Chemin de la perfection - CHAPITRE XIII
Combien il importe de ne point admettre à la profession les personnes qui n'ont point les qualités nécessaires.
Dieu, je n'en doute pas, favorise beaucoup les âmes fermement déterminées à lui appartenir. Voilà pourquoi, quand une personne veut entrer chez nous, il faut examiner le désir qui l'amène. Que ce ne soit pas seulement pour sortir de gêne ; ce qui sera le cas de plusieurs. Notre-Seigneur peut, sans doute, élever et perfectionner ce motif, quand la personne est douée d'un sens droit ; mais, si elle en est dépourvue, il ne faut en aucune façon l'admettre : elle ne verrait pas l'imperfection du motif qui la fait entrer, et serait incapable de comprendre les bons avis qu'on lui donnerait pour l'éclairer. La plupart de celles qui ont peu de jugement, s'imaginent savoir mieux que les plus sages ce qui leur convient. A mon sens, c'est là un mal incurable, parce qu'il est bien rare qu'il ne soit accompagné de malice. On pourrait le tolérer dans une communauté nombreuse ; mais nous qui sommes en si petit nombre, nous ne le pouvons point.
Lorsqu'une personne d'un esprit droit commence à s'affectionner au bien, elle s'y attache fortement, parce qu'elle voit que c'est le plus sûr ; il peut se faire qu'elle n'aide pas toujours les soeurs à la vie intérieure et à l'esprit d'oraison ; elle les aidera du moins par ses bons conseils, et leur sera utile en beaucoup d'autres manières, sans être à charge à qui que ce soit. Au contraire, avec un jugement faux, je ne vois pas l'utilité d'une personne en religion, et j'en vois le danger très grand.
Ce manque de sens ne se découvre pas de prime abord : car il y a des personnes qui parlent bien, mais qui sont sottes ; d'autres qui parlent peu et assez mal, mais dont l'esprit est très ouvert ; d'autres enfin qui sont de saintes simplicités, très ignorantes des affaires et des manières du monde, mais savantes dans la manière de traiter avec Dieu (1). C'est pour cela qu'il faut examiner avec grand soin celles qu'on reçoit, et ne les admettre à la profession qu'après une longue épreuve. Que le monde sache, une fois pour toutes, que vous avez la liberté de les renvoyer. Dans un monastère où il y a beaucoup d'austérités, vous pouvez avoir plusieurs raisons qui vous y obligent. Dès qu'on verra que c'est notre usage, on ne le tiendra plus à injure.
Je parle de la sorte, à cause du malheur des temps où nous vivons. En vain nos prédécesseurs dans l'état religieux nous ont fait une loi de cette conduite, l'on est si faible de nos jours, qu'on se croit obligé à tenir une conduite contraire, de crainte de déplaire aux parents. Dieu veuille que les religieuses, qui reçoivent ainsi des novices, ne le payent pas en l'autre vie !
Les prétextes ne nous manquent jamais pour justifier à nos propres yeux ces sortes d'admissions. Mais c'est là une affaire qui nous regarde toutes et chacune. Il n'est pas une soeur qui ne doive y songer, recommander cela à Dieu et donner à la prieure le courage dont elle a besoin. Rien n'est plus important, en effet, et je supplie Notre-Seigneur qu'il nous éclaire en ce point-là. C'est pour vous un précieux avantage de ne pas recevoir de dot ; là où l'on en reçoit, il peut arriver qu'on ne puisse pas rendre un argent déjà dépensé, et que par suite on laisse dans le monastère le larron qui dérobe le vrai trésor, ce qui est bien triste. Vous donc, ne faiblissez jamais en ces rencontres, ni pour quelque personne que ce soit ; ce serait faire du mal à qui vous prétendez faire du bien.
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(1) « Heureuses les âmes qui ont de tels amis ! Heureux le jour de leur première entrevue ! O mon Dieu, me refuserez-vous la grâce d'en compter beaucoup comme ceux-là ? En vérité, Seigneur, leur affection me sera plus chère que celle de tous les rois et de tous les puissants de ce monde. Car ils m'aideront de tout leur pouvoir à m'assujettir le monde lui-même et toutes ses créatures.
Quand vous aurez fait la connaissance d'une de ces personnes, que la supérieure n néglige rien pour vous mettre en rapport avec elle. Aimez tant que vous voudrez de pareils amis. Ils sont sans doute peu nombreux. Dieu permettra cependant que s'il y en a quelqu'un de parfait, vous le découvriez.
On vous dira que c'est inutile et que Dieu suffit. Mais un excellent moyen de posséder Dieu est de traiter avec ses amis. On en tire un grand profit. Je le sais par expérience. Si je ne suis pas en enfer, je le dois, après Dieu, à ces personnes dont je sollicitais avec instance les prières. »
(2) « Un jour nous n'allons pas au choeur, parce que nous avons un mal de tête ; un autre jour, parce que nous avons eu un mal de tête ; et trois autres jours, pour ne pas avoir un mal de tête. Vous me direz, mes amies, que la prieure ne doit pas le tolérer. Oui, sans doute, si elle connaissait l'intérieur. Mais elle voit qu'on se plaint pour des riens et qu'on se plaint, comme si on allait rendre l'âme. » (Esc.)
(3) « Oh ! ces plaintes de religieuses, que j'ai donc peur - et Dieu me le pardonne ! - d'en voir la coutume prise ! J'ai rencontré une fois une soeur qui se plaignait habituellement de la tête et qui s'en plaignait très haut. On vérifia : rien, elle n'avait rien et ne souffrait pas de la tête, mais d'ailleurs. » (Esc.)
(4) « Il y a, mes soeurs, une imperfection très grande à gémir (hurler, aullar), à se plaindre, à prendre une voix languissante et des soupirs de malade. Fussiez-vous malades, essayez de supporter la douleur et n'agissez pas ainsi. » (Esc.)
(5) « Imitons du moins en quelque chose son humilité ; je dis en quelque chose, car nous aurons beau nous abaisser et nous humilier, ce n'est rien cela pour une créature comme moi, qui, à cause de mes péchés, ai mérité d'être abaissée et méprisée par les démons. La nature sans doute y répugne. Mais n'eût-on pas commis de grandes fautes, on a toujours fait assez, à mon avis, pour mériter l'enfer. » (Esc.)
(6) « Cette religieuse, on ne devrait, selon moi, l'admettre nulle part à la profession, si ce n'est après de longues années d'épreuve et de sérieux amendement. Je ne parle pas des pénitences et des jeûnes dont l'omission tout en étant une véritable faute, ne cause pas un grand dommage à la communauté ; je parle de certains défauts de caractère, comme l'amour de ses aises, le désir de l'estime et de l'honneur, l'habitude d'avoir les yeux sur les fautes d'autrui et de les tenir toujours fermés sur les siennes, et autres choses semblables qui viennent certainement d'un manque d'humilité.
Nos Pères ont sagement établi une année de probation. Dans notre Ordre, on est libre de n'admettre à la profession qu'après quatre ans ; et moi, je voudrais qu'on n'y admît qu'après dix. Une religieuse humble s'inquiétera peu de ce retard de la profession. Elle sait que, si elle est régulière, on ne la renverra point, si elle ne l'est pas, pourquoi voudrait-elle nuire à cette famille du Christ ? (Esc.)
Il ne faut point s'excuser, même quand on est condamné sans être coupable.
C'est pour moi une grande confusion de parler d'un tel sujet : j'aurais au moins dû pratiquer tant soit peu ce que je vais vous dire concernant cette vertu, et j'avoue que j'y fait très peu de progrès (1). Jamais je ne manque de quelque raison pour me persuader qu'il est mieux de m'excuser. Quelquefois, je le sais, cela est permis, et ce serait mal de l'omettre ; mais je n'ai pas la discrétion, ou pour mieux dire, l'humilité qui me serait nécessaire pour faire ce discernement. Oui, il faut être véritablement humble pour se voir condamner sans être coupable, et se taire : on imite alors de bien près Notre-Seigneur qui a pris sur lui toutes nos fautes. Je vous en conjure, adonnez-vous, de tout votre coeur, à cette pratique, parce qu'elle a les plus précieux avantages ; tandis que je n'en vois aucun à nous disculper, aucun, dis-je, si ce n'est en certaines circonstances, où l'on pourrait causer de la peine et du scandale, en ne déclarant pas la vérité. Celui qui aura plus de discrétion que je n'en ai, verra aisément quand il est convenable de parler.
Il est très important, à mon avis, de s'exercer dans cette vertu, en d'autres termes, de tâcher d'obtenir de Notre-Seigneur la véritable humilité, qui en est la source. En effet, celui qui est véritablement humble, doit désirer sincèrement d'être méprisé, persécuté, et condamné sans sujet, même en des choses graves. S'il veut imiter Notre-Seigneur, en quoi le peut-il mieux ? Il n'a besoin pour cela ni de forces corporelles, ni de l'aide de qui que ce soit, si ce n'est de Dieu seul.
Je voudrais, mes soeurs, que ces grandes vertus fussent la matière de notre étude et de notre pénitence. Je vous retiens, vous le savez, pour les pénitences excessives, parce qu'elles peuvent nuire à la santé, quand on s'y livre sans discrétion. Ici rien de pareil à craindre ; quelque grandes que soient les vertus intérieures, elles n'enlèvent point les forces du corps nécessaires pour servir la communauté, et elles communiquent à l'âme de l'énergie. Comme je vous l'ai dit autrefois, prenez d'abord l'habitude de vous vaincre dans les plus petites choses, et vous vous rendrez capables de remporter la victoire dans les grandes. Quant à moi, jamais je n'ai eu occasion de faire cette épreuve en des choses de conséquence ; jamais je n'ai ouï dire du mal de moi, qui ne fût manifestement au-dessous de la vérité ; et si j'étais innocente de ce dont on m'accusait, j'étais coupable de tant d'autres fautes envers Dieu, qu'il me semblait que c'était me faire une grande grâce de ne point les dire. J'ajoute que j'ai toujours aimé mieux être blâmée de fautes supposées que de mes fautes réelles.
Il sert beaucoup pour acquérir cette vertu, de méditer les précieux avantages qu'elle nous procure de toute manière, et comment, tout bien considéré, jamais on ne nous condamne, sans que nous ayons des fautes à nous reprocher. Hélas ! nous en sommes toujours remplies ; le juste tombe sept fois par jour, et ce serait mentir que de nous dire sans péché. Ainsi, lors même que nous sommes injustement accusées sur un point, jamais en réalité nous ne sommes entièrement exemptes de fautes, comme l'était le bon Jésus.
O mon Seigneur, quand je considère combien vous avez souffert sans l'avoir mérité en rien, je ne comprends plus, je ne sais plus où j'avais l'esprit, lorsque je ne désirais pas souffrir : je ne sais maintenant encore comment il est possible que je m'excuse. Vous n'ignorez pas, ô mon souverain Bien, que s'il y a quelque chose de bon en moi, c'est un don qui me vient uniquement de vos mains. Qu'est-ce qui vous détermine, Seigneur, à donner moins ou à donner plus ? Si vous avez égard au mérite ou au démérite, n'étais-je pas indigne des faveurs que vous m'avez déjà faites ? Quoi ! je pourrais désirer que quelqu'un pensât favorablement d'une créature aussi mauvaise que moi, après que l'on a dit tant de mal de vous, qui êtes le bien suprême ! Non, non, mon Dieu, cela ne peut se souffrir. Et vous, ne souffrez point qu'il y ait jamais en votre servante rien qui déplaise à vos yeux. Mes yeux à moi, Seigneur, sont à peine ouverts et ils ne s'offensent de presque rien. Eclairez-moi, et faites que je désire, du fond du coeur, être abhorrée du monde entier, puisque je vous ai délaissé si souvent, vous, qui m'aviez aimée avec tant de fidélité ! Qu'est-ce donc, ô mon Dieu, que nous pouvons gagner à contenter les créatures ? Et quand elles nous condamneraient toutes, qu'avons-nous de plus ou de moins, si nous sommes innocentes aux yeux du Seigneur ?
O mes soeurs, c'est parce que nous ne comprenons pas assez cette vérité, que nous ne serons jamais parfaites. Il faut donc considérer à loisir et estimer à sa juste valeur ce qui est et ce qui n'est pas.
Quand il n'y aurait, dans une fausse accusation, d'autre avantage que la honte de la personne qui vous accuse, en voyant que vous vous laissez condamner injustement, ne serait-ce pas un très grand bien ? Un acte de ce genre parle quelquefois plus éloquemment que dix sermons ; et puisqu'il nous est interdit par l'apôtre et par notre incapacité naturelle de prêcher de paroles, efforçons-nous de prêcher d'exemple : c'est pour toutes un devoir. Quelque étroite que soit la clôture, ne pensez pas que le mal ou le bien que vous ferez doive rester secret ; et parce que vous ne vous excusez point, gardez-vous bien de croire, mes filles, que vous deviez rester sans défenseur. Voyez comment Notre-Seigneur prit la parole en faveur de Madeleine, soit dans la maison du Pharisien, soit lorsque sa soeur Marthe l'accusait devant lui. Il n'usera pas devant vous de la rigueur dont il usa envers lui-même, car il ne permit au bon larron de prendre sa défense que lorsqu'il était attaché à la croix. Ainsi le divin Maître suscitera quelqu'un pour vous défendre, et quand il ne le fera pas, c'est qu'il n'y aura aucune nécessité.
J'ai moi-même l'expérience de ce que je vous dis, et rien n'est plus véritable. Toutefois je désire que cet espoir de trouver des défenseurs ne soit pas le motif qui vous détermine à la pratique d'une si belle vertu : je souhaite qu'au fond de votre coeur vous ayez de la joie de n'être point justifiées. Vous verrez avec le temps les admirables progrès que l'on fait en marchant par cette voie : on acquiert la liberté d'esprit, et cette heureuse indifférence sur tout ce qu'on peut dire de nous, soit en bien, soit en mal, l'âme n'en étant pas plus touchée que s'il était question d'une personne étrangère. De même qu'il ne nous vient point à l'esprit de répondre à deux personnes qui s'entretiennent ensemble, parce que ce n'est pas à nous qu'elles s'adressent ; de même, ayant pris la salutaire habitude de nous taire dans les occasions où nous sommes injustement accusées, il nous semblera que ce n'est point à nous qu'on parle. Ceci paraîtra impraticable aux âmes très sensibles et peu mortifiées. Dans les commencements, la pratique, je l'avoue, en est difficile ; mais je sais qu'avec la grâce de Dieu on peut obtenir cette liberté, cette abnégation et ce détachement de soi-même.
Le manuscrit de Valladolid permet de constater ici la suppression de quatre pages déchirées, formant le chapitre XVII. Comme elles manquent aussi dans deux copies de ce manuscrit, signées par la sainte, on croit que cette suppression est l'oeuvre de la sainte elle-même. Voici la traduction de ces pages, telles qu'elles existent dans le manuscrit de l'Escurial:
Ne vous figurez pas que tout cela soit grand'chose ; je ne fais que préparer le jeu, comme on dit. Vous m'avez priée de vous expliquer le moyen de parvenir à l'oraison ; je n'en connais point d'autre que ces vertus dont je vous ai parlé, bien que Dieu ne m'ait pas conduite par ce chemin, où je n'ai pas, semble-t-il, encore mis le pied. Soyez donc persuadées que celui qui n'entend rien à disposer les pièces du jeu d'échecs sera un mauvais joueur ; s'il ne sait pas faire échec, il ne saura pas faire mat.
Vous allez me blâmer de parler de jeu dans une maison où le jeu est inconnu et même interdit. Vous voyez par là quelle mère Dieu vous a donnée, puisqu'elle a appris cette futilité. On dit pourtant que ce jeu est quelquefois permis. Combien il le sera donc pour nous, et comme il nous mènera vite, par l'exercice, à faire mat au divin Roi, qui ne pourra dès lors ni ne voudra nous échapper des mains. La dame est la pièce qui peut faire le plus contre lui, bien que les autres pièces concourent au même effort. Or il n'y a pas de dame qui l'amène à se rendre comme l'humilité. C'est elle qui l'attira du ciel dans le sein de la Vierge ; par elle aussi nous l'attirerons nous-mêmes, et sans qu'il résiste, dans nos âmes. Tenez ceci pour certain : on possède plus ou moins Dieu, suivant qu'on a plus ou moins d'humilité. Car je ne comprends pas qu'il y ait jamais d'humilité sans amour ou amour sans humilité ; et ces deux vertus ne vont jamais non plus sans un absolu détachement des créatures.
Vous me demandez, mes filles, pourquoi je vous parle de vertus, alors que vous possédez assez de livres sur cette matière et que vous attendez seulement quelque chose sur la contemplation. Je réponds que si vous aviez voulu quelques mots sur la méditation, j'aurais pu y consentir et vous la conseiller à toutes, bien que vous n'ayez pas encore des vertus. La méditation en effet nous aide à les obtenir toutes. C'est un exercice auquel un chrétien doit à tout prix se résoudre ; et il n'est personne, pour perdu qu'il soit, qui doive en négliger la pratique, quand Dieu lui en donne l'idée. J'ai déjà écrit ailleurs sur ce sujet ; beaucoup d'autres l'ont fait aussi, qui savent ce qu'ils écrivent ; car pour mon compte, je l'ignore certainement, Dieu le sait.
Mais la contemplation est autre chose, mes filles, car voici ce qui nous trompe tous. Dès que quelqu'un prend chaque jour un certain temps pour penser à ses péchés, considération qu'il est tenu de faire, s'il n'est pas seulement chrétien de nom, aussitôt l'on dit : Voilà un grand contemplatif ; et lui-même élève encore plus haut ses prétentions. Erreur fondamentale : il n'a pas su disposer les pièces de son jeu ; il pensait que c'était assez de les connaître pour faire mat. Mais ce Roi ne se livre qu'à ceux qui se donnent entièrement à lui.
(2)
La contemplation demande une plus haute perfection de vie que la simple oraison.- Pourquoi cependant Dieu élève quelquefois des âmes dissipées à la contemplation parfaite.
Souffrez, mes filles, qu'avant de vous montrer, selon votre désir, le chemin de la contemplation, je vous parle avec quelque étendue de certains points, qui vous paraîtront peut-être moins importants, mais qui ne laissent pas, à mon avis, de l'être beaucoup. Si vous ne voulez ni les entendre, ni les pratiquer, restez-en toute votre vie à votre oraison mentale. Je vous déclare à vous, et à toutes les âmes qui prétendent s'élever à la contemplation, que vous n'y arriverez jamais. Il peut se faire que je me trompe en jugeant des autres par moi-même ; mais moi, j'en ai fait la triste expérience pendant vingt ans.
Comme peut-être quelques unes d'entre vous ne savent pas bien ce que c'est que l'oraison mentale, je vais l'expliquer ; plaise à Dieu que chacune de vous pratiquât cette oraison comme il faut ! Mais je crains que vous n'ayez beaucoup de peine à y réussir, si vous ne travaillez énergiquement à l'acquisition des vertus ; à la vérité, il n'est pas requis, pour la simple oraison, de les posséder dans un degré aussi éminent que pour la contemplation.
Non, jamais le Roi de gloire ne viendra dans notre âme, j'entends pour lui être uni, si nous ne faisons de vrais efforts pour arriver à la vertu et à la vertu très haute. Je veux pourtant ajouter ici une explication ; car si vous constatiez dans mes écrits quelque inexactitude, vous ne me croiriez plus en rien, et vous auriez raison, si je le faisais de propos délibéré ; mais Dieu m'en garde ! Le jour où je m'écarterai de la vérité, ce sera par inadvertance et faute d'en savoir davantage. Je veux donc dire que quelquefois il plaira à Dieu d'accorder cette insigne faveur de l'union à des personnes qui sont en mauvais état, afin de les retirer par ce moyen d'entre les mains du démon.
O mon Seigneur, que de fois nous vous mettons aux prises avec cet ennemi ! Pour nous apprendre à le vaincre, n'était-ce pas assez d'avoir souffert qu'il vous prît entre ses bras, quand il vous porta sur le haut du temple ? Quel spectacle, mes filles, que celui de ce divin soleil saisi par les ténèbres ! De quelle terreur dut être agité ce malheureux esprit, sans toutefois en comprendre la cause, parce qu'il plut à Dieu de la lui cacher ! Bénies soient une si grande bonté, et une si grande miséricorde ! Mais quelle honte, je le répète, que des chrétiens le livrent ainsi chaque jour aux étreintes d'un si abominable monstre ! Vous eûtes besoin, Seigneur, pour vaincre ce maudit, d'avoir les bras bien forts. Mais comment ne sont-ils pas restés affaiblis par les tourments de la croix ? Oh ! qu'il est bien vrai que l'amour guérit lui-même toutes les blessures qu'il fait ! Aussi je crois que si vous eussiez voulu survivre à vous tourments, le même amour qui vous les fit endurer pour nous, aurait , sans nul autre remède, refermé vos plaies.
O mon Dieu, qui versera donc ce baume de l'amour sur les peines et les souffrances de ma vie ? J'irais au-devant d'elles avec bonheur, sûre d'être guérie par un remède si salutaire !
Je reviens à ce que je disais : il est des âmes que Dieu sait pouvoir gagner par le moyen de ses faveurs. Quoiqu'il les voie entièrement perdues, il ne veut rien négliger pour les faire revenir à lui. Ainsi, malgré le mauvais état et le dénuement de vertus où elles sont, il leur accorde des goûts, des délices, des tendresses qui commencent à exciter en elles de saints désirs ; quelquefois même, mais rarement, il les fait entrer dans une contemplation qui, à la vérité, dure peu. Il en use ainsi, comme j'ai dit, pour constater si, au moyen de ses faveurs, elles voudront se mettre en état de recevoir souvent ses visites. Si elles ne s'y disposent pas, qu'elles me pardonnent de le leur dire, ou plutôt daignez vous-même nous le pardonner, Seigneur : c'est un bien grand mal, que le contraste d'un Dieu qui va ainsi vers les âmes et des âmes qui se détournent de Dieu pour s'attacher aux choses de la terre.
Je crois que Notre-Seigneur propose ces faveurs à beaucoup de personnes, mais qu'il y en a peu qui se mettent dans les dispositions requises pour en jouir. Lorsque le divin Maître accorde ces faveurs à une âme et qu'elle reste fidèle à y répondre, il ne cesse plus de l'enrichir qu'il ne l'ait conduite à un très haut degré de perfection. Si au contraire nous nous donnons à lui avec une résolution moins absolue que la sienne, c'est beaucoup qu'il nous laisse dans l'oraison mentale, et nous visite de temps en temps comme des serviteurs qui travaillent à sa vigne. Mais ceux qui se sont donnés à lui sans réserve sont ses enfants bien-aimés ; il ne peut se résoudre à les éloigner de lui, et il ne les éloigne point en effet, parce qu'eux-mêmes ne veulent plus s'éloigner de sa présence. Il les fait asseoir à sa table, et il leur sert les mets dont il se nourrit lui-même, jusqu'à s'ôter, comme on dit, le morceau de la bouche pour le leur donner.
Heureuse union, mes filles ! Heureux abandon des choses terrestres, qui nous vaut un comble de gloire ! O mes filles ! quand vous serez ainsi dans les bras de Dieu, que vous importera que le monde entier vous condamne ? Le Tout-Puissant est votre défenseur ; d'un mot il a créé le monde, et vouloir, pour lui, c'est faire. Ne craignez donc pas qu'il souffre que l'on parle contre vous, à moins que ce ne soit pour votre plus grand bien ; il ne porte pas si peu d'amour à ceux dont il est aimé ! S'il en est ainsi, pourquoi, mes soeurs, ne lui témoigneriez-vous pas tout l'amour dont nous sommes capables ? Est-il pour nous un plus bel échange que de lui donner notre amour à la place du sien ? Lui, il peut tout ; nous, nous ne pouvons rien que ce qu'il nous fait pouvoir. Au fond, que faisons-nous pour vous, ô Seigneur, de qui nous tenons l'être ? Nous prenons une petite résolution de vous servir, voilà tout : en vérité ce n'est rien. Mais si le divin Maître veut qu'à l'aide de ce rien nous méritions le tout, ne soyons pas si insensées que de ne point nous rendre à son désir.
O Seigneur, tout notre mal vient de ce que nous ne tenons pas nos yeux attachés sur vous. Si nous ne considérions point autre chose que le chemin, nous arriverions bientôt ; mais, hélas ! nous faisons mille chutes, mille faux pas, nous sortons enfin de la voie, parce que, je le répète, nous ne tenons pas les yeux fixés sur la voie véritable. On dirait, Seigneur, que ce chemin n'a jamais été suivi, tant il nous paraît nouveau. N'est-il pas déplorable de voir ce qui se passe si souvent ? Dès qu'on nous déprécie tant soit peu, nous ne le supportons pas, nous trouvons cela intolérable et nous nous hâtons de dire : Oh ! nous ne sommes pas saintes. Non, mes soeurs, n'excusez pas vos imperfections, en disant que vous n'êtes ni des saintes, ni des anges ; vous ne l'êtes pas sans doute, mais pensez plutôt qu'avec des efforts et avec l'aide de Dieu, vous pouvez le devenir. N'appréhendez pas que Dieu cesse de vous soutenir ; craignez plutôt votre négligence. Puisque nous n'avons pas eu d'autre dessein en venant ici que de nous sanctifier, mettons la main à l'oeuvre, croyons qu'il n'y a rien de si parfait dans le service de Dieu, que nous ne devions nous promettre de l'accomplir avec son secours. Je voudrais voir parmi vous cette présomption, toute au profit de l'humilité, cette sainte et audacieuse confiance, que Dieu aide les braves, et qu'il ne fait pas acception de personnes (3).
Voilà une grande digression : revenant à mon sujet, je vais exposer la nature de l'oraison mentale et de la contemplation. Il y a là, ce me semble, de la témérité ; mais avec vous tout passe. Peut-être comprendrez-vous mieux cette matière, dans mon style grossier, que dans le style d'auteurs élégants. Daigne le Seigneur me donner grâce pour cela. Amen.
Toutes les âmes ne sont pas faites pour la contemplation.- Quelques-unes n'y arrivent que tard. - L'âme véritablement humble doit être contente de la voie par laquelle Notre-Seigneur la conduit.
Vous croyez, mes filles, que je vais aborder le sujet de l'oraison ; vous vous trompez. J'ai à vous dire auparavant un petit lot, mais de grande importance, sur l'humilité. Ce mot me semble même nécessaire en une maison où l'oraison est le principal exercice des soeurs. Rien d'utile pour vous, ai-je dit, comme de savoir vous exercer et vous appliquer à l'humilité. Or, un des principaux exercices de cette vertu, et des plus nécessaires à toutes les personnes d'oraison, est celui dont je vais vous entretenir.
La contemplation étant une si haute faveur de Dieu, comment celui qui est véritablement humble pourra-t-il se croire élevé au rang des contemplatifs ? Sans doute Dieu peut, par sa bonté et sa miséricorde, lui accorder une pareille grâce. Mais s'il veut m'en croire, qu'il se mette toujours à la dernière place, comme Notre-Seigneur nous l'a ordonné et enseigné par son exemple. Disposez-vous de votre côté à la contemplation, s'il plait à Dieu de vous mener par ce chemin ; et si telle n'est pas sa volonté, que l'humilité vienne, que l'humilité vous fasse apprécier le bonheur de servir les servantes du Seigneur. Bénissez le divin Maître de vous avoir introduites dans leur compagnie, vous qui méritiez d'être les esclaves des démons dans l'enfer.
Je ne dis pas cela sans grande raison : il importe beaucoup, je le répète, de comprendre que Dieu ne nous conduit pas tous par le même chemin ; celui qui est le plus petit à ses propres yeux, est peut-être le plus élevé devant le Seigneur. Ainsi, quoique toutes les religieuses de ce monastère s'appliquent à l'oraison, il ne s'ensuit pas qu'elles doivent être toutes contemplatives : cela est impossible. Ce sera une grande désolation pour celle qui n'a pas reçu ce don, de ne pas comprendre qu'il vient de Dieu. On peut se sauver sans la contemplation ; et puisque Dieu ne l'exige point pour nous admettre en son paradis, une religieuse ne doit pas non plus se persuader qu'on l'exigera d'elle en cette maison. Sans être contemplative, elle ne laissera pas d'être parfaite, si elle s'acquitte de ce qui a été dit ; elle pourra même surpasser les autres en mérite, parce qu'elle aura la vertu plus laborieuse. Le divin Maître, la traitant comme une âme forte, joindra aux félicités qu'il lui réserve en l'autre vie, toutes les consolations dont elle n'aura pas joui en celle-ci. Qu'elle ne perde donc point courage ; qu'elle n'abandonne point l'oraison et qu'elle continue de faire en tout comme les autres. Notre-Seigneur tarde quelquefois beaucoup à visiter une âme, mais il lui donne en une seule visite ce qu'il a donné aux autres en plusieurs années. J'ai passé plus de quatorze ans sans pouvoir même méditer autrement qu'avec un livre. Il y aura bien des personnes dans le même cas ; il s'en trouvera qui ne pourront pas, même avec un livre, faire un peu de méditation ; elles ne sont capables que de prier vocalement, cela fixe un peu plus l'attention ; d'autres ont l'esprit si léger, qu'elles ne peuvent se fixer à un sujet, et elles sont si inquiètes que lorsqu'elles veulent se contraindre pour arrêter leurs pensées en Dieu, elles tombent dans mille rêveries, mille scrupules et mille doutes.
Je connais une personne d'un âge déjà avancé, fort vertueuse, fort pénitente, grande servante de Dieu, qui depuis bien des années consacre chaque jour plusieurs heures à la prière vocale. D'oraison mentale, jamais, elle ne peut pas. Le plus qu'elle puisse faire, c'est de s'arrêter un peu en prononçant lentement ses prières vocales. Un grand nombre de personnes sont de même ; mais pourvu qu'elles soient humbles, je crois qu'à la fin elles trouveront aussi bien leur compte que celles qui ont beaucoup de consolations dans l'oraison. Je dis même qu'à un point de vue leur voie aura été plus sûre ; car nous ne savons pas si ces consolations viennent de Dieu, ou si le démon en est l'auteur. Si elles ne procèdent pas de Dieu, elles sont plus périlleuses, parce que le démon s'en sert pour nous inspirer de l'orgueil. Au contraire, quand elles viennent de Dieu, il n'y a rien à craindre, parce qu'elles portent avec elles l'humilité, ainsi que je l'ai écrit fort au long dans un autre livre (4).
Les personnes qui ne reçoivent point ces consolations, marchent dans l'humilité, craignant toujours qu'il n'y ait de leur faute, et prenant un soin continuel de leur avancement. Voient-elles une larme aux yeux des autres, soudain elles s'imaginent que si elles n'en répandent point, c'est qu'elles sont à une immense distance dans le service de Dieu ; et peut-être elles les ont de beaucoup dépassées. Car les larmes, quoique bonnes, ne sont pas toutes parfaites. Il u a toujours plus de sûreté dans l'humilité, la mortification, le détachement et les autres vertus. Aucun danger dans cette voie ; aucune appréhension non plus de ne point arriver à la perfection aussi bien que les plus grands contemplatifs.
Sainte Marthe était une sainte, quoiqu'on ne dise point qu'elle fût contemplative. N'enviez-vous pas pourtant, sans rien de plus, la condition de cette bienheureuse, qui mérita de recevoir tant de fois dans sa maison Notre-Seigneur Jésus-Christ, de lui donner à manger, de le servir, et de s'asseoir à sa table ? Si elle eût été, comme Madeleine, plongée dans la contemplation, il n'y aurait eu personne pour préparer le repas à l'hôte divin. Eh bien ! imaginez-vous que cette congrégation du Carmel est la maison de sainte Marthe et qu'il y faut exercer les deux offices. Si Dieu vous conduit par la vie active, ne murmurez pas d'en voir d'autres se livrer aux douceurs de la vie contemplative ; Notre-Seigneur est là pour les défendre, quoiqu'elles n'ouvrent pas la bouche, car le plus souvent, il fait qu'elles ne songent ni à elles-mêmes ni aux choses créées. Souvenez-vous qu'il en faut parmi vous pour préparer le repas du Sauveur, et estimez-vous heureuses de le servir avec Marthe. Enfin, considérez que la véritable humilité, dans les chrétiens, consiste principalement à se soumettre avec promptitude et avec joie à tout ce qui plaît à Notre-Seigneur d'ordonner d'eux, et à se trouver indignes de porter le nom de ses serviteurs.
Ainsi, mes filles, puisqu'il est vrai que, soit par la contemplation, soit par l'oraison mentale ou vocale, en assistant les malades ou en nous employant aux autres offices de la maison, et même dans les plus bas, nous servons toujours cet hôte divin, qui vient loger, manger, se reposer chez nous, que nous importe de nous acquitter de nos devoirs envers lui, plutôt d'une manière que d'une autre ?
Je ne dis pas que nous sommes libres de suivre nos préférences ; soyons plutôt contentes de notre part, quelle qu'elle soit, car ce n'est pas à nous de choisir, mais à Dieu.
Si, après que vous aurez servi plusieurs années dans un même office, il veut que vous y demeuriez encore, ne serait-ce pas une plaisante humilité de vouloir passer à une autre ? Laissez faire le Maître de la maison : il est sage, il est puissant, il sait ce qui vous convient, et ce qui lui convient à lui-même. Faites ce qui dépend de vous ; préparez-vous à la contemplation avec le zèle dont j'ai parlé, et le divin Maître vous l'accordera. S'il vous la refuse (ce que je ne crois pas, si votre détachement et votre humilité sont sincères), c'est qu'il veut vous réserver cette joie pour le moment, où il vous mettra en possession de toutes les joies du paradis. Je me plais à le redire, il vous traite comme des âmes fortes, en vous faisant porter la croix, ainsi qu'il la porta, tant qu'il fut sur la terre. Quelle amitié plus excellente que de vouloir ainsi pour vous ce qu'il a voulu pour lui-même ? Et ne pourrait-il pas se faire que la vie de la contemplation fût moins féconde en mérites pour vous que l'état où vous êtes ? Ce sont des jugements que le Seigneur réserve, et qu'il ne nous appartient pas de pénétrer. Il nous est même salutaire que l'élection de notre voie ne soit pas laissée à notre libre arbitre ; car comme il nous semble qu'il y a dans la vie contemplative plus de repos, nous voudrions tous sur-le-champ devenir de grands contemplatifs. O le grand avantage de ne rechercher aucun avantage par le choix de notre propre volonté ! L'on n'a alors aucune perte à craindre ; et si Notre-Seigneur permet que l'âme véritablement mortifiée en éprouve quelqu'une, c'est toujours afin qu'elle réalise des gains plus considérables.
Chemin de la perfection - CHAPITRE XIII