1986 Dominum et vivificantem 46
46 Compte tenu de ce que nous avons dit jusqu'à maintenant, certaines autres paroles impressionnantes et saisissantes de Jésus deviennent plus compréhensibles. On pourrait les appeler les paroles du "non-pardon". Elles nous sont rapportées par les synoptiques, à propos d'un péché particulier qui est appelé "blasphème contre l'Esprit Saint". Voici comment elles ont été rapportées dans les trois rédactions:
Matthieu: "Tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera pas remis. Et quiconque aura dit une parole contre le Fils de l'homme, cela lui sera remis; mais quiconque aura parlé contre l'Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde ni dans l'autre"(180).
Marc: "Tout sera remis aux enfants des hommes, les péchés et les blasphèmes tant qu'ils en auront proférés; mais quiconque aura blasphémé contre l'Esprit Saint n'aura jamais de rémission: il est coupable d'une faute éternelle"(181).
Luc: "Quiconque dira une parole contre le Fils de l'homme, cela lui sera remis, mais à qui aura blasphémé contre le Saint-Esprit, cela ne sera pas remis"(182).
Pourquoi le blasphème contre l'Esprit Saint est-il impardonnable? En quel sens entendre ce blasphème? Saint Thomas d'Aquin répond qu'il s'agit d'un péché "irrémissible de par sa nature, parce qu'il exclut les éléments grâce auxquels est accordée la rémission des péchés"(183).
Selon une telle exégèse, le "blasphème" ne consiste pas à proprement parler à offenser en paroles l'Esprit Saint; mais il consiste à refuser de recevoir le salut que Dieu offre à l'homme par l'Esprit Saint agissant en vertu du sacrifice de la Croix. Si l'homme refuse la "manifestation du péché", qui vient de l'Esprit Saint et qui a un caractère salvifique, il refuse en même temps la "venue" du Paraclet, cette "venue" qui s'est effectuée dans le mystère de Pâques, en union avec la puissance rédemptrice du Sang du Christ, le Sang qui "purifie la conscience des oeuvres mortes".
Nous savons que le fruit d'une telle purification est la rémission des péchés. En conséquence, celui qui refuse l'Esprit et le Sang demeure dans les "oeuvres mortes", dans le péché. Et le blasphème contre l'Esprit Saint consiste précisément dans le refus radical de cette rémission dont Il est le dispensateur intime et qui présuppose la conversion véritable qu'il opère dans la conscience. Si Jésus dit que le péché contre l'Esprit Saint ne peut être remis ni en ce monde ni dans l'autre, c'est parce que cette "non-rémission" est liée, comme à sa cause, à la "non-pénitence", c'est-à-dire au refus radical de se convertir. Cela signifie le refus de se tourner vers les sources de la Rédemption, qui restent cependant "toujours" ouvertes dans l'économie du salut, dans laquelle s'accomplit la mission de l'Esprit Saint. Celui-ci a le pouvoir infini de puiser à ces sources: "C'est de mon bien qu'il reçoit", a dit Jésus. Il complète ainsi dans les âmes humaines l'oeuvre de la Rédemption accomplie par le Christ, en leur partageant ses fruits. Or le blasphème contre l'Esprit Saint est le péché commis par l'homme qui présume et revendique le "droit" de persévérer dans le mal - dans le péché quel qu'il soit - et refuse par là même la Rédemption. L'homme reste enfermé dans le péché, rendant donc impossible, pour sa part, sa conversion et aussi, par conséquent, la rémission des péchés, qu'il ne juge pas essentielle ni importante pour sa vie. Il y a là une situation de ruine spirituelle, car le blasphème contre l'Esprit Saint ne permet pas à l'homme de sortir de la prison ou il s'est lui-même enfermé et de s'ouvrir aux sources divines de la purification des consciences et de la rémission des péchés.
180 Mt 12,31-32
181 Mc 3,28-29
182 Lc 12,10
183 S. THOMAS D'AQUIN, Somme théol., II-II 14,3; cf S. AUGUSTIN, Epist. 185, 11, 48-49: PL 33, 814-815; S. BONAVENTURE, Comment. in Evang. S. Lucae, chap. XIV, 15-16: Ad Claras Aquas, VII, 314-315.
47 L'action de l'Esprit de vérité, qui tend à la "mise en lumière du péché" pour le salut, se heurte, dans l'homme qui se trouve en une telle situation, à une résistance intérieure, presque une impénétrabilité de la conscience, un état d'âme que l'on dirait durci en raison d'un libre choix: c'est ce que la Sainte Ecriture appelle "l'endurcissement du coeur"(184). De nos jours, à cette attitude de l'esprit et du coeur fait peut-être écho la perte du sens du péché, à laquelle l'Exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia a consacré de nombreuses pages(185). Déjà, le Pape Pie XII avait affirmé que "le péché de ce siècle est la perte du sens du péché"(186), et cela va de pair avec la "perte du sens de Dieu". Dans l'Exhortation mentionnée ci-dessus, nous lisons: "En réalité, Dieu est l'origine et la fin suprême de l'homme, et celui-ci porte en lui un germe divin. C'est pourquoi, c'est le mystère de Dieu qui dévoile et éclaire le mystère de l'homme. Il est donc vain d'espérer qu'un sens du péché puisse prendre consistance par rapport à l'homme et aux valeurs humaines si fait défaut le sens de l'offense commise contre Dieu, c'est-à-dire le véritable sens du péché"(187).
C'est pourquoi l'Eglise ne cesse de demander à Dieu que la rectitude ne fasse jamais défaut dans les consciences humaines, et que ne s'atténue pas leur saine sensibilité face au bien et au mal. Cette rectitude et cette sensibilité sont intimement liées à l'action de l'Esprit de vérité. Cet éclairage rend particulièrement éloquentes les exhortations de l'Apôtre: "N'éteignez pas l'Esprit"; "ne contristez pas l'Esprit Saint"(188). Mais surtout, l'Eglise ne cesse de prier intensément pour que n'augmente pas dans le monde le péché appelé par l'Evangile "blasphème contre l'Esprit Saint", et, plus encore, pour qu'il régresse dans les âmes - et par contrecoup dans les divers milieux et les différentes formes de la société -, cédant la place à l'ouverture des consciences indispensable à l'action salvifique de l'Esprit Saint. L'Eglise demande que le dangereux péché contre l'Esprit laisse la place à une sainte disponibilité à accepter sa mission de Paraclet, lorsqu'il vient "manifester la culpabilité du monde en fait de péché, en fait de justice et en fait de jugement".
184 Cf. Ps 81,13 Jr 7,24 Mc 3,5
185 JEAN-PAUL II, Exhort. apost. post-synodale Reconciliatio et paenitentia (2 décembre 1984), RP 18: AAS 77 (1985), PP. 224228.
186 PIE XII, Radiomessage au Congrès catéchétique national des Etats-Unis d'Amérique à Boston (26 octobre 1946): Discorsi e Radiomessaggi, VIII (1946), 288.
187 JEAN-PAUL II, Exhort. apost. post-synodale Reconciliatio et paenitentia (2 décembre 1984), RP 18: AAS 77 (1985),
188 1Th 5,19 Ep 4,30
48 Dans son discours d'adieu, Jésus a lié ces trois domaines de "la manifestation", qui sont les composantes de la mission du Paraclet: le péché, la justice et le jugement. Ils indiquent la place de ce mysterium pietatis qui, dans l'histoire de l'homme, s'oppose au péché, au mysterium iniquitatis(189). D'un côté, comme le dit saint Augustin, il y a l'"amour de soi jusqu'au mépris de Dieu", et de l'autre, il y a l'"amour de Dieu jusqu'au mépris de soi"(190). L'Eglise fait continuellement monter sa prière et accomplit sa tâche pour que l'histoire des consciences et l'histoire des sociétés, dans la grande famille humaine, ne s'abaissent pas vers le pôle du péché par le refus des commandements de Dieu "jusqu'au mépris de Dieu", mais bien plutôt s'élèvent vers l'amour dans lequel se révèle l'Esprit qui donne la vie.
Ceux qui acceptent la "mise en évidence du péché" par l'Esprit Saint l'acceptent également pour "la justice et le jugement". L'Esprit de vérité, qui aide les hommes, les consciences humaines, à connaître la vérité du péché, fait en sorte, par là même, qu'ils connaissent la vérité de la justice qui est entrée dans l'histoire de l'homme avec la venue de Jésus Christ. Ainsi, ceux qui, convaincus qu'ils sont pécheurs, se convertissent sous l'action du Paraclet, sont en un sens conduits hors du cercle du "jugement", de ce "jugement" par lequel "le Prince de ce monde est déjà jugé"(191). La conversion, dans la profondeur de son mystère divin et humain, signifie la rupture de tout lien par lequel le péché unit l'homme à l'ensemble du mysterium iniquitatis. Donc, ceux qui se convertissent sont conduits par l'Esprit Saint hors du cercle du "jugement" et introduits dans la justice qui se trouve dans le Christ Jésus, et qui s'y trouve parce qu'il la reçoit du Père(192), comme un reflet de la sainteté trinitaire. Telle est la justice de l'Evangile et de la Rédemption, la justice du Discours sur la montagne et de la Croix, qui opère la purification de la conscience par le sang de l'Agneau. C'est la justice que le Père rend au Fils et à tous ceux qui lui sont unis dans la vérité et dans l'amour.
Dans cette justice, l'Esprit Saint, Esprit du Père et du Fils, qui "manifeste le péché du monde", se révèle et se rend présent dans l'homme comme Esprit de vie éternelle.
189 Cf. JEAN-PAUL II, Exhort. apost. post-synodale Reconciliatio et paenitentia (2 décembre 1984), RP 14-22: AAS 77 (1985) pp. 211-233
190 Cf. S AUGUSTIN De Civitate Dei XIV, 28: CCL 48, 451.
191 Cf. Jn 16,11
192 Cf. Jn 16,15
49 C'est vers l'Esprit Saint que se tournent la pensée et le coeur de l'Eglise en cette fin du vingtième siècle et dans la perspective du troisième millénaire depuis la venue au monde de Jésus Christ, tandis que nous portons notre regard vers le grand Jubilé par lequel l'Eglise célébrera l'événement. Cette venue prend place en effet, dans l'ordre du temps humain, comme un événement qui appartient à l'histoire de l'homme sur la terre. La mesure du temps habituellement adoptée situe les années, les siècles, les millénaires selon qu'ils s'écoulent avant ou après la naissance du Christ. Mais il faut aussi avoir conscience que cet événement signifie pour nous chrétiens, selon l'Apôtre, la "plénitude du temps"(193), car, par lui, c'est la "mesure" de Dieu lui-même qui a totalement marqué l'histoire de l'homme: une présence transcendante dans le "nunc", l'Aujourd'hui éternel. "Celui qui est, qui était et qui vient"; celui qui est "L'Alpha et l'Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin"(194). "Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle"(195). "Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme ... afin de nous conférer l'adoption filiale"(196). Et cette Incarnation du Fils-Verbe est advenue par l'Esprit Saint.
Les deux évangélistes auxquels nous devons le récit de la naissance et de l'enfance de Jésus de Nazareth s'expriment sur cette question de la même manière. Selon Luc, lors de l'annonciation de la naissance de Jésus, Marie demande: "Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme?", et elle reçoit cette réponse: "L'Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Tres-Haut te prendra sous son ombre; c'est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu"(197).
Matthieu raconte directement: "Telle fut la genèse de Jésus Christ. Marie, sa mère, était fiancée à Joseph: or, avant qu'ils eussent mené vie commune, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit Saint"(198). Troublé par cet état de choses, Joseph reçut, durant son sommeil, l'explication suivante: "Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme: car ce qui a été engendré en elle vient de l'Esprit Saint; elle enfantera un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus: car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés"(199).
Aussi l'Eglise, depuis les origines, professe-t-elle le mystère de l'Incarnation, ce mystère central de la foi, en se référant à l'Esprit Saint. Ainsi s'exprime le Symbole des Apôtres: "Il a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie". Ce n'est pas autrement que le Symbole de Nicée-Constantinople atteste: "Par l'Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie, et s'est fait homme".
"Par l'Esprit Saint" s'est fait homme celui dont l'Eglise proclame, selon les termes du même Symbole, qu'il est le Fils de même nature que le Père: "Dieu, né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré, non pas créé". Il s'est fait homme "en prenant chair de la Vierge Marie". Voilà ce qui s'accomplit "quand vint la plénitude du temps".
193 Cf. Ga 4,4
194 Ap 1,8 Ap 22,13
195 Jn 3,16
196 Ga 4,4-5
197 Lc 1,34-35
198 Mt 1,18
199 Mt 1,20-21
50 Le grand Jubilé, qui conclura le second millénaire et auquel l'Eglise se prépare déjà, a directement un profil christologique: il s'agit en effet de célébrer la naissance de Jésus Christ. En même temps, il a un profil pneumatologique, puisque le mystère de l'Incarnation s'est accompli "par le Saint-Esprit". Ce fut l'oeuvre de cet Esprit qui, consubstantiel au Père et au Fils, est, dans le mystère absolu de Dieu un et trine, la Personne-Amour, le Don incréé, source éternelle de tout don qui provient de Dieu dans l'ordre de la création, le principe direct et, en un sens, le sujet de la communication que Dieu fait de lui-même dans l'ordre de la grâce. De ce don, de cette communication que Dieu fait de lui-même, le mystère de l'Incarnation constitue le sommet.
En effet, la conception et la naissance de Jésus Christ sont l'oeuvre la plus grande accomplie par l'Esprit Saint dans l'histoire de la création et du salut, c'est-à-dire la grâce suprême - "la grâce d'union" -, source de toute autre grâce, comme l'explique saint Thomas(200). Le grand Jubilé se rapporte à cette oeuvre et se rapporte aussi, si nous approfondissons son sens, à l'artisan de cette oeuvre, à la Personne de l'Esprit Saint.
A la "plénitude du temps" correspond, en effet, une particulière plénitude de la communication que le Dieu un et trine fait de lui-même dans l'Esprit Saint. "Par le Saint-Esprit" s'accomplit le mystère de l'"union hypostatique", c'est-à-dire de l'union de la nature divine avec la nature humaine, de la divinité avec l'humanité dans l'unique Personne du Verbe-Fils. Quand Marie, au moment de l'annonciation, prononce son "fiat": "Qu'il m'advienne selon ta parole"(201), elle conçoit de façon virginale un homme, le Fils de l'homme, qui est le Fils de Dieu. Grâce à une telle "humanisation" du Verbe Fils, la communication que Dieu fait de lui-même atteint sa plénitude définitive dans l'histoire de la création et du salut. Cette plénitude acquiert une densité particulière et une éloquence très expressive dans le texte de l'Evangile de Jean: "Le Verbe s'est fait chair"(202). L'Incarnation de Dieu-Fils signifie que la nature humaine est élevée à l'unité avec Dieu, mais aussi, en elle, en un sens, tout ce qui est "chair": toute l'humanité, tout le monde visible et matériel. L'Incarnation a donc aussi un sens cosmique, une dimension cosmique. Le "premier-né de toute créature"(203), en s'incarnant dans l'humanité individuelle du Christ, s'unit en quelque sorte avec toute la réalité de l'homme, qui est aussi "chair"(204), et, en elle, avec toute "chair" avec toute la création.
200 Cf. S. THOMAS D'AQUIN, Somme théol., III 2,10 III 2,11 III 2,12 III 6,6 III 7,13.
201 Lc 1,38
202 Jn 1,14
203 Col 1,15
204 Cf, Par exemple Gn 9,11 Dt 5,26 Jb 34,15 Is 40,6 Is 52,10 Ps 145,21 Lc 3,6 1P 1,24
51 Tout cela s'accomplit par l'Esprit Saint, et appartient par conséquent au contenu du futur grand Jubilé. L'Eglise ne peut se préparer à ce Jubilé autrement que dans l'Esprit Saint. Ce qui, "dans la plénitude du temps", s'est accompli par l'Esprit Saint, ne peut maintenant ressortir dans la mémoire de l'Eglise que par lui. C'est par lui que cela peut être rendu présent dans la nouvelle phase de l'histoire de l'homme sur la terre: l'An 2000 après la naissance du Christ.
L'Esprit Saint qui, par sa puissance, prit sous son ombre le corps virginal de Marie, réalisant en elle le début de la maternité divine, rendit en même temps son coeur parfaitement obéissant à l'égard de cette communication que Dieu fit de lui-même et qui surpassait toute pensée et toute capacité de l'homme. "Bienheureuse celle qui a cru!"(205): voilà la salutation que reçoit Marie de la part de sa parente Elisabeth, elle aussi "remplie de l'Esprit Saint"(206). Dans les paroles qui saluent "celle qui a cru", il semble que l'on puisse voir un contraste lointain (mais en réalité très proche) avec tous ceux dont le Christ dira qu'"ils n'ont pas cru"(207). Marie est entrée dans l'histoire du salut du monde par l'obéissance de la foi. Et la foi, dans sa nature la plus profonde, est l'ouverture du coeur humain devant le Don, devant la communication que Dieu fait de lui-même dans l'Esprit Saint. Saint Paul écrit: "Le Seigneur, c'est l'Esprit, et ou est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté"(208). Quand le Dieu un et trine s'ouvre à l'homme dans l'Esprit Saint, cette "ouverture" révèle et, en même temps, donne à la créature-homme la plénitude de la liberté. Cette plénitude s'est manifestée de façon sublime précisément dans la foi de Marie, par "l'obéissance de la foi"(209): oui, "bienheureuse celle qui a cru!".
205 Lc 1,45
206 Cf. Lc 1,41
207 Cf. Jn 16,9
208 2Co 3,17
209 Cf. Rm 1,5
52 Dans le mystère de l'Incarnation, l'oeuvre de l'Esprit, "qui donne la vie", atteint son sommet. Il n'est possible de donner la vie, dont la plénitude est en Dieu, qu'en en faisant la vie d'un Homme, à savoir le Christ dans son humanité personnifiée par le Verbe dans l'union hypostatique. Et en même temps, par le mystère de l'Incarnation, jaillit d'une nouvelle manière la source de cette vie divine dans l'histoire de l'humanité: l'Esprit Saint. Le Verbe, "premier-né de toute créature", devient "l'aîné d'une multitude de frères"(210) et il devient ainsi la tête du corps qu'est l'Eglise, laquelle naîtra de la Croix et sera manifestée le jour de la Pentecôte, et, dans l'Eglise, il sera la tête de l'humanité, des hommes de toute nation, de toute race, de tout pays et de toute culture, de toute langue et de tout continent, tous appelés au salut. "Le Verbe s'est fait chair", lui en qui "était la vie et la vie était la lumière des hommes ... A tous ceux qui l'ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu"(211). Mais tout cela s'est accompli et s'accomplit sans cesse "par l'Esprit Saint".
Ils sont en effet "enfants de Dieu", d'après l'enseignement de l'Apôtre, "tous ceux qu'anime l'Esprit de Dieu"(212). La filiation de l'adoption divine naît dans les hommes à partir du mystère de l'Incarnation, donc grâce au Christ, le Fils éternel. Mais la naissance, ou la renaissance, se réalise lorsque Dieu le Père "envoie dans nos coeurs l'Esprit de son Fils"(213). Car nous recevons alors "un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier: "Abba! Père! ""(214). Ainsi donc, cette filiation de Dieu, greffée dans l'âme humaine par la grâce sanctifiante, est l'oeuvre de l'Esprit Saint. "L'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu. Enfants, et donc héritiers; héritiers de Dieu, et cohéritiers du Christ"(215). La grâce sanctifiante est dans l'homme le principe et la source de la vie nouvelle: vie divine, surnaturelle.
Le don de cette vie nouvelle est comme la réponse définitive de Dieu aux paroles du psalmiste, dans lesquelles, en quelque sorte, la voix de toutes les créatures trouve un écho: "Tu envoies ton souffle, ils sont créés, tu renouvelles la face de la terre"(216). Celui qui, dans le mystère de la création, donne à l'homme et au cosmos la vie sous ses multiples formes visibles et invisibles, la renouvelle encore par le mystère de l'Incarnation. La création est ainsi complétée par l'Incarnation et pénétrée dès lors par les forces de la Rédemption qui envahissent l'humanité et toute la création. C'est ce que dit saint Paul; sa vision cosmique et théologique semble reprendre les termes du psaume ancien: "La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu"(217), c'est-à-dire de ceux que Dieu a "d'avance discernés", et aussi "prédestinés à reproduire l'image de son Fils"(218). Les hommes connaissent ainsi une "adoption filiale" surnaturelle, et le Saint-Esprit, Amour et Don, en est l'origine. Comme tel, il est donné aux hommes. Et de la surabondance du Don incréé, chaque homme reçoit dans son coeur le don créé particulier par lequel les hommes "deviennent participants de la nature divine"(219). Ainsi, la vie humaine est pénétrée de la vie divine à laquelle elle participe, et elle acquiert, elle aussi, une dimension divine, surnaturelle. Ainsi naît la vie nouvelle, par laquelle, en participant au mystère de l'Incarnation, "les hommes... accèdent, dans l'Esprit Saint, auprès du Père"(220). Il y a donc une étroite dépendance de causalité entre l'Esprit qui donne la vie, la grâce sanctifiante, et la vitalité surnaturelle multiforme qui en découle dans l'homme: entre l'Esprit incréé et l'esprit humain créé.
210 Rm 8,29
211 Cf. Jn 1,14 Jn 4 Jn 1,12-13
212 Cf. Rm 8,14
213 Cf. Ga 4,6 Rm 5,5 2Co 1,22
214 Rm 8,15
215 Rm 8,16-17
216 Cf. Ps 104,30
217 Rm 8,19
218 Rm 8,29
219 Cf. 2P 1,4
220 Cf. Ep 2,18 Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, DV 2
53 On peut dire que tout cela rentre dans le cadre du grand Jubilé déjà évoqué. Car il faut dépasser la dimension historique du fait, considéré superficiellement. Il faut joindre au contenu christologique de l'événement la dimension pneumatologique, en regardant dans la foi l'ensemble des deux millénaires ou s'est exercée l'action de l'Esprit de vérité: celui-ci, au cours des siècles, a puisé au trésor de la Rédemption du Christ, donnant aux hommes la vie nouvelle, réalisant en eux l'adoption dans le Fils unique, les sanctifiant, en sorte qu'ils peuvent redire à la suite de saint Paul: " Nous avons reçu l'Esprit de Dieu"(221).
Mais, en considérant ce motif du Jubilé, il n'est pas possible de se limiter aux deux mille ans écoulés depuis la naissance du Christ. Il faut remonter en arrière, embrasser aussi toute l'action de l'Esprit Saint avant le Christ - depuis le commencement - dans le monde entier et spécialement dans l'économie de l'Ancienne Alliance. Cette action, en effet, en tout lieu et en tout temps, même en tout homme, s'est accomplie selon l'éternel dessein de salut, dans lequel elle est étroitement unie au mystère de l'Incarnation et de la Rédemption; ce mystère avait lui-même exercé son influence sur ceux qui croyaient au Christ à venir. La Lettre aux Ephésiens l'atteste de façon particulière(222). Ainsi la grâce comporte en même temps un caractère christologique et un caractère pneumatologique, qui se retrouvent surtout en ceux qui adhèrent explicitement au Christ: "En lui (dans le Christ) ... vous avez été marqués d'un sceau par l'Esprit de la Promesse, cet Esprit Saint qui constitue les arrhes de notre héritage et prépare la rédemption du Peuple que Dieu s'est acquis"(223).
Mais, toujours dans la perspective du grand Jubilé, nous devons aussi porter plus loin notre regard et avancer "vers le large", en sachant que "le vent soufile ou il veut", selon l'image employée par Jésus dans la conversation avec Nicodème(224). Le Concile Vatican II, centré principalement sur le thème de l'Eglise, nous rappelle que l'Esprit Saint agit aussi "à l'extérieur" du corps visible de l'Eglise. Il parle justement de "tous les hommes de bonne volonté, dans le coeur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l'homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associés au mystère pascal"(225).
221 Cf. 1Co 2,12
222 Cf. Ep 1,3-14
223 Ep 1,13-14
224 Cf. Jn 3,8
225 Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 22 cf. Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 16
54 "Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c'est dans l'esprit et la vérité qu'ils doivent adorer"(226). Ces paroles, Jésus les a dites à la Samaritaine dans un autre de ses dialogues. Le grand Jubilé, qui sera célébré au terme de ce millénaire et au début du suivant, doit être un puissant appel adressé à tous ceux qui "adorent Dieu dans l'esprit et la vérité". Il doit être pour tous une occasion particulière de méditer le mystère de Dieu un et trine, qui, en lui-même, est absolument transcendant par rapport au monde, spécialement par rapport au monde visible; il est en effet Esprit au sens absolu, "Dieu est esprit"(227); et, en même temps, d'une façon admirable, il est non seulement proche de ce monde, mais il y est présent et, en un sens, immanent, il le pénètre et le vivifie de l'intérieur. Cela vaut d'une manière spéciale pour l'homme: Dieu est présent dans la profondeur de son être, de sa pensée, de sa conscience, de son coeur; réalité psychologique et ontologique, qui faisait dire à saint Augustin, en parlant de Dieu: "interior intimo meo"(228). Ces paroles nous aident à mieux comprendre celles que Jésus adressait à la Samaritaine: "Dieu est esprit". Seul l'Esprit peut être interior intimo meo - plus intime à moi que moi-même -, au niveau de l'être ou au niveau de l'expérience spirituelle; seul l'Esprit peut être à ce point immanent à l'homme et au monde, en demeurant inviolable et sans changement dans son absolue transcendance.
Mais, en Jésus Christ, la présence divine dans le monde et dans l'homme s'est manifestée de façon nouvelle et sous forme visible. En lui véritablement "la grâce s'est manifestée"(229). L'amour de Dieu le Père, Don, grâce infinie, principe de vie, est devenu visible dans le Christ, et, par l'humanité du Christ, il est devenu "partie" de l'univers, du genre humain, de l'histoire. Cette "manifestation" de la grâce dans l'histoire de l'homme, en Jésus Christ, s'est accomplie par l'Esprit Saint, qui est le principe de toute action salvifique de Dieu dans le monde, lui, le "Dieu caché"(230) qui, comme Amour et Don, "remplit l'univers"(231). Toute la vie de l'Eglise, telle qu'elle se manifestera dans le grand Jubilé, signifie aller à la rencontre du Dieu invisible, à la rencontre de l'Esprit qui donne la vie.
226 Jn 4,24
227 Ibid.
228 Cf S. AUGUSTIN, Confessions, III, 6, 11: CCL 27, 33.
229 Cf Tt 2,11
230 Cf. Is 45,15
231 Cf. Sg 1,7
55 Hélas, l'histoire du salut le montre, cette proximité et cette présence de Dieu à l'homme et au monde, cette admirable "condescendance" de l'Esprit, rencontre dans notre réalité humaine résistance et opposition. Quelle éloquence revêtent, de ce point de vue, les paroles prophétiques du vieillard Syméon qui, "poussé par l'Esprit", vint au Temple de Jérusalem, pour annoncer devant le nouveau-né de Bethléem qu'il devait "amener la chute et le relèvement d'un grand nombre en Israël, signe en butte à la contradiction"!(232) L'opposition à Dieu, qui est Esprit invisible, naît déjà, dans une certaine mesure, sur le terrain de la différence radicale du monde par rapport à Lui, c'est-à-dire de sa "visibilité" et de sa "matérialité" par rapport à Lui qui est "invisible" et "Esprit au sens absolu"; elle naît de son imperfection naturelle et inévitable par rapport à Lui, l'être absolument parfait. Mais l'opposition devient conflit, rébellion, sur le plan éthique, à cause du péché qui prend possession du coeur humain, dans lequel "la chair s'oppose à l'esprit et l'esprit à la chair"(233). Ce péché, l'Esprit Saint doit le "mettre en lumière" dans le monde, comme nous l'avons dit.
Saint Paul est celui qui décrit avec une particulière éloquence la tension et la lutte qui agitent le coeur humain. "Ecoutez-moi - lisons-nous dans la Lettre aux Galates -: marchez sous l'impulsion de l'Esprit et vous n'accomplirez plus ce que la chair désire. Car la chair, en ses désirs, s'oppose à l'esprit et l'esprit à la chair; entre eux, c'est l'antagonisme; aussi ne faites-vous pas ce que vous voulez"(234). Déjà dans l'homme, parce qu'il est un être composé, esprit et corps, il existe une certaine tension, il se déroule une certaine lutte de tendances entre l'"esprit" et la "chair". Mais cette lutte, en fait, appartient à l'héritage du péché, elle en est une conséquence et, en même temps, une confirmation. Elle fait partie de l'expérience quotidienne. Comme l'écrit l'Apôtre: "On sait bien tout ce que produit la chair: fornication, impureté, débauche, ... orgies, ripailles et choses semblables". Il s'agit là des péchés qu'on pourrait qualifier de "charnels". L'Apôtre en ajoute d'autres encore: "Haines, discorde, jalousie, ... dissensions, divisions, scissions, sentiments d'envie ..."(235). Tout cela constitue "les oeuvres de la chair".
Mais à ces oeuvres qui sont indubitablement mauvaises, Paul oppose "le fruit de l'Esprit", qui est "charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi"(236). Du contexte, il ressort clairement que, pour l'Apôtre, il ne s'agit pas de mépriser et de condamner le corps qui, avec l'âme spirituelle, constitue la nature de l'homme et sa personnalité de sujet; il traite, par contre, des oeuvres ou plutôt des dispositions stables - vertus et vices - moralement bonnes ou mauvaises, qui sont le fruit de la soumission (dans le premier cas) ou au contraire de la résistance (dans le second cas) àl'action salvatrice de l'Esprit Saint. C'est pourquoi l'Apôtre écrit: "Puisque l'Esprit est notre vie, que l'Esprit nous fasse aussi agir"(237). Et dans d'autres passages: "Ceux en effet qui vivent selon la chair désirent ce qui est charnel; ceux qui vivent selon l'esprit, ce qui est spirituel". "Vous êtes sous l'emprise de l'Esprit, puisque l'Esprit de Dieu habite en vous"(238). L'opposition que saint Paul montre entre la vie "selon l'Esprit" et la vie "selon la chair" entraîne une autre opposition: celle de la "vie" et celle de la "mort". "Le désir de la chair, c'est la mort, tandis que le désir de l'esprit, c'est la vie et la paix"; d'ou l'avertissement: "Si vous vivez selon la chair, vous mourrez. Mais si par l'Esprit vous faites mourir les oeuvres du corps, vous vivrez"(239).
Tout bien considéré, il y a là une exhortation à vivre dans la vérité, c'est-à-dire selon les exigences de la conscience droite, et il s'agit, en même temps, d'une profession de foi dans l'Esprit de vérité, celui qui donne la vie. Le corps, en effet, "est mort en raison du péché, mais l'Esprit est vie en raison de la justice"; "ainsi donc ... nous sommes débiteurs, mais non point envers la chair pour vivre selon la chair"(240). Nous sommes plutôt débiteurs envers le Christ qui, dans le mystère pascal, a accompli notre justification, en nous obtenant l'Esprit Saint: "Quelqu'un a payé le prix de votre rachat"(241).
Dans les textes de saint Paul se superposent et s'imbriquent la dimension ontologique (la chair et l'esprit), la dimension éthique (le bien et le mal moral), la dimension pneumatologique (l'action de l'Esprit Saint dans l'ordre de la grâce). Ses paroles (spécialement dans les Lettres aux Romains et aux Galates) nous font connaître et ressentir vivement la vigueur de la tension et de la lutte qui se déroulent dans l'homme entre, d'un côté, l'ouverture à l'action de l'Esprit Saint, et, de l'autre, la résistance et l'opposition à son égard, à son don salvifique. Les termes ou les pôles opposés sont, de la part de l'homme, ses limitations et son caractère pécheur, points névralgiques de sa réalité psychologique et éthique; et, de la part de Dieu, le mystère du Don, ce don incessant de la vie divine dans l'Esprit Saint. Qui sera victorieux? Celui qui aura su accueillir le Don.
232 Lc 2,27 Lc 34
233 Ga 5,17
234 Ga 5,16-17
235 Cf. Ga 5,19-21
236 Ga 5,22-23
237 Ga 5,25
238 Cf. Rm 8,5 Rm 9
239 Rm 8,6 Rm 13
240 Rm 8,10 Rm 8,12
241 Cf. 1Co 6,20
56 Malheureusement, la résistance à l'Esprit Saint, que saint Paul souligne dans sa dimension intérieure et subjective comme une tension, une lutte, une rébellion survenant dans le coeur humain, trouve, aux diverses époques de l'histoire, et spécialement à l'époque moderne, sa dimension extérieure, concrétisée, dans le contenu de la culture et de la civilisation, par les systèmes philosophiques, les idéologies, les programmes d'action et de formation des comportements humains. Elle trouve son expression la plus importante dans le matérialisme, aussi bien sous sa forme théorique, comme système de pensée, que sous sa forme pratique, comme méthode de lecture et d'évaluation des faits et aussi comme programme pour des comportements correspondants. Le système qui a donné le plus grand développement à cette forme de pensée, d'idéologie et de praxis, et qui l'a portée aux plus extrêmes conséquences sur le plan de l'action, est le matérialisme dialectique et historique, encore reconnu comme le noyau substantiel du marxisme.
Par principe et en fait, le matérialisme exclut radicalement la présence et l'action de Dieu, qui est esprit, dans le monde et par-dessus tout dans l'homme, pour la raison fondamentale qu'il n'accepte pas son existence, puisqu'il est, en soi et dans son programme, un système athée. L'athéisme est le phénomène impressionnant de notre temps: le Concile Vatican II lui a consacré quelques pages significatives(242). Même si l'on ne peut parler de l'athéisme de manière univoque, et si l'on ne peut le réduire exclusivement à la philosophie matérialiste, étant donné qu'il existe diverses formes d'athéisme et que l'on peut dire sans doute que ce mot est souvent employé dans un sens équivoque, il est toutefois certain qu'un matérialisme véritable, au sens propre du terme, a un caractère athée, lorsqu'on l'entend comme une théorie qui explique la réalité et lorsqu'on l'adopte pour premier principe de l'action personnelle et sociale. L'horizon des valeurs et des fins de l'agir que le matérialisme détermine est étroitement lié à l'interprétation de la totalité de la réalité comme "matière". Si, parfois, il parle encore de l'"esprit" et des "questions de l'esprit", par exemple dans le domaine de la culture ou de la morale, il le fait seulement en considérant certains faits comme dérivés (épiphénomènes) de la matière, qui est, selon ce système, la forme unique et exclusive de l'être. Il s'ensuit que, selon cette interprétation, la religion ne peut se comprendre que comme une sorte d'"illusion idéaliste", à combattre selon les manières et les méthodes les plus appropriées aux lieux et aux circonstances historiques, pour l'éliminer de la société et du coeur même de l'homme.
On peut donc dire que le matérialisme est le développement systématique et cohérent de la "résistance" et de l'opposition dénoncées par saint Paul lorsqu'il dit: "La chair ... s'oppose à l'esprit". Cette réalité conflictuelle est cependant réciproque, comme le souligne l'Apôtre dans la seconde partie de son aphorisme: "L'esprit s'oppose à la chair". Celui qui veut vivre selon l'Esprit, en acceptant son action salvifique et en s'y conformant, ne peut pas ne pas repousser les tendances et les prétentions de la "chair", qu'elles soient intérieures ou extérieures, y compris dans leur expression idéologique et historique de "matérialisme" antireligieux. Sur cette toile de fond si caractéristique de notre temps, il faut souligner les "désirs de l'esprit" dans la préparation du grand Jubilé: ils sont des appels qui résonnent dans la nuit d'une nouvelle période d'Avent, au terme de laquelle, comme il y a deux mille ans, "toute chair verra le salut de Dieu"(243). Voilà une possibilité et une espérance que l'Eglise confie aux hommes d'aujourd'hui. Elle sait que la rencontre, l'affrontement entre, d'une part, les "désirs contraires à l'Esprit", qui caractérisent tant d'aspects de la civilisation contemporaine spécialement en certains domaines, et, d'autre part, les "désirs contraires à la chair" - avec le fait que Dieu s'est rendu proche de nous, avec son Incarnation, avec la communication toujours nouvelle qu'il fait de lui-même dans l'Esprit Saint -, peut présenter en certains cas un caractère dramatique et aboutir peut-être à de nouvelles défaites humaines. Mais l'Eglise croit fermement que, pour sa part, Dieu ne cesse de se donner lui-même pour le salut, de venir pour le salut, et, au besoin, de "manifester le péché" pour le salut, par l'Esprit.
242 Cf. Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 19-21.
243 Lc 3,6 cf. Is 40,5
57 Dans l'opposition paulinienne entre l'"Esprit" et la "chair" s'inscrit aussi l'opposition entre la "vie" et la "mort". Il s'agit là d'un grave problème, et il faut dire aussitôt à ce propos que le matérialisme, comme système de pensée, dans toutes ses versions, signifie l'acceptation de la mort comme terme définitif de l'existence humaine. Tout ce qui est matériel est corruptible et, par conséquent, le corps humain (en tant qu'"animal") est mortel. Si l'homme, dans son essence, n'est que "chair", la mort demeure pour lui une frontière et un terme infranchissables. On comprend alors comment on arrive à dire que la vie humaine n'est rien d'autre qu'un "exister pour mourir".
Il faut ajouter que, à l'horizon de la civilisation contemporaine - spécialement là ou elle s'est le plus développée du point de vue technique et scientifique -, les signes et les signaux de mort sont devenus particulièrement présents et fréquents. Il suffit de penser à la course aux armements et au danger qu'elle comporte d'une autodestruction nucléaire. D'autre part, tous peuvent constater de plus en plus la situation grave de vastes régions de notre planète, affectées par l'indigence et la faim porteuses de mort. Il ne s'agit pas seulement de problèmes économiques, mais aussi et avant tout de problèmes éthiques. Cependant, à l'horizon de notre époque s'accumulent des "signes de mort" encore plus sombres: l'usage s'est répandu - et en certains lieux il risque de devenir presque une institution - d'ôter la vie aux êtres humains avant même leur naissance, ou avant qu'ils ne soient arrivés au seuil naturel de la mort. Il faut ajouter que, malgré tant de nobles efforts en faveur de la paix, de nouvelles guerres ont éclaté et sont en cours: elles privent de la vie ou de la santé des centaines de milliers d'êtres humains. Et comment ne pas rappeler les attentats contre la vie humaine qui viennent du terrorisme, organisé même à l'échelle internationale?
Hélas, ce n'est là qu'une esquisse partielle et incomplète du tableau de mort qu'on est en train de composer à notre époque, alors que nous sommes de plus en plus proches de la fin du deuxième millénaire du christianisme. Est-ce que, des sombres couleurs de la civilisation matérialiste et en particulier de ces signes de mort qui se multiplient dans le cadre sociologique et historique ou elle s'est développée, ne monte pas, plus ou moins consciente, une nouvelle invocation à l'Esprit qui donne la vie? En tout cas, même indépendamment de l'ampleur des espoirs ou des désespoirs humains, comme des illusions ou des duperies, qui résultent du développement des systèmes matérialistes de pensée et de vie, la certitude chrétienne demeure que l'Esprit souffle ou il veut et que nous possédons "les prémices de l'Esprit", que, par conséquent, nous pouvons sans doute endurer les souffrances du temps qui passe, mais "nous gémissons... intérieurement dans l'attente de la rédemption de notre corps"(244), c'est-à-dire de tout notre être humain qui est corporel et spirituel. Oui, nous gémissons, mais dans une attente chargée d'une espérance indéfectible, justement parce que Dieu, qui est Esprit, s'est rendu proche de cet être humain que nous sommes. Dieu le Père, "en envoyant son propre Fils avec une chair semblable à celle du péché et en vue du péché, a condamné le péché"(245). Au sommet du mystère pascal, le Fils de Dieu, fait homme et crucifié pour les péchés du monde, s'est présenté au milieu de ses Apôtres après la résurrection, il a envoyé sur eux son souffle et il a dit: "Recevez l'Esprit Saint". Ce "souffle" continue toujours. Et voici que "l'Esprit vient au secours de notre faiblesse"(246).
244 Cf. Rm 8,23
245 Rm 8,
246 Rm 8,26
1986 Dominum et vivificantem 46