1993 Thesaurus - AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA
Les relations humaines ont trois temps : lier, délier, allier.
Ce qu'il y a de grand dans l'homme c'est qu'il est un pont et non un but : ce qui est digne d'amour dans l'homme, c'est qu'il est un passage et une chute.
Hélas, les temps sont proches où l'homme ne lancera plus par-dessus l'homme la flèche de son désir : les temps sont proches où la corde de son arc aura désappris de vibrer.
Hélas, les temps sont proches où l'homme ne mettra plus d'étoile au monde.
Hélas, les temps sont proches du plus méprisable des hommes, de celui qui ne sait plus se mépriser soi-même.
Voyez, je vous montre le dernier homme : "Qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que la création ? Qu'est-ce que le désir ? Qu'est-ce que l'étoile ?" - Voilà ce que demanderont les derniers hommes...
La terre alors sera devenue petite et sur elle sautillera le dernier homme qui rapetisse tout.
... Pas de berger, mais un seul troupeau ! Tous souhaiteront la même chose, tous seront égaux : quiconque pensera autrement entrera de son plein gré à l'asile des fous...
On sera intelligent, on saura tout ce qui s'est passé autrefois; on aura de quoi se moquer sans fin. On se disputera encore, mais on se réconciliera bien vite, de peur des crises d'estomac...
De tout ce qu'on écrit, j'aime seulement ce qu'on écrit avec son sang.
Ecris avec du sang : tu apprendras que le sang est esprit.
Celui qui connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs et l'esprit lui-même sentira mauvais.
Je ne pourrais croire qu'en un Dieu qui saurait danser.
Je vais vous dire mon mot de la mort des peuples.
L'Etat, c'est le plus froid de tous les monstres froids. Et il ment froidement; ce mensonge glisse de sa bouche : "Moi, l'Etat, je suis le peuple." Mensonge ! ce furent les créateurs qui créèrent les peuples et suspendirent au-dessus d'eux une foi et un amour : et c'est de cette manière qu'ils servirent la vie
Mais les destructeurs tendent des pièges à la foule - et ils appellent cela l'Etat : au-dessus de la foule ils suspendent une épée et cent désirs.
Le peuple, où il existe encore, ne comprend pas l'Etat, il le hait...
Chaque peuple s'est inventé un langage propre pour ses coutumes et pour ses lois. Mais l'Etat ment dans tous les langages du bien et du mal; il ment dans tout ce qu'il dit - et tout ce qu'il possède il l'a volé. Tout en lui est faux...
Là où finit l'Etat, là seulement commence l'homme qui n'est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique et sans pareille.
Un esclave et un tyran se sont cachés pendant trop longtemps dans la femme.
C'est pourquoi elle n'est pas encore capable d'amitié : elle ne connaît que l'amour.
J'ai toujours écrit avec mon corps, avec toute ma vie : je ne connais pas de problèmes purement spirituels.
"Vois ce portique, nain ! lui dis-je, il a deux issues, deux chemins se rejoignent ici; personne ne les a suivis jusqu'au bout. Cette longue route qui s'étire derrière nous, c'est une éternité. Cette longue route qui s'étire devant nous, c'est une autre éternité.
Ces routes se contredisent; elles se heurtent de front; c'est ici sous ce portique qu'elles se rencontrent. Le nom du portique est inscrit au fronton : c'est l'Instant...
Tout ce qui peut courir n'a-t-il pas dû parcourir une fois cette route ?
Tout ce qui peut arriver n'a-t-il pas dû une fois déjà arriver, s'accomplir, passer ?
... Et que perdu soit le jour où on n'a pas dansé ! et que fausse soit déclarée chaque pensée dans laquelle n'éclate pas un rire !
... Un jour le Diable me parla ainsi : "Dieu aussi a son enfer : c'est son amour des hommes."
Et dernièrement je l'ai entendu dire : "Dieu est mort; c'est de sa pitié pour les hommes que Dieu est mort."
( La "mort de Dieu" thème nietzschéen, esquissé ici, mais maintes fois abordé, n'a pas toujours été traité par Nietzsche, et loin de là, dans l'esprit qu'y ont mis ses récupérateurs ! )
J'aime les grands méprisants. L'homme doit être dépassé.
Les grands méprisants sont aussi les grands vénérants
Ce qui vient de la femme, ce qui vient du valet, et surtout le micmac de la populace, tout cela veut aujourd'hui devenir le maître de la destinée humaine : ô dégoût, dégoût, dégoût !
Lorsque je vins pour la première fois parmis les hommes, je commis la folie du solitaire, la grande folie : je me rendis sur la place publique.
Et parlant à tous je ne parlais à personne. Le soir des danseurs de corde et des cadavres étaient mes compagnons - et moi-même j'étais presque un cadavre.
Mais, avec le matin nouveau une vérité nouvelle naquit en moi : alors j'appris à dire : "Que m'importe la place publique, que m'importe la populace, le bruit de la populace, les longues oreilles de la populace !" Hommes supérieurs, apprenez de moi ceci : sur la place publique personne ne croit aux hommes supérieurs. Si vous voulez parler à la populace, à votre aise ! Mais la populace clignera de l'oeil : "Nous sommes tous des égaux !"
FRIEDRICH NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, fin
La fraternité n'a pas ici-bas de pire ennemi que l'égalité.
GUSTAVE THIBON
Malheur à celui qui conserve dans son coeur le goût et l'appel de l'éternité et qui ne sait pas s'élever au-dessus du temps.
GUSTAVE THIBON
Le drame de la Foi pour beaucoup de Chrétiens, c'est de confondre Dieu avec un état d'âme, une euphorie, une certaine communion éprouvée.
GUSTAVE THIBON
Ce n'est pas la lumière qui manque à notre regard, c'est notre regard qui manque de lumière.
GUSTAVE THIBON
Il y a deux sortes de vice : les péchés commis sans plaisir et les vertus pratiquées sans amour.
GUSTAVE THIBON
L'homme est fait pour aller à Dieu ou pour mimer Dieu; il faut qu'il soit son enfant ou son singe.
GUSTAVE THIBON
Pourquoi je suis chrétien : Parce que j'ai soif d'un Dieu qui ne soit ni ténèbre pure ni moi-même... Parce que je sens que l'aventure humaine débouche sur autre chose qu'un creux désespoir, une creuse interrogation ou une creuse insouciance. Pour concilier mon immense amour et mon immense dégoût de l'homme.
Justice divine. - "Les punitions de Dieu sont invisibles et c'est là leur grandeur. Elles n'affectent ni notre bonheur ni notre conscience. Elles sont un silence de Dieu" ( Jean Giraudoux )...
On ne saurait concevoir de situation plus châtiée que celle d'une humanité que Dieu, tout en la gorgeant des biens et des plaisirs d'ici-bas, priverait seulement de sa présence vivante et à qui, dans cet état, il laisserait la conviction monstrueuse que rien ne lui manque.
Pauvreté de Dieu. - Dieu est le plus riche et le plus pauvre des êtres.
Il "est" tout, mais il n'"a" rien. Il ne peut donner que lui-même. Et cela explique son insuccès.
Le pire ennemi de l'infini dans l'homme, c'est l'illimité qui donne l'illusion de l'infini, et qui le cache. Tant qu'un être peut aller de l'avant et que la borne de sa puissance, de son amour ou de sa liberté recule devant lui, il ignore l'infini et ne sait rien de Dieu.
Ce n'est qu'en se heurtant contre sa propre limite qu'il découvre l'infini.
Rien n'est plus importun et tapageur qu'une âme malade.
Dieu et l'homme. - Les hommes oublient Dieu leur père. Mais qui donc n'oublie pas son père, qui donc n'oublie pas sa source ? Nous n'aimons que nos enfants, nous ne nous penchons que sur ce qui sort de nous. Et notre père n'existe pour nous que si, par un mystérieux travail de l'âme, il est devenu notre enfant. Il faut avoir enfanté Dieu pour se souvenir d'être né de Dieu. Mais on n'enfante que dans la douleur.
La filiation divine de l'homme a pour complément la filiation humaine de Dieu, et c'est le mystère de la Croix et le secret de la sainteté.
Le panthéisme est ingrat précisément envers l'univers... Ayant perdu le fil absolu qui relie entre elles les choses finies et donne à chacune son sens et sa vérité, il se tourne nécessairement vers une des faces de ce monde relatif et s'en fait un Dieu. L'autre face, il la dissipe en fumée.
Ainsi le panthéisme occidental, à mesure qu'il glissait vers le culte du monde matériel et sensible, a traité d'illusion les choses de l'esprit, tandis que le panthéisme oriental, centré sur le monde intérieur de l'esprit, a considéré comme un pur miragele monde des sens et des apparences. Tous les panthéismes, qui consistent théoriquement à diviniser le mon- de, aboutissent en fait à mutiler le monde. "Qui n'amasse pas avec moi disperse.."
L'échelle de Jacob, Pauvreté de Dieu
L'homme est un homme et il n'est qu'un homme : on n'arrive jamais à se persuader pratiquement de cette évidence. On attend de l'homme autre chose que de l'humain. Les faux idéals, avec les déceptions et les blasphèmes qui en résultent, n'ont pas d'autre source : on ne se résout pas à voir l'homme agir seulement en homme. Faut-il qu'on se souvienne inconsciemment de la filiation divine, de "l'image de Dieu"...
Qu'ai-je à faire d'un Dieu personnel ? Crois-tu que je gagne à être vu ?
Que deviendrais-je si Pan n'était pas aveugle ?
Là gît le grand obstacle à la foi en un Dieu personnel.
Tout m'est devenu proche, douloureusement... même le mal. Ce pauvre besoin d'un refuge, ce Dieu aveugle et pourri qui courbe l'avare vers l'or et le luxurieux sur la chair... Ces êtres ont froid. Ils cherchent à se blottir.
Et comme leur méprise est poignante ! Ils meurent de froid et ils se pressent contre des idoles plus froides qu'eux et qui dévorent leurs derniers restes de chaleur.
Obéissance et servitude. - On n'échappe à l'obéissance que pour choir dans la servitude. Tu t'affliges de voir de "quoi" les hommes sont esclaves.
Pour avoir la clef de ce mystère d'abaissement, cherche donc de "qui" ils ont refusé d'être les serviteurs.
Vertu et stabilité. - Bien souvent, les vertus les plus vivantes, les plus rayonnantes, sont aussi les plus fragiles et les plus menacées. Les vertus mortes au contraire ( honnêteté bourgeoise, pharisaïsme, etc. ) sont beaucoup plus solides : aucun danger ( ou aucun espoir ! ) que telle respectable personne s'écarte jamais du droit chemin.. Pourquoi ? C'est que la vertu vivante est une ascension ; elle a donc l'élan et le magnétisme de la vie, mais elle en a aussi l'instabilité, car toute ascension comporte un danger de glissement et de chute. Celui qui s'incruste au flanc du mont et y bâtit sa demeure ne risque pas de tomber : aussi sa vertu immobile a la sécurité des tombeaux. Aussi peut-on dire sans paradoxe qu'une vertu qu'on n'est plus exposé à perdre mérite à peine d'être possédée.
L'échelle de Jacob, Pauvreté de l'homme
On s'épuise à n'aimer que par pitié; le jour vient où l'on a besoin de recevoir, et, ce jour-là, on réagit férocement contre l'être aimé.
On devient démon à vouloir jouer à Dieu.
Donnez peu à un être. Il trouvera que c'est trop. Mettez-vous à lui donner beaucoup : il trouvera que ce n'est pas assez. Ainsi s'expliquent la naissance et la mort de toutes les affections. L'amour commence par l'éblouissement d'une "âme" qui n'attendait rien et se clôt sur la déception d'un "moi" qui exige tout.
Il est des élans qu'il faut savoir freiner d'abord afin de n'avoir pas à les feindre ensuite.
Mort de l'illusion. - Je ne sais rien de plus atroce que cette impression directe et définitive d'étrangeté, de vanité et de néant, que nous éprouvons parfois subitement et sans cause apparente devant un être auquel nous avions cru jusque-là. Nous voyons se déchirer dans un éclair le voile des mots et des gestes, et, sous cet extérieur auquel hier encore nous prêtions notre propre vie, nous devinons incurablement qu'il n'y a rien.
Cette clairvoyance imprévue nous accable de stupeur.
L'analyse et l'amour. - "O vous, soyez témoin que j'ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte"
( Baudelaire )
Il faut l'un et l'autre. Le parfait chimiste qui démasque et décompose nous sauve de l'illusion, et l'âme sainte qui se penche avec amour sur la pauvre chose analysée et la rend à Dieu nous préserve du scepticisme.
Enfer de l'amour. - Trouver la chose dont on a le plus horreur dans l'être le plus cher. Et ne rien pouvoir changer à ce mépris ni à cet amour.
Les crises de l'amour viennent de ce que nous attendons de l'aimé une réponse infinie et parfaite au niveau même de nos limites et de notre imperfection.
S'aimer, c'est avoir faim ensemble et non pas se dévorer l'un l'autre.
La terre deviendrait vite inhabitable si chacun cessait de faire par politesse ce qu'il est incapable de faire par amour. Inversement, le monde serait presque parfait si chacun arrivait à faire par amour tout ce qu'il fait par politesse.
Une main qui ne connaît pas la crispation du refus me dispense sans répit l'âme et les jours que je dilapide.
Estime et mépris. - Mépriser quelqu'un, c'est encore l'estimer, c'est-à-dire le supposer libre et capable, s'il voulait agir autrement, de mériter notre estime. A la base du mépris, il y a une déception, donc un minimum d'attente et de confiance : il faut espérer pour être déçu, il faut attribuer quelque réalité à celui qui nous déçoit. On ne méprise pas le néant.
Je suis témoin en ce moment de beaucoup d'actes qui ne méritent même pas le mépris : je sais trop bien que ceux qui les commettent n'existent pas.
Mais ce sentiment que j'éprouve est plus pénible encore que le mépris : c'est la mortelle impression du vide dont la nature a horreur !
Les hommes vraiment méchants sont aussi rares que les hommes vraiment bons, mais il y a beaucoup d'impuissants qui miment, suivant le souffle extérieur qui les agite, tantôt le bien et tantôt le mal...
C'est le même besoin universel de plaire, inhérent à toute impuissance, la même incapacité de s'affirmer, de s'opposer, de dominer les influences, la même absence d'opinion et de passions personnelles, en bref le même phénomène "d'adaptation au milieu" qui dicte ses flatteries en notre présence et ses médisances dans une assemblée qu'elles réjouissent. ( Il ) est également sincère dans les deux cas, si l'on entend par sincérité cette absence de préméditation et de fraude, cette spontanéité adaptative des miroirs et des girouettes, et il est également hypocrite, si l'on entend par hypocrisie le manque de tout sentiment certain, profond et durable.
Le caméléon est gris tant qu'il marche sur le sable; s'il passe sous un arbre, il se colore en vert; il n'est ni plus sincère ni plus hypocrite dans un endroit que dans l'autre : il n'est partout qu'un caméléon.
Pour unir les hommes, il ne sert de rien de jeter des ponts, il faut dresser des échelles. Celui qui n'est pas monté jusqu'à Dieu n'a jamais vraiment rencontré son frère.
L'échelle de Jacob, Le difficile amour
Nous savons trop bien quelles sont les conditions de la plupart des ascensions humaines. On monte quand on n'a plus d'issue par en bas. Pour que l'homme veuille la joie la plus haute, il faut que la joie la plus basse ne veuille plus de lui.
Purification. - Quand l'intelligence accepte de ne plus comprendre et le coeur de ne plus vouloir et qu'on sait en même temps que c'est la plénitude de la lumière qui aveugle la pensée et la plénitude du bien qui tue le désir, alors on atteint le seuil de la Caverne, la ligne de partage entre l'humain et le divin.
Tous ces êtres qui s'agitent.. Que cherchent-ils ?
Ils ont soif d'avorter de quelque chose. Ils n'ont pas la force de laisser mûrir dans leurs entrailles leur douleur, leur solitude ou leur Dieu, et ils cherchent des moyens rapides et proches de se débarrasser de ces choses : qui les bras d'une femme, qui une vie facile, qui les vains jeux de la gloire ou du pouvoir. Ils ne veulent pas enfanter dans la douleur.
Tu ne peux plus monter vers Dieu ? Sois fidèle encore, car l'heure suprême va sonner où ton Dieu descendra vers toi.
Plus l'expérience affective du divin se tarit en moi, plus la foi au Dieu chrétien s'ancre, irréfutable, absolue, immortelle dans ma pensée. Jadis, au coeur des ivresses religieuses, cette pensée me traversait parfois comme une flèche : c'est trop doux pour être vrai ! Et maintenant, dans la transcendance désertique de ma foi, je songe : c'est trop vrai pour être doux !
La joie nous fait connaître Dieu par analogie, le désespoir nous le révèle par négation ( c'est là, dans l'ordre expérimental, la projection des deux grands modes thomistes de connaissance de Dieu ). Les joies d'ici-bas nous révèlent, pour parler le langage de Pascal, que les choses créées sont l'image de Dieu, mais le désespoir nous enseigne qu'elles n'en sont que l'image. Le bonheur est dans nos âmes le reflet d'un Dieu immanent et créateur, mais le désespoir est l'ombre du Dieu transcendant et solitaire.
L'échelle de Jacob, "Contra spem in spe"
Celui qui a la notion la plus vive du péché est aussi celui qui croit le plus à la sainteté de la vie. Les autres - ceux qui nient le péché au nom de la vie - ne prennent pas la vie au sérieux, ils traitent la vie en prostituée.
Brebis galeuse et brebis égarée. - Une brebis égarée est intrinsequement aussi saine qu'une brebis du troupeau. Cette conception fait du péché un mal dans une large mesure extérieur à l'homme : le pécheur fait fausse route, mais ses membres restent sains, il lui suffit de changer de direction pour être guéri... Une brebis égarée n'est pas une brebis galeuse. Le retour de la première réjouit le coeur du berger, mais la présence de la seconde empoisonne le troupeau. Ici, la charité change d'aspect, la pitié envers le troupeau implique à la fois la recherche de la brebis égarée et le rejet de la brebis galeuse. Et c'est pourquoi le Christ nous enjoint simultanément, suivant le degré de pénétration et de fatalité du péché dans l'homme, d'absoudre ou de rejeter le pécheur. Il faut rechercher la brebis égarée, pardonner à l'Enfant prodigue, etc., mais il faut aussi savoir s'amputer d'un membre pourri : si ton oeil te scandalise..
Ces deux catégories de pécheurs reparaissent à chaque instant dans l'Evangile : ceux qui restent distincts de leur péché ( Zachée, la femme adultère, Madeleine, la Samaritaine ) et qui peuvent être sauvés et ceux dont le péché a dévoré l'âme, qui ne font qu'un avec leur péché ( les pharisiens ) et qui sont déjà condamnés.
Bassesse et profondeur. - Rien n'est plus banal que le mal : c'est surtout à force de sottise et d'étroitesse que le vice est répugnant. L'enfer est un plat pays. En dépit de tous les romantismes, la bassesse ne s'identifie jamais avec la profondeur.
Un homme agit bassement. Avant de le juger, il s'agit de savoir ce qui, en lui, se trouve au niveau de cette bassesse. Si ce sont les entrailles seulement, rien n'est perdu. Si c'est le coeur, le cas est plus grave. Si c'est la tête, tout est consommé !
Car ils ne savent pas ce qu'ils font. - La plupart des hommes sont innocents de leurs erreurs et de leurs bassesses, je le sais bien. Mais c'est là précisément ce qu'ils ont de pire, car être innocent, cela signifie aussi être incurable.
Remords et conversion. - La vraie guérison du péché se reconnaît à l'oubli au moins affectif - du péché. Le remords est encore une connivence avec la faute.
Le mal et l'ennui. - Où est l'homme qui sait s'ennuyer - celui qui, lorsqu' il ne peut échapper à l'ennui par en haut, refuse de le fuir par en bas ?
Nulle épreuve ne peut rien contre cet homme. La nuit des saints, c'est l'ennui pâti sans déchéance. L'héroïsme exige un courage égal, non seulement aux douleurs et aux périls qui nous attendent sur la route, mais au néant qui nous attend en nous-mêmes.
La compétition et l'envie entrent dans nos convoitises pour une plus large part que le désir.
Péché et pardon. - On énerve la loi en insistant sur la validité des exceptions. Les exceptions regardent surtout le Juge. D'où le danger de certaines tentatives de réconciliation universelle : ce n'est jamais "d'en bas" que doivent partir les privilèges, les dispenses et les pardons.
Le mal est une meule : suivant la trempe de nos vertus, il les use jusqu'au néant ou les aiguise jusqu'à Dieu.
Le péché, le "moi" en nous, c'est l'absence de transparence: ce qui résiste à la lumière, qui repousse la lumière. Dans le monde des âmes, la lumière divine devrait tout traverser : notre opacité crée des lacunes dans cet océan de pureté.
Deux locutions populaires expriment à merveille le caractère actif du péché et le caractère passif de la souffrance : si nous disons de quelqu'un : "il en a fait", c'est toujours de mauvaises actions que nous voulons parler, tandis que si nous disons : "il en a vu", c'est toujours d'épreuves, de souffrances qu'il s'agit.
De plus en plus, je pense qu'il n'y a que le ciel et l'enfer, Dieu et moi.
Le reste ( ces pauvres causes secondes qu'on a coutume d'invoquer avec indulgence : la chair, l'hérédité, le milieu, que sais-je encore... ), tout cela n'est qu'accessoire, occasion, peut-être "prétexte".
La façon la plus radicale de s'abandonner au mal est de refuser d'en prendre conscience ( optimisme facile, mythe du progrès nécessaire, etc. ).
Physique du péché. - Pécher c'est n'agir qu'avec un fragment de soi-même, asservir le tout à la partie révoltée, traiter la partie en tout. Ce n'est pas faire ceci ou cela en soi, c'est faire ceci ou cela d'une façon dissonante et anarchique... D'où le caractère borné et exclusif du péché...
Toute chute est unilatérale... On marche avec tout son être mais on ne tombe que d'un côté.
Justice. - Nombreux sont ceux qui la désirent, mais qui la connaît ?
Il n'est pas ici-bas de pire tragédie que cette faim et cette soif de la justice, unies à l'ignorance absolue de ce qu'est la vraie justice.
Aucun sentiment n'a suscité plus de folies et de ruines que la soif "aveugle" de justice...
Plus encore que celui de l'amour, on usurpe et prostitue son nom.
- Justice, à quel signe reconnaîtrais-je qu'on prostitue votre nom ?
- Enfant, m'a répondu la justice, je ne m'appelle "ni vengeance, ni égalité".
L'échelle de Jacob, Le péché
Nous sommes trop orgueilleux pour accepter de n'être rien et trop lâches pour répondre à l'appel qui nous enjoint de devenir tout.
Le publicain est nu, le pharisien est masqué. Si misérable qu'on soit, il suffit d'être nu devant Dieu pour désarmer Dieu. Ce qui brûlera en enfer, ce n'est pas notre visage avec ses plaies, c'est notre masque avec sa fausse dignité, ce n'est pas notre péché, c'est notre mensonge.
Néant intérieur et respect des apparences. - Celui qui a de solides convictions et qui sent vivre en lui la vérité néglige trop facilement les apparences. L'absence de vraie personnalité favorise au contraire la prudence et l'habileté. Qu'en pensera-t-on ? dit celui qui ne pense à rien. Celui-là a d'excellentes raisons de veiller sur les apparences : n'ayant pas de réalité, il attend, pour se juger lui-même, le jugement des autres. Mais l'âme profonde et vivante a peine à croire, tant la vérité qu'elle porte en elle l'éblouit, qu'on puisse la juger sur des apparences; parce que ses intentions sont pures, elle les croit transparentes. Aussi a-t-elle certaines façons de s'engager, de se compromettre et de négliger l'opinion publique qui lui coûtent généralement fort cher.
Hommes actuels. - Masqués ? Oui, mais non comme jadis. Autrefois on trouvait des masques sur les visages. Aujourd'hui, le masque est entré dans le visage, il se confond avec le visage. On est faux spontanément, naturellement.
On ne joue plus la comédie, on ne "fait" plus le pantin, on est comédie, on est pantin. Voyez tous ces êtres avec leur candeur, leur aisance et leur bonne foi dans la duplicité et l'imposture. Comment les juger à l'aide des vieux critères moraux élaborés par une humanité saine ? Leur vérité est mensonge, leur mensonge est vérité. Le vieux mot chrétien de péché est encore trop pur pour eux : il s'applique à un mal que l'homme "commet", mais qui ne se confond pas avec l'essence de l'homme.
Que ton idéal soit le reflet de ton âme, l'émanation de ton être intérieur, ton "témoignage". Et non pas ton "alibi".
Descends de ta croix et nous croirons en toi. - Ce cri des pharisiens s'abat sur tous les porteurs de messages éternels et de dons sacrés - Descends de ta croix ! Sépare-toi de ta faiblesse. Fais éclater ton prestige !
Comment en te voyant si pauvre pourrions-nous croire en tes dons
C'est le cri éternel des pharisiens et le témoignage de leur éternelle méconaissance du drame de ceux qui, nés pour donner à tous, ne peuvent rien pour eux-mêmes.
L'échelle de Jacob, Le visage et le masque
Au satisfait. - Tu te reposes dans la "vérité". Mais est-ce la possession de la vérité qui crée ton repos, ou bien l'amour du repos qui crée ta vérité ?
Objectivité du coeur. - Il vient une heure, dans la vie de certains hommes, où le coeur lui-même atteint à une objectivité, à un détachement qui ne semblaient réservés qu'à l'esprit; alors les êtres et les événements nous réjouissent et nous affligent par eux-mêmes et non par rapport à nous.
Toute chose vraie, belle et bonne, même si elle est absolument étrangère à notre destinée, éveille en nous une joie; nous n'avons pas besoin de la posséder, il nous suffit qu'elle existe.
Il y a une espèce de maturité de la pensée dans laquelle l'esprit devient si subtil, si pénétrant, si ouvert à toute réalité qu'il tient pour ainsi dire lieu de coeur. La connaissance alors supplée l'amour : on comprend si bien les hommes qu'on les traite avec autant de tact et d'indulgence que si on les aimait.
Les vérités suprêmes manquent d'arguments. Elles savent se donner, elles ne savent pas plaider leur cause. Nos certitudes les plus intimes, les plus nourricières sont aussi les plus vulnérables sur le terrain dialectique.
Les défendre, c'est déjà les trahir. Leur innocence, leur fraîcheur, leur magnétisme divins étouffent sous la cuirasse des arguments.
Vérité et sincérité. - C'est toujours par respect de la vérité que je parais faux. Je veux dire mon âme : chaque mot a besoin d'être complété, retouché, nuancé; j'hésite entre diverses expressions dont aucune ne me satisfait, je m'embarasse et mon discours sonne faux. Quand je n'ai pas ce désir de traduire "exactement" ma vérité, quand je me contente d'approximations plus ou moins lointaines, je parais splendidement loyal et sincère.
Franchise et naturel. - Simplicité des personnages du roman russe : les propos les plus graves, les plus solennels sont échangés au cours des conversations banales et quotidiennes : la vie intime et la vie sociale coïncident et tout cela avec une aisance et un naturel parfaits. Chez nous, une conversation aisée, naturelle, spontanée ( hélas ! ) ne peut être, du moins entre personnes qui ne se connaissent pas à fond, qu'une conversation frivole.
Le "naturel" latin est lié à la futilité et à l'artifice: la vérité et la profondeur embarrassent et les plus brillants causeurs se trouvent gênés lorsqu'ils veulent exprimer leurs sentiments nus : ils cessent d'être naturels dès que leur nature parle ! Nous naissons hommes du monde.
Vérité et explosion. - La bonté, la courtoisie, le calme sont lâches devant certaines vérités. Sans la haine, la colère et cette amère exaltation que crée la perte du contrôle de soi, que de choses vraies n'auraient jamais été dites !
L'échelle de Jacob, Vérité
( Devant un paysage et des paysans )
Là j'ai compris le crime du romantisme : l'oubli de cette terre et de cet ordre, et de ce labeur, la trahison envers des forces et des coutumes éternellement nourricières, la désertion travestie en évasion.
Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni...
Aime de toute ta chair et de toute ton âme...
Pieusement, inlassablement, rassemble-toi : défends ton immortelle et fragile unité...
Fût-ce pour reposer la plus pressante fatique, ne permets à aucune partie de toi-même d'agir et de marcher seule. Avance plus lentement s'il le faut, mais avance tout entier. Séparée de l'esprit, la chair pourrit, mais l'esprit sans la chair pâlit comme une fleur déracinée et devient fantôme.
Fais de tes penchants des devoirs. Pousse ta destinée devant toi comme une pierre : aie soin seulement de faire monter cette pierre par le voie même qu'elle suivrait si tu la laissais descendre.
Ainsi seulement s'uniront en toi la nécessité et la liberté, et tu seras à la fois l'enfant et le père de ta destinée.
L'idéal et l'action. - Il faut partir de l'absolu dans la pensée pour réaliser le relatif dans l'action. Celui qui, au départ, ne croirait qu'au relatif aboutirait pratiquement au néant. Le dénivellement entre l'idéal et l'action étant un fait inéluctable, il faut que l'idéal soit très haut.
Ne pas oublier, là aussi, les lois de la pesanteur et de la trajectoire.
L'idéal joue le rôle de "hausse" : tout ceux qui ont manié des armes à feu savent que, pour tirer loin sur la terre, il faut viser haut dans le ciel.
Mysticisme prématuré. - Tu rêves de l'ignorance édénique et du don aveugle de toi-même. Attends encore. Il n'est pas permis, il n'est pas décent de faire l'aveugle n'importe où. Monte un peu plus haut avant de fermer les yeux. La lumière seule a le droit d'aveugler.
Vengeance de la matière. - Tout progrès humain ne peut être qu'un progrès total, et c'est pour ne vouloir élever qu'une partie de lui-même que l'homme tout entier s'écroule. Les choses que nous refusons d'élever jusqu'à nous, nous rabaissent jusqu'à elles. Si le corps ne vole pas avec l'aile, c'est l'aile qui rampe avec le corps - et c'est là le dénouement de l'utopie.
Beaucoup d'illusions sont les gardiennes du repos. Arracher les rêves de cet homme ? Saine besogne certes.. Mais si son sommeil vient avec ?
L'amour découvre Dieu, mais ne le crée pas. Sans l'amour, on ne trouve pas Dieu où il est, mais avec tout l'amour du monde, on ne met pas Dieu où il n'est pas.
Vertu d'espérance. - Si paradoxal que cela paraisse, l'espérance surnaturelle consiste surtout à ne pas songer à l'avenir. Car l'avenir est la patrie de l'irréel, de l'imaginaire. Le bien que nous attendons de Dieu réside dans l'éternel, non dans l'avenir. Et le présent seul donne accès à l'éternel.
Se réfugier dans l'avenir, c'est désespérer du présent, c'est préférer un mensonge à la réalité que Dieu nous envoie goutte à goutte chaque jour.
Dieu tient ses promesses en même temps qu'il les fait.
La fausse espérance, braquée uniquement sur l'avenir, se repaît des promesses en tant que promesses : demain on rasera gratis..
Tu méprises les règles, les traditions et les dogmes. Tu ne veux opposer aucun cadre doctrinal à ton enfant ou à ton disciple : tu prétends leur transmettre tes vertus par le seul rayonnement de ton exemple, par pur échange affectif. Fort bien. Tu leur verses à boire un vin précieux - tu oublies seulement de les munir d'une coupe ! Et certes la coupe sans le vin n'est q'un nid de poussières et d'araignées. Mais le vin sans la coupe ?
Il ruisselle en vain sur le sol et, mêlé à la terre, il produit la pire boue. Regarde donc les "mystiques" qui dévorent aujourd'hui le coeur des hommes !
Philosophie organique. - Le corps sait où il va dans les ténèbres, tandis que l'esprit tâtonne dans la lumière. Et c'est la tâche suprême de la philosophie et de la religion que d'acheminer l'esprit débile et anarchique de l'homme vers une cohérence et une unité qui s'apparentent dans leur ordre, à la perfection de l'univers corporel.
L'échelle de Jacob, Entre ciel et terre
Jamais Dieu n'avait été simultanément aussi imploré et aussi repoussé par l'homme. Satan... s'acharne à capter et à corrompre les énergies spécifiquement religieuses de l'humanité... "Divinité d'enfer ! Quand les démons veulent insinuer aux hommes leurs oeuvres les plus noires, ils les suggèrent d'abord sous une forme céleste..
C'est une folle idolâtrie que de rendre le culte plus grand que le Dieu.." ( W. Shakespeare )
Le diable ne tirerait presque rien de l'homme s'il ne se faisait passer pour Dieu. Et cette imposture lui est facile : l'instinct de Dieu n'a rien perdu de sa puissance, mais il est aveugle, il tâtonne et trébuche, et s'abat sur n'importe quoi.
Agonie prolongée. - Cela, dites-vous, ne saurait durer longtemps ainsi.
Oubliez-vous qu'une des caractéristiques des époques de décadence, c'est l'invraisemblable prolongation des agonies ? On ne meurt pas brutalement, on passe sa vie à mourir. Des individus, des institutions cachectiques, s'éternisent. La mort est plus loin des agonies d'aujourd'hui que des santés d'hier.
Un des signes essentiels de la santé et de la grandeur dans tous les domaines, c'est de ne pas connaître de moyen terme entre la santé et la mort, c'est de savoir mourir avant d'être malade. Une bête sauvage se porte toujours bien et ne se couche que pour mourir, un chevalier préférait le trépas à une lâcheté ou à un mensonge, etc. Mais aujourd'hui la vie et la mort, le bien et le mal ont perdu leurs arêtes vives, leurs propriétés opposées : on ne choisit plus entre ces deux breuvages, on les combine et on les brouille.
L'homme, dans tous les domaines, passe sa vie à être malade.
Le diable est moins ambitieux de détruire que de corrompre : plutôt que d'écraser la vie, il s'ingénie à calculer la quantité de mort que la vie peut supporter ? Il préfère au poison qui tue le poignard qui "dénature".
Vide intérieur. - En dépit de toutes les apparences contraires, un homme est tari dans la mesure où le rythme rapide de la "course" se substitue en lui au rythme lent de la "croissance". Le progrès aujourd'hui consiste à courir et non plus à croître.
Progrès. - Le monde, depuis un siècle, évolue à pas de géant. Tout se précipite : le vent du progrès nous coupe la face. Amer symptome : l'accélération continue est le propre des chutes plutôt que des ascensions.
Mystique révolutionnaire. - Coeur froid ! me criez-vous parce que je ne partage pas votre impure ardeur. - Allons donc ! j'aime la chaleur plus que vous mais je hais la fièvre.
Limites de la réceptivité. - Voici des gens pendus à toutes les radios, avides de toutes les nouvelles, réceptifs à toutes les idées. On appelle cela sensibilité, ouverture. C'est une qualité que je n'envie pas. Je serais plutôt porté à considérer comme un signe de santé et d'unité intérieures l'existence de larges zones d'indifférence. Une réceptivité universelle implique, exception faite de quelques esprits extraordinaires, une passivité dangereuse.
L'écho vibre à tous les sons, mais la bouche choisit ses paroles.
Nul objet extérieur n'est capable de retenir l'homme qui court après luimême.
Vide et encombrement. - Il y a quelque chose de plus opposé à la plénitude que le vide, et c'est l'encombrement. Et rien n'est plus vide qu'une âme ou qu'un esprit encombrés : il suffit, pour s'en convaincre, d'évoquer ce que peut être la vie intérieure de tel homme d'affaires, de science ou de plaisir ! ( M. Thibon aurait pu mettre en premier les politiciens )
Il est des êtres qui se sentent revivre quand des catastrophes comme la guerre ou la misère s'abattent sur eux. Le retour aux nécessités élémentaires leur fait l'effet d'un bain rajeunissant... C'est un signe profond de décrépitude vitale que de n'avoir plus la force de porter les ornements d'une civilisation, que d'être ainsi contraints de choisir entre la civilisation et la vie.
Maladie et fléau. - Le "progrès" de l'humanité a surtout consisté jusqu'ici à juguler l'ennemi du dehors au profit de l'ennemi du dedans : moins d'epidémies, mais plus de cancers, moins de guerres mais plus de révolutions.. moins de coeurs brisés mais plus d'âmes taries. Ce progrès se ramène dans son ensemble à un "processus d'intériorisation du mal"...
La peste et le brigand sont des maux qui ne font pas partie de nous-mêmes, ils peuvent nous lâcher, et, s'ils nous tuent, ils nous tuent franchement, sans nous corrompre, tandis que le mal intérieur nous poursuit jusqu'à la tombe et nous dénature avant de nous tuer.
L'homme le cultive pourtant ce mal suprême, il en chérit les causes et tremble devant les fléaux qui pourraient l'en délivrer. Ces gens qui tremblaient hier devant la guerre et qui tremblent aujourd'hui devant la vie dure ont peur de voir le fléau balayer en eux la maladie : ils redoutent plus que la mort une "guérison blessante".
Nos joies et nos vertus ne meurent pas de ce qu'on leur refuse quelque chose, mais de ce qu'on leur donne tout : elles crèvent d'indigestion !
Dés qu'un mot devient trop à la mode ( je songe à l'engouement actuel pour la pureté, la gratuité, l'engagement, la présence, etc. ), il faut se demander ce qu'il recouvre plutôt que ce qu'il signifie. Et c'est en général son contraire. La mode sort du manque. La chose "se porte" quand elle n'est plus; elle devient vêtement lorsqu'elle a cessé d'être corps.
Dévitalisation. - Un des signes les plus sûrs de l'épuisement affectif, c'est de n'être plus capable d'une communion infra-humaine ( avec la nature ) ou supra-humaine ( avec Dieu ), de ne pouvoir vivre et s'épanouir qu'au contact des hommes, d'avoir constamment besoin de ce contact pour échapper à l'isolement et à l'ennui.
On n'adore plus le soleil, les plantes et les animaux ( qui ont au moins le mérite d'être des intermédiaires "nécessaires" entre l'homme et sa fin suprême ), mais une étiquette politique, un morceau de ruban, un peu de papier-monnaie. Comme le culte antique de Cybèle, de Cypris, ... qui correspondait aux profondes réalités naturelles, apparaît sain et vivant en comparaison du culte actuel des plus vains éléments de notre existence !
L'idolâtrie moderne est régie par la loi du moindre coefficient de réalité..
L'idolâtrie antique ( au moins dans sa phase de jaillement ) élevait vers Dieu les choses de la nature, tandis que l'idolâtrie moderne les dégrade jusqu'au néant.
Enfance et infantilisme. - La parodie de l'innocence est le stigmate de la dernière décrépitude. Si nous jouions aux enfants, si nous jouions à jouer ?
Suprême imploration du comédien lassé de tous les rôles humains.
Les êtres les plus dépaysés sur la terre sont ceux qui ne croient qu'en la terre : la rupture des liens, des traditions, des racines, la perte du sens du foyer et de la patrie et même des valeurs les plus humblement matérielles ( la bonne cuisine par exemple ), en bref l'évanouissement de tout ce qui est stable, profond ou raffiné dans la vie terrestre et matérielle, est le stigmate fatal de toutes les civilisations matérialistes . Inversement, l'ordre social et l'épanouissement des valeurs terrestres accompagnent les civilisations à forte polarité religieuse ( je fais partiellement exception pour la Renaissance d'où par ailleurs un élan religieux puissant mais détourné de son but n'était pas absent ).
Sagesse médiévale et pensée moderne. - Au Moyen Âge, on ne connaissait pas tous les replis de la serrure humaine et cosmique, mais on possédait la clef, qui est Dieu. Depuis Descartes, on a exploré à fond cette serrure, on a pu la décrire d'une façon de plus en plus détaillée, mais, dans cette recherche, on a égaré la clef ! Le monde et l'homme sont devenus des serrures sans clef; Au reste, la pensée moderne dans son ensemble ne se préoccupe même plus de la nature ou de l'existence de cette clef. La seule question qui se pose devant une porte fermée consiste à l'examiner très sérieusement, et non à l'ouvrir
L'échelle de Jacob, Idolâtrie
Sainteté et pharisaïsme. - Si les saints n'infusaient pas sans cesse un sang nouveau à l'organisme religieux ou politique auquel adhère le pharisien, celui-ci ne tarderait pas à perdre tout prestige et tout crédit et à mourir socialement d'inanition.
Il est amer pour le saint - et même pour le simple penseur honnête - de songer aux parasites qui assiéront sur lui leur influence et se serviront de sa pensée et de son exemple pour mutiler ou empoisonner les âmes.
Nous sommes toujours prêts à venger sur l'être faible qui nous aime les outrages que nous inflige l'être fort que nous haïssons.
Tu es attaché à la vérité. Mais tu louches aussi vers le succès. Ne sais-tu donc pas que ces deux choses s'excluent ? Depuis quand peut-on à la fois plaire et dire vrai ? Il est dans l'ordre que le monde te repousse, toi qui a choisi le bien que le monde ignore ou déteste.
L'échelle de Jacob, Le glaive et le poison
La science humaine est comme une clef. L'ignorant ne possède pas cette clef, mais il croit qu'elle ouvre tout. Le faux savant la possède et s'imagine avoir tout ouvert. Le vrai savant la possède mieux encore et sait qu'elle n'ouvre pas.
Le prêtre et le poète. - La bénédiction du poète monte du monde vers Dieu, la bénédiction du prêtre descend de Dieu vers le monde. Le poète est fait pour donner une voix au silence des choses, le prêtre au silence de Dieu.
Il y a là deux mystères essentiellement différents, deux vocations opposées et complémentaires : la tâche du poète consiste à s'enfoncer toujours plus profondément dans la nature afin d'y retrouver l'empreinte et le germe du monde surnaturel, celle du prêtre à s'enfoncer toujours plus avant dans le monde surnaturel afin d'y retrouver la nature. Le poète commence à l'homme, le prêtre commence à Dieu. Tous deux sont porteurs d'un message d'innocence.
Lyrisme et plénitude. - La différence entre le lyrisme et le mysticisme est là : tous deux ont pour objet les choses suprêmes, mais ce que l'un pressent et désire, l'autre le possède; devant la source de vie, le poète a soif et le mystique boit; le premier parle du "seuil" de l'amour; mais le second vit à son "foyer".
Oeuvre et témoignage. - Il importe de distinguer, dans toute production géniale, le côté oeuvre et le côté témoignage. Certains auteurs sont presque de purs ouvriers ( Racine, Hugo, Wagner.. ), d'autres sont presque de purs témoins ( Pascal, Nietzsche, Péguy.. ). L'oeuvre est faite de matériaux extérieurs, sa réalité ne se confond pas avec la réalité de l'ouvrier, tandis que le témoignage, à la limite, n'emprunte rien au-dehors, il est la simple révélation de la vérité intérieure. D'une part, l'écho d'une vérité reçue du dehors; de l'autre la voix d'une vérité vécue du dedans.
Sans doute ces deux éléments sont toujours mêlés...
L'écart ou la ressemblance entre la réalité intime, la vie privée de l'homme et les fruits de son art nous donnent d'ailleurs la mesure de cette proportion.
Génie et matière du génie. - Il faut moudre et exprimer, certes, puisque le blé et la pensée ne sont pas assimilables à l'état brut, mais, plus que la finesse de la mouture, c'est la qualité du grain qui importe !
L'échelle de Jacob, L'âme et la pensée
Tu veux devenir pour tes frères une source vierge ? Apprends donc les moeurs des cimes : le silence parmi l'atmosphère irrespirable, le repos sous la morsure du gel, la blanche stérilité des champs de neige..
Critère pour distinguer les âmes nobles des âmes vulgaires : pour les premières, l'intimité accroît le respect; pour les secondes, elle le tue.
Tu pleures sur ces graines innombrables qui ne lèveront jamais ( les possibles qui t'assiègent ) : songe plutôt que ton âme est un coin de terre exigu où elles s'entre-dévoreraient. Ne laisse pas germer dans ton âme ce qui n'aura ni le temps ni la place d'y fleurir. Sinon, tout en toi sera appelé à l'avortement en même temps qu'à l'existence.
Il n'est pas de sort plus affreux que de se sentir unique sans se sentir également nécessaire, que ce déchirement propre à l'homme sans religion entre le Dieu qu'il ne peut atteindre et le Dieu qu'il ne peut pas effacer.
L'échelle de Jacob, La solitude et le secret
"L'homme est plus grand... parce qu'il sait qu'il meurt" ( Pascal ) Là réside le noeud du drame humain. La mort en soi n'est rien; elle n'apparaît tragique et insupportable qu'à celui qui sait qu'il meurt.
Savoir qu'on mourra, suprême horreur de la condition humaine, mais, en même temps, gage de délivrance : cette connaissance terrible qui juge la mort est le gage de notre immortalité. La mort n'est pas transparente à elle-même : là où elle existe, elle s'ignore, là où elle se connaît, elle n'est qu'épreuve, apparence. Cette lumière en nous qui juge la mort est déjà située de l'autre côté de la mort.
Je domine le temps et le lieu, je conçois l'infini et l'éternel, ma pensée et mon amour se sentent capables d'un développement illimité. Et cependant je suis enfermé dans un corps, et ce corps va mourir. Que me fera la mort ?
Derrière les limites de la chair, j'habite déjà l'infini : il faudra donc que la mort tue en moi cet infini - ou qu'elle tue ces limites !
Si la mort est une naissance, il faut bien avouer que la plupart des hommes ne sont pas préparés à cette naissance. Ils meurent avant terme.
L'avortement, qui est l'exception dans l'ordre biologique, est la règle dans l'ordre spirituel.
Préparation à la mort. - Les être que la mort laisse indifférents ou attire sont de deux espèces : les malades, les blasés, les impuissants qui sont descendus assez bas vers la mort-néant, et les héros et les saints qui sont montés assez haut vers la mort-plénitude.
Pourquoi ceux dont l'âme est morte tremblent-ils le plus devant le trépas physique ? Parce qu'ils ne veulent pas s'avouer leur mort intérieure, parce qu'ils ont besoin de l'écran de la chair ( et de ses pauvres gestes qui miment la vie perdue ) entre leur âme morte et le Dieu vivant.
Sacrifice et immortalité. - Je ne suis prêt à mourir pour une chose que dans la mesure où cette chose me fait vivre. Autrement dit, je ne suis prêt à mourir que dans la mesure où je sens que je participe à une autre vie.
Le sacrifice prouve ainsi l'immortalité. Mais celui qui n'aime rien et qui, par conséquent, ne se sent pas nourri et comme créé intérieurement par une vie qui déborde sa propre existence, celui-là refuse d'instinct le sacrifice. Il n'a que lui-même, il est logique qu'il cherche à conserver ce qu'il a.
Je n'aurais pas la force de faire un pas de plus sur cette terre si je savais que j'y dois marcher toujours. "C'est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre.."
"Nel mezzo del cammin di nostra vita". - ( A propos de la grand-mère de M. Thibon )
Ses émotions, ses espoirs, le cycle monotone de ses travaux et de ses jours ont revécu dans mon esprit, nimbés d'une plénitude déchirante. Elle qui me fut durant toute sa vie si indifférente m'a communiqué dans un éclair son âme et sa vision du monde. Cette montagne et cet horizon, je les ai regardés un moment avec ses yeux. La communion, l'idée que sa présence n'avait jamais suscitées, je les ai retrouvées au contact de notre mère commune, cette terre qui l'avait nourrie. A cette montée du passé en moi, j'ai reconnu que j'avais atteint le deuxième versant de l'existence et que je commençais à descendre chez les morts.
GUSTAVE THIBON, L'échelle de Jacob : Vérité de la mort, fin
1993 Thesaurus - AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA