1980 Dives in Misericordia 11
11 C'est ainsi que grandit dans notre monde la conscience d'une menace, comme augmente aussi la crainte existentielle liée surtout -comme je l'ai déjà indiqué dans l'encyclique Redemptor Hominis -, à la perspective d'un conflit qui, en raison des arsenaux atomiques actuels, pourrait signifier l'autodestruction partielle de l'humanité. Toutefois, la menace ne concerne pas seulement ce que les hommes peuvent faire à d'autres hommes en utilisant la technique militaire; elle concerne aussi bien d'autres dangers, qui sont le produit d'une civilisation matérialiste, laquelle - malgré les déclarations "humanistes" - accepte le primat des choses sur la personne. L'homme contemporain a donc peur que, par l'utilisation des moyens techniques inventés par ce type de civilisation, les individus mais aussi les milieux, les communautés, les sociétés, les nations, puissent être les victimes d'abus de pouvoir de la part d'autres individus, milieux, sociétés. L'histoire de notre siècle en offre d'abondants exemples. Malgré toutes les déclarations sur les droits de l'homme dans sa dimension intégrale, c'est-à-dire dans son existence corporelle et spirituelle, nous ne pouvons pas dire que ces exemples appartiennent seulement au passé.
A juste raison, l'homme a peur d'être victime d'une oppression qui lui ôte la liberté intérieure, la possibilité de manifester publiquement la vérité dont il est convaincu, la foi qu'il professe, la faculté d'obéir à la voix de sa conscience qui lui indique le droit chemin. En effet, les moyens techniques dont dispose la civilisation actuelle cachent non seulement la possibilité d'une autodestruction réalisée par un conflit militaire, mais aussi la possibilité d'un assujettissement "pacifique" des individus, des milieux de vie, de sociétés entières et de nations qui, quel qu'en soit le motif, sont gênants pour ceux qui disposent de ces moyens et sont prêts à les utiliser sans scrupule. Que l'on pense aussi à la torture, qui existe encore dans le monde, adoptée systématiquement par l'autorité comme instrument de domination ou de suprématie politique, et pratiquée impunément par les subalternes.
Ainsi donc, à côté de la conscience de la menace contre la vie, grandit la conscience d'une autre menace, qui détruit plus encore ce qui est essentiel à l'homme, c'est-à-dire ce qui est intimement lié à sa dignité de personne, à son droit à la vérité et à la liberté.
Et tout cela se déroule sur la toile de fond de l'immense remords constitué par le fait que, à côté des hommes et des sociétés aisés et rassasiés, vivant dans l'abondance, esclaves de la consommation et de la jouissance, il ne manque pas dans la même famille humaine d'individus et de groupes sociaux qui souffrent de la faim. Il ne manque pas d'enfants mourant de faim sous les yeux de leurs mères. Il ne manque pas non plus, dans les diverses parties du monde et les divers systèmes socio-économiques, de zones entières de misère, de disette et de sous-développement. Ce fait est universellement connu. L'état d'inégalité entre les hommes et les peuples non seulement dure, mais il augmente. Aujourd'hui encore, à côté de ceux qui sont aisés et vivent dans l'abondance, il y en a d'autres qui vivent dans l'indigence, souffrent de la misère, et souvent même meurent de faim; leur nombre atteint des dizaines et des centaines de millions. C'est pour cela que l'inquiétude morale est destinée à devenir encore plus profonde. De toute évidence, il y a un défaut capital, ou plutôt un ensemble de défauts et même un mécanisme défectueux à la base de l'économie contemporaine et de la civilisation matérialiste, qui ne permettent pas à la famille humaine de se sortir, dirais-je, de situations aussi radicalement injustes.
Cette image du monde d'aujourd'hui, dans lequel il y a tant de mal physique et moral qu'il en devient un monde enfermé dans le réseau de ses contradictions et de ses tensions, et en même temps plein de menaces dirigées contre la liberté humaine, la conscience et la religion, cette image explique l'inquiétude à laquelle est soumis l'homme contemporain. Cette inquiétude est ressentie non seulement par ceux qui sont désavantagés et opprimés, mais aussi par ceux qui jouissent des privilèges de la richesse, du progrès, du pouvoir. Et même si ne manquent pas aussi ceux qui cherchent à en découvrir les causes ou à réagir avec les moyens que leur offrent la technique, la richesse et le pouvoir, cette inquiétude toutefois, au plus profond de l'âme humaine, porte au-delà de ces palliatifs. Comme le Concile Vatican II l'a justement noté dans ses analyses, elle concerne les problèmes fondamentaux de toute l'existence humaine. Cette inquiétude est liée au sens même de l'existence de l'homme dans le monde, et elle est inquiétude pour l'avenir de l'homme et de toute l'humanité; elle exige des résolutions décisives, qui semblent désormais s'imposer au genre humain.
12 Il n'est pas difficile de constater que, dans le monde contemporain et sur une vaste échelle, le sens de la justice s'est réveillé; et sans aucun doute, il met plus en relief ce qui est opposé à la justice dans les rapports entre les hommes, les groupes sociaux ou les "classes", comme entre les peuples et les Etats, et jusqu'à des systèmes politiques entiers et même des "mondes" entiers. Ce courant profond et multiforme, à la source duquel la conscience humaine contemporaine a placé la justice, atteste le caractère éthique des tensions et des luttes qui envahissent le monde.
L'Eglise partage avec les hommes de notre temps ce désir ardent et profond d'une vie juste à tous points de vue, et elle n'omet pas non plus de réfléchir aux divers aspects de la justice, telle que l'exige la vie des hommes et des sociétés. Le développement de la doctrine sociale catholique au cours du dernier siècle le confirme bien. Dans le sillage de cet enseignement se situent aussi bien l'éducation et la formation des consciences humaines dans un esprit de justice, que les initiatives particulières qui se développent dans cet esprit, spécialement dans le cadre de l'apostolat des laïcs.
Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l'idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines, subissent en pratique des déformations. Bien qu'il continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l'expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancoeur, la haine, et jusqu'à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors, le désir de réduire à rien l'adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l'action; et cela s'oppose à l'essence de la justice qui, par nature, tend à établir l'égalité et l'équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d'abus de l'idée de justice et son altération pratique montrent combien l'action humaine peut s'éloigner de la justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n'est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l'Ancien Testament, l'attitude qui se manifeste dans ces paroles: "oeil pour oeil, dent pour dent" (111). Telle était la manière d'altérer la justice à cette époque; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu'au nom d'une prétendue justice (par exemple historique, ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de la liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L'expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu'elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu'est l'amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions.
111- Mt 5,38
L'expérience de l'histoire a conduit à formuler l'axiome: summum ius, summa iniuria, le summum du droit, summum de l'injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice, et n'atténue pas la signification de l'ordre qui se fonde sur elle; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l'esprit, qui conditionnent l'ordre même de la justice.
Ayant devant les yeux l'image de la génération à laquelle nous appartenons, l'Eglise partage l'inquiétude de tant d'hommes contemporains. D'autre part, elle doit aussi se préoccuper du déclin de nombreuses valeurs fondamentales, qui constituent un bien incontestable non seulement de la morale chrétienne, mais simplement de la morale humaine, de la culture morale, comme sont le respect de la vie humaine depuis le moment de la conception, le respect pour le mariage dans son unité indissoluble, le respect pour la stabilité de la famille. La permissivité morale frappe surtout ce milieu si sensible de la vie et de la sociabilité. Avec cela vont de pair la crise de la vérité dans les relations humaines, l'irresponsabilité dans la parole, l'utilitarisme dans les rapports d'homme à homme, la diminution du sens du bien commun authentique et la facilité avec laquelle ce dernier est sacrifié. Enfin, il y a la désacralisation, qui se transforme souvent en "déshumanisation": l'homme et la société pour lesquels rien n'est "sacré" connaissent, malgré toutes les apparences, la décadence morale.
En relation avec cette image de notre génération, qui ne peut que susciter une profonde inquiétude, nous reviennent à l'esprit les paroles qui résonnèrent dans le Magnificat de Marie pour célébrer l'incarnation du Fils de Dieu et qui chantent la "miséricorde... de génération en génération". Il faut que l'Eglise de notre temps, gardant toujours dans son coeur l'éloquence de ces paroles inspirées et les appliquant aux expériences et aux souffrances de la grande famille humaine, prenne une conscience plus profonde et plus motivée de la nécessité de rendre témoignage à la miséricorde de Dieu dans toute sa mission, conformément à la tradition de l'ancienne et de la nouvelle Alliance, et surtout à la suite de Jésus-Christ lui-même et de ses Apôtres. L'Eglise doit rendre témoignage à la miséricorde de Dieu révélée dans le Christ en toute sa mission de Messie, en la professant tout d'abord comme vérité salvifique de foi nécessaire à une vie en harmonie avec la foi, puis en cherchant à l'introduire et à l'incarner dans la vie de ses fidèles, et autant que possible dans celle de tous les hommes de bonne volonté. Enfin, l'Eglise - professant la miséricorde et lui demeurant toujours fidèle - a le droit et le devoir d'en appeler à la miséricorde de Dieu, de l'implorer en face de toutes les formes de mal physique et moral, devant toutes les menaces qui s'appesantissent à l'horizon de la vie de l'humanité contemporaine.
13 L'Eglise doit professer et proclamer la miséricorde divine dans toute sa vérité, telle qu'elle nous est attestée par la révélation. Dans les pages qui précèdent, nous avons cherché à dessiner au moins les grandes lignes de cette vérité, qui s'exprime avec tant de richesse dans toute la Sainte Ecriture et la Tradition. Dans la vie quotidienne de l'Eglise, la vérité sur la miséricorde de Dieu, exposée dans la Bible, trouve constamment un écho dans de nombreuses lectures de la sainte liturgie. Et le peuple, dans son sens authentique de la foi, le perçoit bien, comme l'attestent de nombreuses expressions de la piété personnelle et communautaire. Il serait certainement difficile de les énumérer et de les résumer toutes, car la majeure partie d'entre elles est fortement gravée au plus profond des coeurs et des consciences. Des théologiens affirment que la miséricorde est le plus grand des attributs de Dieu, la plus grande de ses perfections; la Bible, la Tradition et toute la vie de foi du peuple de Dieu en fournissent des témoignages inépuisables. Il ne s'agit pas ici de la perfection de l'inscrutable essence de Dieu dans le mystère même de sa divinité, mais de la perfection et de l'attribut grâce auxquels l'homme, dans la vérité intérieure de son existence, entre en relation le plus intimement et le plus souvent avec le Dieu vivant. Conformément aux paroles que le Christ adressa à Philippe (112), la "vision du Père" - vision de Dieu par la foi - trouve dans la rencontre avec sa miséricorde un degré de simplicité et de vérité intérieure semblable à celui que nous trouvons dans la parabole de l'enfant prodigue.
112- Jn 14,9-10
"Qui m'a vu a vu le Père" (113). L'Eglise professe la miséricorde de Dieu, l'Eglise en vit, dans sa vaste expérience de foi, et aussi dans son enseignement, en contemplant constamment le Christ, en se concentrant en lui, sur sa vie et son Evangile, sur sa croix et sa résurrection, sur son mystère tout entier. Tout ce qui forme la "vision" du Christ dans la foi vive et dans l'enseignement de l'Eglise nous rapproche de la "vision du Père" dans la sainteté de sa miséricorde. L'Eglise semble professer et vénérer d'une manière particulière la miséricorde de Dieu quand elle s'adresse au coeur du Christ. En effet, nous approcher du Christ dans le mystère de son coeur nous permet de nous arrêter sur ce point - point central en un certain sens, et en même temps le plus accessible au plan humain - de la révélation de l'amour miséricordieux du Père, qui a constitué le contenu central de la mission messianique du Fils de l'homme.
113- Jn 14,9-10
L'Eglise vit d'une vie authentique lorsqu'elle professe et proclame la miséricorde, attribut le plus admirable du Créateur et du Rédempteur, et lorsqu'elle conduit les hommes aux sources de la miséricorde du Sauveur, dont elle est la dépositaire et la dispensatrice. Dans ce cadre, la méditation constante de la parole de Dieu, et surtout la participation consciente et réfléchie à l'Eucharistie et au sacrement de pénitence ou de réconciliation, ont une grande signification. L'Eucharistie nous rapproche toujours de cet amour plus fort que la mort: "Chaque fois en effet que nous mangeons ce pain et que nous buvons cette coupe", non seulement nous annonçons la mort du Rédempteur, mais nous proclamons aussi sa résurrection, "dans l'attente de sa venue" dans la gloire (114). La liturgie eucharistique, célébrée en mémoire de celui qui dans sa mission messianique nous a révélé le Père par sa parole et par sa croix, atteste l'inépuisable amour en vertu duquel il désire toujours s'unir à nous et ne faire qu'un avec nous, allant à la rencontre de tous les coeurs humains. C'est le sacrement de la pénitence ou de la réconciliation qui aplanit la route de chacun, même quand il est accablé par de lourdes fautes. Dans ce sacrement, tout homme peut expérimenter de manière unique la miséricorde, c'est-à-dire l'amour qui est plus fort que le péché. L'encyclique Redemptor Hominis a déjà abordé ce point; il conviendrait pourtant de revenir encore une fois sur ce thème fondamental.
114- 1Co 11,26 ; acclamation dans le "Missel romain"
Parce que le péché existe dans ce monde que "Dieu a tant aimé qu'il a donné son Fils unique" (115), Dieu qui "est amour" (116) ne peut se révéler autrement que comme miséricorde. Cela correspond non seulement à la vérité la plus profonde de cet amour qu'est Dieu, mais aussi à la vérité intérieure de l'homme et du monde qui est sa patrie temporaire.
115- Jn 3,16
116- 1Jn 4,8
La miséricorde, en tant que perfection du Dieu infini, est elle-même infinie. Infinie donc, et inépuisable, est la promptitude du Père à accueillir les fils prodigues qui reviennent à sa maison. Infinies sont aussi la promptitude et l'intensité du pardon qui jaillit continuellement de l'admirable valeur du sacrifice du Fils. Aucun péché de l'homme ne peut prévaloir sur cette force ni la limiter. Du côté de l'homme, seul peut la limiter le manque de bonne volonté, le manque de promptitude dans la conversion et la pénitence, c'est-à-dire l'obstination continuelle qui s'oppose à la grâce et à la vérité, spécialement face au témoignage de la croix et de la résurrection du Christ.
C'est pourquoi l'Eglise annonce la conversion et y appelle. La conversion à Dieu consiste toujours dans la découverte de sa miséricorde, c'est-à-dire de cet amour patient et doux (117) comme l'est Dieu Créateur et Père: l'amour, auquel "le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus-Christ" (118) est fidèle jusqu'à ses conséquences extrêmes dans l'histoire de l'alliance avec l'homme, jusqu'à la croix, à la mort et à la résurrection de son Fils. La conversion à Dieu est toujours le fruit du retour au Père riche en miséricorde.
117- 1Co 13,4
118- 2Co 1,3
La connaissance authentique du Dieu de la miséricorde, Dieu de l'amour bienveillant, est une force de conversion constante et inépuisable, non seulement comme acte intérieur d'un instant, mais aussi comme disposition permanente, comme état d'âme. Ceux qui arrivent à connaître Dieu ainsi, ceux qui le "voient" ainsi, ne peuvent pas vivre autrement qu'en se convertissant à lui continuellement. Ils vivent donc in statu conversionis, en état de conversion; et c'est cet état qui constitue la composante la plus profonde du pèlerinage de tout homme sur la terre in statu viatoris, en état de cheminement. Il est évident que l'Eglise professe la miséricorde de Dieu révélée dans le Christ crucifié et ressuscité non seulement par les paroles de son enseignement, mais surtout par la pulsation la plus intense de la vie de tout le peuple de Dieu. Grâce à ce témoignage de vie, l'Eglise accomplit sa mission propre de peuple de Dieu, mission qui participe à la mission messianique du Christ lui-même et qui, en un certain sens, la continue.
L'Eglise contemporaine est vivement consciente que c'est seulement sur la base de la miséricorde de Dieu qu'elle pourra réaliser les tâches qui découlent de l'enseignement du Concile Vatican II, et en premier lieu la tâche oecuménique consistant à unir tous ceux qui croient au Christ. En engageant de multiples efforts dans cette direction, l'Eglise reconnaît avec humilité que seul cet amour, plus puissant que la faiblesse des divisions humaines, peut réaliser définitivement cette unité que le Christ implorait de son Père, et que l'Esprit ne cesse d'implorer pour nous "avec des gémissements inexprimables" (119).
119- Rm 8,26
14 Jésus-Christ nous a enseigné que l'homme non seulement reçoit et expérimente la miséricorde de Dieu, mais aussi qu'il est appelé à "faire miséricorde" aux autres: "Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde" (120). Dans ces paroles, l'Eglise voit un appel à l'action, et elle s'efforce de pratiquer la miséricorde. Si toutes les béatitudes du Sermon sur la montagne indiquent la route de la conversion et du changement de vie, celle qui concerne les miséricordieux est, à cet égard, particulièrement parlante. L'homme parvient à l'amour miséricordieux de Dieu, à sa miséricorde, dans la mesure ou lui-même se transforme intérieurement dans l'esprit d'un tel amour envers le prochain.
120- Mt 5,7
Ce processus authentiquement évangélique ne réalise pas seulement une transformation spirituelle une fois pour toutes, mais il est tout un style de vie, une caractéristique essentielle et continuelle de la vocation chrétienne. Il consiste dans la découverte constante et dans la mise en oeuvre persévérante de l'amour en tant que force à la fois unifiante et élevante, en dépit de toutes les difficultés psychologiques ou sociales: il s'agit, en effet, d'un amour miséricordieux qui est par essence un amour créateur. L'amour miséricordieux, dans les rapports humains, n'est jamais un acte ou un processus unilatéral. Même dans les cas ou tout semblerait indiquer qu'une seule partie donne et offre, et que l'autre ne fait que prendre et recevoir (par exemple dans le cas du médecin qui soigne, du maître qui enseigne, des parents qui élèvent et éduquent leurs enfants, du bienfaiteur qui secourt ceux qui sont dans le besoin), en réalité cependant, même celui qui donne en tire toujours avantage. De toute manière, il peut facilement se retrouver lui aussi dans la situation de celui qui reçoit, qui obtient un bienfait, qui rencontre l'amour miséricordieux, qui se trouve être objet de miséricorde.
En ce sens, le Christ crucifié est pour nous le modèle, l'inspiration et l'incitation la plus haute. En nous fondant sur ce modèle émouvant, nous pouvons en toute humilité manifester de la miséricorde envers les autres, sachant qu'il la reçoit comme si elle était témoignée à lui-même (121). D'après ce modèle, nous devons aussi purifier continuellement toutes nos actions et toutes nos intentions dans lesquelles la miséricorde est comprise et pratiquée d'une manière unilatérale, comme un bien qui est fait aux autres. Car elle est réellement un acte d'amour miséricordieux seulement lorsque, en la réalisant, nous sommes profondément convaincus que nous la recevons en même temps de ceux qui l'acceptent de nous. Si cet aspect bilatéral et cette réciprocité font défaut, nos actions ne sont pas encore des actes authentiques de miséricorde; la conversion, dont le chemin nous a été enseigné par le Christ dans ses paroles et son exemple jusqu'à la croix, ne s'est pas encore pleinement accomplie en nous; et nous ne participons pas encore complètement à la source magnifique de l'amour miséricordieux, qui nous a été révélée en lui.
121- Mt 25,34-40
Ainsi donc, le chemin que le Christ nous a indiqué dans le Sermon sur la montagne avec la béatitude des miséricordieux est bien plus riche que ce que nous pouvons parfois découvrir dans la façon dont on parle habituellement de la miséricorde. On considère communément la miséricorde comme un acte ou un processus unilatéral, qui présuppose et maintient les distances entre celui qui fait miséricorde et celui qui la reçoit, entre celui qui fait le bien et celui qui en est gratifié. De là vient la prétention de libérer les rapports humains et sociaux de la miséricorde, et de les fonder seulement sur la justice. Mais ces opinions sur la miséricorde ne tiennent pas compte du lien fondamental entre la miséricorde et la justice dont parlent toute la tradition biblique et surtout la mission messianique de Jésus-Christ. La miséricorde authentique est, pour ainsi dire, la source la plus profonde de la justice. Si cette dernière est de soi propre à "arbitrer" entre les hommes pour répartir entre eux de manière juste les biens matériels, l'amour au contraire, et seulement lui (et donc aussi cet amour bienveillant que nous appelons "miséricorde"), est capable de rendre l'homme à lui-même.
La miséricorde véritablement chrétienne est également, dans un certain sens, la plus parfaite incarnation de l'"égalité" entre les hommes, et donc aussi l'incarnation la plus parfaite de la justice, en tant que celle-ci, dans son propre domaine, vise au même résultat. L'égalité introduite par la justice se limite cependant au domaine des biens objectifs et extérieurs, tandis que l'amour et la miséricorde permettent aux hommes de se rencontrer entre eux dans cette valeur qu'est l'homme même, avec la dignité qui lui est propre. En même temps, l'"égalité" née de l'amour "patient et bienveillant" (122) n'efface pas les différences: celui qui donne devient plus généreux lorsqu'il se sent payé en retour par celui qui accepte son don; réciproquement, celui qui sait recevoir le don avec la conscience que lui aussi fait du bien en l'acceptant, sert pour sa part la grande cause de la dignité de la personne, et donc contribue à unir les hommes entre eux d'une manière plus profonde.
122- 1Co 13,4
Ainsi donc, la miséricorde devient un élément indispensable pour façonner les rapports mutuels entre les hommes, dans un esprit de grand respect envers ce qui est humain et envers la fraternité réciproque. Il n'est pas possible d'obtenir l'établissement de ce lien entre les hommes si l'on veut régler leurs rapports mutuels uniquement en fonction de la justice. Celle-ci, dans toute la sphère des rapports entre hommes, doit subir pour ainsi dire une "refonte" importante de la part de l'amour qui est - comme le proclame saint Paul - "patient" et "bienveillant", ou, en d'autres termes, qui porte en soi les caractéristiques de l'amour miséricordieux, si essentielles pour l'Evangile et pour le christianisme. Rappelons en outre que l'amour miséricordieux comporte aussi cette tendresse et cette sensibilité du coeur dont nous parle si éloquemment la parabole de l'enfant prodigue (123), ou encore celles de la brebis et de la drachme perdues (124). Aussi l'amour miséricordieux est-il indispensable surtout entre ceux qui sont les plus proches: entre les époux, entre parents et enfants, entre amis; il est indispensable dans l'éducation et la pastorale.
123- Lc 15,11-32
124- Lc 15,1-10
Cependant, son champ d'action ne se borne pas à cela. Si Paul VI a indiqué à plusieurs reprises que la "civilisation de l'amour" (125) était le but vers lequel devaient tendre tous les efforts dans le domaine social et culturel comme dans le domaine économique et politique, il convient d'ajouter que ce but ne sera jamais atteint tant que, dans nos conceptions et nos réalisations concernant le domaine large et complexe de la vie en commun, nous nous en tiendrons au principe "oeil pour oeil et dent pour dent" (126); tant que nous ne tendrons pas, au contraire, à le transformer dans son essence, en agissant dans un autre esprit. Il est certain que c'est aussi dans cette direction que nous conduit le Concile Vatican II, lorsque, parlant d'une manière répétée de la nécessité de rendre le monde plus humain (127), il présente la mission de l'Eglise dans le monde contemporain comme la réalisation de cette tâche. Le monde des hommes ne pourra devenir toujours plus humain que si nous introduisons dans le cadre multiforme des rapports interpersonnels et sociaux, en même temps que la justice, cet "amour miséricordieux" qui constitue le message messianique de l'Evangile.
125- Cf. Insegnamenti di Paolo VI, XIII (1975), p. 1568, Discours de clôture de l'Année Sainte, 25 décembre 1975.
126- Mt 5,38
127- GS 40 ; Paul VI, Exhortation ap. Paterna cum benevolentia, particulièrement les nn. 1 et 6 : AAS 67 (1975), pp. 7-9 et 17-23.
Le monde des hommes pourra devenir "toujours plus humain" seulement lorsque nous introduirons, dans tous les rapports réciproques qui modèlent son visage moral, le moment du pardon, si essentiel pour l'Evangile. Le pardon atteste qu'est présent dans le monde l'amour plus fort que le péché. En outre, le pardon est la condition première de la réconciliation, non seulement dans les rapports de Dieu avec l'homme, mais aussi dans les relations entre les hommes. Un monde d'ou on éliminerait le pardon serait seulement un monde de justice froide et irrespectueuse, au nom de laquelle chacun revendiquerait ses propres droits vis-à-vis de l'autre; ainsi, les égoïsmes de toute espèce qui sommeillent dans l'homme pourraient transformer la vie et la société humaine en un système d'oppression des plus faibles par les plus forts, ou encore en arène d'une lutte permanente des uns contre les autres.
C'est pourquoi l'Eglise doit considérer comme un de ses principaux devoirs - à chaque étape de l'histoire, et spécialement à l'époque contemporaine - de proclamer et d'introduire dans la vie le mystère de la miséricorde, révélé à son plus haut degré en Jésus-Christ. Ce mystère est, non seulement pour l'Eglise elle-même comme communauté des croyants mais aussi, en un certain sens, pour tous les hommes, source d'une vie différente de celle qu'est capable de construire l'homme exposé aux forces tyranniques de la triple concupiscence qui sont à l'oeuvre en lui (128). Et c'est au nom de ce mystère que le Christ nous enseigne à toujours pardonner. Combien de fois répétons-nous les paroles de la prière que lui-même nous a enseignée, en demandant: "Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés", c'est-à-dire à ceux qui sont coupables à notre égard (129)! Il est vraiment difficile d'exprimer la valeur profonde de l'attitude que de telles paroles définissent et inculquent. Que ne révèlent-elles pas à tout homme, sur son semblable et sur lui-même! La conscience d'être débiteurs les uns envers les autres va de pair avec l'appel à la solidarité fraternelle que saint Paul a exprimé avec concision en nous invitant à nous supporter "les uns les autres avec charité" (130). Quelle leçon d'humilité est ici renfermée à l'égard de l'homme, du prochain en même temps que de nous-mêmes! Quelle école de bonne volonté pour la vie en commun de chaque jour, dans les diverses conditions de notre existence! Si nous nous désintéressions d'une telle leçon, que resterait-il de n'importe programme "humaniste" de vie et d'éducation?
128- 1Jn 2,16
129- Mt 6,12
130- Ep 4,2 Ga 6,2
Le Christ souligne avec insistance la nécessité de pardonner aux autres: lorsque Pierre lui demande combien de fois il devrait pardonner à son prochain, il lui indique le chiffre symbolique de "soixante-dix fois sept fois" (131), voulant lui montrer ainsi qu'il devrait savoir pardonner à tous et toujours. Il est évident qu'une exigence aussi généreuse de pardon n'annule pas les exigences objectives de la justice. La justice bien comprise constitue pour ainsi dire le but du pardon. Dans aucun passage du message évangélique, le pardon, ni même la miséricorde qui en est la source, ne signifient indulgence envers le mal, envers le scandale, envers le tort causé ou les offenses. En chaque cas, la réparation du mal et du scandale, le dédommagement du tort causé, la satisfaction de l'offense sont conditions du pardon.
131- Mt 18,22
Ainsi donc, la structure foncière de la justice entre toujours dans le champ de la miséricorde. Celle-ci toutefois a la force de conférer à la justice un contenu nouveau, qui s'exprime de la manière la plus simple et la plus complète dans le pardon. Le pardon en effet manifeste qu'en plus du processus de "compensation" et de "trève" caractéristique de la justice, l'amour est nécessaire pour que l'homme s'affirme comme tel. L'accomplissement des conditions de la justice est indispensable surtout pour que l'amour puisse révéler son propre visage. Dans l'analyse de la parabole de l'enfant prodigue, nous avons déjà attiré l'attention sur le fait que celui qui pardonne et celui qui est pardonné se rencontrent sur un point essentiel, qui est la dignité ou la valeur essentielle de l'homme, qui ne peut être perdue et dont l'affirmation ou la redécouverte sont la source de la plus grande joie (132).
132- Lc 15,32
L'Eglise estime à juste titre que son devoir, que le but de sa mission, consistent à assurer l'authenticité du pardon, aussi bien dans la vie et le comportement que dans l'éducation et la pastorale. Elle ne la protège pas autrement qu'en gardant sa source, c'est-à-dire le mystère de la miséricorde de Dieu lui-même, révélé en Jésus-Christ.
A la base de la mission de l'Eglise, dans tous les domaines dont parlent de nombreux textes du récent Concile et l'expérience séculaire de l'apostolat, il n'y a rien d'autre que: "Puiser aux sources du Sauveur" (133). Il y a là de multiples orientations pour la mission de l'Eglise dans la vie des chrétiens, des communautés et de tout le Peuple de Dieu. "Puiser aux sources du Sauveur" ne peut se réaliser que dans l'esprit de pauvreté auquel le Seigneur nous a appelés par sa parole et son exemple: "Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement" (134). Ainsi, sur tous les chemins de la vie et du ministère de l'Eglise - à travers la pauvreté évangélique de ses ministres et dispensateurs, ainsi que du peuple tout entier, qui rend témoignage "à toutes les merveilles" de son Seigneur - se manifeste encore mieux le Dieu "qui est riche en miséricorde".
133- Is 12,3
134- Mt 10,8
1980 Dives in Misericordia 11