1988 Christifideles laici
Aux Evêques Aux prêtres et aux diacres Aux religieux et religieuses A tous les fidèles laïcs
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LES FIDELES LAICS (Christifideles laici) ,dont la "vocation et la mission dans l'Eglise et dans le monde vingt ans après le Concile Vatican II" a été le thème de l'assemblée générale du Synode des Evêques en 1987, appartiennent au Peuple de Dieu, représenté par les ouvriers de la vigne, dont parle Saint Matthieu dans son Evangile: "Le royaume des cieux est comparable au maître d'un domaine qui sortit au petit jour afin d'embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il se mit d'accord avec eux sur un salaire d'une pièce d'argent pour toute la journée et il les envoya à sa vigne" (Mt 20,1-2).
La parabole évangélique met sous nos yeux l'immense vigne du Seigneur, et la foule des personnes, hommes et femmes, qu'Il appelle et qu'Il envoie y travailler. La vigne, c'est le monde entier (cf.Mt 13,38), qui doit être transformé selon le dessein de Dieu, en vue de l'avènement définitif du Royaume de Dieu.
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"Sorti vers neuf heures, il en vit d'autres qui étaient là, sur la place, sans travail. Il leur dit: "Allez, vous aussi, à ma vigne"" (Mt 20,3-4).
L'appel du Seigneur Jésus ne cesse de se faire entendre depuis ce jour lointain de notre histoire : il s'adresse à tout homme venu en ce monde.
De nos jours, dans une effusion renouvelée de l'Esprit de la Pentecôte, arrivée avec le Concile Vatican II, l'Eglise a vu mûrir en elle un sentiment plus vif de son caractère missionnaire et, dans un mouvement d'obéissance généreuse, elle a de nouveau écouté la voix du Seigneur qui l'envoie dans le monde comme "le sacrement universel du salut"(1).
1- LG 48
Allez, vous aussi
L'appel ne s'adresse pas seulement aux Pasteurs, aux prêtres, aux religieux et aux religieuses; il s'étend à tous: les fidèles laïcs, eux aussi, sont appelés personnellement par le Seigneur, de qui ils reçoivent une mission pour l'Eglise et pour le monde. Saint Grégoire le Grand le rappelle, lorsque, prêchant au peuple chrétien, il commente la parabole des ouvriers de la vigne: "Examinez donc un peu, mes frères, votre mode de vie, et vérifiez bien si déjà vous êtes des ouvriers du Seigneur. Que chacun juge ce qu'il fait et se rende compte s'il travaille dans la vigne du Seigneur"(2).
2- S. Grégoire le Grand, Hom. in Evang. I,XIX,2 : PL 76,1155.
Fort de son inestimable patrimoine doctrinal, spirituel et pastoral, le Concile a écrit des pages vraiment merveilleuses sur la nature, la dignité, la spiritualité, la mission, la responsabilité des fidèles laïcs. Et les Pères conciliaires, en écho à l'appel du Christ, ont appelé tous les fidèles laïcs, hommes et femmes, à travailler à sa vigne: "Le Saint Concile adjure avec force au nom du Seigneur tous les laïcs de répondre volontiers, avec élan et générosité, à l'appel du Christ qui, en ce moment même, les invite avec plus d'insistance, et à l'impulsion de l'Esprit Saint. Que les jeunes réalisent bien que cet appel s'adresse très particulièrement à eux, qu'ils le reçoivent avec joie et de grand coeur. C'est le Seigneur Lui-même qui, par le Concile, presse à nouveau tous les laïcs de s'unir plus intimement à Lui de jour en jour et de prendre à coeur ses intérêts comme leur propre affaire (cf. Ph 2,5), de s'associer à sa mission de Sauveur; Il les envoie encore une fois en toute ville et en tout lieu ou Il doit aller Lui-même (cf. Lc 10,1)"(3).
3- AA 33
Allez, vous aussi, à ma vigne.
Ces paroles ont aussi résonné spirituellement pendant tout le déroulement du Synode des Evêques, qui s'est tenu à Rome du ler au 30 octobre 1987. Reprenant les pistes du Concile et éclairés par les expériences personnelles et communautaires de toute l'Eglise, les Pères, riches en outre de l'apport des Synodes précédents, ont étudié, de façon approfondie, "la vocation et la mission des laïcs dans l'Eglise et le monde, vingt ans après le Concile Vatican II".
Cette Assemblée comprenait des représentants qualifiés des fidèles laïcs, hommes et femmes, qui ont apporté une contribution précieuse aux travaux du Synode. L'homélie de clôture l'a explicitement reconnu: "Nous remercions le Seigneur de ce que, au cours de ce Synode, nous avons pu avoir non seulement la joie de la participation des laïcs (auditeurs et auditrices), mais plus encore de ce que le déroulement des discussions nous a permis d'entendre la voix des invités, les représentants du laïcat provenant de toutes les parties du monde, de différents pays. Cela nous a permis de profiter de leurs expériences, de leurs conseils et de leurs suggestions inspirés par leur amour pour la cause commune"(4).
4- Jean Paul II, Homélie à la Solennelle Concélabration eucharistique pour la clôture de la VIIème Assemblée générale ordinaire du Synode des Evêques (30 octobre 1987): AAS 80 (1988), 598.
Le regard fixé sur l'après-Concile, les Pères synodaux ont pu constater de quelle façon l'Esprit a continué de rajeunir l'Eglise, en suscitant en elle de nouvelles énergies de sainteté avec la participation de nombreux fidèles laïcs. Nous en trouvons un témoignage, entre autres, dans le nouveau style de collaboration entre prêtres, religieux et fidèles laïcs; dans la participation active à la liturgie, à l'annonce de la parole de Dieu, à la catéchèse; dans les multiples services et tâches confiés aux fidèles laïcs, qui les ont si bien assurés; dans la floraison vigoureuse de groupes, d'associations, de mouvements de spiritualité et d'engagement; dans la participation plus large et plus marquée des femmes à la vie de l'Eglise et au développement de la société.
Dans le même temps, le Synode ne manquait pas de noter que le chemin post-conciliaire des fidèles laïcs n'a pas été sans difficultés ni dangers. Dans le concret, on peut rappeler deux tentations auxquelles ils n'ont pas toujours su échapper: la tentation de se consacrer avec un si vif intérêt aux services et aux tâches d'Eglise, qu'ils en arrivent parfois à se désengager pratiquement de leurs responsabilités spécifiques au plan professionnel, social, économique, culturel et politique; et, en sens inverse, la tentation de légitimer l'injustifiable séparation entre la foi et la vie, entre l'accueil de l'Evangile et l'action concrète dans les domaines temporels et terrestres les plus divers.
Au cours de ses travaux, le Synode a fait sans cesse référence au Concile Vatican II, dont l'enseignement touchant le laïcat, à vingt ans de distance, a paru d'une actualité surprenante, et parfois d'une portée prophétique: un tel enseignement est capable d'éclairer et d'inspirer les réponses qui doivent être données aujourd'hui aux nouveaux problèmes. En vérité, le défi que les Pères synodaux ont relevé a été celui de bien tracer les routes précises afin que la splendide "théorie" sur le laïcat, formulée par le Concile, puisse devenir une authentique "pratique" ecclésiale. D'un autre côté, certains problèmes s'imposent par un certain caractère de "nouveauté"; au point qu'on peut les qualifier de post-conciliaires, au moins dans un sens chronologique: à ces problèmes, les Pères ont à juste titre réservé une attention toute spéciale au cours de leurs discussions et réflexions. Parmi ces problèmes, il faut mentionner ceux qui concernent les ministères et les services ecclésiaux confiés déjà ou qui seront à confier à des fidèles laïcs, la diffusion et la croissance de nouveaux "mouvements" à côté d'autres formes d'associations de laïcs, la place et le rôle de la femme autant dans l'Eglise que dans la société.
Au terme de leurs travaux menés avec zèle, compétence et générosité, les Pères du Synode m'ont manifesté leur désir et leur souhait qu'en temps opportun, je présente à l'Eglise universelle un document de conclusion sur le laïcat chrétien(5).
5- Cf Proposition 1.
Cette Exhortation Apostolique Post-synodale veut donc faire ressortir toute la valeur des travaux du Synode, depuis les Lineamenta jusqu'à l'Instrumentum laboris, depuis la relation d'introduction jusqu'aux interventions de chacun des évêques et des laïcs et jusqu'au rapport de synthèse après la discussion en assemblée, depuis les discussions et les relations des "circuli minores" jusqu'aux "propositiones" et au Message final. Le présent document ne se situe donc pas en marge du Synode; il en constitue au contraire l'expression à la fois cohérente et fidèle; il est le fruit d'un travail collégial, dont la dernière étape a été la rédaction d'un exposé à laquelle ont contribué le Conseil du Secrétariat Général du Synode et le Secrétariat lui-même.
Susciter et alimenter une prise de conscience plus nette du don et de la responsabilité que tous les fidèles laïcs ont dans la communion et la mission de l'Eglise, tel est le but de notre Exhortation.
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Le sens fondamental de ce Synode, et donc son fruit le plus précieux et désiré, c'est de porter les fidèles laïcs à écouter le Christ qui les appelle à travailler à sa vigne et à prendre une part très vive, consciente et responsable à la mission de l'Eglise, en ce moment magnifique et dramatique de l'histoire, dans l'imminence du troisième millénaire.
Des situations nouvelles, dans l'Eglise comme dans le monde, dans les réalités sociales, économiques, politiques et culturelles, exigent aujourd'hui, de façon toute particulière, l'action des fidèles laïcs. S'il a toujours été inadmissible de s'en désintéresser, présentement c'est plus répréhensible que jamais. Il n'est permis à personne de rester à ne rien faire.
Revenons à la lecture de la parabole évangélique: "Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d'autres qui étaient là et leur dit: "Pour quoi êtes-vous restés là, toute la journée, à ne rien faire?". Ils lui répondirent: "Parce que personne ne nous a embauchés". Il leur dit: "Allez, vous aussi, à ma vigne"" (Mt 20,6-7).
Il n'y a pas de place pour l'inaction, lorsque tant de travail nous attend tous dans la vigne du Seigneur. Le "maître du domaine" répète avec plus d'insistance encore: "Allez, vous aussi, à ma vigne".
La voix du Seigneur résonne certainement en chaque chrétien, au plus profond de son être. Chacun, en effet, est configuré au Christ par la foi et les sacrements de l'initiation chrétienne, est inséré comme un membre vivant dans l'Eglise, et est sujet actif de sa mission de salut. La voix du Seigneur se transmet aussi à travers les événements de l'histoire de l'Eglise et de l'humanité, comme nous le rappelle le Concile: "Mû par la foi, se sachant conduit par l'Esprit du Seigneur qui remplit l'univers, le Peuple de Dieu s'efforce de discerner dans les événements, les exigences et les aspirations de notre temps, auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu. La foi, en effet, éclaire toutes choses d'une lumière nouvelle et nous fait connaître la volonté divine sur la vocation intégrale de l'homme, orientant ainsi l'esprit vers des solutions pleinement humaines"(6).
6- GS 11
Il faut donc regarder en face ce monde qui est le nôtre, avec ses valeurs et ses problèmes, ses soucis et ses espoirs, ses conquêtes et ses échecs: un monde dont les conditions économiques, sociales, politiques et culturelles présentent des problèmes et des difficultés encore plus graves que celles décrites par le Concile dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (7). De toute manière, c'est là la vigne, c'est là le terrain sur lequel les fidèles laïcs sont appelés à vivre leur mission. Jésus veut pour eux, comme pour tous ses disciples, qu'ils soient le sel de la terre et la lumière du monde (cf. Mt 5,13-14).
7- Les Pères du Synode extraordinaire de 1985, après avoir affirmé "la grande importance et la grande actualité de la Constitution Gaudium et spes", poursuivent : "En même temps toutefois, nous observons que les signes de notre temps sont en partie différents de ceux du temps du Concile, et comportent des problèmes et des inquiétudes plus grandes. Partout, en effet, dans le monde, ne cessent d'augmenter la faim, l'oppression, l'injustice, la guerre, les souffrances, le terrorisme et d'autres formes de violence de tout genre" (Ecclesia sub Verbo Dei mysteria Christi celebrans pro salute mundi. Relatio finalis, II, D,1).
Mais quel est donc le visage actuel de la "terre" et du "monde", dont les chrétiens doivent être le "sel" et la "lumière"?
Très grande est la diversité des situations et des façons de poser les problèmes dans le monde d'aujourd'hui, caractérisé en outre par un mouvement accéléré de mutation. C'est pourquoi il faut se garder absolument de généralisations et de simplifications abusives. Il est toutefois possible de noter certaines lignes de tendances qui se font jour dans la société actuelle. De même que dans le champ évangélique l'ivraie et le bon grain poussent simultanément, ainsi dans l'histoire, théâtre quotidien de la liberté humaine, se rencontrent côte à côte et parfois étroitement enlacés entre eux le bien et le mal, l'injustice et la justice, l'angoisse et l'espoir.
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Comment ne pas penser à la diffusion persistante de l'indifférence religieuse et de l'athéisme sous ses formes les plus variées, en particulier sous la forme, aujourd'hui peut-être la plus répandue, du sécularisme? Enivré des conquêtes prodigieuses d'un développement scientifico-technique que rien n'arrête, et surtout envoûté par la tentation la plus ancienne et toujours nouvelle, celle de vouloir se faire l'égal de Dieu (cf.Gn 3,5) grâce à l'usage d'une liberté sans frein, l'homme se coupe de ses racines religieuses les plus profondes: il oublie Dieu, il estime que Dieu n'a aucun sens dans son existence, il le rejette pour se prosterner en adoration devant les "idoles" les plus variées.
Ce sécularisme actuel est en vérité un phénomène très grave: il ne touche pas seulement les individus, mais en quelque façon des communautés entières, comme déjà le notait le Concile: "Des multitudes sans cesse plus denses s'éloignent en pratique de la religion"(8). Moi même je l'ai répété souvent: le phénomène de la sécularisation frappe les peuples qui sont chrétiens de vieille date, et ce phénomène réclame, sans plus de retard, une nouvelle évangélisation.
8- GS 7
Et pourtant, l'aspiration et le besoin de la religion ne peuvent mourir totalement. La conscience de chaque homme, quand il a le courage d'affronter les questions les plus graves de l'existence humaine, en particulier la question du sens de la vie, de la souffrance et de la mort, ne peut pas hésiter à faire sienne cette parole de vérité que proclamait Saint Augustin: "Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre coeur est sans repos tant qu'il ne se repose pas en Toi"(9). C'est ainsi que le monde actuel porte témoignage, sous des formes toujours plus vastes et plus vives, de l'ouverture à une vision spirituelle et transcendante de la vie, du réveil de la recherche religieuse, du retour au sens du sacré et à la prière, de l'exigence de la liberté d'invoquer le Nom du Seigneur.
9- S. Augustin, Confessiones I,1; CCL 27,1.
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Pensons encore aux nombreuses violations infligées aujourd'hui à la dignité de la personne humaine. Quand il n'est pas reconnu et aimé dans sa dignité d'image vivante de Dieu (cf. Gn 1,26), l'être humain est exposé aux formes les plus humiliantes et aberrantes d'"instrumentalisation", qui le rendent misérablement esclave du plus fort. Et ce "plus fort" peut prendre des figures diverses: idéologie, pouvoir économique, systèmes politiques inhumains, technocratie scientifique, invasion des "mass-media". Une fois encore, nous nous trouvons ici en face d'une foule de personnes, qui sont nos frères et soeurs, dont les droits fondamentaux sont violés, parfois en conséquence de l'excessive tolérance ou même de l'injustice patente de certaines lois civiles: le droit à la vie et à l'intégrité du corps, le droit à un toit et au travail, le droit à la famille et à la procréation responsable, le droit à la participation à la vie publique et politique, le droit à la liberté de conscience et de profession de sa foi religieuse.
Qui peut dénombrer les enfants qui n'ont pas vu le jour, parce que tués dans le sein de leur mère, les enfants abandonnés, ou maltraités par les parents eux-mêmes, les enfants qui grandissent privés d'affection et d'éducation? En certains pays, des populations entières n'ont ni maison ni travail, et manquent des moyens indispensables pour mener une existence digne d'êtres humains. De terribles îlots de pauvreté et de misère, physique et morale à la fois, sont désormais fixés au pourtour des métropoles et frappent mortellement des groupes humains entiers.
Mais le caractère sacré de la personne ne saurait être réduit à néant, encore qu'il soit trop souvent méprisé et violé: son fondement inébranlable, c'est le Dieu Créateur et Père; aussi le caractère sacré de la personne continue-t-il de s'imposer encore et toujours.
De là procède la diffusion toujours plus vaste comme aussi l'affirmation toujours plus forte du sens de la dignité personnelle de tout être humain. Un courant bienfaisant désormais parcourt et envahit tous les peuples de la terre, qui ont pris davantage conscience de la dignité de l'homme: l'homme n'est absolument pas une "chose" ou un "objet" qu'on peut utiliser, mais il est toujours et uniquement un "sujet" doué de conscience et de liberté, appelé à vivre de façon responsable dans la société et dans l'histoire, ordonné à des valeurs spirituelles et religieuses.
On a affirmé que notre temps est le temps des "humanismes": quelques-uns de ces humanismes, d'inspiration athée et séculière, en viennent paradoxalement à amoindrir et anéantir l'homme; d'autres humanismes, au contraire, l'exaltent jusqu'à déboucher sur des formes de véritable idolâtrie; d'autres, enfin, reconnaissent, conformément à la vérité, la grandeur et la misère de l'homme, et ils mettent en évidence, soutiennent et favorisent sa dignité totale.
Un signe et un résultat de ces courants humanistes peuvent se reconnaître dans le besoin grandissant de participation. C'est là, de toute évidence, un des traits distinctifs de l'humanité actuelle, un véritable "signe des temps" qui mûrit en divers domaines et diverses directions: en ce qui concerne surtout les femmes et le monde des jeunes, en direction de la vie familiale et scolaire, mais aussi dans le monde culturel, économique, social et politique. Jouer un rôle, être en quelque façon créateur d'une nouvelle culture humaniste, est une exigence, tout à la fois universelle et individuelle(10).
10- Cf. Instrumentum laboris, "La vocation et la mission des laïcs dans l'Eglise et dans le monde vingt ans après le Concile Vatican II", 5-10.
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Nous ne pouvons pas, enfin, oublier un autre phénomène qui marque l'humanité moderne: plus qu'à aucun autre moment de son histoire, l'humanité est aujourd'hui frappée et ébranlée par la conflictualité. Il s'agit d'un phénomène aux formes multiples, qui se distingue du pluralisme légitime des mentalités et des initiatives, et qui se manifeste dans une néfaste opposition des personnes, des groupes, des catégories, des nations et des blocs de nations. Cette opposition prend les formes de la violence, du terrorisme, de la guerre. Une fois encore, mais dans des proportions énormément amplifiées, certaines portions de l'humanité d'aujourd'hui, parce qu'elles veulent faire montre de leur "toute-puissance", renouvellent la folle expérience de la construction de la "tour de Babel" (cf.Gn 11,1-9) ; or, cette expérience engendre la confusion, la lutte, la désintégration et l'oppression. La famille humaine est par là bouleversée et déchirée de façon dramatique.
En contrepartie, se manifeste avec une vigueur irrépressible l'aspiration de chaque homme et des peuples au bien inestimable de la paix dans la justice. La béatitude "Bienheureux les artisans de paix" (Mt 5,9) trouve chez les hommes de notre temps un écho nouveau et bien significatif: pour l'avènement de la paix et de la justice, aujourd'hui, des générations entières vivent, souffrent et travaillent. La participation croissante des personnes et des groupes à la vie de la société est le chemin qu'on prend aujourd'hui de plus en plus pour que la paix se transforme de désir en une réalité. Sur ce chemin, nous rencontrons grand nombre de fidèles laïcs engagés avec générosité sur le terrain social ou politique, sous les formes les plus variées, que ce soit dans les institutions, ou comme coopérateurs bénévoles et en service auprès des plus humbles.
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Tel est l'immense chantier qui s'offre aux yeux de ceux que le "Maître du domaine" envoie travailler à sa vigne.
Sur ce chantier, l'Eglise est présente et agissante, l'Eglise, c'est-à-dire nous tous, pasteurs et fidèles, prêtres, religieux et laïcs. Les situations que nous venons d'évoquer touchent l'Eglise: par ces situations, l'Eglise se trouve en partie conditionnée; cependant elle n'en est pas écrasée, encore moins terrassée, parce que l'Esprit Saint, qui est l'âme de l'Eglise, la soutient dans sa mission.
L'Eglise n'ignore pas que tous les efforts soutenus par l'humanité en vue de la communion et de la participation, en dépit des difficultés, des ralentissements, des contradictions de tout genre, provoqués par les limites de l'homme, par le péché et par le Mauvais, obtiennent une réponse parfaite dans l'intervention de Jésus-Christ, Rédempteur de l'homme et du monde.
L'Eglise sait parfaitement qu'elle a été envoyée par Lui comme "le signe et le moyen de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain"(11).
11- LG 1
En dépit de toute chose, par conséquent, l'humanité peut espérer, doit espérer: Evangile vivant et personnel, Jésus-Christ Lui-même est la "Nouvelle" toute neuve, porteuse de joie, que l'Eglise chaque jour nous annonce et dont elle porte témoignage à tous les hommes.
Dans la transmission de cette annonce et dans la présentation de ce témoignage, les fidèles laïcs occupent une place originale et irremplaçable: par eux, l'Eglise du Christ est présente dans les secteurs les plus variés du monde, comme signe et source d'espérance et d'amour.
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L'image de la vigne est utilisée dans la Bible de multiple façon et avec diverses significations: en particulier, elle sert à exprimer le mystère du Peuple de Dieu. Dans cette perspective plus intérieure, les fidèles laïcs ne sont pas simplement les ouvriers qui travaillent à la vigne, mais ils sont une partie même de la vigne: "Moi, je suis la vigne, et vous, les sarments" (Jn 15,5), dit Jésus.
Déjà dans l'Ancien Testament, les prophètes, quand ils veulent parler du peuple élu, recourent à l'image de la vigne. Israël est la vigne de Dieu, l'ouvrage du Seigneur, la joie de son coeur: "Je t'avais plantée comme une vigne de choix" ( Jr 2,21) ; "Ta mère ressemblait à une vigne plantée au bord de l'eau. Elle était féconde et feuillue grâce à l'abondance de l'eau" ( Ez 19,10) ; "Mon ami avait une vigne sur un coteau plantureux. Il en retourna la terre et en retira les pierres, pour y mettre un plant de qualité..." ( Is 5,1-2).
Jésus reprend le symbole de la vigne, et Il l'emploie pour révéler certains aspects du Royaume de Dieu: "Un homme planta une vigne, il l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir, et y bâtit une tour de garde. Puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage" (Mc 12,1 cf.Mt 21,28 cf. suiv.).
L'évangéliste Jean nous invite à aller encore plus profond et il nous introduit à la découverte du mystère de la vigne: elle est le symbole et la figure non seulement du peuple de Dieu, mais de Jésus Lui-même. Lui, Jésus, est le cep de vigne, et nous, les disciples, nous en sommes les sarments; Lui est la "vraie vigne", à laquelle, pour vivre, sont unis les sarments (cf.Jn 15,1 cf. et suiv.).
Le Concile Vatican II, reprenant les différentes images bibliques qui éclairent le mystère de l'Eglise, propose de nouveau l'image de la vigne et des sarments: "La vigne véritable, c'est le Christ; c'est Lui qui donne vie et fécondité aux rameaux que nous sommes: par l'Eglise nous demeurons en Lui, sans qui nous ne pouvons rien faire (Jn 15,1-5)"(12). C'est l'Eglise elle-même, donc, qui est le vignoble évangélique.
12- LG 6
Elle est mystère parce que l'amour et la vie du Père, du Fils et de l'Esprit Saint sont le don absolument gratuit offert à tous ceux qui sont nés de l'eau et de l'Esprit (cf.Jn 3,5), appelés à vivre la communion même de Dieu, à la manifester et à la communiquer dans l'histoire (mission): "En ce jour, dit Jésus, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi, et moi en vous" (Jn 14,20).
Désormais, c'est seulement à l'intérieur du mystère de l'Eglise comme mystère de communion que se révèle "l'identité" des fidèles laïcs, leur dignité originelle. Et c'est seulement à l'intérieur de cette dignité que peuvent se définir leur vocation et leur mission dans l'Eglise et dans le monde.
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Les Pères du Synode ont très justement noté la nécessité de déterminer et de proposer une description positive de la vocation et de la mission des fidèles laïcs, grâce à une étude approfondie de la doctrine du Concile Vatican II, à la lumière des plus récents documents du Magistère et de l'expérience de la vie de l'Eglise, elle-même guidée par l'Esprit Saint(13).
13- Cf. Propositio 3.
Pour répondre à la question "qui sont les fidèles laïcs?", le Concile a refusé la solution facile d'une définition négative et s'est ouvert à une vision nettement positive; il a manifesté son intention fondamentale en affirmant la pleine appartenance des fidèles laïcs à l'Eglise et à son mystère, et le caractère particulier de leur vocation, dont le propre est, d'une manière particulière, de "chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu'ils ordonnent selon Dieu"(14). "Sous le nom de laïcs ainsi s'exprime la Constitution Lumen gentium on entend ici l'ensemble des chrétiens qui ne sont pas membres de l'ordre sacré et de l'état religieux reconnu par l'Eglise, c'est-à-dire les chrétiens qui, étant incorporés au Christ par le baptême, intégrés au Peuple de Dieu, faits participants à leur manière de la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, exercent pour leur part, dans l'Eglise et dans le monde, la mission qui est celle de tout le peuple chrétien"(15).
14- LG 31
15- LG 31
Déjà Pie XII affirmait: "Les fidèles, et plus précisément les laïcs, se trouvent sur la ligne la plus avancée de la vie de l'Eglise; par eux, l'Eglise est le principe vital de la société humaine. C'est pourquoi, eux surtout, doivent avoir une conscience toujours plus claire, non seulement d'appartenir à l'Eglise, mais d'être l'Eglise, c'est-à-dire la communauté des fidèles sur la terre, sous la conduite du Chef commun, le Pape, et des Evêques en communion avec lui. Ils sont l'Eglise" (16).
16- Pie XII, Discours aux nouveaux Cardinaux (20 février 1946); AAS 38 (1946), 149.
Conformément à l'image biblique de la vigne, les fidèles laïcs, comme tous les membres de l'Eglise, sont des sarments, branchés sur le Christ, qui est Lui, la vraie vigne, et c'est par Lui qu'ils sont rendus vivants et donneurs de vie.
L'insertion dans le Christ au moyen de la foi et des sacrements de l'initiation chrétienne est la racine première qui crée la nouvelle condition du chrétien dans le mystère de l'Eglise, qui constitue sa "physionomie" la plus profonde, qui est à la base de toutes les vocations et du dynamisme de la vie chrétienne des fidèles laïcs: en Jésus-Christ mort et ressuscité, le baptisé devient une "créature nouvelle" (Ga 6,15 2Co 5,17), une créature purifiée du péché et vivifiée par la grâce.
Ainsi donc, ce n'est que par l'exploitation des mystérieuses richesses que Dieu donne aux chrétiens dans le baptême qu'on peut dessiner la "figure" du fidèle laïc.
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Il n'est pas excessif de dire que la vie entière du fidèle laïc a pour but de le porter à connaître la radicale nouveauté chrétienne qui découle du Baptême, sacrement de la foi, pour qu'il puisse en vivre les obligations selon la vocation que Dieu lui a fixée. Pour dessiner la "figure" du fidèle laïc, examinons de façon plus directe et explicite, entre autres, les aspects fondamentaux suivants: Le Baptême nous fait naître à la vie d'enfants de Dieu; il nous unit à Jésus-Christ et à son Corps qui est l'Eglise; il nous confère l'onction dans l'Esprit Saint en faisant de nous des temples spirituels.
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Souvenons-nous des paroles de Jésus à Nicodème: "Oui, vraiment, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, on ne peut pas entrer dans le royaume de Dieu" ( Jn 3,5).Le baptême est donc une nouvelle naissance, c'est une régénération.
C'est précisément en pensant à cet aspect du don du baptême que l'apôtre Pierre entonne ce chant: "Béni soit Dieu, le Père de Jésus-Christ notre Seigneur; dans sa grande miséricorde, Il nous a fait renaître, grâce à la résurrection de Jésus-Christ d'entre les morts, pour une vivante espérance, pour l'héritage qui ne connaîtra ni destruction, ni souillure, ni vieillissement" ( 1P 1,3-4).Et il donne le nom de chrétien à ceux que Dieu "a fait renaître, non pas d'une semence périssable, mais d'une semence impérissable: sa parole vivante qui demeure" ( 1P 1,23).
Par le baptême chrétien nous devenons fils ou filles de Dieu, dans son Fils unique, Jésus-Christ. Au sortir des eaux des fonts baptismaux, chaque chrétien entend à nouveau la voix qui fut entendue un jour sur les rives du Jourdain: "Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur" ( Lc 3,22), et il comprend ainsi qu'il a été associé au Fils bien-aimé, en devenant fils adoptif (cf. Ga 4,4-7) et frère du Christ. Ainsi se réalise dans l'histoire de chaque homme l'éternel dessein de Dieu: "Ceux qu'Il connaissait par avance, Il les a aussi destinés à être l'image de son Fils, pour faire de ce Fils l'aîné d'une multitude de frères" ( Rm 8,29).
C'est l'Esprit Saint qui fait que les baptisés sont fils ou filles de Dieu et en même temps membres du Corps du Christ. Saint Paul le rappelle aux chrétiens de Corinthe: "Nous avons tous été baptisés dans l'unique Esprit, pour former un seul corps" ( 1Co 12,13), de sorte que l'Apôtre peut dire à ses fidèles laïcs: "Vous êtes le corps du Christ et, chacun pour votre part, vous êtes les membres de ce corps" (1Co 12,27) ; "et voici la preuve que vous êtes des fils: envoyé par Dieu, l'Esprit de son Fils est dans nos coeurs" (Ga 4,6 cf.Rm 8,15-16).
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Régénérés comme "fils dans le Fils", les baptisés sont inséparablement "membres du Christ et membres du corps de l'Eglise", comme nous l'enseigne le Concile de Florence(17).
17- Conc. Oecum. de Florence, Decr. pro Armeniis, DS 1314.
Le Baptême signifie et produit une incorporation mystique mais réelle au Corps crucifié et glorieux de Jésus. Par le moyen du sacrement, Jésus unit le baptisé à sa mort pour l'unir à sa résurrection (cf. Rm 6,3-5), le dépouille du "vieil homme" et le revêt de "l'homme nouveau", c'est-à-dire de Lui-même: "Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ proclame l'apôtre Paul vous vous êtes revêtus du Christ" (Ga 3,27 cf. Ep 4,22-24 Col 3,9-10). De là découle que "tout en étant nombreux, nous formons un seul corps dans le Christ" (Rm 12,5).
Nous retrouvons, dans les paroles de Paul, l'écho fidèle de l'enseignement de Jésus Lui-même: Il nous a, en effet, révélé la mystérieuse unité de ses disciples avec Lui et entre eux, la présentant comme l'image et le prolongement de cette secrète communion qui lie le Père au Fils et le Fils au Père dans le lien d'amour de l'Esprit (cf.Jn 17,21). C'est de cette même unité que parle Jésus en utilisant l'image de la vigne et des sarments: "Moi, je suis la vigne, et vous, les sarments" (Jn 15,5), une image qui met en lumière non seulement l'intimité profonde des disciples avec Jésus, mais aussi la communion de vie des disciples entre eux: tous, sarments de l'unique Vigne.
1988 Christifideles laici