Chemin de la perfection

CHEMIN DE LA PERFECTION


LIVRE INTITULÉ LE CHEMIN DE LA PERFECTION

COMPOSÉ PAR TERESA DE JÉSUS,

RELIGIEUSE DE L'ORDRE DE NOTRE-DAME DU CARMEL

IL EST DESTINÉ AUX RELIGIEUSES DÉCHAUSSÉES

DE NOTRE-DAME DU CARMEL DE LA RÈGLE PRIMITIVE




Argument général de ce livre:
Ce livre contient des avis et des conseils. Que donne Thérèse de Jésus à ses filles, religieuses des monastères qu'elle a fondés avec le secours de Notre-Seigneur et de la glorieuse Vierge, Mère de Dieu, conformément à la Règle primitive de Notre- Dame du Carmel. Elle les adresse spécialement aux soeurs du monastère de Saint-Joseph d'Avila, le premier qu'elle fonda et dont elle était prieure, quand elle écrivit ce livre.



PROLOGUE

Les soeurs de ce monastère de Saint-Joseph m'ont suppliée de leur donner quelque écrit sur l'oraison. Elles savaient que mon confesseur actuel, le P. Présenté, Fr. Dominique Banès, de l'ordre du glorieux saint Dominique, me l'avait permis. Comme lui elles pensaient que j'y serais aidée par les rapports que j'ai eus avec beaucoup de personnes spirituelles et saintes. Elles m'ont enfin tellement importunée que je me décide à leur obéir.

Quoique imparfait et mal écrit, ce travail d'une personne qu'elles aiment, leur sera plus agréable que d'autres livres d'excellent style et composés par des maîtres. J'ai confiance en leurs prières ; elles m'obtiendront du Seigneur, je l'espère, la grâce d'une parole utile et appropriée au genre de vie de cette maison. Si je n'atteins pas ce but, le P. Présenté qui, le premier, doit lire mon écrit, le corrigera ou le jettera au feu. Pour moi, je n'aurai rien perdu en obéissant à ces servantes de Dieu, qui verront d'ailleurs ce que j'ai de moi-même, quand le Seigneur ne m'assiste pas.

Mon dessein est d'indiquer quelques remèdes à certaines petites tentations qui viennent du démon et qui par cela même qu'elles sont si petites, n'inspirent peut-être aucune crainte. Je traiterai aussi d'autres points selon que le Seigneur m'en donnera l'intelligence et que je pourrai m'en souvenir. Ne sachant pas ce que j'ai à dire, je ne puis le dire avec ordre ; et j'estime préférable d'y renoncer, puisque c'est déjà un si grand désordre que je m'occupe, moi, de ce sujet.

Je supplie le Seigneur de mettre lui-même la main à ce travail, pour qu'il soit conforme à sa sainte volonté. Je n'ai jamais d'autre désir ; malheureusement les oeuvres sont imparfaites comme moi. Mais, j'en suis sûre, ni l'affection ni le zèle ne me manquent pour aider de tout mon pouvoir les âmes de mes soeurs à progresser beaucoup dans le service de Dieu. Cet amour, joint à mon âge et à mon expérience de ce qui se passe dans quelques monastères, me fera peut-être, en de petites choses, mieux rencontrer que les savants. Ceux-ci, en effet, occupés d'oeuvres plus importantes, et doués d'un caractère plus fort, tiennent peu compte de détails qui en soi semblent n'être rien ; tandis que tout peut faire du mal à de faibles créatures comme nous. Le démon multiplie les artifices contre les religieuses de clôture stricte ; pour nuire il se voit forcé de recourir à de nouvelles armes. Imparfaite comme je le suis, j'ai mal su me défendre. Aussi voudrais-je que mes soeurs profitassent de mes fautes. Je n'avancerai rien dont je n'aie eu l'expérience, ou pour l'avoir éprouvé en moi, ou pour l'avoir vu dans les autres.

Il n'y a pas longtemps, j'ai écrit par obéissance une relation de ma vie, dans laquelle j'ai inséré quelques points sur l'oraison. Comme peut-être mon confesseur ne vous en permettra pas la lecture, j'en redirai ici quelque chose, ajoutant ce que je croirai nécessaire. Daigne le Seigneur tenir lui-même la plume, comme je l'en ai supplié, et faire tourner cet écrit à sa plus grande gloire. Amen.



CHAPITRE PREMIER

Du motif pour lequel j'ai soumis ce monastère à une si étroite observance.

J'ai rapporté dans le Livre de ma Vie les raisons qui me déterminèrent à fonder le couvent de Saint-Joseph. J'y ai raconté aussi quelques-unes des faveurs par lesquelles Notre-Seigneur fit connaître qu'il y serait très fidèlement servi. Au début de la fondation, mon dessein n'était pas qu'on y menât une vie si austère ni qu'il fût sans revenus. J'aurais au contraire souhaité qu'il ne manquât de rien. Un tel désir trahissait ma faiblesse et mon peu de vertu ; j'avais pourtant quelque volonté de bien faire et non de flatter la nature.

Mais j'appris, vers ce temps-là, le triste état de la France, les ravages que faisaient dans ce pays ces malheureux luthériens, et les rapides accroissements de leur secte désastreuse ; mon âme en fut navrée de douleur.

Comme si je pouvais, comme si j'étais quelque chose, je pleurais avec Notre-Seigneur et je le suppliais de porter remède à un si grand mal. J'aurais donné volontiers mille vies pour sauver une seule de ces âmes que je voyais se perdre en grand nombre dans ce royaume. Mais simple femme, et sans vertu, j'étais incapable de servir comme j'aurais voulu la cause de Dieu. Un vif désir me vint alors, qui prit toute mon âme et qui la possède encore, c'est que Notre-Seigneur ayant tant d'ennemis et si peu d'amis, ceux-ci fussent bons. Ainsi je résolus de faire le tout petit peu qui était en moi, c'est-à-dire de suivre les conseils évangéliques avec toute la perfection possible, et de porter les quelques religieuses réunies ici à embrasser le même genre de vie.

Je fondais ma confiance en la grande bonté de Dieu, qui ne manque jamais d'assister ceux qui renoncent à tout pour lui. J'espérais aussi qu'avec des compagnes aussi parfaites que je les voyais dans mes désirs, mes défauts seraient couverts par leurs vertus, de sorte que je pourrais encore contenter Dieu en quelque chose. Enfin, il me semblait qu'en nous occupant tout entières à prier pour les défenseurs de l'Église, pour les prédicateurs et les savants qui la défendent, nous viendrions, selon notre pouvoir, au secours de cet adorable Maître, si indignement persécuté. Car à voir l'acharnement avec lequel ces traîtres, comblés par lui de bienfaits, lui font la guerre, on dirait qu'ils veulent le crucifier de nouveau, et ne lui laisser sur la terre aucun lieu où il puisse reposer sa tête.

O mon Rédempteur ! mon coeur ici n'en peut plus. Que sont devenus les chrétiens de nos jours ? Faut-il que ceux dont vous avez le plus à souffrir soient ceux-là mêmes qui vous doivent davantage, ceux que vous favorisez, ceux que vous choisissez pour amis, ceux que vous prenez pour compagnons, et à qui vous communiquez par les sacrements ? Ne sont-ils donc pas satisfaits des tourments que vous avez endurés pour eux ?

Certes, mon Seigneur, ce n'est pas un sacrifice aujourd'hui de s'éloigner du monde. Puisqu'il vous est si peu fidèle, que pouvons-nous en attendre ? Méritons-nous par hasard un meilleur traitement ? Avons-nous fait plus que vous, pour qu'il nous garde son amitié ? Qu'espérons-nous donc de lui, nous qui, par la bonté du Seigneur, avons été tirées de ce milieu pestilentiel ? Déjà ces mondains appartiennent au démon. Ils ont mérité, par leurs oeuvres, un juste châtiment ; et ce qu'ils ont gagné à ces plaisirs, c'est un feu éternel. Qu'ils y aillent donc, bien que mon coeur se fende à la vue de tant d'âmes qui se perdent. Ce n'est pas leur damnation qui m'afflige le plus ; c'est que chaque jour le nombre des réprouvés s'augmente encore.

O mes soeurs en Jésus-Christ ! joignez-vous à moi pour demander cette grâce au divin Maître. C'est dans ce but qu'il vous a réunies ici ; c'est là votre vocation ; ce doivent être là vos affaires, comme vos désirs ; c'est pour ce sujet que doivent couler vos larmes ; enfin c'est là ce que vous devez demander à Dieu. Non, non, mes soeurs, ce ne sont point les affaires du monde qui doivent nous occuper. En vérité, je ris, ou plutôt je m'afflige en voyant ce que quelques personnes viennent me recommander. Pour des intérêts temporels, pour de l'argent, elles réclament nos prières, tandis que, selon moi, elles devraient demander à Dieu la grâce de fouler aux pieds tous ces biens-là. Leur intention est bonne, aussi je prie selon leurs désirs ; mais je tiens pour certain que Dieu ne m'exauce jamais, lorsque je lui recommande des choses de ce genre. Le monde est en feu ; on veut, pour ainsi dire, condamner une seconde fois Jésus-Christ, puisqu'on suscite mille faux témoins ; on veut renverser l'Église: et nous perdrions le temps en des demandes qui, si Dieu les exauçait, ne serviraient peut-être qu'à fermer à une âme la porte du ciel ! Non, mes soeurs, ce n'est pas le temps de traiter avec Dieu des affaires peu importantes. S'il ne fallait avoir quelque égard à la faiblesse humaine, qui aime tant qu'on l'aide en toutes choses (et plaise à Dieu que nous l'aidions réellement), je serais fort aise que chacun sût que ce n'est pas pour de semblables intérêts que l'on doit prier Dieu avec tant d'ardeur dans ce monastère.



CHAPITRE II

Il ne faut pas se mettre en peine des nécessités corporelles.

Excellence de la pauvreté.

Ne pensez pas, mes soeurs, qu'en négligeant de contenter les gens du monde, vous deviez manquer du nécessaire. Je vous assure, moi, que si jamais vous essayez de vous procurer ce nécessaire par des artifices humains, vous mourrez de faim, et ce sera justice. Tenez les yeux élevés vers votre Epoux ; c'est lui qui se charge de votre entretien. Qu'il soit content de vous ; et ceux qui vous sont le moins affectionnés s'empresseront, malgré eux, de subvenir à vos besoins, comme vous en avez l'expérience. Et si, en travaillant à contenter Notre-Seigneur, vous veniez à mourir de faim, je dirais : Bienheureuses les Carmélites de Saint-Joseph !

Pour l'amour de Dieu, n'oubliez jamais ceci : puisque vous avez renoncé à avoir des revenus, renoncez aussi aux sollicitudes matérielles ; autrement tout est perdu. Que ceux qui, par la volonté de Notre-Seigneur, possèdent des revenus, s'en occupent, ce soin est légitime et conforme à leur état. Mais pour nous, mes soeurs, il y aurait de la folie ; autant vaut rêver du bien d'autrui, ce me semble, que de s'arrêter à imaginer la jouissance de ceux qui ont ces biens. D'ailleurs ces sollicitudes n'inspirent point aux personnes qui ne l'ont pas, la volonté de nous faire l'aumône. Abandonnez-vous à Celui qui peut mouvoir les coeurs, au maître des richesses et des riches. Par son ordre nous sommes venues ici. Ses paroles sont véritables, elles se réaliseront : le ciel et la terre passeront avant qu'elles manquent de s'accomplir. Soyons-lui fidèles et il nous sera fidèle, et si un jour il ne l'était pas, ce sera, n'en doutons point, pour notre plus grand bien. Ainsi laissait-il mourir les saints pour sa cause, afin d'accroître leur gloire par le martyre. Quel heureux échange d'en finir vite avec la vie pour aller jouir du rassasiement éternel !

Voyez, mes soeurs, je pense surtout, en vous donnant ces avis, au temps qui suivra ma mort, et c'est pour cela que je vous laisse par écrit, car tant que je serai en ce monde, je ne manquerai pas de vous les rappeler. Je sais par expérience combien l'on gagne à les mettre en pratique. Moins nous avons, moins j'ai de souci ; et Notre-Seigneur sait que j'éprouve plus de peine quand nous avons du superflu que si nous manquons du nécessaire. Encore ne saurai-je dire que nous ayons été dans la nécessité, tant Dieu est prompt à venir à notre secours.

Ce serait tromper le monde que d'avoir d'autres sentiments : en effet, nous passerions pour pauvres, et nous ne le serions qu'à l'extérieur, sans l'être d'esprit. Je m'en ferais conscience, parce que, selon moi, nous serions alors comme des riches qui demandent l'aumône. Dieu veuille nous préserver d'une pareille faute : car dans les monastères où l'on se laisse aller à ces soins trop empressés d'attirer des charités, on finira par en contracter l'habitude ; dès lors il pourra se faire que l'on demande ce qui n'est pas nécessaire, et peut-être à des personnes qui se trouvent dans un plus pressant besoin. A la vérité, ces personnes ne peuvent que gagner à ces dons, mais les monastères y perdent.

Je prie Dieu, mes filles, de ne pas permettre que cela vous arrive ; et si cela devait être, j'aimerais encore mieux que vous eussiez des revenus. Ainsi que votre esprit ne s'abandonne en aucune manière à ces préoccupations concernant le temporel ; je vous demande cette grâce en aumône et pour l'amour de Dieu. Mais si ce malheur arrivait dans cette maison, alors la moindre des soeurs devrait élever des cris vers Notre-Seigneur, et représenter humblement à la prieure qu'elle est hors du vrai chemin, et qu'une pareille infidélité amènera peu à peu la ruine de la véritable pauvreté. J'espère de la bonté du divin Maître que cela n'aura point lieu, et qu'il n'abandonnera pas ses servantes ; et si cet écrit, exigé par vous, devenait inutile pour d'autres motifs, il servira du moins à réveiller les sentiments que vous devez avoir sur la pauvreté. Croyez-le, mes filles, Dieu m'a donné, pour votre bien, quelque intelligence des avantages refermés dans cette sainte vertu. Ceux qui la pratiqueront les comprendront, mais non pas peut-être autant que moi ; car Dieu mes les a montrés à une lumière d'autant plus vive que j'avais été folle d'esprit, au lieu d'être pauvre d'esprit comme ma profession m'y engageait.

La pauvreté est un bien qui enferme en soi tous les biens ; elle nous confère comme le haut domaine des biens de ce monde ; car c'est en être maître que de les mépriser. Que m'importe, à moi, la faveur des monarques et des grands, si je ne désire point leurs richesses, et si, pour leur plaire, il me faut causer le moindre déplaisir à mon Dieu ? Que me font leurs honneurs, si j'ai une fois bien compris que le plus grand honneur d'un pauvre consiste à être véritablement pauvre ? Je tiens que les honneurs et les richesses vont presque toujours de compagnie ; celui qui aime l'honneur ne saurait haïr les richesses et celui qui abhorre les richesses ne se soucie guère de l'honneur. Entendez bien ceci, je vous prie.

A mon sens, ces honneurs humains entraînent toujours quelque attache aux biens temporels. C'est merveille que dans le monde une personne pauvre soit honorée ; quel que soit son mérite, l'on fait d'elle peu de cas. Mais quant à la véritable pauvreté, j'entends celle que l'on embrasse uniquement pour l'amour de Dieu, elle porte une dignité qui s'impose à tous ; elle n'a à contenter que Dieu et elle est sûre d'avoir beaucoup d'amis dès qu'elle n'a besoin de personne. Je le sais pour l'avoir vu.

Mais comme il existe tant d'écrits sur cette vertu, je m'arrête. D'ailleurs, incapable d'en saisir l'excellence et encore moins d'en parler dignement, je crans de la rabaisser par mes louanges. Qu'il me suffise d'avoir exposé ce que l'expérience m'a appris. J'avoue même que j'ai été jusqu'ici tellement hors de moi que je ne me suis pas entendue moi-même. Mais je ne change rien à ce que j'ai dit pour l'amour de Notre-Seigneur.

Songez que nos armes sont la sainte pauvreté ; au commencement de notre Ordre elle fut si estimée et si étroitement observée par nos bienheureux pères, qu'ils ne gardaient rien d'un jour à l'autre, ainsi que me l'ont affirmé des hommes qui sont à même de le savoir. Puisque à l'extérieur la pauvreté chez nous est moins austère, faisons effort pour qu'elle soit parfaite à l'intérieur. Nous n'avons que deux heures à vivre ; et puis, quelle récompense ! Mais quand il n'y en aurait point d'autre que de suivre un conseil de Notre-Seigneur, quel salaire pour nous que le bonheur d'imiter en quelque sorte ce divin Maître ! Voilà les armes que l'on doit voir sur nos bannières. Que le plus cher de nos voeux soit de garder la pauvreté intacte, dans nos demeures, dans nos vêtements, dans nos paroles et beaucoup plus dans nos pensées. Tant que vous tiendrez cette conduite, ne craignez point de voir déchoir la régularité qui règne dans cette maison. Sainte Claire appelait la pauvreté et l'humilité les deux grands murs de la vie religieuse et elle souhaitait en enclore ses monastères. En effet, que la pauvreté soit bien observée, elle sera, tant pour l'honneur du couvent que pour tout le reste, un bien plus ferme rempart que la magnificence des édifices. Gardez-vous, mes filles, d'élever de ces bâtiments superbes ; je vous le demande pour l'amour de Dieu, et par le sang de son Fils. Si cela vous arrivait, mon voeu, que je forme en conscience, est qu'ils s'écroulent le jour même où ils seraient achevés. Ce serait très mal, mes filles, de bâtir de grandes maisons avec le bien des pauvres.

Dieu nous en préserve ! Nos maisons doivent être petites et pauvres. Ressemblons en quelque chose à notre Roi ; il n'a eu en ce monde que l'étable de Bethléem où il est né, et la croix où il est mort : deux demeures, celles-là, où il ne pouvait y avoir que bien peu d'agrément. Quant à ceux qui aiment les vastes constructions, ils savent ce qu'ils font, et ils ont sans doute des intentions saintes. Mais pour treize pauvres petites religieuses, le moindre coin suffit. Ayez, je le veux, un enclos et dans cet enclos quelques ermitages où chacune de vous puisse aller prier seule. Je dis même qu'à cause de l'étroite clôture où vous vivez, cela vous est nécessaire, et j'ajoute que la solitude de ces ermitages favorise le recueillement de la prière et contribue à la dévotion. Mais des édifices vastes, ou quelque ornement recherché, Dieu nous en préserve ! Ayez sans cesse présente à l'esprit cette pensée, que tout doit s'écrouler au jour du jugement ; et qui sait si ce jour n'est pas proche ? Or, conviendrait-il que la maison de treize misérables religieuses fît un grand bruit en s'écroulant ? Les vrais pauvres n'en doivent pas faire ; ils seront gens de petit bruit, s'ils veulent qu'on ait compassion d'eux.

Quelle joie pour vous, mes filles, si quelqu'un se délivrait de l'enfer par une aumône qu'il vous aurait faite ! Or tout est possible, obligées comme vous l'êtes, de prier très assidûment pour vos bienfaiteurs. Toute aumône nous vient sans doute du Seigneur, mais il veut que nous en sachions gré à ceux par qui il nous la fait. Soyez donc toujours fidèles à payer ce tribut de reconnaissance et de prières.

Je ne sais ce que j'avais commencé à dire, parce que j'ai fait une digression. C'est Notre-Seigneur, je n'en doute pas, qui l'a ainsi voulu : jamais je n'avais pensé à écrire ce qui précède. Je prie sa divine Majesté de nous soutenir toujours de sa main, afin que l'on ne nous voie jamais déchoir de cette perfection de la pauvreté. Amen.



CHAPITRE III

Suite du sujet commencé dans le premier chapitre. - L'occupation continuelle des soeurs doit être de prier Dieu pour ceux qui travaillent au bien de l'Eglise

Je reviens au but principal pour lequel Notre-Seigneur nous a réunies dans cette maison. Mon désir ardent est que nous soyons quelque chose qui contente sa divine Majesté. A la vue du mal que font les hérétiques, à la vue de l'incendie que les forces humaines ne peuvent empêcher de s'étendre, voici ce qui m'a semblé nécessaire. En temps de guerre, lorsque les ennemis dévastent tout un pays, le prince, à bout d'expédients, se retire avec l'élite de ses troupes dans une ville qu'il fait solidement fortifier. De là il opère des sorties, et comme il ne mène au combat que des braves, souvent avec une poignée d'hommes il cause plus de mal à l'ennemi qu'avec des soldats nombreux, mais lâches. Par cette tactique, souvent on triomphe de ses adversaires, et si l'on ne remporte pas la victoire, au moins n'est-on pas vaincu. Pourvu qu'il ne se rencontre pas de traître dans la place, on y est invincible ; si on succombe, ce n'est que par la famine. Dans la forteresse où se trouvent retranchés les défenseurs de l'Église, on ne connaît point de famine qui force à capituler : ils peuvent mourir ; être vaincus, jamais. Mais quel est mon dessein en vous tenant ce langage ? C'est, mes soeurs, de vous faire connaître le but de nos prières. Ainsi, ce que nous devons demander à Dieu, c'est qu'il ne permette point que dans cette petite place forte, où se sont retirés les bons chrétiens, il s'en rencontre un seul qui passe au camp ennemi ; c'est qu'il donne aux capitaines de cette place ou de cette ville, c'est à dire aux prédicateurs et aux théologiens, des qualités supérieures ; enfin, comme ces capitaines, pour la plus part, sont tirés des ordres religieux, qu'il les fasse avancer dans la perfection propre à leur état. Cela est absolument nécessaire, puisque c'est du bras ecclésiastique, et non du bras séculier, comme je l'ai dit, que nous doit venir le secours. Quant à nous, incapables, à ce double point de vue, de rendre aucun service à notre Roi, efforçons-nous d'être telles, que nos prières puissent aider ces serviteurs de Jésus-Christ. N'oublions pas que c'est par une grande constance dans l'étude et dans la pratique de la vertu, qu'ils se sont rendus capables de défendre la cause de Notre-Seigneur.

Mais, direz-vous peut-être, pourquoi tant insister sur ce sujet, et pourquoi nous exhorter à secourir ceux qui sont meilleurs que nous ? Je vais vous en donner la raison : je ne crois pas que vous compreniez encore assez toute la grandeur du bienfait que Dieu vous a accordé, quand il vous a conduites dans un asile où vous vivez si tranquilles, loin des affaires, des occasions dangereuses et du commerce du monde. C'est là une très grande faveur. Or, les serviteurs de Dieu dont je parle ne jouissent pas de ces avantages ; cela ne convient même pas, et de nos jours moins que jamais. Leur office est de fortifier les faibles et de donner du courage aux petits ; imaginez des soldats sans capitaine. Il faut donc qu'ils vivent parmi les hommes, qu'ils conversent avec les hommes, qu'ils paraissent dans les palais, et que parfois même, leur extérieur les rende semblables à ceux qu'ils travaillent à sauver. Or, pensez-vous, mes filles, qu'il faille peu de vertu pour traiter avec le monde, pour vivre dans le monde, pour s'occuper des affaires du monde ? Pensez-vous qu'il faille peu de vertu pour condescendre, comme je l'ai dit, aux usages du monde, et pour être en même temps, dans son coeur, éloigné du monde, ennemi du monde ; pour y vivre comme dans un lieu de bannissement ; enfin, pour être non des hommes, mais des anges ? Car s'ils ne sont tels, ils ne sont pas dignes du nom de capitaines, et je prie Notre-Seigneur de ne pas permettre qu'ils sortent de leurs cellules. Ils feraient beaucoup plus de mal que de bien. Il ne faut point aujourd'hui qu'on voie des imperfections en ceux qui doivent enseigner les autres. Si leur vertu n'a jeté de profondes racines, s'ils ne sont fortement persuadés qu'ils doivent fouler aux pieds tous les intérêts de la terre, et vivre détachés de toutes les choses périssables pour ne s'attacher qu'aux éternelles, en vain voudraient-ils couvrir leurs imperfections, elles se trahiront d'elles-mêmes. Ils ont affaire avec le monde, c'est tout dire : ils peuvent s'assurer qu'il ne leur pardonnera rien, et qu'aucun de leurs actes imparfaits ne lui échappera. Les bonnes actions passeront souvent inaperçues pour lui, peut-être même ne les jugera-t-il pas telles ; mais les mauvaises ou les imparfaites, n'ayez pas peur. Je me demande, avec grand étonnement, qui peut apprendre aux gens du monde ce que c'est que la perfection. Car ils la connaissent, non pour la suivre, ils ne s'y croient point obligés et s'imaginent que c'est bien assez pour eux d'observer les commandements ; mais pour la condamner chez les autres. Ne vont-ils pas quelque fois jusqu'à prendre pour imperfection ce qui est une vertu ? Ainsi donc, gardez-vous de croire qu'il ne faille à ces athlètes qu'un faible secours d'en haut pour soutenir le grand combat où ils s'engagent.

C'est pourquoi je vous conjure de travailler à devenir telles, que vous obteniez de Dieu deux choses : la première, que parmi tant de savants et de religieux, il s'en rencontre beaucoup avec les qualités nécessaires pour servir utilement la cause de l'Église, et que ce Dieu de bonté daigne rendre capables ceux qui ne le sont pas assez, attendu qu'un seul homme parfait rendra plus de services qu'un grand nombre d'imparfaits ; la seconde, que lorsqu'ils seront une fois engagés dans cette mêlée, où la bataille est furieuse, je le répète, Notre-Seigneur les soutienne de sa main, afin qu'ils échappent à tant de périls qui les environnent dans le monde, et qu'ils ferment leurs oreilles aux chants des sirènes qui se rencontrent sur cette mer dangereuse. S'il plaît à Dieu que nous servions peu ou prou à cette victoire, nous aurons, nous aussi, du fond de notre solitude, combattu pour la cause de Dieu. A ce prix, je m'estimerai heureuse des souffrances que m'a coûtées la fondation de ce petit monastère, où j'ai voulu faire revivre, dans toute sa perfection, la règle primitive de notre Dame et Souveraine.

Ne vous imaginez pas qu'il soit inutile d'être ainsi continuellement occupées à prier Dieu pour les défenseurs de son Eglise : gardez-vous de partager le sentiment de certaines personnes à qui il paraît fort dur de ne pas prier beaucoup pour elles-mêmes. Est-il meilleure oraison que celle dont je parle ? Peut-être craignez-vous qu'elle ne serve pas à diminuer les peines que vous devez souffrir dans le purgatoire : je vous réponds qu'elle y servira. Et si elle ne suffit pas, eh bien, tant pis. Que m'importe, à moi, de rester jusqu'au jour du jugement en purgatoire, si par mes prières je sauve une seule âme ; combien plus si je suis utile à plusieurs et si je rends gloire à Dieu ? Méprisez des peines qui ont un terme, dès qu'il s'agit de rendre un service plus signalé à Celui qui a tant souffert pour l'amour de Notre-Seigneur, de lui demander qu'il exauce ces prières que nous lui adressons pour les défenseurs de sa cause. Quant à moi, toute misérable que je suis, j'implore de mon divin Maître cet avancement de sa gloire et du bien de son Eglise ; je n'ai pas d'autres désirs.

C'est bien de l'audace, à moi, de croire que je puisse avoir en cette matière quelque crédit auprès de Dieu. Aussi, O mon Seigneur, ce n'est point en moi que je me confie, mais en mes compagnes, vos servantes. Je sais qu'elles n'ont d'autre désir ou d'autre ambition que de vous plaire. Elles ont quitté pour l'amour de vous le peu qu'elles avaient, et elles auraient voulu posséder de plus grands biens, afin de les abandonner pour votre service. O mon Créateur, non, vous n'êtes point si ingrat que je puisse douter seulement de votre fidélité à les exaucer. Pendant que vous étiez sur la terre, mon divin Maître, vous n'avez point abhorré les femmes ; toujours, au contraire, avec la plus tendre bonté, vous avez répandu sur elles les trésors de votre grâce (1)

Ne nous écoutez pas, quand nous vous demanderons des honneurs, des revenus, de l'argent ou quelque autre chose de celles que le monde recherche. Mais, ô Père éternel, quand nous ne vous demanderons rien que pour la gloire de votre Fils, pourquoi n'exauceriez-vous pas elles qui seraient prêtes à perdre mille vies, et tous les honneurs du monde, pour l'amour de vous ? Montrez-vous propice, Seigneur, non à cause de nous, nous ne le méritons pas, mais à cause du sang et des mérites de votre Fils. O Père éternel, considérez que tant de coups de verges, tant d'outrages, tant d'indicibles tourments qu'il a soufferts, ne sont pas à mettre en oubli. Et comment, ô mon Créateur, des entrailles aussi tendres que les vôtres pourraient-elles souffrir ces excès d'ingratitude dont votre Fils est la victime ? ce sacrement où il nous a aimés jusqu'à l'extrême, qu'il a institué pour vous plaire et pour obéir au commandement que vous lui aviez fait de nous aimer, est l'objet de la haine de ces hérétiques de nos jours ; ils enlèvent à notre Jésus les sanctuaires où il avait fixé sa demeure, et ils démolissent ses églises. Encore, s'il avait manqué à quelque chose de ce qu'il devait faire pour vous contenter : mais il a tout accompli. N'était-ce pas assez, ô Père éternel, que durant sa vie, il n'ait pas eu où reposer sa tête, et qu'il ait été continuellement accablé de tant de souffrances ? Faut-il qu'on lui ravisse aujourd'hui les asiles où il convie ses amis, et les fortifie de cette nourriture qu'il sait leur être nécessaire pour soutenir leur faiblesse ? N'avait-il pas surabondamment satisfait pour le péché d'Adam ? et faut-il que toutes les fois que nous péchons, ce très aimant Agneau paye encore pour nous ? Ne le permettez pas, ô mon Souverain! Que votre Majesté s'apaise ; détournez votre vue de nos péchés ; souvenez-vous que nous avons été rachetés par votre Fils très saint ; ne considérez que ses mérites, les mérites de sa glorieuse Mère, et ceux de tant de saints et de martyrs qui ont donné leur vie pour votre service.

Mais, hélas ! ô mon Maître, quelle est la créature qui a osé vous présenter cette requête au nom de tous ! Mes filles, quelle mauvaise médiatrice vous avez en moi ! qu'elle est peu digne de parler en votre nom, et d'obtenir ce qu'elle demande ! ce souverain juge ne va-t-il pas s'indigner encore davantage à la vue de ma témérité ? Seigneur, ce serait avec raison et justice ; mais considérez que vous êtes maintenant un Dieu de miséricorde : exercez-la envers cette pauvre pécheresse, ce chétif ver de terre qui ose prendre tant de hardiesse en votre présence. Oubliez mes oeuvres, ô mon Dieu ; ne voyez que les désirs de mon coeur, et les larmes avec lesquelles je vous supplie de m'accorder cette grâce : au nom de vous-même, ayez pitié, je vous en conjure, de tant d'âmes qui vont à leur perte ; secourez votre Eglise ; arrêtez, Seigneur, le cours de tant de maux qui affligent la chrétienté, et, sans plus tarder, faites briller votre lumière au milieu de ces ténèbres.

Mes soeurs, recommandez, je vous en conjure, à Jésus-Christ cette chétive créature, et suppliez-le de lui donner l'humilité : je vous le demande comme une chose à laquelle vous êtes tenues. Si je ne vous exhorte point à prier d'une manière particulière pour les rois, pour les prélats de l'Eglise, et spécialement pour notre évêque, c'est que je vous vois maintenant si soigneuses de le faire que je tiens ma recommandation pour superflue. Mais celles qui viendront après nous doivent comprendre que si elles ont un saint supérieur, elles seront saintes. Comme il est si important que Dieu vous donne de tels hommes pour vous gouverner, ne cessez point de lui demander une pareille faveur.

Je viens de vous indiquer la fin à laquelle vous devez rapporter vos oraisons, vos désirs, vos disciplines, vos jeûnes ; si vous y manquez, sachez que vous ne faites point ce que Jésus-Christ attend de vous, et que vous n'atteignez point le but que vous devez poursuivre dans ce Carmel.




------------------------------------------------------------------------



(1) Ici le manuscrit de l'Escurial offre une page entièrement biffée et raturée. Au risque et malgré quelque crainte de déplaire à la sainte, D. Francisco Herrero Bayona a essayé de déchiffrer le texte effacé. En voici quelques lignes :

« vous avez rencontré, Seigneur, chez les femmes, autant d'amour et plus de foi que chez les hommes... Votre très sainte Mère était femme ; nous espérons en ses mérites et nous, qui portons son habit, nous avons malgré nos fautes une particulière confiance... Vous êtes un juge équitable et vous ne ressemblez pas aux juges de ce monde. Ceux-ci, étant fils d'Adam et en définitive tous des hommes, se défient de n'importe quelle vertu des femmes. Oui, un jour viendra, ô mon Roi, où tous seront mis à découvert. Je ne parle pas pour moi ; car le monde connaît déjà mes misères et je me réjouis de leur publicité. Mais il y a des circonstances où il n'est pas raisonnable de rebuter des coeurs vertueux et forts, fussent-ils des coeurs de femmes. »


Les fondements de la prière: la charité fraternelle



CHAPITRE IV

Observation de la règle.- Trois points importants dans la vie spirituelle.

Vous venez de voir, mes filles, la grandeur de l'entreprise où nous prétendons réussir. Or, quelle ne doit pas être notre vertu, si nous ne voulons point passer pour fort téméraires aux yeux de Dieu et des hommes ! Il est évident que nous avons besoin de beaucoup travailler. Une chose nous y aidera, c'est de tenir bien haut nos pensées pour tâcher d'élever aussi nos oeuvres. Attachons-nous ensuite à observer avec un soin parfait notre règle et nos constitutions, et Notre-Seigneur, je l'espère, exaucera nos voeux. Je ne vous impose rien de nouveau, mes filles. Je vous demande seulement la fidélité à votre profession, selon l'appel de Dieu et selon vos promesses ; mais il y a fidélité et fidélité très différentes.

Il est dit, dans la première de nos règles, que nous devons prier sans cesse. Si vous remplissez, avec tout le soin possible, ce devoir, qui est le plus important, vous ne manquerez ni aux jeûnes, ni aux disciplines, ni au silence, auxquels l'ordre nous oblige. Vous savez bien, mes filles, que l'oraison, pour être véritable, doit s'aider de tout cela, et que les délicatesses et l'oraison ne s'accordent point ensemble.

C'est sur l'oraison, mes filles, que vous m'avez demandé de dire quelque chose. Je le ferai ; mais en échange, je vous prie de mettre en pratique et de lire souvent avec affection ce que j'ai dit jusqu'ici. Toute fois, avant de parler de ce qui est intérieur ou le l'oraison, il est certains points dont je crois devoir vous entretenir. A mon avis, ils sont nécessaires aux âmes qui aspirent à marcher dans le chemin de l'oraison, qu'en les pratiquant, elles pourront se trouver très avancées dans le service de Dieu, sans être de grandes contemplatives ; si au contraire ces points sont négligés, non seulement il est impossible qu'elles soient fort élevées dans la contemplation, mais elles s'abuseront étrangement, si elles croient l'être. Je prie Notre-Seigneur de daigner m'enseigner lui-même ce que je dois vous dire, afin qu'il en tire sa gloire. Amen.

Ne pensez pas, mes amies et mes soeurs, que les choses dont je vais vous recommander la pratique soient en grand nombre. Plaise à Notre-Seigneur que nous gardions seulement bien celles que nos saints pères ont ordonnées et qu'ils ont observées ! C'est par ce chemin qu'ils sont arrivés à la sainteté ; en prendre un autre ou par son propre choix ou par le conseil d'autrui, ce serait s'égarer. Je ne parlerai, avec quelque étendue, que de trois points de nos constitutions : il nous importe extrêmement de comprendre combien il nous est avantageux de les garder pour jouir de cette paix intérieure et extérieure tant recommandée par Notre-Seigneur. Je traiterai d'abord de l'amour que vous devez avoir les unes envers les autres ; ensuite, du détachement de toutes les créatures ; enfin, de la véritable humilité : ce point, bien que j'en parle en dernier lieu, est néanmoins le principal et embrasse toutes les autres.

Ce grand amour mutuel, que j'ai nommé en premier lieu, est de la plus haute importance ; en effet, il n'y a rien de si difficile à supporter qui ne paraisse facile entre ceux qui s'aiment, et il faudrait qu'une chose fût étrangement rude pour pouvoir leur donner de la peine. Si ce commandement était observé dans le monde comme il devrait l'être, il contribuerait beaucoup à l'observation des autres ; mais tantôt par excès et tantôt par défaut, nous ne parvenons jamais à le garder parfaitement.

Il semble que l'excès ne saurait être nuisible dans les monastères de religieuses. Il cause néanmoins un tel dommage et traîne après lui tant d'imperfections, qu'à mon avis il faut l'avoir vu de ses propres yeux pour le croire. Le démon s'en sert pour séduire et enlacer les consciences de mille manières. Les âmes qui ne veulent servir Dieu que fort imparfaitement, s'en aperçoivent peu et prennent pour vertu ces excès de tendresse. Mais celles qui aspirent à la perfection en connaissent bien le danger, et sentent qu'ils affaiblissent peu à peu la volonté, et l'empêchent de s'employer tout entière à aimer Dieu. Ce défaut doit, je crois, se rencontrer bien plus parmi les femmes que parmi les hommes. Les dommages qu il cause dans une communauté sont manifestes. L'amour que toutes doivent avoir les unes pour les autres en est diminué ; l'on souffre du déplaisir qui est fait à son amie ; on désire avoir de quoi lui faire présent ; on cherche les occasions de lui parler, le plus souvent c'est pour lui dire combien on l'aime, ou d'autres choses non moins déplacées, et non pour l'entretenir de l'amour qu'on a pour Dieu. Ces grandes amitiés ont rarement pour fin de s'entr'aider à aimer Dieu davantage. Je crois plutôt que le démon les fait naître pour former des partis dans les ordres religieux. Lorsqu'on s'aime pour servir Notre-Seigneur, les effets le font bien connaître ; la passion n'est pour rien dans ces amitiés, et l'on n'y cherche au contraire qu'à s'animer mutuellement à vaincre les autres passions ? De ces sortes d'amitiés, je souhaiterais qu'il y en eût beaucoup dans les grands monastères. Mais pour cette maison où nous ne sommes et ne devons être que treize, toutes les religieuses doivent être amies ; toutes se doivent assister. Ainsi, pour l'amour de Notre-Seigneur, je vous en conjure, gardez-vous de ces amitiés particulières, quelque saintes qu'elles soient : selon moi, loin d'offrir aucun avantage, elles sont d'ordinaire, entre religieux, un poison ; et si ces religieux sont parents, c'est encore pis, elles sont une peste.

Ce que je vous dis vous paraît peut-être exagéré : croyez néanmoins, mes soeurs, que la conduite que je vous trace referme une grande perfection, met l'âme dans une grande paix, et fait éviter plusieurs occasions d'offenser Dieu à celles qui ne sont pas encore très fortes. Ne vous étonnez pas cependant si quelque fois vous sentez plus d'inclination pour une soeur que pour une autre ; ce sera malgré vous ; il y a là un mouvement instinctif et qui vous portera souvent à aimer des personnes plus pauvres de vertu, mais plus riches des dons naturels. Notre devoir alors est de combattre énergiquement cette affection, et de ne point nous en laisser dominer.

Aimons les vertus et les biens intérieurs, et, par un constant effort, accoutumons-nous à ne point faire cas des ces biens extérieurs. O mes soeurs, ne consentons jamais que notre coeur soit esclave de qui que ce soit, si ce n'est de Celui qui l'a racheté de son sang.

Que l'on y prenne garde : une religieuse pourrait, sans savoir comment, se trouver en de liens dont elle n'aurait pas la force de se dégager. Et de là, grand Dieu ! des enfantillages sans nombre, si petits d'ailleurs et si ridicules qu'il faut les voir pour les croire : aucune raison d'en parler ici.

J'ajouterai seulement : en quelque personne que cela se trouve, c'est un mal ; mais dans une supérieure, c'est une peste.

Il faut mettre un grand soin à couper la racine de ces amitiés dangereuses, dès qu'elles commencent ; mais cela doit se faire avec adresse, et avec plus d'amour que de rigueur. Un excellent remède pour cela, c'est de n'être ensemble qu'aux heures marquées par la règle, et hors de là, de ne se point parler, ainsi que nous le pratiquons maintenant, mais de demeurer séparées chacune dans sa cellule, comme la règle l'ordonne. Ainsi, quoique ce soit une coutume louable de se réunir pour le travail dans une salle commune, je désire que dans ce monastère de Saint-Joseph les religieuses soient affranchies de cet usage, parce qu'il est plus facile de garder le silence, quand chacune travaille retirée dans sa cellule. D'ailleurs, il importe extrêmement de s'habituer à la solitude pour faire des progrès dans l'oraison ; et comme c'est l'oraison qui doit être le ciment de ce monastère, il faut nous affectionner à tout ce qui peut en aider la pratique.

Pour revenir à l'amour que vous devez avoir les unes pour les autres, il me semble que ce serait vous faire injure de vous le recommander. Quels sauvages ne s'aimeraient, si, comme vous, ils demeuraient et communiquaient toujours ensemble, sans relations, ni entretiens, ni délassements avec les personnes du dehors ? Combien cet amour vous devient facile, quand vous pensez que Dieu aime chacune de vos soeurs, et qu'elles aiment Dieu, puisqu'elles ont tout abandonné pour lui. La vertu a d'ailleurs par elle-même un attrait qui la fait aimer, et j'espère bien de la bonté de Dieu que la vertu sera toujours le partage des religieuses de ce monastère. Il n'est donc pas nécessaire d'insister beaucoup sur l'obligation de vous aimer les unes les autres. Mais comment devez-vous vous aimer ? A quelle marque pouvons-nous reconnaître que nous possédons cette précieuse vertu, tant recommandée par Jésus-Christ à tous les fidèles, et surtout à ses apôtres ? Voilà les points sur lesquels je souhaite vous dire quelque chose, selon mon peu de capacité. Si vous le trouvez mieux expliqué en d'autres livres, ne vous arrêtez point à ce que j'en écrirai ; car peut-être ne sais-je pas ce que je dis.

L'amour dont je traite est de deux sortes. L'un, entièrement spirituel, est tellement dégagé des sens et de la tendresse naturelle, que rien n'en ternit la pureté. L'autre est spirituel aussi ; mais il s'y m^le quelque chose de sensible et d'humain, qui ressemble à l'affection naturelle des parents et des amis, et qui paraît légitime. J'en ai parlé plus haut.

Je veux maintenant traiter de celui qui est purement spirituel et sans mélange. Si peu que la passion entre dans cet amour spirituel, elle trouble toute l'harmonie intérieure de l'âme : au contraire si la sagesse et la discrétion règlent nos rapports avec les personnes vertueuses, il n'y a pour nous que des avantages.

Je dis cela en particulier au sujet des confesseurs.

Si l'on aperçoit dans le confesseur quelque tendance à la légèreté, qu'on tienne pour suspecte toute sa direction, qu'on évite d'avoir avec lui des entretiens, même de vertu, qu'on se confesse en peu de mots et qu'on se retire. Le mieux sera de dire alors à la prieure qu'on ne se trouve pas bien de ses rapports avec lui. C'est un confesseur à remplacer, si l'on peut toute fois prendre ainsi le parti le plus sage, sans blesser sa réputation.

En pareil cas et en d'autres aussi difficiles, où le démon pourrait nous embarrasser, si nous ne savons à qui demander conseil, le plus sûr est d'en conférer avec un homme instruit. Cette liberté s'accorde quand il y a nécessité. On se confesse à lui, on lui expose le cas et on fait ce qu'il ordonne. Quand il faut absolument prendre un parti, on peut se tromper beaucoup. Combien qui se trompent dans le monde, pour n'avoir pas demandé conseil, surtout s'il s'agit des intérêts du prochain ! La décision s'impose nécessairement en ces rencontres ; parce que quand le démon commence l'attaque, ainsi que je l'ai dit, c'est pour aller loin, à moins qu'on ne l'arrête court.

Donc, le parti le plus sûr est de parler à un autre confesseur, quand cela peut se faire, et j'espère de la bonté de Notre-Seigneur que cela sera toujours possible.

Je désire, mes filles, que vous compreniez l'importance de cet avis : car la légèreté dans un confesseur est un danger ; c'est la perte et la damnation de la communauté entière. N'attendez pas que le mal ait fait de grands progrès ; mais, dès le principe, travaillez à l'extirper par tous les moyens qui dépendent de vous, et dont vous croirez pouvoir user en conscience. J'espère que Notre-Seigneur ne permettra pas que des personnes, dont la vie doit être une oraison continuelle, puissent porter de l'attachement à d'autres qu'à de grands serviteurs de Dieu. S'il en était autrement, elles ne seraient certainement pas des âmes d'oraison, elles ne tendraient point à la perfection à laquelle on doit aspirer dans ce monastère. Dès là donc qu'elles verront qu'un confesseur n'entend pas leur langage, et n'aime pas à parler de Dieu, elles ne pourront lui être attachées, parce qu'il ne leur ressemble en rien. S'il leur ressemble au contraire, étant donné le peu d'occasions qu'il a de les voir, ou il sera bien naïf ou il évitera soit de s'inquiéter lui-même, soit d'inquiéter les servantes de Dieu (1).

J'ai dit que le démon peut nuire beaucoup à tout un monastère par cette légèreté possible du confesseur ; mais c'est un mal dont on ne s'aperçoit que très tard, et qui par conséquent est capable de ruiner peu à peu la perfection, sans que l'on sache de quelle manière. Le moyen qu'emploiera ce confesseur pour communiquer aux religieuses ce qu'il y a de frivole dans son âme, c'est de leur faire tout passer pour des bagatelles. Que Dieu, au nom de son infinie bonté, nous délivre de semblables choses ! C'en est assez pour troubler toutes les religieuses, parce que leur conscience leur dit le contraire de ce que dit leur confesseur. Si de plus on les force de n'avoir que ce confesseur, elles ne savent que faire ni comment calmer le trouble de leur esprit, celui qui devrait le calmer et y apporter le remède étant celui-là même qui le cause. Il doit se rencontrer de grandes afflictions se ce genre en quelques endroits et j'en éprouve une vive compassion. Aussi ne vous étonnez point du soin que je mets à vous faire connaître ce péril.




Chemin de la perfection