Chemin de la perfection - CHAPITRE XXXII

Commentaire du "Notre Père": Donnes-nous notre pain de ce jour...



CHAPITRE XXXIII

Sur ces paroles du Pater : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.

Le bon Maître savait, comme je l'ai dit, toute la difficulté de l'offrande qu'il fait en notre nom ; il savait d'ailleurs quelle est notre faiblesse et comme elle va souvent jusqu'à feindre qu'elle ignore la volonté de Dieu. Sa compassion, comme notre faiblesse, demandait qu'il vînt à notre secours. Car enfin nous ne pouvons revenir sur l'offrande faite à Dieu de notre volonté. Mais quelles difficultés d'exécution ! Dites à un riche voluptueux que la volonté de Dieu est qu'il diminue les dépenses de sa table, pour que ceux qui meurent de faim aient au moins un peu de pain à manger ; il trouvera mille raisons pour ne pas comprendre cette obligation ou pour l'interpréter à sa fantaisie. Représentez à un envieux que la volonté de Dieu est qu'il aime son prochain comme lui-même, il s'impatientera et n'en tombera point d'accord. Dites à un religieux qui aime la liberté et les douceurs de la vie, qu'il est tenu de donner bon exemple ; que ce n'est point par de vaines paroles, mais par une promesse formelle et par un serment qu'il s'est engagé à accomplir la volonté de Dieu ; que cette volonté demande qu'il observe ses voeux ; qu'en donnant du scandale, il leur porte une grave atteinte, quoiqu'il ne les viole pas entièrement ; dites-lui enfin, qu'ayant fait voeu de pauvreté, il doit la pratiquer sincèrement et que c'est là précisément ce que Dieu attend de lui : il n'y a pas moyen, en ce temps-ci, d'en amener quelques-uns à le vouloir. Que serait-ce si le Sauveur, en nous donnant le secours qu'il nous donne, n'avait fait en tout cela le plus difficile ? Il y aurait à peine quelques âmes à vérifier cette parole qu'il a adressée, en notre nom, à son Père : Fiat voluntas tua !

Jésus, voyant donc nos besoins, inventa un admirable moyen, où il fit éclater les ineffables tendresses de son amour pour nous. En son nom, et au nom de tous ses frères, il adressa à son Père cette demande : Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour. Pour l'amour de Dieu, mes soeurs, appliquons-nous à comprendre ce que demande pour nous notre bon Maître. Méditons-le attentivement, car il y va de la vie de votre âme, et il n'y a pas de comparaison entre ce que vous avez donné et de que vous allez recevoir. Voici là-dessus une pensée qui me vient et que je soumets à de plus sages que moi. Notre bon Maître a considéré d'une part l'offrande qu'il a faite en notre nom et le devoir que nous avons de l'accomplir ; il a vu d'autre part la peine que nous aurions à nous y résoudre, à cause de notre faiblesse et de cette pente qui nous entraîne en bas ; il a vu aussi qu'avec un courage et un amour aussi peu ardent que les nôtres, seul l'exemple de son amour était capable de nous réveiller ; encore faudrait-il que nous l'eussions sous les yeux non une fois ou deux, mais tous les jours. Pour tous ces motifs, il a résolu de rester avec nous sur cette terre. Mais comme c'était une chose si grave et de si haute importance, il a voulu que ce fût son Père lui-même qui nous l'accordât. Sans doute, n'étant qu'un avec lui et n'ayant qu'une même volonté, il savait que tout ce qu'il ferait sur la terre serait agréé et ratifié par son Père dans le ciel ; mais l'humilité du bon Maître était si grande, qu'il voulut en quelque sorte demander à son Père, dont il était l'amour et les délices, la permission de rester parmi nous. Il n'ignorait pas qu'en lui faisant cette demande, il lui demandait plus qu'il n'avait fait dans toutes les autres ; car, au moment où il la lui adressait, il savait que non seulement les hommes devaient lui faire souffrir la mort, mais que cette mort serait accompagnée d'affronts, d'outrages de toutes sortes.

O mon Seigneur ! quel serait le père qui, nous ayant donné son fils, - et un tel fils, - et le voyant si maltraité de nous, se résoudrait à le laisser encore parmi nous, pour une passion de tous les jours ? Pour sûr, mon Sauveur, aucun autre Père que le vôtre ; et vous saviez bien à qui vous adressiez une pareille demande. O mon Dieu ! quel excès d'amour dans le Fils ! et quel excès d'amour dans le Père !

A la vérité, cela m'étonne moins de Jésus. Après avoir dit à son Père : Que votre volonté soit faite, il se devait à lui-même de l'accomplir. Or, comme il savait qu'en nous aimant comme lui-même il faisait ce que voulait son Père, il cherchait, coûte que coûte, les meilleurs moyens d'accomplir, dans toute sa plénitude, ce commandement de l'amour.

Mais vous, Père éternel, comment consentez-vous à voir votre Fils livré chaque jour à des mains indignes ? Déjà vous l'aviez permis une fois, vous l'aviez bien voulu et vous avez vu comme il a été maltraité. Comment votre tendresse supporte-t-elle à présent de le voir chaque jour, oui, chaque jour, accablé d'injures ? Quelles injures, hélas, lui sont épargnées dans le très saint sacrement ? O Père éternel, faut-il donc que vous le voyiez aux mains de vos ennemis, et de quels ennemis ? Quelles profanations lui font souffrir ces malheureux hérétiques !

O Seigneur éternel, comment pouvez-vous donc exaucer la demande de votre Fils et consentir à ses voeux ? ne considérez pas son amour : pour accomplir votre volonté et pour nous procurer un si grand bien, il se laissera mettre en pièces chaque jour. C'est à vous, mon Dieu, de prendre garde aux intérêts de votre Fils, attendu que rien n'arrête son amour. Faut-il que tout ce qui nous est bon lui coûte si cher ! Il se tait à tout, il n'a pas une parole pour lui, il n'ouvre la bouche qu'en notre faveur ! Ne se trouvera-t-il donc personne qui prenne la défense de ce très aimant Agneau !

Ce qui me frappe, c'est que cette demande est la seule où notre divin Maître répète les mêmes paroles. Car après avoir prié son Père de nous donner ce pain de chaque jour, il ajoute : Donnez-nous le aujourd'hui. A la vue d'une telle charité, que votre coeur, mes filles, se fonde de tendresse et s'embrase d'un nouvel amour pour votre Epoux. Il n'y a pas un esclave qui avoue de bon coeur sa condition ; et notre Jésus, lui, s'honore, dirait-on, de professer son esclavage. O Père éternel, quel n'est pas le mérite de cette humilité ? Quel n'est pas ce trésor dont nous vous payons votre Fils ! On le vend, nous le savons, trente deniers ; mais on ne l'achète pas pour tous les trésors de la terre.

Admirons jusqu'où va l'amour de notre Maître dans cette demande du Pater. En tant qu'il possède notre nature, il se fait une même chose avec nous ; et, en tant que maître de lui-même, il peut se donner à nous. C'est pourquoi il dit : notre pain. Il ne met aucune différence entre lui et nous ; mais c'est nous qui en mettons une, lorsque nous refusons de faire chaque jour à son Père, par les mains de ce Fils, le don de notre volonté propre.



CHAPITRE XXXIV

Suite du même sujet.

En appelant le pain du Pater le pain de chaque jour, il semble que Notre-Seigneur l'entend de toute la suite des jours ; pourquoi donc demande-t-il que ce pain quotidien nous soit donné aujourd'hui ? Voici la pensée qui me vient la-dessus. Ce pain est notre pain de chaque jour, parce que nous le possédons déjà sur la terre et que nous le posséderons aussi dans le ciel, si nous savons mettre à profit la faveur que Notre-Seigneur nous fait d'habiter parmi nous ; car son dessein, en demeurant avec nous, a été de nous aider, de nous animer, et par cette divine nourriture de nous rendre capables d'accomplir la volonté de son Père. Aujourd'hui, ajoutons-nous ; que ce pain nous soit donné aujourd'hui : comme si nous disions pour un simple jour. C'est en effet la durée de ce monde, un simple jour, principalement pour ces malheureux qui se damnent et qui ne jouiront pas de ce pain dans l'autre vie. Oh ! la faute n'est pas à Dieu, s'ils se laissent vaincre, car Dieu ne cesse d'exciter leur courage jusqu'à la fin du combat. Ils seront donc sans excuse, et ils ne pourront se plaindre que le Père éternel les ait privés de ce pain des forts, au moment où ils en avaient le plus besoin.

Puisque ce n'est qu'un jour, le Fils demande à son Père de le passer au service des siens. Donné et envoyé au monde par la seule volonté paternelle, il veut maintenant, par sa volonté propre, ne pas nous abandonner, mais demeurer sur cette terre pour une plus grande gloire de ses amis, et pour le châtiment de ses ennemis (1). Il borne au jour d'aujourd'hui cette nouvelle demande.

Elle a été entendue. Le Père éternel nous laisse ce pain sacré de l'humanité de son Fils, et il nous le donne comme une manne qui aura tous les goûts que nous désirerons. Désormais, si ce n'est par sa faute, notre âme n'a plus à craindre de mourir de faim, elle est sûre de trouver dans le très saint sacrement toute la saveur et la consolation qu'elle voudra. Il n'y a plus ni peines, ni épreuves, ni persécutions qui ne deviennent légères, si nous commençons à goûter celles de Jésus.

Unissez, mes filles, vos prières à celles de ce divin Maître, et demandez au Père qu'il vous laisse votre Epoux durant ce jour, et que vous ne soyez pas en ce monde sans lui. C'est assez, pour tempérer une pareille joie, qu'il reste si caché sous les apparences du pain et du vin ; pour qui n'aime que lui et n'a de consolation qu'en lui ces voiles sont un vrai supplice. Ah ! que du moins il vous reste, et qu'il vous dispose à le recevoir dignement.

Quant à l'autre pain, puisque vous vous êtes abandonnées sans réserve à la volonté de dieu, ne vous en mettez point en peine, du moins durant votre oraison. Vous traitez alors de choses plus importantes. Il est d'autres temps pour travailler et pour pourvoir à votre entretien ; mais alors même évitez toute sollicitude et préoccupation d'esprit. Tandis que le corps vaque à un travail légitime, il faut que l'âme se repose. Laissez, comme il a été déjà dit fort au long, le soin du temporel à votre Epoux, il s'en occupera toujours fidèlement.

Quand un serviteur entre au service d'un maître, il s'applique à lui donner pleine et entière satisfaction ; de son côté le maître est obligé de nourrir son serviteur, tout le temps qu'il le garde à son service, sauf le cas pourtant où il devient tellement pauvre qu'il ne peut plus subvenir à son entre tien et à celui de son serviteur. Ici vous n'avez rien de tel à craindre. Celui au service duquel vous vous êtes engagées, est et sera toujours riche et puissant. Eh bien ! que vous en semble ? le serviteur aurait-il bonne grâce à demander tous les jours à son maître la nourriture dont il a besoin ? ne sait-il pas très bien qu'il est obligé de la lui donner, et qu'il n'aura garde d'y manquer ? Et le maître ne pourrait-il pas lui répondre, avec justice, que le devoir d'un serviteur est de contenter en tout celui qu'il sert, et qu'il a tort d'accepter des soucis qui lui font tout faire de travers ? Ainsi, mes soeurs, s'inquiète et demande qui voudra ce pain terrestre ; pour nous, nous demandons au Père éternel d'être dignes de recevoir notre pain céleste. Et si à cause des voiles dont il se couvre, nous ne pouvons le contempler des yeux du corps, qu'au moins il se découvre aux yeux de notre âme, et lui révèle ses amabilités. C'est là pour elle une toute autre nourriture, pleine de joie et de délices, et qui soutient sa vie.

Pensez-vous que cette très sainte nourriture ne soutienne pas aussi les corps, et ne soit pas un remède efficace à leurs maux ? Pour moi, je sais qu'elle a cette vertu. Je connais une personne qui, outre de grandes infirmités, éprouvait souvent de très vives douleurs en allant communier, et qui n'avait pas plus tôt reçu le pain de vie qu'elle sentait tous ses maux s'évanouir, comme si on les lui eût enlevés avec la main. Cela lui arrivait très fréquemment ; et en des souffrances très définies, où l'illusion, ce me semble, n'était pas possible. Mais les merveilles opérées par ce pain sacré, en ceux qui le reçoivent dignement, sont si notoires, que je m'abstiens d'en rapporter un grand nombre d'autres qui concernent cette personne ; le récit m'en serait facile, attendu que j'étais au courant de tout ce qui lui arrivait et que je sais qu'il n'y avait point l'ombre de mensonge. A la vérité, Dieu lui avait donné une foi si vive, que lorsqu'elle entendait dire à certaines âmes qu'elles eussent voulu vivre au temps où Jésus-Christ, notre bien, était en ce monde, elle riait en elle-même, parce que cet adorable Sauveur, étant aussi réellement au milieu de nous dans le très saint sacrement de l'autel qu'il l'était alors au milieu des homes, elle ne comprenait pas qu'on pût désirer davantage. Mais aussi, je sais de cette personne que, pendant plusieurs années, sans être encore très parfaite, elle ranimait tellement sa foi au moment de la communion, qu'elle voyait Notre-Seigneur aussi présent que si elle l'eût vu des yeux du corps entrer chez elle. Sûre de posséder alors son Dieu dans la pauvre demeure de son coeur, elle se détachait, autant qu'il était en elle, de toutes les choses extérieures, pour se renfermer avec lui. Elle s'efforçait de recueillir tous ses sens, pour leur faire connaître, en quelque sorte, le bien ineffable qu'elle possédait, ou plutôt pour les empêcher d'embarrasser l'âme, tout appliquée à le considérer. Elle se tenait en esprit à ses pieds, et elle pleurait avec Madeleine comme si elle l'eût vu des yeux du corps dans la maison du pharisien. Quand la dévotion sensible lui manquait, il lui suffisait de la foi qui lui disait qu'il était bien là.

Qui pourrait en effet, à moins d'un stupide aveuglement, douter que Dieu ne soit alors véritablement au dedans de nous ? Ce n'est plus ici une simple représentation, comme lorsque à l'aide de l'imagination nous nous représentons Jésus-Christ en croix ou dans quelque autre mystère de sa passion : c'est la réalité, c'est Jésus-Christ même actuellement présent, en sorte qu'il n'est plus nécessaire d'aller le chercher ailleurs et loin de nous ; il est au dedans de nous, et il y demeure tant que la chaleur naturelle n'a pas consumé les accidents du pain. Puisque nous le savons, approchons-nous de lui.

Si, lorsqu'il était dans le monde, il guérissait les malades par le seul contact de ses vêtements, pouvons-nous douter qu'il n'accorde à notre foi ou des miracles ou des faveurs quelconques, quand il est au dedans de nous, quand il demeure dans notre maison ? Non, sa Majesté n'a pas coutume de lésiner avec des hôtes qui le reçoivent bien.

Peut-être éprouvez-vous quelque regret de ne pas le voir des yeux du corps. Vous ne songez pas que notre condition présente ne comporte pas cette vision. Autre chose en effet son état mortel d'autrefois, et autre chose son état glorieux d'aujourd'hui. Qui donc, avec une pauvre nature comme la nôtre, tiendrait devant cette gloire ? Le monde pourrait-il en soutenir l'éclat ? Et qui voudrait rester en ce monde, quand la vue de cette éternelle Vérité nous montrerait à découvert le néant et le mensonge de tout ce que nous estimons ici-bas ? Si ce grand Dieu nous apparaissait dans sa majesté, comment une pauvre pécheresse comme moi, qui l'ai tant offensé, oserait-elle rester si près de lui ? Mais sous l'apparence de ce pain, j'ose traiter avec lui ; et c'est comme si le roi se déguisait pour nous convier, par ce déguisement lui-même, à négliger avec lui les égards et les respects ordinaires. Qui oserait autrement, je le répète, s'approcher de lui avec tant de tiédeur, avec tant d'indignité, avec tant d'imperfections ? Oh ! que nous savons peu ce que nous demandons, quand nous demandons de le voir ; et que sa sagesse a mieux compris nos intérêts ! Malgré ce voile, il ne laisse pas de se découvrir à ceux qu'il connaît devoir tirer profit de sa présence ; et s'il ne se montre pas aux yeux du corps, il se montre à ceux de l'âme, soit par de grands sentiments intérieurs, soit de plusieurs autre manières.

Demeurez de bon coeur avec lui, mes filles, et ne perdez pas cette heure qui suit la sainte communion ; c'est le temps excellent pour négocier vos intérêts spirituels. S'il arrive que l'obéissance vous appelle ailleurs, laissez votre âme avec le divin Maître. Mais si vous portez aussitôt votre pensée sur un autre objet, si vous ne faites aucun cas de lui, si vous oubliez qu'il est en vous, comment pourrait-il se faire connaître à votre âme ? Je le répète, c'est un temps souverainement précieux que cette heure qui suit la communion : le divin Maître se plaît alors à nous instruire ; prêtons l'oreille, et en reconnaissance de ce qu'il daigne nous faire entendre ses leçons, baisons-lui les pieds, et conjurons-le de ne pas s'éloigner de nous. Si vous jetez, en ce moment, la vue sur une image de Jésus-Christ, qui excite en vous ces sentiments, ne faites pas la sottise de le quitter pour regarder son image. C'est comme si quelqu'un possédant le portrait d'une personne qui lui est chère, et recevant sa visite, la laissait là, sans lui dire un mot, pour aller s'entretenir avec son portrait. Mais savez-vous en quel temps il est utile de recourir à un tableau de Notre-Seigneur (je le fais moi-même avec un plaisir infini), c'est lorsque ce divin Maître s'éloigne de nous, et nous le fait sentir par beaucoup de sécheresses. Quelle consolation alors d'avoir devant les yeux l'image de Celui que nous avons tant de motifs d'aimer ; je voudrais que notre vue ne pût se porter nulle part sans la rencontrer. Et quel objet plus saint, plus fait pour charmer les regards, que l'image de Celui qui a tant d'amour pour nous, qui est le principe de tous les biens ? Oh ! malheureux sont ces hérétiques qui, par leur faute, ont perdu cette consolation et tant d'autres !

Puisque Jésus-Christ lui-même est au dedans de vous, dès que vous avez reçu la sainte Eucharistie, fermez les yeux du corps pour ouvrir ceux de l'âme, et regardez-vous au coeur. Je vous l'ai déjà dit, je vous le répète encore, je ne me lasserai point de vous le dire : si vous prenez cette habitude, chaque fois que vous communiez, si vous faites en sorte de vous conserver assez pures, pour qu'il vous soit permis de communier souvent, il ne se cachera pas tellement, qu'il ne se révèle à votre âme d'une manière ou d'une autre et en proportion du désir que vous aurez de le voir ; et vous pouvez même le souhaiter avec une telle ardeur, qu'il se découvre entièrement à vous.

Mais si nous ne faisons pas cas de lui, si au moment même où nous le recevons, nous le quittons pour nous occuper de choses inférieures, que doit-il faire ? Est-ce à lui de nous en retirer par force, de nous contraindre à le regarder, pour qu'il se révèle à nous ? Non certes : il n'a pas tant gagné que cela à se montrer aux hommes à découvert, et à leur dire clairement qui il était ; quelques-uns à peine crurent en lui. La faveur qu'il nous fait à tous, de vouloir que nous soyons assurés de sa présence dans le très saint sacrement, doit nous suffire ; quant à se montrer sans voiles, quant à communiquer ses grandeurs et à prodiguer ses trésors, il ne le fait qu'à ses amis, à ceux qui l'appellent de toute l'ardeur de leurs désirs. Mais si quelqu'un n'est pas pour Notre-Seigneur un ami véritable, s'il ne s'approche pas pour le recevoir en ami, après une préparation où il a mis tout son coeur, que celui-là ne l'importune pas pour obtenir qu'il se manifeste à lui. Il y en a qui prennent à peine le temps de satisfaire au précepte de la communion pascale, et aussitôt sortant de leur intérieur ils se hâtent d'en faire sortir Jésus-Christ. Tel est leur attachement aux affaires, aux occupations, aux embarras du siècle, qu'il leur semble urgent d'agir et de vider leur demeure de celui qui en est le Maître.



CHAPITRE XXXV

Fin du même sujet.

L'importance du sujet m'a fait revenir et m'étendre sur un point que j'avais touché en parlant de l'oraison de recueillement : je veux dire la haute convenance de rentrer en nous-mêmes et de nous tenir seules avec Dieu après la sainte communion. Les jours où vous entendez la messe sans communier sacramentellement, faites une communion spirituelle, vous le pourrez toujours et vous en retirerez le plus grand fruit ; vous pourrez aussi vous recueillir et rester au dedans de vous, comme je l'ai dit plus haut. L'amour de Notre-Seigneur s'imprime ainsi merveilleusement dans nos âmes. Chaque fois que nous nous disposons à le recevoir, il nous donne quelque grâce, et se communique à nous de diverses manières toutes mystérieuses. Quand on est devant le feu, quelque ardent qu'il soit, si on ne s'approche pas et qu'on ne tende pas les mains, on se chauffe mal, bien qu'on ait moins froid cependant que si l'appartement n'avait pas de feu. Mais il en va tout autrement du feu divin : avec la seule volonté de s'en approcher, avec la disposition seule de désirer chasser le froid, il suffit de quelques moments passés auprès de Notre-Seigneur pour être pénétré d'une chaleur qui durera plusieurs heures (2).

Si dans le principe vous ne vous trouvez pas bien de cette pratique, sachez que le démon en peut être cause ; comme il sait le dommage qui lui en reviendra, il essaiera de vous en détourner par des troubles et des angoisses de coeur, et il cherchera à vous persuader que vous trouverez plus de dévotion en d'autres exercices de piété. Tenez ferme, et prouvez ainsi à Notre-Seigneur combien vous l'aimez. Souvenez-vous que peu d'âmes ont le courage de l'accompagner, et de le suivre dans la souffrance ; endurons quelque chose pour lui ; sa Majesté nous le rendra. Souvenez-vous encore du nombre si grand de personnes qui non seulement ne veulent pas demeurer avec lui, mais qui le chassent grossièrement de chez elles. Sachons donc lui faire connaître, par quelque courage à souffrir avec lui, que nous voulons, nous, rester en sa présence. Puisqu'il n'est rien qu'il ne souffre et qu'il ne soit prêt à souffrir pour trouver une âme disposée à le recevoir et à le retenir chez elle avec amour, soyez vous-même cette âme-là. S'il n'y en avait aucune dans ces dispositions, son Père ne pourrait vraiment pas permettre qu'il demeurât parmi nous. Mais il est si bon ami à ses amis, si bon Maître à ses serviteurs, qu'il le laisse vaquer comme il veut à une oeuvre, où resplendit si parfaitement son amour envers son Père et envers nous.

Père saint, qui êtes dans les cieux, vous ne pouviez sans doute refuser à votre Fils une faveur qui devait être pour nous la source de tant de biens. Il vous a demandé de rester avec nous ; et vous y avez consenti, vous avez tout accepté. Mais permettez-moi de le dire encore, ce Fils bien-aimé, toujours muet pour sa propre cause, ne trouvera-t-il pas quelques voix qui s'élèvent pour lui ? Osons lui prêter les nôtres, mes filles. C'est de la hardiesse, je l'avoue, avec notre misère si grande ; mais le divin Maître, ne l'oublions pas, nous commande lui-même de prier. Allons donc par obéissance, et au nom même de notre Jésus, présentons-nous à son Père ; puisque Jésus a mis le comble à ses bienfaits en demeurant au milieu des pécheurs, supplions ce bon Père de ne pas permettre qu'il y soit traité plus longtemps d'une manière indigne. Puisque Jésus nous a donné dans l'Eucharistie un si excellent moyen de l'offrir et de l'offrir encore en sacrifice, que le Père, en retour de cette offrande précieuse, mette fin aux outrages, aux profanations qui se commettent dans tous les lieux où le très saint sacrement se trouve entouré d'hérétiques ; les églises y sont renversées, les prêtres mis à mort, les sacrements abolis ! Quelle est cette patience, mon Seigneur et mon Dieu ? Ou faites finir le monde, ou mettez un terme à de si grands maux. Toutes misérables que nous sommes, nos coeurs se brisent à un tel spectacle. Père éternel, je vous supplie, vous-même n'en soutenez pas plus longtemps la vue. Arrêtez ce feu, Seigneur ; car si vous le voulez, vous le pouvez. Considérez que votre Fils est encore dans ce monde. Au nom du respect dû à sa personne, faites cesser tant d'indignités, d'abominations, de souillures ; ni sa beauté, ni son adorable pureté ne méritent qu'il se commette, dans les demeures où il habite, de pareilles profanations. Exaucez notre prière, Seigneur, non pour l'amour de nous, nous n'en sommes pas dignes, mais pour l'amour de votre Fils. Nous n'avons garde, pour le soustraire à tant d'insultes, de vous demander qu'il cesse d'être avec nous ; et que deviendrions-nous sans lui ? N'est-il ici-bas, contre toutes vos colères, le gage unique de nos espérances ? Il doit y avoir, Seigneur, un remède à ce mal ; plaise à votre Majesté de l'appliquer.

O mon Dieu, que n'ai-je le droit de vous importuner, que ne puis-je invoquer, pour obtenir cette grâce, de longs et fidèles services : vous les prendriez en considération, vous qui n'en laissez aucun sans récompense. Mais, hélas ! Seigneur, je n'ai rien fait de pareil ; c'est plutôt moi, peut-être, qui ai provoqué votre courroux ; ce sont mes péchés qui ont attiré de si grands malheurs. Que me reste-t-il donc, ô mon Créateur, si ce n'est de vous présenter ce pain sacré, de vous en faire don, après l'avoir reçu de vous, et de vous conjurer, par les mérites de votre Fils, de m'accorder une grâce qu'il a méritée en tant de manières ? Eh bien, ne différez plus, Seigneur, ne différez plus ; faites que cette mer courroucée se calme, que cette grande tempête qui agite le vaisseau de l'Église, s'apaise ; enfin, mon Seigneur, sauvez-nous, car nous périssons.


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(1) Ces derniers mots sont effacés.

(2) « Il suffit qu'une petite étincelle jaillisse sur elle pour l'embraser tout entière. » (Esc.)



Commentaire du "Notre Père": Pardonnes-nous nos offenses...




CHAPITRE XXXVI

Sur ces paroles : Pardonnes-nous nos offenses.

Notre bon Maître voit à présent que ce pain céleste nous rend, si nous n'y mettons pas de faute, tout facile, et que nous pouvons très bien procurer, comme nous l'avons dit à son Père, l'accomplissement de sa volonté en nous : il ajoute donc à sa prière les paroles suivantes : Dimitte nobis debita nostra, et demande que son Père nous pardonne comme nous pardonnons. Remarquez, mes soeurs, qu'il ne dit point : comme nous pardonnerons, afin de nous faire comprendre que celui qui vient de demander un don aussi précieux que le précédent, et qui a soumis à la volonté de Dieu sa volonté propre, doit avoir déjà pardonné. Il dit donc : comme nous pardonnons, et nous enseigne par là que celui qui a dit à Dieu : Fiat voluntas tua, doit avoir déjà tout pardonné, ou du moins être résolu à le faire.

C'était pour les saints, vous le savez, un sujet de joie que les persécutions et les injures, parce qu'elles leur fournissaient un moyen d'offrir quelque chose à Dieu en retour de ce qu'ils lui demandaient. Mais une pauvre pécheresse comme moi, que pourra-t-elle offrir, elle qui a eu si rarement occasion de pardonner et qui a besoin de tant de pardons ? C'est là, mes soeurs, un sujet digne de considération : qu'une grâce aussi précieuse que le pardon divin de ces fautes, qui méritaient le feu éternel, dépende d'une condition insignifiante comme le pardon que nous pouvons donner nous-mêmes, un pardon qui n'a presque pas d'objet. Oh ! Seigneur, c'est bien gratuitement que vous nous pardonnez et votre miséricorde tombe tout à fait bien. Béni soyez-vous de me supporter telle quelle et sans que j'aie même à remplir la condition mise par votre Fils au pardon de tous les autres. Mais d'autres peut-être me ressemblent qui ne comprennent pas cette conclusion. S'il y a de ces personnes, je les conjure en votre nom, ô mon Maître, qu'elles méprisent donc ces riens que l'on appelle injures et ces prétendus points d'honneur qui nous occupent, comme leurs maisonnettes de paille occupent les petits enfants. O mon dieu, s'il nous était donné de savoir ce que c'est que le véritable honneur et en quoi consiste sa perte ! Ceci n'est pas pour nous précisément ; il serait vraiment trop malheureux que des religieuses n'eussent pas compris déjà cette vérité : mais je pense à moi et au temps où je faisais cas de l'honneur, sans savoir ce que c'était, me laissant, comme les autres, emporter par le courant. De quelles choses alors je m'offensais ! Que j'en ai de honte maintenant ! Je n'étais cependant pas du nombre des personnes les plus susceptibles en cette matière ; mais je me trompais sur le point capital, parce que je n'estimais pas, je n'appréciais pas l'honneur qui est utile, j'appelle ainsi celui qui profite à l'âme. Oh ! qu'il avait raison celui qui a dit qu'honneur et profit n'allaient pas de compagnie ! J'ignore s'il l'a dit dans ce sens ; mais il demeure vrai au pied de la lettre, que le profit de l'âme et ce que le monde appelle honneur ne peuvent jamais se trouver ensemble. En vérité, il règne dans le monde sue ce sujet un renversement d'idées qui effraie. Béni soit le Seigneur qui nous en a retirées !

Mais sachez, mes soeurs, que le démon ne nous oublie pas. Jusque dans les monastères il invente des points d'honneur, il établit des lois d'après lesquelles des religieuses montent et descendent en dignités, comme dans le siècle. Les gradués des écoles ont, paraît-il, à honorer leurs degrés : celui, par exemple, qui est arrivé à professer la théologie ne peut point s'abaisser à une chaire de philosophie, il se croirait blessé ; l'honneur veut que l'on monte, sans jamais descendre. Et quand bien même l'obéissance le lui commanderait, il ne laisserait pas de voir dans cet ordre une atteinte à ses droits ; d'autres prendraient parti pour lui, soutenant qu'on lui fait injure ; et le démon leur découvrirait bientôt mille arguments pour établir que, même d'après la loi de Dieu, cet homme a raison. De même sans doute en religion. Si une personne a été prieure, elle est inamovible et ne peut descendre à un emploi inférieur. Si une personne est plus âgée, il faut qu'on ait pour elle toute sorte de prévenances. Pour ce dernier point, l'on y est fidèle, souvent même l'on s'en fait un mérite devant Dieu, parce qu'il est prescrit par la règle. En vérité, il y aurait de quoi rire s'il ne fallait en pleurer : la règle commande-t-elle donc de ne pas garder l'humilité ? La règle prescrit l'ordre et les convenances. Mais moi, je ne dois pas être si jalouse de ces égards, que je tienne plus à ce point de la règle qu'à beaucoup d'autres, observés peut-être imparfaitement. Je ne dois pas faire consister toute la perfection dans ce seul point : d'autres d'ailleurs veilleront à ce qu'il soit observé, si de mon côté je n'en suis point en peine. Voici ce qui arrive : toujours portées à monter, quoique ce ne soit point là le chemin du ciel, nous ne pouvons nous résoudre à descendre (1).

O Seigneur, Seigneur ! n'êtes-vous pas tout ensemble et notre modèle et notre maître ? Oui, sans doute. Eh bien, où avez-vous mis votre gloire, ô vous qui êtes notre glorificateur ? L'avez-vous perdue en vous humiliant jusqu'à la mort ? Non, Seigneur ; c'est par là, au contraire, que vous nous avez tous élevés. Oh ! pour l'amour de Dieu, mes soeurs, ne prenons pas ce chemin-là ; nous nous perdrions, parce qu'on s'égare dès les premiers pas. Dieu veuille qu'il ne se perde pas quelque pauvre âme par attachement à ces vils points d'honneur, et par ignorance de l'honneur véritable. Quoi ! nous croirions avoir beaucoup fait en pardonnant une de ces bagatelles qui n'était ni une injure, ni un affront, ni rien du tout ; et absolument comme si nous avions fait merveille, nous nous imaginerons que Dieu nous doit le pardon, parce que nous avons pardonné ! Faites-nous voir, ô mon Dieu, que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes ; que nous nous présentons devant vous les mains vides ; et pardonnez-nous nos fautes, par un pur effet de votre miséricorde.

Mais combien Dieu apprécie donc que nous nous aimions les uns les autres ! Jésus aurait pu présenter à son Père d'autres motifs. Il aurait pu lui dire : Pardonnez-nous, Seigneur, parce que nous faisons de rudes pénitences, parce que nous prions et nous jeûnons beaucoup ; parce que nous avons tout abandonné pour vous. Pardonnez-nous, parce que nous vous aimons d'un grand amour, et que nous sommes prêts à faire pour vous le sacrifice de la vie. Non, je le répète, il ne dit cela, ni rien de semblable, mais seulement parce que nous pardonnons. C'est qu'il a vu sans doute combien nous sommes attachés à ce misérable honneur et que rien ne nous coûte plus que d'en faire le sacrifice, mais que rien non plus n'est aussi agréable à son Père : il a pris alors le parti de le dire dans sa prière et de l'offrir en notre nom.

Remarquez bien encore une fois, mes soeurs, que, par ces paroles: omme nous pardonnons, Notre-Seigneur indique que c'est chose déjà faite.

La remarque en effet me paraît de grande importance. Quand une âme a réellement reçu de Dieu les faveurs qui accompagnent la contemplation parfaite, non seulement elle sera déterminée à pardonner, mais elle pardonnera de fait quelque injure que ce soit, si grave qu'elle puisse être. Quant à ces bagatelles que nous appelons injures, elles n'arrivent pas même jusqu'à ces âmes que Dieu approche de lui dans une oraison si sublime. Ces âmes sont aussi indifférentes à l'estime qu'au mépris ; je me trompe, l'honneur leur cause beaucoup plus de peine que le déshonneur ; et le repos et les délices plus que la souffrance. Une fois que Dieu, dès cet exil, les a mises en possession de son royaume, elles ne veulent plus du royaume de ce monde ; elles savent qu'elles régneront d'une manière d'autant plus haute, qu'elles auront plus d'horreur de toutes les joies du siècle, elles connaissent déjà par expérience quels trésors elles gagnent, et quels progrès elles font en souffrant pour Dieu. Aussi est-il rare que Dieu fasse goûter les délices extraordinaires de la contemplation à d'autres qu'à des âmes qui ont généreusement souffert pour son amour. Les croix des contemplatifs étant si pesantes, comme je l'ai dit plus haut, Dieu n'en charge que des âmes bien éprouvées.

De telles âmes, mes soeurs, ayant une parfaite connaissance du néant du monde, ne s'arrêtent guère à rien de ce qui passe. Dans un premier moment, il est vrai, une grande injure, une croix pesante, peuvent les affliger ; mais elles n'ont pas plus tôt commencé à les sentir, que la raison vient à leur secours, et dissipe toute leur peine. Que dis-je ? elles tressaillent de joie, en voyant cette occasion que Dieu leur offre d'obtenir de lui, en un jour, plus de grâce et de gloire qu'elles n'auraient pu en espérer en dix ans de travaux, dont elles auraient elles-mêmes fait choix.

Je puis affirmer que cela est fort ordinaire ; j'en ai acquis la certitude par les entretiens intimes que j'ai eus avec un grand nombre de contemplatifs. On n'apprécie pas plus dans le monde l'or et les pierreries qu'ils n'apprécient, eux, et qu'ils ne désirent les tribulations ; ils savent que c'est par elles qu'ils doivent s'enrichir. Ces personnes sont très éloignées d'avoir, en quoi que ce soit, bonne opinion d'elles-mêmes ; elles sont bien aises que l'on connaisse leurs péchés, et prennent même plaisir à les dire quand elles voient qu'on a pour elles de l'estime. Elles n'ont pas d'autre sentiment au sujet de leur haute naissance, parce que cette noblesse, elles le savent bien, ne les avance pas dans le royaume éternel.

Peut-être se féliciteraient-elles d'un nom illustre, s'il devait servir à un plus grand honneur de Dieu. Hors ce cas, elles souffrent d'être estimées plus qu'elles ne valent, et ce n'est point avec peine, mais avec plaisir, qu'elles détrompent ceux qui ont d'elles une opinion trop favorable. Telles sont enfin, et telles doivent être les âmes à qui Dieu fait cette grâce d'amour et d'humilité, que si l'honneur de Dieu doit y gagner, elles s'oublient elles-mêmes absolument, elles ne comprennent plus qu'on s'offense de rien, ou qu'on puisse se croire injurié. A la vérité, ces grands effets ne se rencontrent que dans les âmes déjà arrivées à une haute perfection, et auxquelles Notre-Seigneur fait habituellement la grâce de les approcher de lui par la contemplation parfaite.

Mais quant au premier point, qui est de se résoudre à souffrir des injures, quoiqu'on en ressente de la peine, j'estime que celui que Dieu élève jusqu'à l'union obtient en peu de temps ce bonheur. S'il ne l'obtient pas, si par l'oraison il ne se sent pas affermi dans cette résolution, il a sujet de croire que ce qu'il prenait pour une faveur de Dieu, n'est qu'une illusion de l'esprit de ténèbres qui le flatte et veut le persuader de son mérite. Il peut néanmoins arriver que lorsque Dieu ne fait que commencer à donner ces grâces, l'âme ne possède pas encore cette force dont je parle ; mais je dis que s'il continue à la favoriser, elle acquerra cette force en peu de temps, sinon dans les autres vertus, au moins dans celle de pardonner les offenses.

Non, je ne puis le croire, une âme qui approche ainsi de celui qui est la miséricorde même, qui voit, à cette lumière, et ce qu'elle est et ce que Dieu lui a pardonné, ne peut pas ne pas pardonner sur-le-champ, et refuser une véritable affection à celui qui l'a offensée. En voici la raison : cette âme, ayant devant les yeux les grâces que Dieu lui a faites, y voit de telles preuves de l'amour divin, qu'elle est heureuse des occasions de rendre amour pour amour. Je le répète, je connais plusieurs personnes que Dieu élève à des états surnaturels, et à l'oraison ou contemplation dont j'ai parlé ; mais quoique je remarque en elles d'autres imperfections et d'autres défauts, jamais je ne les ai vues faillir le moins du monde en ce qui regarde le pardon des offenses, et je ne crois pas que cela puisse arriver, si ces faveurs viennent véritablement de Dieu. Celui donc qui reçoit de pareilles grâces et de plus grandes encore, doit observer si les progrès de ses vertus sont correspondants ; s'il ne le constate point, il a un très grand sujet de craindre, il doit croire que ces consolations ne viennent point de Dieu qui ne manque jamais, lui, d'enrichir l'âme qu'il visite. Voici qui est sûr : les faveurs et les délices durent peu, mais le passage de Dieu et les effets qui en restent dans l'âme se font vite connaître. Ainsi, comme notre divin Sauveur sait que le résultat de ces faveurs est le pardon des offenses, il ne craint pas de nous faire dire en termes exprès à son Père, que nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.




Chemin de la perfection - CHAPITRE XXXII