2003 Ecclesia de Eucaristia
LETTRE ENCYCLIQUE
ECCLESIA DE EUCHARISTIA
DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'EUCHARISTIE
DANS SON RAPPORT À L'ÉGLISE
1 L'Église vit de l'Eucharistie (Ecclesia de Eucharistia vivit). Cette vérité n'exprime pas seulement une expérience quotidienne de foi, mais elle comporte en synthèse le coeur du mystère de l'Église. Dans la joie, elle fait l'expérience, sous de multiples formes, de la continuelle réalisation de la promesse: «Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde» (Mt 28,20) . Mais, dans l'Eucharistie, par la transformation du pain et du vin en corps et sang du Seigneur, elle jouit de cette présence avec une intensité unique. Depuis que, à la Pentecôte, l'Église, peuple de la Nouvelle Alliance, a commencé son pèlerinage vers la patrie céleste, le divin Sacrement a continué à marquer ses journées, les remplissant d'espérance confiante.
À juste titre, le Concile Vatican II a proclamé que le Sacrifice eucharistique est «source et sommet de toute la vie chrétienne». (1 ) «La très sainte Eucharistie contient en effet l'ensemble des biens spirituels de l'Église, à savoir le Christ lui-même, notre Pâque, le pain vivant, qui par sa chair, vivifiée par l'Esprit Saint et vivifiante, procure la vie aux hommes». (2 ) C'est pourquoi l'Église a le regard constamment fixé sur son Seigneur, présent dans le Sacrement de l'autel, dans lequel elle découvre la pleine manifestation de son immense amour.
2 Au cours du grand Jubilé de l'An 2000, il m'a été donné de célébrer l'Eucharistie au Cénacle, à Jérusalem, là où, selon la tradition, elle a été accomplie pour la première fois par le Christ lui- même. Le Cénacle est le lieu de l'institution de ce très saint Sacrement. C'est là que le Christ prit le pain dans ses mains, qu'il le rompit et le donna à ses disciples en disant: «Prenez et mangez-en tous: ceci est mon corps, livré pour vous» (cf. Mt 26,26 Lc 22,19 1Co 11,24) . Puis il prit dans ses mains le calice du vin et il leur dit: «Prenez et buvez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l'Alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés» (cf. Mc 14,24 Lc 22,20 1Co 11,25) . Je rends grâce au Seigneur Jésus de m'avoir permis de redire au même endroit, dans l'obéissance à son commandement «Vous ferez cela en mémoire de moi» (Lc 22,19), les paroles qu'il a prononcées il y a deux mille ans.
Les Apôtres qui ont pris part à la dernière Cène ont-ils compris le sens des paroles sorties de la bouche du Christ? Peut-être pas. Ces paroles ne devaient se clarifier pleinement qu'à la fin du Triduum pascal, c'est-à-dire de la période qui va du Jeudi soir au Dimanche matin. C'est dans ces jours-là que s'inscrit le mysterium paschale; c'est en eux aussi que s'inscrit le mysterium eucharisticum.
3 L'Église naît du mystère pascal. C'est précisément pour cela que l'Eucharistie, sacrement par excellence du mystère pascal, a sa place au centre de la vie ecclésiale. On le voit bien dès les premières images de l'Église que nous donnent les Actes des Apôtres: «Ils étaient fidèles à écouter l'enseignement des Apôtres et à vivre en communion fraternelle, à rompre le pain et à participer aux prières» (2, 42). L'Eucharistie est évoquée dans la «fraction du pain». Deux mille ans plus tard, nous continuons à réaliser cette image primitive de l'Église. Et tandis que nous le faisons dans la célébration de l'Eucharistie, les yeux de l'âme se reportent au Triduum pascal, à ce qui se passa le soir du Jeudi saint, pendant la dernière Cène, et après elle. En effet, l'institution de l'Eucharistie anticipait sacramentellement les événements qui devaient se réaliser peu après, à partir de l'agonie à Gethsémani. Nous revoyons Jésus qui sort du Cénacle, qui descend avec ses disciples pour traverser le torrent du Cédron et aller au Jardin des Oliviers. Dans ce Jardin, il y a encore aujourd'hui quelques oliviers très anciens. Peut-être ont-ils été témoins de ce qui advint sous leur ombre ce soir-là, lorsque le Christ en prière ressentit une angoisse mortelle et que «sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tombaient jusqu'à terre» (Lc 22,44) . Son sang, qu'il avait donné à l'Église peu auparavant comme boisson de salut dans le Sacrement de l'Eucharistie, commençait à être versé. Son effusion devait s'achever sur le Golgotha, devenant l'instrument de notre rédemption: «Le Christ..., grand prêtre des biens à venir..., entra une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et de jeunes taureaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle» (He 9,11-12) .
4 L'heure de notre rédemption. Bien qu'il soit profondément éprouvé, Jésus ne se dérobe pas face à son «heure»: «Que puis-je dire? Dirai-je: Père, délivre-moi de cette heure? Mais non! C'est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci!» (Jn 12,27) . Il désire que les disciples lui tiennent compagnie, et il doit au contraire faire l'expérience de la solitude et de l'abandon: «Ainsi, vous n'avez pas eu la force de veiller une heure avec moi? Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation» (Mt 26,40-41) . Seul Jean restera au pied de la Croix, à côté de Marie et des pieuses femmes. L'agonie à Gethsémani a été l'introduction de l'agonie sur la Croix le Vendredi saint. L'heure sainte, l'heure de la rédemption du monde. Quand on célèbre l'Eucharistie près de la tombe de Jésus, à Jérusalem, on revient d'une manière quasi tangible à son «heure», l'heure de la Croix et de la glorification. Tout prêtre qui célèbre la Messe revient en esprit, en même temps que la communauté chrétienne qui y participe, à ce lieu et à cette heure.
«Il a été crucifié, est mort et a été enseveli, est descendu aux enfers, le troisième jour est ressuscité des morts».Aux paroles de la profession de foi font écho les paroles de la contemplation et de la proclamation: «Ecce lignum crucis in quo salus mundi pependit. Venite adoremus». Telle est l'invitation que l'Église adresse à tous l'après-midi du Vendredi saint. Elle continuera à chanter ensuite durant le temps pascal en proclamant: «Surrexit Dominus de sepulcro qui pro nobis pependit in ligno. Alleluia».
5 «Mysterium fidei - Mystère de la foi!» Quand le prêtre prononce ou chante ces paroles, les fidèles disent l'acclamation: «Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire».
Par ces paroles, ou par d'autres semblables, l'Église désigne le Christ dans le mystère de sa Passion, et elle révèle aussi son propre mystère: Ecclesia de Eucharistia. Si c'est par le don de l'Esprit Saint à la Pentecôte que l'Église vient au jour et se met en route sur les chemins du monde, il est certain que l'institution de l'Eucharistie au Cénacle est un moment décisif de sa constitution. Son fondement et sa source, c'est tout le Triduum pascal, mais celui-ci est comme contenu, anticipé et «concentré» pour toujours dans le don de l'Eucharistie. Dans ce don, Jésus Christ confiait à l'Église l'actualisation permanente du mystère pascal. Par ce don, il instituait une mystérieuse «contemporanéité» entre le Triduum et le cours des siècles.
Penser à cela fait naître en nous des sentiments de grande et reconnaissante admiration. Dans l'événement pascal et dans l'Eucharistie qui l'actualise au cours des siècles, il y a un «contenu» vraiment énorme, dans lequel est présente toute l'histoire en tant que destinataire de la grâce de la rédemption. Cette admiration doit toujours pénétrer l'Église qui se recueille dans la Célébration eucharistique. Mais elle doit accompagner surtout le ministre de l'Eucharistie. C'est lui en effet qui, en vertu de la faculté qui lui a été conférée par le sacrement de l'ordination sacerdotale, effectue la consécration. C'est lui qui prononce, avec la puissance qui lui vient du Christ du Cénacle, les paroles: «Ceci est mon corps, livré pour vous... Ceci est la coupe de mon sang versé pour vous...» Le prêtre prononce ces paroles, ou plutôt il met sa bouche et sa voix à la disposition de Celui qui a prononcé ces paroles au Cénacle et qui a voulu qu'elles soient répétées de génération en génération par tous ceux qui, dans l'Église, participent ministériellement à son sacerdoce.
6 Par la présente encyclique, je voudrais raviver cette «admiration» eucharistique, dans la ligne de l'héritage du Jubilé que j'ai voulu laisser à l'Église par la lettre apostolique Novo millennio ineunte et par son couronnement marial Rosarium Virginis Mariæ. Contempler le visage du Christ, et le contempler avec Marie, voilà le «programme» que j'ai indiqué à l'Église à l'aube du troisième millénaire, l'invitant à avancer au large sur l'océan de l'histoire avec l'enthousiasme de la nouvelle évangélisation. Contempler le Christ exige que l'on sache le reconnaître partout où il se manifeste, dans la multiplicité de ses modes de présence, mais surtout dans le Sacrement vivant de son corps et de son sang. L'Église vit du Christ eucharistique, par lui elle est nourrie, par lui elle est illuminée. L'Eucharistie est un mystère de foi, et en même temps un «mystère lumineux».(3 )
Chaque fois que l'Église la célèbre, les fidèles peuvent en quelque sorte revivre l'expérience des deux disciples d'Emmaüs: «Leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent» (Lc 24,31).
7 Depuis que j'ai commencé mon ministère de Successeur de Pierre, j'ai toujours voulu donner au Jeudi saint, jour de l'Eucharistie et du sacerdoce, un signe d'attention particulière en envoyant une lettre à tous les prêtres du monde. Cette année, la vingt-cinquième de mon pontificat, je voudrais entraîner plus pleinement l'ensemble de l'Église dans cette réflexion eucharistique, et cela également pour remercier le Seigneur du don de l'Eucharistie et du sacerdoce: «Don et mystère».(4 ) Si, en proclamant l'Année du Rosaire, j'ai voulu placer cette vingt-cinquième année sous le signe de la contemplation du Christ à l'école de Marie, je ne puis laisser passer ce Jeudi saint 2003 sans m'arrêter devant le «visage eucharistique» du Christ, montrant plus fortement encore à l'Église la place centrale de l'Eucharistie. C'est d'elle que vit l'Église. C'est de ce «pain vivant» qu'elle se nourrit. Comment ne pas ressentir le besoin d'exhorter tout le monde à en faire constamment une expérience renouvelée?
8 Quand je pense à l'Eucharistie, tout en regardant ma vie de prêtre, d'évêque, de Successeur de Pierre, je me rappelle spontanément les nombreux moments et lieux où il m'a été donné de la célébrer. Je me souviens de l'église paroissiale de Niegowi, où j'ai exercé ma première charge pastorale, de la collégiale Saint-Florian à Cracovie, de la cathédrale du Wawel, de la basilique Saint-Pierre et des nombreuses basiliques et églises de Rome et du monde entier. J'ai pu célébrer la Messe dans des chapelles situées sur des sentiers de montagne, au bord des lacs, sur les rives de la mer; je l'ai célébrée sur des autels bâtis dans les stades, sur les places des villes... Ces cadres si divers de mes Célébrations eucharistiques me font fortement ressentir leur caractère universel et pour ainsi dire cosmique. Oui, cosmique! Car, même lorsqu'elle est célébrée sur un petit autel d'une église de campagne, l'Eucharistie est toujours célébrée, en un sens, sur l'autel du monde. Elle est un lien entre le ciel et la terre. Elle englobe et elle imprègne toute la création. Le Fils de Dieu s'est fait homme pour restituer toute la création, dans un acte suprême de louange, à Celui qui l'a tirée du néant. C'est ainsi que lui, le prêtre souverain et éternel, entrant grâce au sang de sa Croix dans le sanctuaire éternel, restitue toute la création rachetée au Créateur et Père. Il le fait par le ministère sacerdotal de l'Église, à la gloire de la Trinité sainte. C'est vraiment là le mysterium fidei qui se réalise dans l'Eucharistie: le monde, sorti des mains de Dieu créateur, retourne à lui après avoir été racheté par le Christ.
9 L'Eucharistie, présence salvifique de Jésus dans la communauté des fidèles et nourriture spirituelle pour elle, est ce que l'Église peut avoir de plus précieux dans sa marche au long de l'histoire. Ainsi s'explique l'attention empressée qu'elle a toujours réservée au Mystère eucharistique, attention qui ressort de manière autorisée dans l'oeuvre des Conciles et des Souverains Pontifes. Comment ne pas admirer les exposés doctrinaux des décrets sur la sainte Eucharistie et sur le saint Sacrifice de la Messe promulgués par le Concile de Trente? Au cours des siècles qui ont suivi, ces pages ont guidé la théologie aussi bien que la catéchèse, et elles sont encore une référence dogmatique pour le renouveau continuel et pour la croissance du peuple de Dieu dans la foi et l'amour envers l'Eucharistie. À une époque plus proche de nous, il faut mentionner trois encycliques: Miræ caritatis de Léon XIII (28 mai 1902),(5 ) Mediator Dei de Pie XII (20 novembre 1947) (6 ) et Mysterium fidei de Paul VI (septembre septembre 1965).(7 )
Le Concile Vatican II n'a pas publié de document spécifique sur le Mystère eucharistique, mais il en a illustré les divers aspects dans l'ensemble de ses documents, spécialement dans la constitution dogmatique sur l'Église Lumen gentium et dans la constitution sur la sainte Liturgie Sacrosanctum concilium.
Moi-même, dans les premières années de mon ministère apostolique sur la Chaire de Pierre, par la lettre apostolique Dominicæ cenæ (24 février 1980),(8 ) j'ai eu l'occasion de traiter certains aspects du Mystère eucharistique et de son incidence dans la vie de ceux qui en sont les ministres. Je reviens aujourd'hui sur ce sujet, avec un coeur encore plus rempli d'émotion et de gratitude, faisant en quelque sorte écho à la parole du psalmiste: «Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu'il m'a fait? J'élèverai la coupe du salut, j'invoquerai le nom du Seigneur» (Ps 116, 12-13).
10 Une croissance intérieure de la communauté chrétienne a répondu à ce souci d'annonce de la part du Magistère. Il n'y a pas de doute que la réforme liturgique du Concile a produit de grands bénéfices de participation plus consciente, plus active et plus fructueuse des fidèles au saint Sacrifice de l'autel. Par ailleurs, dans beaucoup d'endroits, l'adoration du Saint-Sacrement a une large place chaque jour et devient source inépuisable de sainteté. La pieuse participation des fidèles à la procession du Saint-Sacrement lors de la solennité du Corps et du Sang du Christ est une grâce du Seigneur qui remplit de joie chaque année ceux qui y participent. On pourrait mentionner ici d'autres signes positifs de foi et d'amour eucharistiques.
Malheureusement, à côté de ces lumières, les ombres ne manquent pas. Il y a en effet des lieux où l'on note un abandon presque complet du culte de l'adoration eucharistique. À cela s'ajoutent, dans tel ou tel contexte ecclésial, des abus qui contribuent à obscurcir la foi droite et la doctrine catholique concernant cet admirable Sacrement. Parfois se fait jour une compréhension très réductrice du Mystère eucharistique. Privé de sa valeur sacrificielle, il est vécu comme s'il n'allait pas au-delà du sens et de la valeur d'une rencontre conviviale et fraternelle. De plus, la nécessité du sacerdoce ministériel, qui s'appuie sur la succession apostolique, est parfois obscurcie, et le caractère sacramentel de l'Eucharistie est réduit à la seule efficacité de l'annonce. D'où, ici ou là, des initiatives oecuméniques qui, bien que suscitées par une intention généreuse, se laissent aller à des pratiques eucharistiques contraires à la discipline dans laquelle l'Église exprime sa foi. Comment ne pas manifester une profonde souffrance face à tout cela? L'Eucharistie est un don trop grand pour pouvoir supporter des ambiguïtés et des réductions.
J'espère que la présente encyclique pourra contribuer efficacement à dissiper les ombres sur le plan doctrinal et les manières de faire inacceptables, afin que l'Eucharistie continue à resplendir dans toute la magnificence de son mystère.
11 «La nuit même où il était livré, le Seigneur Jésus» (1Co 11,23) institua le Sacrifice eucharistique de son Corps et de son Sang. Les paroles de l'Apôtre Paul nous ramènent aux circonstances dramatiques dans lesquelles est née l'Eucharistie, qui est marquée de manière indélébile par l'événement de la passion et de la mort du Seigneur. Elle n'en constitue pas seulement l'évocation, mais encore la re-présentation sacramentelle. C'est le sacrifice de la Croix qui se perpétue au long des siècles.(9 ) On trouve une bonne expression de cette vérité dans les paroles par les quelles, dans le rite latin, le peuple répond à la proclamation du «mystère de la foi» faite par le prêtre: «Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus».
L'Église a reçu l'Eucharistie du Christ son Seigneur non comme un don, pour précieux qu'il soit parmi bien d'autres, mais comme le don par excellence, car il est le don de lui-même, de sa personne dans sa sainte humanité, et de son oeuvre de salut. Celle-ci ne reste pas enfermée dans le passé, puisque «tout ce que le Christ est, et tout ce qu'il a fait et souffert pour tous les hommes, participe de l'éternité divine et surplombe ainsi tous les temps...».(10 )
Quand l'Église célèbre l'Eucharistie, mémorial de la mort et de la résurrection de son Seigneur, cet événement central du salut est rendu réellement présent et ainsi «s'opère l'oeuvre de notre rédemption».(11 ) Ce sacrifice est tellement décisif pour le salut du genre humain que Jésus Christ ne l'a accompli et n'est retourné vers le Père qu'après nous avoir laissé le moyen d'y participer comme si nous y avions été présents. Tout fidèle peut ainsi y prendre part et en goûter les fruits d'une manière inépuisable. Telle est la foi dont les générations chrétiennes ont vécu au long des siècles. Cette foi, le Magistère de l'Église l'a continuellement rappelée avec une joyeuse gratitude pour ce don inestimable.(12 ) Je désire encore une fois redire cette vérité, en me mettant avec vous, chers frères et soeurs, en adoration devant ce Mystère: Mystère immense, Mystère de miséricorde. Qu'est-ce que Jésus pouvait faire de plus pour nous? Dans l'Eucharistie, il nous montre vraiment un amour qui va «jusqu'au bout» (cf. Jn 13,1) , un amour qui ne connaît pas de mesure.
12 Cet aspect de charité universelle du Sacrement eucharistique est fondé sur les paroles mêmes du Sauveur. En l'instituant, Jésus ne se contenta pas de dire «Ceci est mon corps», «Ceci est mon sang», mais il ajouta «livré pour vous» et «répandu pour la multitude» (Lc 22,19-20) . Il n'affirma pas seulement que ce qu'il leur donnait à manger et à boire était son corps et son sang, mais il en exprima aussi la valeur sacrificielle, rendant présent de manière sacramentelle son sacrifice qui s'accomplirait sur la Croix quelques heures plus tard pour le salut de tous. «La Messe est à la fois et inséparablement le mémorial sacrificiel dans lequel se perpétue le sacrifice de la Croix, et le banquet sacré de la communion au Corps et au Sang du Seigneur».(13 )
L'Église vit continuellement du sacrifice rédempteur, et elle y accède non seulement par un simple souvenir plein de foi, mais aussi par un contact actuel, car ce sacrifice se rend présent, se perpétuant sacramentellement, dans chaque communauté qui l'offre par les mains du ministre consacré. De cette façon, l'Eucharistie étend aux hommes d'aujourd'hui la réconciliation obtenue une fois pour toutes par le Christ pour l'humanité de tous les temps. En effet, «le sacrifice du Christ et le sacrifice de l'Eucharistie sont un unique sacrifice».(14 ) Saint Jean Chrysostome le disait déjà clairement: «Nous offrons toujours le même Agneau, non pas l'un aujourd'hui et un autre demain, mais toujours le même. Pour cette raison, il n'y a toujours qu'un seul sacrifice. (...) Maintenant encore, nous offrons la victime qui fut alors offerte et qui ne se consumera jamais».(15 )
La Messe rend présent le sacrifice de la Croix, elle ne s'y ajoute pas et elle ne le multiplie pas.(16 ) Ce qui se répète, c'est la célébration en mémorial, la «manifestation en mémorial» (memorialis demonstratio) (17 ) du sacrifice, par laquelle le sacrifice rédempteur du Christ, unique et définitif, se rend présent dans le temps. La nature sacrificielle du Mystère eucharistique ne peut donc se comprendre comme quelque chose qui subsiste en soi, indépendamment de la Croix, ou en référence seulement indirecte au sacrifice du Calvaire.
13 En vertu de son rapport étroit avec le sacrifice du Golgotha, l'Eucharistie est un sacrifice au sens propre, et non seulement au sens générique, comme s'il s'agissait d'une simple offrande que le Christ fait de lui-même en nourriture spirituelle pour les fidèles. En effet, le don de son amour et de son obéissance jusqu'au terme de sa vie (cf. Jn 10,17-18) est en premier lieu un don à son Père. C'est assurément un don en notre faveur, et même en faveur de toute l'humanité (cf. Mt 26,28 Mc 14,24 Lc 22,20 Jn 10,15) , mais c'est avant tout un don au Père: «Sacrifice que le Père a accepté, échangeant le don total de son Fils, qui s'est fait "obéissant jusqu'à la mort" (Ph 2,8) , avec son propre don paternel, c'est-à-dire avec le don de la vie nouvelle et immortelle dans la résurrection».(18 )
En donnant son sacrifice à l'Église, le Christ a voulu également faire sien le sacrifice spirituel de l'Église, appelée à s'offrir aussi elle-même en même temps que le sacrifice du Christ. Tel est l'enseignement du Concile Vatican II concernant tous les fidèles: «Participant au Sacrifice eucharistique, source et sommet de toute la vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine, et s'offrent eux-mêmes avec elle».(19 )
14 La Pâque du Christ comprend aussi, avec sa passion et sa mort, sa résurrection, comme le rappelle l'acclamation du peuple après la consécration: «Nous célébrons ta résurrection». En effet, le Sacrifice eucharistique rend présent non seulement le mystère de la passion et de la mort du Sauveur, mais aussi le mystère de la résurrection, dans lequel le sacrifice trouve son couronnement. C'est en tant que vivant et ressuscité que le Christ peut, dans l'Eucharistie, se faire «pain de la vie» (Jn 6,35 Jn 6,48) , «pain vivant» (Jn 6,51) . Saint Ambroise le rappelait aux néophytes, en appliquant à leur vie l'événement de la résurrection: «Si le Christ est à toi aujourd'hui, il ressuscite pour toi chaque jour».(20 ) Saint Cyrille d'Alexandrie, quant à lui, soulignait que la participation aux saints Mystères «est vraiment une confession et un rappel que le Seigneur est mort et qu'il est revenu à la vie pour nous et en notre faveur».(21 )
15 Dans la Messe, la représentation sacramentelle du sacrifice du Christ couronné par sa résurrection implique une présence tout à fait spéciale que - pour reprendre les mots de Paul VI - «on nomme "réelle", non à titre exclusif, comme si les autres présences n'étaient pas "réelles", mais par antonomase parce qu'elle est substantielle, et que par elle le Christ, Homme-Dieu, se rend présent tout entier».(22 ) Ainsi est proposée de nouveau la doctrine toujours valable du Concile de Trente: «Par la consécration du pain et du vin s'opère le changement de toute la substance du pain en la substance du corps du Christ notre Seigneur et de toute la substance du vin en la substance de son sang; ce changement, l'Église catholique l'a justement et exactement appelé transsubstantiation».(23 ) L'Eucharistie est vraiment «mysterium fidei», mystère qui dépasse notre intelligence et qui ne peut être accueilli que dans la foi, comme l'ont souvent rappelé les catéchèses patristiques sur ce divin Sacrement. «Ne t'attache donc pas - exhorte saint Cyrille de Jérusalem - comme à des éléments naturels au pain et au vin, car ils sont, selon la déclaration du Maître, corps et sang. C'est, il est vrai, ce que te suggèrent les sens; mais que la foi te rassure».(24 )
Nous continuerons à chanter avec le Docteur angélique: «Adoro te devote, latens Deitas». Devant ce mystère d'amour, la raison humaine fait l'expérience de toute sa finitude. On voit alors pourquoi, au long des siècles, cette vérité a conduit la théologie à faire de sérieux efforts de compréhension.
Ce sont des efforts louables, d'autant plus utiles et pénétrants qu'ils ont permis de conjuguer l'exercice critique de la pensée avec «la foi vécue» de l'Église, recueillie spécialement dans le «charisme certain de vérité» du Magistère et dans l'«intelligence intérieure des réalités spirituelles» à laquelle parviennent surtout les saints.(25 ) Il y a tout de même la limite indiquée par Paul VI: «Toute explication théologique, cherchant quelque intelligence de ce mystère, doit, pour être en accord avec la foi catholique, maintenir que, dans la réalité elle-même, indépendante de notre esprit, le pain et le vin ont cessé d'exister après la consécration, en sorte que c'est le corps et le sang adorables du Seigneur Jésus qui, dès lors, sont réellement présents devant nous sous les espèces sacramentelles du pain et du vin».(26 )
16 L'efficacité salvifique du sacrifice se réalise en plénitude dans la communion, quand nous recevons le corps et le sang du Seigneur. Le Sacrifice eucharistique tend en soi à notre union intime, à nous fidèles, avec le Christ à travers la communion: nous le recevons lui-même, Lui qui s'est offert pour nous, nous recevons son corps, qu'il a livré pour nous sur la Croix, son sang, qu'il a «répandu pour la multitude, en rémission des péchés» (Mt 26,28) . Rappelons-nous ses paroles: «De même que le Père, qui est vivant, m'a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même aussi celui qui me mangera vivra par moi» (Jn 6,57) . C'est Jésus lui-même qui nous rassure: une telle union, qu'il compare par analogie à celle de la vie trinitaire, se réalise vraiment. L'Eucharistie est un vrai banquet, dans lequel le Christ s'offre en nourriture. Quand Jésus parle pour la première fois de cette nourriture, ses auditeurs restent stupéfaits et désorientés, obligeant le Maître à souligner la vérité objective de ses paroles: «Amen, amen, je vous le dis: si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n'aurez pas la vie en vous» (Jn 6,53) . Il ne s'agit pas d'un aliment au sens métaphorique: «Ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson» (Jn 6,55) .
17 À travers la communion à son corps et à son sang, le Christ nous communique aussi son Esprit. Saint Éphrem écrit: «Il appela le pain son corps vivant, il le remplit de lui-même et de son Esprit. (...) Et celui qui le mange avec foi mange le Feu et l'Esprit (...). Prenez-en, mangez-en tous, et mangez avec lui l'Esprit Saint. C'est vraiment mon corps et celui qui le mange vivra éternellement».(27 ) Dans l'épiclèse eucharistique, l'Église demande ce Don divin, source de tout autre don. On lit, par exemple, dans la Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome: «Nous t'invoquons, nous te prions et nous te supplions: envoie ton Esprit Saint sur nous tous et sur ces dons, (...) afin que ceux qui y prennent part obtiennent la purification de l'âme, la rémission des péchés et le don du Saint Esprit».(28 ) Et dans le Missel romain le célébrant demande: «Quand nous serons nourris de son corps et de son sang et remplis de l'Esprit Saint, accorde-nous d'être un seul corps et un seul esprit dans le Christ».(29 ) Ainsi, par le don de son corps et de son sang, le Christ fait grandir en nous le don de son Esprit, déjà reçu au Baptême et offert comme «sceau» dans le sacrement de la Confirmation.
18 L'acclamation que le peuple prononce après la consécration se conclut de manière heureuse en exprimant la dimension eschatologique qui marque la Célébration eucharistique (cf. 1Co 11,26): «... Nous attendons ta venue dans la gloire». L'Eucharistie est tension vers le terme, avant- goût de la plénitude de joie promise par le Christ (cf. Jn 15,11); elle est en un sens l'anticipation du Paradis, «gage de la gloire future».(30 ) Dans l'Eucharistie, tout exprime cette attente confiante: «Nous espérons le bonheur que tu promets et l'avènement de Jésus Christ, notre Sauveur».(31 ) Celui qui se nourrit du Christ dans l'Eucharistie n'a pas besoin d'attendre l'au-delà pour recevoir la vie éternelle: il la possède déjà sur terre, comme prémices de la plénitude à venir, qui concernera l'homme dans sa totalité. Dans l'Eucharistie en effet, nous recevons également la garantie de la résurrection des corps à la fin des temps: «Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle; et moi, je le ressusciterai au dernier jour» (Jn 6,54) . Cette garantie de la résurrection à venir vient du fait que la chair du Fils de l'homme, donnée en nourriture, est son corps dans son état glorieux de Ressuscité. Avec l'Eucharistie, on assimile pour ainsi dire le «secret» de la résurrection. C'est pourquoi saint Ignace d'Antioche définit avec justesse le Pain eucharistique comme «remède d'immortalité, antidote pour ne pas mourir».(32 )
19 La tension eschatologique suscitée dans l'Eucharistie exprime et affermit la communion avec l'Église du ciel. Ce n'est pas par hasard que, dans les anaphores orientales ou dans les prières eucharistiques latines, on fait mémoire avec vénération de Marie, toujours vierge, Mère de notre Dieu et Seigneur Jésus Christ, des anges, des saints Apôtres, des glorieux martyrs et de tous les saints. C'est un aspect de l'Eucharistie qui mérite d'être souligné: en célébrant le sacrifice de l'Agneau, nous nous unissons à la liturgie céleste, nous associant à la multitude immense qui s'écrie: «Le salut est donné par notre Dieu, lui qui siège sur le Trône, et par l'Agneau!» (Ap 7,10) . L'Eucharistie est vraiment un coin du ciel qui s'ouvre sur la terre! C'est un rayon de la gloire de la Jérusalem céleste, qui traverse les nuages de notre histoire et qui illumine notre chemin.
20 Une autre conséquence significative de cette tension eschatologique inhérente à l'Eucharistie provient du fait qu'elle donne une impulsion à notre marche dans l'histoire, faisant naître un germe de vive espérance dans le dévouement quotidien de chacun à ses propres tâches. En effet, si la vision chrétienne porte à regarder vers les «cieux nouveaux» et la «terre nouvelle» (cf. Ap 21,1) , cela n'affaiblit pas, mais stimule notre sens de la responsabilité envers notre terre.(33 ) Je désire le redire avec force au début du nouveau millénaire, pour que les chrétiens se sentent plus que jamais engagés à ne pas faillir aux devoirs de leur citoyenneté terrestre. Il est de leur devoir de contribuer, à la lumière de l'Évangile, à construire un monde qui soit à la mesure de l'homme et qui réponde pleinement au dessein de Dieu.
Les problèmes qui assombrissent notre horizon actuel sont nombreux. Il suffit de penser à l'urgence de travailler pour la paix, de poser dans les relations entre les peuples des jalons solides en matière de justice et de solidarité, de défendre la vie humaine, de sa conception jusqu'à sa fin naturelle. Et que dire des mille contradictions d'un univers «mondialisé» où les plus faibles, les plus petits et les plus pauvres semblent avoir bien peu à espérer? C'est dans ce monde que doit jaillir de nouveau l'espérance chrétienne! C'est aussi pour cela que le Seigneur a voulu demeurer avec nous dans l'Eucharistie, en inscrivant dans la présence de son sacrifice et de son repas la promesse d'une humanité renouvelée par son amour. De manière significative, là où les Évangiles synoptiques racontent l'institution de l'Eucharistie, l'Évangile de Jean propose, en en illustrant ainsi le sens profond, le récit du «lavement des pieds», par lequel Jésus se fait maître de la communion et du service (cf. Jn 13,1-20) . De son côté, l'Apôtre Paul déclare «indigne» d'une communauté chrétienne la participation à la Cène du Seigneur dans un contexte de divisions et d'indifférence envers les pauvres (cf. 1Co 11,17-22 1Co 11,27-34). (34 )
Proclamer la mort du Seigneur «jusqu'à ce qu'il vienne» (1Co 11,26) implique, pour ceux qui participent à l'Eucharistie, l'engagement de transformer la vie, pour qu'elle devienne, d'une certaine façon, totalement «eucharistique». Ce sont précisément ce fruit de transfiguration de l'existence et l'engagement à transformer le monde selon l'Évangile qui font resplendir la dimension eschatologique de la Célébration eucharistique et de toute la vie chrétienne: «Viens, Seigneur Jésus!» (Ap 22,20) .
2003 Ecclesia de Eucaristia