Chemin de la perfection - CHAPITRE XX
Combien il importe de commencer à faire oraison avec une volonté résolue.
Ne vous étonnez pas, mes filles, qu'il faille songer à tant de choses pour commencer ce voyage divin : le chemin où nous entrons est un chemin royal qui conduit au ciel. Est-il étrange que la conquête d'un tel trésor nous coûte un peu cher ? Un temps viendra, où nous comprendrons que le monde entier ne saurait le payer.
Eh bien ! quelles doivent être les dispositions de ceux qui commencent leur voyage, avec un sincère désir d'arriver au bout et de s'abreuver à la source de vie ? D'abord, et par-dessus tout, une ferme et inébranlable résolution de ne suspendre leur course, que lorsqu'ils seront parvenus au terme. Ainsi, qu'ils avancent toujours, en dépit des obstacles, des difficultés, des tribulations, des murmures ; sans écouter la crainte ou de n'arriver point au but, ou de mourir en chemin, ou de manquer de courage dans l'épreuve, sans s'inquiéter du monde qui nous dit : « Cette voie est dangereuse : une telle s'y est perdue ; celle-ci s'est égarée ; cette autre qui ne cessait de prier, est tombée ; on nuit ainsi à la vertu ; les femmes sont sujettes aux illusions ; ce n'est pas fait pour elles ; mieux vaut filer ; elles n'ont pas besoin de ces raffinements ; le Pater et l'Ave Maria suffisent. » Oui, sans doute, mes soeurs, cela suffit, je suis la première à en convenir ; il y aura toujours un sérieux avantage à établir son oraison sur la prière, qui est sortie d'une bouche comme celle de Notre-Seigneur. En cela ils disent vrai ; et si notre faiblesse n'était si grande et notre dévotion si tiède, nous n'aurions besoin ni d'autres manières de prier, ni d'aucun livre traitant de l'oraison.
Mais je parle ici à des âmes incapables de se recueillir pour contempler des mystères, et qui trouvent cette sorte d'oraison trop artificielle ; je pense aussi à certains esprits si subtiles que rien ne les satisfait jamais ; et je veux à leur usage établir sur le Pater quelques règles pour commencer, continuer et finir l'oraison ; je ne m'arrêterai d'ailleurs pas à des considérations plus hautes.
Aucune crainte désormais qu'on vous ôte vos livres : si vous faites cette prière avec affection et humilité, vous n'aurez pas besoin d'autre chose. Pour moi, j'ai toujours eu grand goût aux paroles de l'Evangile, et elles m'ont plus portées au recueillement que les ouvrages les mieux écrits. Du reste, quand ces livres n'étaient point d'auteurs bien approuvés, je n'avais aucune envie de les lire.
Je m'approcherai donc du Maître de la sagesse, et peut-être me donnera-t-il quelques enseignements qui vous satisferont. A Dieu ne plaise toutefois que je prétende vous expliquer ces divines oraisons ; assez d'autres l'on fait, et quand cela ne serait point, je regarderais comme une impertinence de m'y hasarder. Je vous proposerai seulement quelques considérations sur les paroles du Pater, pour vous épargner les longues lectures, qui éteignent parfois la dévotion dans les matières les plus dévotes. Un maître qui enseigne s'affectionne à son disciple, cherche à lui faire aimer la leçon et l'aide de son mieux à l'apprendre. Ainsi en agira ce divin Maître avec nous. Ne faites donc aucun cas ni des craintes que plusieurs vous inspireront, ni des dangers dont ils vous feront la peinture. Plaisante chose en vérité que je prétendisse aller sans péril par un chemin infesté de voleurs et à la recherche d'un grand trésor ! Ah ! bien oui, au train dont va le monde, espérez qu'il vous laissera prendre ce trésor sans résistance. Pour un simple maravédi les gens du siècle passeront des nuits sans dormir, et vous tourmenteront corps et âme. Et quand vous allez, vous, chercher un trésor, quand vous allez l'emporter de force, suivant le mot du Seigneur « les violents le ravissent », quand vous y allez par un chemin royal, par un chemin sûr, par le chemin où marche devant vous le Roi Jésus, par le chemin que suivirent tous ses élus, on vous parle de dangers, on vous donne des frayeurs ! Eh ! quels dangers ne courent pas plutôt ceux qui cherchent le même trésor, à leur fantaisie et sans chemin aucun ?
O mes filles ! ces périls sont incomparablement plus grands ; mais ils ne les connaîtront que quand ils y seront tombés, quand ils ne trouveront personne qui leur tende la main, quand ils n'auront plus d'espoir d'atteindre à l'eau vive, dont ils ne boiront ni peu ni prou, ni à rigole ni à ruisseau. Or, sans une seule goutte de cette eau céleste, comment poursuivront-ils une route où il y a tant d'ennemis à combattre ? N'est-il pas évident que, dans le temps le plus favorable, ils mourront de soif ?
Que nous le voulions ou non, nous marchons tous, quoique de différentes manières, vers cette fontaine de vie ; mais il n'y a, croyez-m'en, qu'un chemin qui y conduit, c'est l'oraison. Quiconque nous en indique un autre, vous trompe.
L'oraison doit-elle être mentale ou vocale pour tous, c'est ce que je n'examine pas maintenant. La vérité est que les deux sortes d'oraison vous sont nécessaires : les personnes religieuses doivent les allier l'une à l'autre. Si quelqu'un vous dit qu'il y a du danger, regardez-le comme un ennemi dangereux, et fuyez tout commerce avec lui. Gravez cet avis dans votre mémoire, il pourra vous être utile un jour. Le danger, c'est de manquer d'humilité et des autres vertus. Mais à Dieu ne plaise que l'on puisse jamais dire que le chemin de l'oraison est un chemin dangereux. C'est le démon, n'en doutons pas, qui a inventé ces frayeurs, et, par cet artifice, il est parvenu à faire tomber quelques âmes, adonnées en apparence à l'oraison.
Considérez l'aveuglement du monde. Il ferme les yeux sur ces milliers d'infortunés qui menaient une vie de dissipation, et non d'oraison, et qui sont tombés dans l'hérésie et dans de graves désordres. Si, au contraire, parmi le grand nombre des personnes d'oraison, le démon, pour mieux arriver à ses fins, en séduit quelques-unes faciles à compter (3), on en profite pour inspirer à d'autres une peur extrême de la vertu. Vain prétexte, et qui ne couvre pas ceux qui l'invoquent, parce qu'ils n'évitent le mal qu'en omettant le bien. L'invention est des plus perfides que je connaisse et vient sûrement du démon.
O mon Maître ! défendez vous-même votre cause. Voyez dans quel faux sens on explique vos paroles ; et ne permettez pas que ceux qui vous servent tombent en de pareilles faiblesses.
Un avantage vous est assuré, mes filles, c'est que vous rencontrerez toujours des amis qui vous soutiendront. Tel est en effet le véritable serviteur de Dieu, éclairé d'en haut sur le vrai chemin, que loin de céder à ces frayeurs, il en ressent un plus vif désir de ne pas s'arrêter.
Il voit clairement venir le coup du démon ; mais il l'évite et frappe lui-même son adversaire à la tête, d'un coup qui lui cause plus de dépit que toutes les complaisances de ses esclaves ne lui apportent de joie.
Dans ces temps de troubles et de zizanie où le démon entraîne, ce semble, à sa suite tous les hommes éblouis par l'apparence d'un bon zèle, que fait Dieu ? Pour ouvrir les yeux à tant d'aveugles et pour leur découvrir de qui viennent ces ténèbres, qui les empêchent de voir le vrai chemin, il suscite un homme. O grandeur de Dieu ! souvent un homme ou deux, qui disent la vérité, sont plus puissants que beaucoup d'autres réunis. Peu à peu ils parviennent à montrer la véritable voie ; Dieu leur donne du courage. Si on dit que l'oraison offre des dangers, ils tâchent d'en montrer l'excellence, moins par des paroles, que par des oeuvres. Dit-on qu'il n'est pas bon de communier souvent, ils s'approchent plus fréquemment de la sainte table. Ainsi, pourvu qu'il y ait un ou deux hommes qui, sans trembler, visent au plus parfait, peu à peu Notre-Seigneur regagne ce qu'il avait perdu.
Elevez-vous donc, mes soeurs, au-dessus de ces craintes ; en des choses de cette importance, ne faites jamais cas de l'opinion du vulgaire. Considérez que nous ne vivons pas dans des temps où l'on puisse ajouter foi à toutes sortes de personnes, mais seulement à celles qui conforment leur vie à la vie de Jésus-Christ. Efforcez-vous de conserver votre conscience pure ; fortifiez-vous dans l'humilité ; foulez aux pieds toutes les choses de la terre ; soyez inébranlables dans la foi de la sainte Eglise notre mère, et ne doutez pas après cela que vous ne soyez dans le bon chemin. Je le répète encore, dédaignez ces craintes absolument vaines ; et si quelques-uns y insistent, faites-leur connaître avec humilité quelle est votre voie ; dites-leur, ce qui est vrai, que votre règle vous ordonne de prier sans cesse et que vous êtes obligées de l'observer. S'ils vous répondent que cela s'entend de la prière vocale, demandez-leur s'il faut que l'esprit et le coeur soient attentifs dans les prières vocales. Et s'ils répondent que oui, comme ils le feront nécessairement, ce sera de leur part un aveu que vous devez faire l'oraison mentale et passer même à la contemplation, s'il plaît à Dieu de vous y élever.
Nature de l'oraison mentale.
Sachez, mes filles, que l'oraison n'est pas vocale ou mentale, selon qu'on a la bouche ouverte ou fermée. En effet, si lorsque je prie vocalement, toute mon âme s'occupe de Dieu, si je me tiens en sa présence, plus attentive à cette considération qu'aux paroles que je prononce, j'unis l'oraison mentale à l'oraison vocale. A moins qu'on ne prétende que l'on parle à Dieu, quand, en prononçant le Pater, on a l'esprit tout préoccupé du monde ; dans ce cas, je n'ai plus rien à dire. Mais si, parlant à ce grand Dieu, vous voulez lui parler avec le respect qu'il mérite, ne devez-vous pas considérer qui il est, et qui vous êtes ? Comment donner à un grand personnage le titre de prince ou celui d'altesse, comment observer l'étiquette qui est de rigueur devant lui, si vous ne savez au juste et quel est son rang et quel est le vôtre ? Ces cérémonies dépendent de la différence des qualités, comme aussi de la coutume et de l'usage. Il est nécessaire que vous les sachiez ; autrement vous serez renvoyées comme des personnes sans éducation, et vous ne pourrez traiter avec eux d'aucune affaire (4).
Mais quel est cet oubli, ô mon Seigneur ? ô mon Souverain ! Vous êtes roi, mon Dieu, et vous l'êtes pour l'éternité, et vous ne tenez pas d'un autre votre royauté. Lorsque j'entends dire au Credo, que votre royaume n'aura pas de fin, il est rare que je n'en ressente pas une douceur particulière. Je vous en loue, Seigneur, et je vous en bénis pour jamais ! Ne permettez donc jamais que cette maxime soit reçue parmi nous, qu'on peut, lorsqu'on vient vous parler, ne le faire que du bout des lèvres.
Que voulez-vous dire, chrétiens, quand vous prétendez que l'oraison mentale n'est point nécessaire ? Vous entendez-vous bien vous-même ? Certes, je pense que non ; et de là vient que vous voudriez nous égarer tous à votre suite. Vous montrez que l'oraison mentale, la manière de faire la vocale, et la contemplation, sont choses inconnues de vous ; car si vous en aviez une juste idée, vous ne condamneriez pas d'un côté ce que vous approuvez de l'autre.
Pour moi, mes filles, je regarde comme un devoir d'insister, dans cet écrit, toutes les fois que je m'en souviendrai, sur la nécessité d'unir l'oraison mentale à l'oraison vocale. Mon dessein est de vous prémunir contre les vaines terreurs que certains esprits voudraient vous inspirer. Je sais où peuvent mener leurs discours, j'en ai moi-même assez souffert. Aussi je souhaite que personne ne vienne vous alarmer sur le chemin que vous suivez, car il est préjudiciable d'y marcher avec crainte. Il vous importe au contraire extrêmement d'être assurées que le chemin que vous tenez est bon. Autrement il vous arriverait comme au voyageur, à qui l'on dit qu'il s'est égaré : il tourne de tous côtés pour trouver sa route, et ne gagne à ce travail que de se lasser, de perdre du temps, et d'arriver plus tard.
Quelqu'un oserait-il soutenir que c'est mal fait, avant de commencer à dire les heures ou à réciter le rosaire, de penser à celui à qui nous allons parler, et de nous remettre devant les yeux qui il est, afin de considérer de quelle façon nous devons traiter avec lui ? Eh bien ! mes soeurs, si vous faites ce qu'il faut pour vous bien pénétrer de ces deux points, je vous déclare qu'avant de commencer votre prière vocale, vous aurez déjà consacré un temps assez considérable à la mentale.
Certes, quand nous abordons un prince pour lui parler, ce ne doit point être avec ce laisser-aller, qui nous serait permis à l'égard d'un paysan ou d'un pauvre tel que nous, qui ne sommes pas difficiles. Sans doute l'humilité du divin Roi est si grande, que malgré ma bassesse et mon langage rustique, il ne laisse pas de m'écouter et de me permettre de m'approcher de lui. Je sais que les anges qui sont comme ses gardes, ne me repoussent point, parce qu'ils connaissent la bonté de leur Souverain ; ils n'ignorent pas que la simplicité d'un petit berger bien humble et qui en dirait davantage s'il en savait davantage, lui est plus agréable que la sublimité et l'élégance de langage des plus fameux savants, lorsque l'humilité leur manque. Mais parce que notre Roi est bon, devons-nous être grossiers ? Cette seule faveur, de nous supporter en sa présence, malgré notre corruption, ne nous impose-t-elle pas le devoir de chercher à connaître quelle est sa grandeur et sa pureté ? Il est vrai qu'il suffit de l'approcher pour le savoir, comme il suffit de savoir la naissance, les biens et les dignités des princes de ce monde pour apprendre quel est l'honneur qui leur est dû. Remarquez que dans le monde, ce n'est pas le mérite des personnes qui règle les marques ou témoignages d'honneur, mais le chiffre de leurs revenus. O misérable monde !
Vous ne sauriez, mes filles, trop louer Dieu de l'avoir abandonné. On y considère les gens, non d'après leur valeur personnelle, mais par les domaines de leurs fermiers et de leurs vassaux ; que cette fortune s'écroule, tout bonheur s'évanouit. Voilà de quoi vous amuser quand vous serez ensemble en récréation ; il est vraiment divertissant de voir dans quel aveuglement les gens du monde passent leur vie.
O Maître absolu de tout, suprême pouvoir, souveraine bonté, éternelle sagesse, sans principe, sans fin, abîme de merveilles, beauté, source de toute beauté, force qui est la force même ! ô Dieu dont les oeuvres n'ont pas de terme, dont les grandeurs sont incompréhensibles et infinies ! que n'ai-je à moi toute seule toute l'éloquence et toute la science possible, - pauvre science qui ne sait rien, - pour dire ici quelqu'une de ces perfections divines, qui peuvent nous indiquer un peu des grandeurs de ce Seigneur, notre unique bien !
Oui, songez, en vous approchant de lui, et comprenez avec qui vous allez vous entretenir ou à qui vous parlez déjà. Mille vies, comme la nôtre, ne suffiraient pas pour que nous arrivions à comprendre le respect que mérite de nous ce Dieu, devant qui les anges tremblent, à la parole duquel tout obéit, qui peut tout, et pour qui vouloir c'est faire. Réjouissons-nous ici des grandeurs qui sont celles de notre époux, et comprenons à qui nous sommes unies, et quelle vie doit être la nôtre !
Eh quoi ! mon Dieu ! quand on se marie dans le monde, le premier souci est de connaître la personne, ses qualités, sa fortune. Pourquoi nous, qui sommes déjà fiancées au Roi de gloire, ne chercherions-nous pas à le bien connaître avant le jour de ces noces éternelles, où il doit nous introduire dans sa maison ? Pourquoi, puisqu'on le permet aux fiancées du monde, nous serait-il interdit de chercher quel es cet homme, quel est son père, quel est le pays où il doit nous emmener, quels biens il nous promet, quels sont ses goûts, de quelle manière enfin nous pourrons le contenter, lui faire plaisir et conformer en tout notre humeur à la sienne.
Si c'est là tout ce qu'on demande à une fille, pour qu'elle soit heureuse en ménage, quand même son mari serait d'une condition inférieure, convient-il, ô mon divin Epoux, qu'on fasse moins de cas de vous que des hommes ? Le monde est peut-être d'un autre avis ; mais que le monde vous laisse vos épouses, puisque c'est avec vous qu'elles doivent passer leur vie. Quand un mari vit si bien avec sa femme qu'il la veut toujours près de lui, et non ailleurs, il serait beau vraiment qu'elle manque en cela de complaisance pour lui, et qu'elle ne se rende pas à son humeur et à ses exigences, puisqu'en fin de compte elle possède en lui tout ce qu'elle peut désirer. C'est faire oraison mentale, mes filles, que de bien comprendre ces vérités. Que s'il vous plaît d'y joindre la prière vocale, à la bonne heure, vous le pouvez : mais de grâce, lorsque vous parlez à Dieu, ne pensez point à d'autres choses ; car c'est montrer qu'on ignore ce qu'est l'oraison mentale. Je crois vous l'avoir assez expliqué ; plaise à Notre-Seigneur de nous en donner la science pratique ! Amen (5).
De la constance dans l'oraison.
Il est souverainement important, quand on commence, d'avoir un ferme dessein de persévérer. Que de raisons j'en pourrais donner ! Mais, pour ne pas trop m'étendre, je me contenterai de deux ou trois. Voici la première : quand Dieu est si libéral envers nous, et que nous lui apportons, nous, si peu, - notre pauvre petite application, - quand d'ailleurs nous n'y sommes pas désintéressées, mais que nous en retirons au contraire les plus précieux avantages, il convient que nous ayons une générosité entière et sans retour. N'imitons pas ceux qui prêtent avec l'intention de reprendre ; ce n'est pas la donner. Celui à qui l'on a prêté un objet éprouve toujours quelque ennui, quand on vient le lui réclamer, surtout s'il en a besoin et s'il s'est habitué à regarder cet objet comme sien, ou s'il a lui-même été cent fois généreux envers ce prêteur : dans ce refus de lui laisser entre les mains une chose de rien, même comme un témoignage d'amitié, il ne peut voir qu'une petitesse misérable d'esprit et de coeur. Quelle est l'épouse qui, après avoir reçu de son époux quantité de joyaux très précieux, ne lui donnerait un simple anneau, non pour son prix, puisqu'elle ne possède rien qui ne soit à lui, mais comme une marque qu'elle-même sera toute à lui jusqu'au dernier soupir ? Dieu mérite-t-il donc moins de respect que les hommes, et osera-t-on le traiter avec ce mépris, de lui retirer, à l'instant même, un faible don qu'on lui aura fait ? Hélas ! nous consumons tant d'heures soit avec nous-mêmes, soit avec d'autres, qui ne nous en savent point de gré ; qu'au moins ce peu de moments que nous consacrons à Dieu, lui soient donnés de bon coeur, et avec un esprit libre de toutes pensées étrangères. Donnons-les lui avec la ferme résolution de ne les reprendre jamais, quelques ennuis, quelques peines, et quelques sécheresses qui nous y arrivent. Considérons ce temps comme une chose qui n'est plus à nous et qu'on pourrait nous redemander en justice, si nous ne voulions pas le donner tout entier à Dieu.
Toutefois, ce n'est pas reprendre ce que nous avons donné que de discontinuer l'oraison un jour, ou même plusieurs, pour des occupations légitimes, ou pour quelque indisposition particulière. Il suffit que notre intention demeure ferme. Mon Dieu n'est pas étroit et ne s'arrête point aux minuties : vous donnez vraiment quelque chose, vous le donnez du reste de bon coeur ; il vous en saura gré. Quant à ceux qui ne sont pas généreux, qui ont la main si serrée qu'ils ne donnent jamais rien, c'est beaucoup qu'ils prêtent : qu'ils fassent enfin quelque chose. Notre-Seigneur met tout en compte et s'accommode à notre volonté. Dans ses comptes avec nous, il ne chicane pas, il est large. Quelle que soit la balance du compte en sa faveur, il n'y regarde pas et nous abandonne tout. S'il nous doit quelque chose, il est si exact qu'il ne vous laissera pas sans récompense, quand vous n'auriez fait que lever les yeux au ciel et penser à lui.
La seconde raison pour laquelle nous devons persévérer dans l'oraison, c'est qu'alors il devient plus difficile au démon de nous tenter. Il craint beaucoup les âmes résolues ; il sait par expérience le dommage qu'elles lui causent ; il sait que tout ce qu'il fait pour leur nuire, tournant à leur profit et à l'avantage des autres, il ne sort qu'avec perte de ce combat. Nous ne devons pas toute fois nous abandonner à la sécurité, ni cesser de nous tenir sur nos gardes. Nous avons affaire à des ennemis perfides. Si, d'un côté, leur lâcheté les empêche d'attaquer ceux qui veillent sur eux-mêmes, de l'autre ils ont un grand avantage sur les négligents. Remarquent-ils de l'inconstance dans une âme, une volonté chancelante de persévérer dans le bien, ils ne cessent de la harceler ni de jour ni de nuit (6), et lui représentant difficultés sur difficultés, ils ne lui laissent pas un moment de repos. J'en parle avec connaissance de cause, parce que je ne l'ai que trop éprouvé ; et j'ajoute qu'on ne peut assez donner d'importance à cet avis.
J'arrive à la troisième raison de notre persévérance. On combat avec plus de courage, quand on s'est dit à soi-même que, quoi qu'il puisse arriver, on ne tournera jamais le dos. Tel un homme qui, dans une bataille, sait que, s'il est vaincu, il n'a pas de grâce à espérer, et que, s'il échappe à la mort, durant le combat, il lui faudra mourir après : il lutte avec plus de curage ; il veut, comme on dit, vendre chèrement sa vie ; il redoute moins les coups de l'ennemi, parce qu'il a cette pensée présente à l'esprit, qu'il ne vivra que s'il est vainqueur. Prenons aussi, dès le commencement de l'oraison, cette confiance absolue, qu'à moins de vouloir nous laisser vaincre, nos efforts seront couronnés du succès, et que, pour petite que soit notre part du butin, nous serons toujours très riches.
Ne craignez point que Notre-Seigneur vous laisse mourir de soif, lui qui nous invite à boire de cette eau. Je vous ai déjà dit cela, mais je ne saurais trop vous le rappeler, tant je désire vous prémunir contre le découragement où tombent les âmes à qui la bonté de Dieu ne s'est encore révélée que par la foi, et non par une connaissance expérimentale. C'est un immense avantage, que d'avoir éprouvé son amitié, et d'avoir senti les délices dont il inonde les âmes dans le chemin de l'oraison, faisant en quelque sorte lui-même tous les frais du voyage. Aussi, je ne m'étonne pas que les personnes qui n'ont point éprouvé ces faveurs, veuillent avoir quelque assurance que Dieu payera leurs sacrifices. Eh bien ! le divin Maître promet, vous le savez, le centuple dès cette vie ; et de plus, il dit : Demandez et vous recevrez. Que si vous n'ajoutez pas foi à ce qu'il affirme lui-même dans son Evangile, c'est en vain que je me romprai la tête à vouloir vous le persuader. Je ne laisse pas néanmoins d'avertir les âmes qui auraient quelque doute, qu'il leur en coûtera peu de tenter l'entreprise ; car elles acquerront bientôt la certitude que, dans ce voyage, nous recevrons plus que nous ne saurions ni demander ni désirer. Je sais que je dis vrai, et je puis produire pour témoins de cette vérité celles d'entre vous, mes filles, à qui Dieu en a donné une connaissance expérimentale.
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(1) « Si celui qui les monte est habile, il ne court pas toujours de danger, quelquefois si pourtant. S'il est sûr de sa vie, il n'est pas sûr d'un accident ou d'une gaucherie quelconque. (Esc.)
(2) La sainte fait sans doute allusion au feu grégeois.
(3) « Algunos bien contados. » (Esc.)
(4) Le passage suivant, supprimé dans le manuscrit de Valladolid, montre bien que le premier travail était destiné aux seules religieuses de Saint-Joseph d'Avila : « Il vous faudrait même, si vous ne le saviez pas, demander soigneusement et épeler ces titres d'honneur. Il m'arriva une fois d'avoir à traiter avec un personnage que je devais appeler Monseigneur ; on me fit épeler le mot. Simple comme je le suis, et sans usage, j'oubliai devant lui ma leçon, je dis le premier mot qui me vint, et je le fis rire aux éclats ; j'avais trouvé bon de l'appeler Monsieur et j'avais dit Monsieur. » (Esc.)
(5) « Que personne ne vous épouvante avec ces terreurs dont j'ai parlé. Louez Dieu, qui est plus puissant que tous les hommes et qu'on ne saurait vous ravir. Quand une religieuse est incapable de penser à Dieu pendant la prière vocale, qu'elle sache qu'elle ne remplit pas ses obligations. Son devoir est de travailler de toutes ses forces à prier parfaitement, sous peine de négliger ce qu'une épouse doit à un si grand Roi. Suppliez Dieu, mes filles, de m'accorder la grâce de pratiquer ce que je vous conseille : j'en ai un grand besoin. Qu'il me la donne par sa bonté infinie. » (Esc.)
(6) « No le dejarà a sol ni a sombra », ils la poursuivront au soleil et à l'ombre.
Des prières vocales et de l'attention qu'il y faut joindre.
Revenons maintenant à ces personnes dont j'ai parlé, qui ne peuvent se recueillir, ni fixer leur esprit, pour la contemplation ou la méditation. Ces deux mots ne reparaîtront pas dans ce chapitre, puisque les choses qu'ils désignent ne vous vont pas ; et en réalité plusieurs personnes sont ainsi faites que ces noms tout seuls les épouvante. Dieu pourrait vraiment conduire dans ce monastère quelqu'une de ces personnes, puisque, je le répète, toutes les âmes ne marchent pas par le même chemin.
Voici donc quelques avis, ou même quelques instructions (ma charge de Mère et de prieure me permet de vous instruire) sur la manière de prier vocalement. Il est juste en effet que vous compreniez ce que vous dites. Je ne parlerai pas des prières qui sont longues et très capables de fatiguer, elles aussi, les âmes dont l'esprit ne peut s'appliquer à Dieu ; mais je parlerai des prières qui sont d'obligation pour tous les chrétiens, le Pater et l'Ave Maria. Il fauta qu'on ne puisse pas nous reprocher de parler sans comprendre ce que nous disons. Peut-être prétendra-t-on qu'il suffit du mouvement des lèvres et d'une récitation de routine : si cela peut suffire ou non, je laisse aux savants de le dire, et ne m'en mêle pas, mais je désire seulement, mes filles, que nous autres, nous ne nous contentions pas de si peu. Quand je récite le Credo, je dois, ce me semble, savoir ce qu je crois ; de même, quand je dis Notre Père, l'amour exige que je sache quel est ce Père, et quel est le Maître qui m'enseigne cette formule de prière. Direz-vous que vous le savez, et qu'il est inutile de vous le rappeler ? Erreur, mes filles. Car il y a maître et maître : si les maîtres qui nous instruisent en ce monde méritent de nous tant de reconnaissance, quand surtout ce sont des hommes de sainte vie et des directeurs spirituels, à Dieu ne plaise que nous oubliions, en récitant cette prière, le Maître divin qui nous l'a enseignée avec tant d'amour, et avec un si ardent désir qu'elle nous fût profitable ! Nous ne pouvons sans doute, à cause de notre faiblesse, penser à lui continuellement, mais que ce soit au moins le plus possible.
La première leçon que Notre-Seigneur nous donne pour bien prier, c'est, vous le savez, de nous retirer en particulier, ainsi qu'il l'a toujours pratiqué lui-même, non qu'il eût besoin de cette retraite, mais pour notre instruction. L'on ne peut, comme je vous l'ai dit, parler en même temps à Dieu et au monde : c'est pourtant ce que font ceux qui, au temps même où ils récitent des prières, écoutent ce qui se dit près d'eux ou arrêtent leur esprit à toutes les pensées qui leur viennent, sans retenue d'aucune sorte. A la vérité, ceci n'est point sans exception : une personne peut être souffrante de l'estomac surtout, ou de la tête, au point que tous ses efforts pour se recueillir soient inutiles. Dieu permet aussi, pour le bien de ceux qui le servent, qu'il y ait des jours de grandes tempêtes, de manière que ni soins ni peines ne peuvent parvenir à les calmer, incapables qu'ils sont soit de penser à ce qu'ils disent, soit de fixer sur un sujet quelconque le vagabondage et les folies de leur esprit.
Le déplaisir qu'ils en ressentiront leur fera connaître qu'il n'y a point de leur faute ; qu'ils s'épargnent donc le tourment, la fatigue de vouloir ramener à la sainte raison leur entendement malade ; ils ne le pourraient pas en ce moment, et ils ne feraient qu'accroître le mal. Qu'ils prient alors comme ils pourront, et même qu'ils ne prient point du tout , donnant ainsi à leur âme infirme un moment de repos. Ce temps doit être employé à d'autres actes de vertu. Telle est, à mon avis, la conduite à tenir par tous ceux qui sont soumis à cette épreuve, s'ils ont à coeur leur salut, et sont pénétrés de cette vérité, qu'on ne peut à la fois parler au monde et à Dieu.
Ce qui dépend de nous, c'est de tâcher d'être dans la solitude, lorsque nous voulons prier, et plaise à la divine bonté que cela suffise pour nous faire comprendre devant qui nous sommes, et ce qu'il répond aux demandes que nous lui adressons. Car pensez-vous qu'il se taise, encore que nous ne l'entendions pas ? Non certes: ais il parle à notre coeur toutes les fois que du fond du coeur nous le prions. Persuadez-vous, mes filles, que c'est pour chacune de nous en particulier que Notre-Seigneur a fait cette prière, qu'il nous l'enseigne lui-même, et qu'un maître, quel qu'il soit, se tient tout près de son élève, et non pas à telle distance qu'il doive crier. Restez ainsi par la pensée auprès du divin Maître, quand vous récitez le Pater, et croyez que c'est un des meilleurs moyens de bien dire cette prière qu'il a daigné nous apprendre.
Vous me répondrez que prier ainsi c'est méditer, et que vous ne pouvez, et par conséquent ne désirez autre chose que faire des prières vocales. Hélas ! Il est des esprits si impatients, si amoureux de leur repos, que n'ayant ni l'habitude du recueillement, au commencement de la prière, ni aucune volonté de s'imposer la moindre contrainte, ils déclarent ne savoir et ne pouvoir faire autre chose que prier vocalement. Eh bien ! je l'avoue, ce que je viens de proposer c'est l'oraison mentale ; mais je déclare en même temps que je ne comprends pas comment on peut s'en dispenser, si l'on veut bien faire la prière vocale, si l'on comprend quel est celui à qui elle s'adresse et si l'on se rappelle qu'il y a obligation de prier avec attention. Plaise à Dieu qu'avec tous ces soins, nous parvenions à bien réciter le Pater et à le dire jusqu'au bout sans distraction ! Le moyen le plus sûr d'y parvenir, j'en ai maintes fois fait l'épreuve, c'est d'arrêter notre esprit, autant qu'il est en nous sur Celui à qui s'adressent les paroles. Soyez pour cela patientes et tâchez d'acquérir une habitude aussi nécessaire.
La prière vocale bien faite mène quelquefois à une oraison supérieure.
Gardez-vous de croire que l'on tire peu de fruit de la prière vocale bien faite. Tandis que vous récitez le Pater, ou toute prière, Dieu peut vous mettre dans une contemplation parfaite. Ainsi ce grand Dieu montre qu'il écoute l'âme qui lui parle, et qu'il lui parle lui-même, suspendant son entendement, arrêtant ses pensées, lui retirant comme on dit la parole des lèvres, en sorte qu'elle n'en peut proférer aucune, sans un pénible effort. Elle connaît que le divin Maître l'instruit, sans bruit de paroles, tenant ses puissances suspendues, parce que leur activité, loin de lui être de quelque secours, ne pourrait alors que lui nuire. Chacune des puissances jouit de son divin objet, mais d'une manière qui lui est incompréhensible. L'âme se sent embrasée d'amour, sans savoir comment elle aime. Elle connaît qu'elle jouit de ce qu'elle aime, tout en ignorant comment elle en jouit. Mais sa jouissance, elle le comprend, dépasse absolument toute la portée du désir naturel. Sa volonté embrasse ce bien sans savoir comment elle l'embrasse ; et , selon le peu qu'il lui est donné de comprendre, elle juge que ce bien est d'un tel prix, que tous les travaux de la terre, réunis ensemble, ne sauraient ni le payer ni le mériter. En effet, c'est un don du Maître du ciel et de la terre, de Celui enfin qui, en donnant, se plaît à donner en Dieu ; et cela, mes filles, c'est la contemplation parfaite.
Vous pouvez connaître maintenant en quoi elle diffère de l'oraison mentale. Celle-ci consiste, comme je l'ai dit, à penser et à comprendre ce que nous disons, ce qu'est Dieu à qui nous parlons, ce que nous sommes, nous qui avons la hardiesse de parler à un si grand Maître, les devoirs que nous impose son service, combien jusqu'à présent nous l'avons mal servi, et autres semblables considérations. Voilà l'oraison mentale : ce lot ne renferme point d'autre mystère, et ne doit point vous effrayer. Réciter le Pater et l'Ave Maria, ou quelque autre prière, c'est faire une prière vocale : mais celle-ci, sans la première, sera une musique peu harmonieuse ; les paroles elles-mêmes n'auront souvent aucun ordre.
Dans ces deux oraisons, nous pouvons quelque chose de nous-mêmes, avec l'assistance de Dieu ; mais dans la contemplation, absolument rien. C'est Dieu qui fait tout, c'est son ouvrage, ouvrage au-dessus de notre nature. Je n'en dis pas davantage sur la contemplation : j'en ai amplement traité, et le mieux qu'il m'a été possible, dans la relation de ma vie, que l'on m'a commandé d'écrire pour être vue de mes confesseurs. Je ne fais qu'y toucher en passant. Celles d'entre vous qui seront assez heureuses pour être élevées par le divin Maître à l'état de contemplation, feront bien de lire cet écrit, si elles peuvent se le procurer : elles y trouveront quelques points de doctrine et quelques avis pour lesquels il a plu à Notre-Seigneur de me donner sa lumière. La lecture vous en sera profitable, et vous consolera beaucoup, je l'espère : du reste, c'est le sentiment de certaines personnes qui ont vu cette relation, et qui l'estiment de quelque utilité ; sans cela, j'aurais honte de vous dire de faire cas de ce qui vient de ma plume, et Notre-Seigneur sait la confusion dont je suis pénétrée, en écrivant la plupart de ces choses. Béni soit-il de la bonté avec laquelle il daigne me souffrir ! Ainsi, je le répète, que celles parmi vous, qui seront élevées à une oraison surnaturelle, tâchent après ma mort de se procurer ce livre. Les autres se contenteront de faire des efforts pour mettre en pratique ce que je dis dans celui-ci. Après cela, qu'elles s'abandonnent à Notre-Seigneur : car c'est lui qui élève à la contemplation ; et il ne vous refusera point cette faveur, si, au lieu de vous arrêter en chemin, vous marchez jusqu'au terme, sans vous lasser jamais.
Chemin de la perfection - CHAPITRE XX