix et tu recevras après ta mort celle d'épines. " Catherine répondit: " Depuis longtemps, Seigneur, j'ai renoncé à ma volonté, préférant faire uniquement la vôtre. Par conséquent il ne m'appartient pas de rien choisir. Mais, puisque vous voulez une réponse, je vous dis donc que je veux avant tout me conformer toujours pendant cette vie à votre bienheureuse Passion et mettre ma consolation à souffrir pour vous. " Cela dit, dans sa ferveur, elle arrache à deux mains le diadème d'épines de la main du Sauveur et se le met si rudement sur la tête que celle-ci, transpercée de partout par ces épines, garda toujours, depuis cette vision, la douloureuse sensation de leurs piqûres; c'est Catherine elle-même, qui l'a attesté de vive voix. Le Seigneur lui dit alors: " Toutes choses sont en mon pouvoir; de même que j'ai laissé ce scandale s'élever, ainsi puis-je tout aussi facilement l'étouffer. Pour toi, persévère dans le service que tu as entrepris, et ne cède pas au diable, qui voudrait y mettre obstacle. Je te donnerai pleine victoire sur le Malin. Toutes ses machinations contre toi retomberont sur sa tête et tourneront à ta plus grande gloire. " Cette vision laissa la servante du Christ toute consolée et fortifiée.
Pendant ce temps, Lapa, sa mère, apprit la rumeur que la bouche de la malade avait répandue parmi les Soeurs. Cette nouvelle ne la fit nullement douter de la pureté de sa fille, mais l'excita au plus haut point contre Andrée. Elle vint trouver notre sainte et, le coeur tout gonflé de colère, elle se mit à crier et à lui dire: " Ne t'ai-je pas dit bien des fois déjà de ne plus servir cette puante vieille? Vois maintenant de quel prix elle a payé tes soins! Elle t'a honteusement diffamée auprès de toutes tes Soeurs. Si tu continues de la soigner ou seulement d'en approcher, je ne t'appellerai plus ma fille. " Tout cela n'était qu'artifice de l'ennemi, qui voulait empêcher une oeuvre aussi sainte, Catherine, en entendant sa mère, se tut un instant, puis elle s'approcha et, se mettant à genoux devant elle, lui dit humblement: " Très douce mère, est-ce que l'ingratitude des hommes empêche Dieu d'exercer tous les jours Sa miséricorde envers les pécheurs? Est-ce que Notre-Seigneur, sur la croix, a cessé d'opérer le salut du monde, à cause des injures qu'on lui a dites? Votre charité sait bien que, si j'abandonnais cette malade, personne d'autre ne l'assisterait et qu'elle mourrait faute de secours. Devons-nous être l'occasion de sa mort? Elle a été séduite par le diable, peut-être va-t-elle être éclairée par le Seigneur, et reconnaître son erreur. " Ayant demandé en ces termes la bénédiction de sa mère, Catherine revint à la malade et la servit aussi joyeusement que si Andrée n'en eût jamais dit le moindre mal. Celle-ci en fût tout interdite, et, ne surprenant dans la vierge aucune trace de trouble, elle fut obligée de s'avouer complètement vaincue. Alors elle commença de rentrer en elle-même, et son repentir fut d'autant plus vif qu'elle éprouvait mieux chaque jour la persévérance de sa bienfaitrice.
Le Seigneur eut enfin pitié de cette vieille, et lui envoya, pour glorifier son épouse, la vision suivante:Un jour que la servante du Christ était entrée dans la chambre et s'était approchée de la malade, celle-ci vit se répandre tout autour de son lit une lumière qui descendait d'en-haut, et dont le charme et la douceur lui faisaient oublier complètement toutes ses peines. Tandis qu'ignorant la cause d'une telle nouveauté, elle regardait de tous les côtés, elle vit le visage de la vierge transfiguré et transformé. Ce n'était plus Catherine, fille de Lapa, c'était une majesté angélique, que la lumière enveloppait de toute part, comme un vêtement. A cette vue, Andrée sentit de plus en plus son coeur pénétré de componction, et se reprocha intérieurement d'avoir donné libre cours à sa mauvaise langue contre une vierge si sainte. Cette vision, qui était matérielle (par opposition à imaginaire), et éclatait aux yeux de l'infirme, dura quelques instants, puis s'évanouit comme elle était venue. Après la disparition de cette lumière, notre vieille se sentit tout à la fois consolée et triste, mais de cette tristesse qui rend juste, au témoignage de l'Apôtre (2Co 7,10) Bientôt elle demande pardon à la vierge, avec des sanglots et des gémissements, elle s'accuse de l'avoir gravement offensée et très faussement diffamée.
On eût dit que la lumière extérieure de la vision avait apporté avec elle une lumière intérieure, qui avait révélé à la malade toutes les tromperies de Satan. En entendant ces aveux, la vierge du Seigneur se précipite dans les bras de celle qui l'avait calomniée et la console de son mieux. Elle l'assure qu'elle n'a jamais songé à l'abandonner, qu'elle ne s'est pas sentie offensée le moins du monde, et lui dit: " Je le sais bien, très douce Mère, c'est l'ennemi du genre humain qui a perpétré tous ces scandales; votre esprit a été trompé par ses prodigieuses illusions, ce n'est pas à vous, c'est à lui que je dois en vouloir; à vous, je ne dois que remerciements pour le zèle que vous mettiez, comme la meilleure des amies, à veiller sur ma vertu. " C'est par ces paroles et autres semblables que Catherine consolait sa calomniatrice, puis, ayant fait avec soin tout ce que son service demandait, elle se hâta de rentrer dans sa cellule, pour ne pas perdre de temps.
Mais Andrée, reconnaissant de tout coeur sa faute, dit à tout venant, avec larmes et sanglots, combien elle s'est trompée et comment elle a été persuadée et séduite par le démon. Elle se proclame coupable. Elle affirme que la vierge, contre laquelle elle a parlé, est non seulement pure, mais sainte et remplie de l'Esprit de Dieu. Certaines visiteuses lui demandent plus secrètement et avec plus d'insistance comment elle peut être sûre de ce qu'elle atteste, au sujet de la sainteté de la vierge. Elle répond toujours, avec une chaleureuse conviction, qu'elle n'a jamais senti, ni connu ce qu'étaient les douceurs et les consolations spirituelles, avant d'avoir vu Catherine transfigurée devant elle et entourée d'ineffable lumière. On la presse de dire si elle a vu cela des yeux du corps; elle l'affirme, mais elle avoue ne trouver nulle parole qui puisse exprimer la beauté de cette lumière et la suavité qui remplit alors son âme. Ce fut, pour notre sainte, la cause d'une renommée plus grande et plus éclatante parmi les hommes, et l'antique ennemi, qui avait cru dénigrer Catherine, vit tous ses efforts aboutir, malgré lui, sous l'intervention de l'Esprit-Saint, à l'exaltation de notre vierge. Au milieu de ce triomphe, la sainte ne se laissa pas plus enorgueillir par le succès, qu'elle ne s'était laissée abattre par l'adversité. Elle continua, sans se lasser, son oeuvre de charité et s'appliqua de tout son coeur à connaître son néant. Toute sa beauté ne venait-elle pas de Celui-là seul qui a l'Etre. Cependant l'infatigable ennemi, qu'on peut bien vaincre, mais non pas tuer, revint à ses premières tentatives, et essaya d'abattre par de nouvelles révoltes de l'estomac la jeune athlète triomphante.
Un jour que la servante du Christ avait découvert l'horrible ulcère pour le laver, la plaie, rendue plus infecte encore par une action du démon, répandit une odeur tellement suffocante que le coeur de la sainte en fut tout soulevé, et des nausées insurmontables s'emparèrent de son estomac. La vierge du Seigneur en eut l'âme d'autant plus affligée qu'eu ces jours-là la grâce de l'Esprit-Saint avait donné, par de nouvelles victoires, de nouvelles perfections à ses vertus. Elle s'emporte d'une sainte colère contre son propre corps et lui dit: " Par la vie du Très-Haut, le très doux Époux de mon âme, tu vas recevoir dans tes entrailles ce qui te fait tant d'horreur. " Elle recueille aussitôt dans une écuelle la lavure et le pus de cette hideuse blessure, et, se retirant à l'écart, elle avale tout ce breuvage. Cela fait, elle vit cesser aussitôt toute tentation de dégoût. Je me rappelle qu'un jour où, en sa présence, on eut l'occasion de me raconter cette histoire, elle la compléta en me disant secrètement à voix basse: " Jamais, depuis ma naissance, je n'ai pris nourriture ou boisson si suave et de si bon goût. " J'ai trouvé dans les écrits du Frère Thomas qu'elle avait eu pareille impression quand elle avait appliqué son visage sur l'ulcère, comme nous l'avons raconté plus haut. Elle a secrètement avoué à ce Frère, qu'en ce moment elle sentit une odeur des plus douces et fort délectable. Je ne sais, lecteur, si vous pèserez bien tout ce qui vient d'être dit; pour moi, je vais ajouter à ce récit, aussi brièvement que possible, les enseignements que le Seigneur a donnés à la suite de ce fait.
L'épouse du Christ, après avoir reçu de son Époux toutes des victoires, vit apparaître, pendant sa prière, dans la nuit qui suivit son dernier triomphe, le Sauveur du monde, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il lui montra les cinq plaies sacrées de son corps, reçues au jour où il fut crucifié pour notre salut, et lui dit: " Ma bien-aimée, tu as soutenu pour moi bien des combats, et jusqu'ici, avec mon secours, tu as toujours eu la victoire. Aussi m'es-tu devenue bien gracieuse et bien agréable. Mais hier en particulier, tu as mérité tout l'excès de mes complaisances. Car non seulement tu as méprisé les délectations des sens, tenu pour rien l'opinion des hommes, et triomphé des tentations de l'ennemi, mais tu as vraiment foulé aux pieds l'instinct naturel de ton propre corps, quand, dans l'ardeur de ta charité, tu as pris si joyeusement un si horrible breuvage. C'est pourquoi, je te le dis, de même que dans cet acte tu t'es élevée au-dessus de la nature, ainsi vais-je te donner une boisson qui dépasse tout ce qui est habituellement accordé à la nature humaine. " Et, mettant la main droite sur le cou de la vierge, il approcha celle-ci de la blessure de son divin côté: "Bois, lui dit-il, ma fille, bois à mon côté, un breuvage qui remplira ton âme de tant de suavité que cette suavité fera sentir ses admirables effets jusque dans ton corps méprisé à cause de moi. " Catherine, se voyant ainsi placée à l'ouverture de la fontaine de vie, appliqua, sur la plaie sacrée, la bouche de son corps, mais bien plus encore celle de son âme; et, pendant un assez long espace de temps, elle puisa à cette source, avec autant d'avidité que d'abondance, un ineffable breuvage, dont on ne saurait expliquer les merveilleuses propriétés. Enfin, sur un signe du Seigneur, elle se détacha de cette fontaine sacrée. Elle était tout à la fois rassasiée et altérée, et la satiété ne mettait pas de dégoût dans son âme, pas plus que la soif n'y engendrait de peine.
O Seigneur d'ineffable miséricorde, combien vous êtes doux à ceux qui vous aiment! combien vous êtes suave à ceux qui savent vous goûter! mais que n'êtes vous pas pour ceux que vous abreuvez si merveilleusement! Je pense, Seigneur, que ceux qui n'ont pas fait l'expérience de pareilles merveilles ne peuvent pas, plus que moi, les comprendre pleinement. Elles nous sont aussi inconnues que les couleurs aux aveugles, que les sons de la mélodie aux sourds. Cependant, pour n'être pas tout à fait ingrats, nous contemplons et nous admirons, comme nous pouvons, les grandes grâces que vous accordez libéralement à vos saints, et dans la mesure de nos forces nous remercions bien pauvrement Votre Majesté.
Quant à vous, lecteur, je vous en prie, ne passez pas inattentif sur un acte où notre aimable vierge a montré une vertu si grande et si extraordinaire. Considérez, je vous le demande, cette charité, racine de tout bien, qui a décidé Catherine à prendre un service si répugnant pour les sens. Contemplez, je vous en conjure, la ferveur de cette même charité, cause d'une si longue persévérance dans ce service, malgré les révoltes de la nature. Remarquez, je vous en supplie, la fermeté de cette incomparable constance, qu'une diffamation si honteuse n'a pu briser, et que les procédés odieux de la calomniatrice n'ont pu ébranler. Voyez enfin comment cette âme, fermement établie dans le Christ, ne s'est point laissé enorgueillir par la louange, et comment elle a su s'élever au-dessus de la chair, non pas en quittant cette chair, mais en s'opposant à ses instincts naturels, et en obligeant ses entrailles à recevoir ce qui faisait horreur à sa vue. Non seulement des actes aussi héroïques ne sont pas communs, mais on trouverait à peine, je crois, un petit nombre de fidèles qui en soient capables, surtout en notre temps, où ceux qui en font de semblables sont rares comme les phénix. Aussi écoutez encore quel fut le résultat de tout cela. Après s'être abreuvée au côté du Sauveur, l'âme de notre sainte vierge fut remplie d'une grâce si abondante que son corps éprouvant les effets de cette surabondance, ne prit jamais et ne put jamais prendre depuis ce moment de nourriture matérielle, comme auparavant. Mais nous parlerons plus au long et plus spécialement tout à l'heure de cette merveille, car, ce chapitre quoique aussi bien important, sa longueur m'oblige de le finir.
J'ai déjà cité ses témoins, inutile de répéter leurs noms. Cependant je tiens à protester, tant pour le présent que pour l'avenir, que j'ai pris tous mes renseignements, dans les confessions que la sainte m'a faites à moi personnellement, dans les écrits de Frère Thomas son premier confesseur, et dans les récits des Frères de mon Ordre, ou de personnes tout à fait dignes de foi, compagnes de Catherine. J'ai déjà donné plus haut les noms de ces personnes, et quand ce sera nécessaire, je les donnerai encore.
Vie Ste Catherine de Sienne - CHAPITRE II