1993 Thesaurus - LE VOILE ET LE MASQUE

LE VOILE ET LE MASQUE



La croix est le seul trait d'union entre l'homme et Dieu d'où l'llusion soit absente.

( Je crois en Dieu ) pour les raisons mêmes invoquées par les incroyants...
L'excès d'évidence de son absence, l'intolérable contraste entre son appel "en moi" et son silence "autour de moi". Je suis croyant de tout mon athéisme.

Je ne veux ni de la résurrection ni de l'éternité s'il faut les payer par l'oubli. Je refuse une béatitude qui me ravirait la mémoire. Les instants éternels vécus ici-bas doivent, par définition, surnager à toutes les mutations, fussent-elles transfigurations. Une éternité sans passé serait comme amputée d'elle-même.

Révélation de l'être par le néant. On n'est digne de recevoir la vérité d'en haut que dans la mesure où l'on est capable de voir et d'assumer toutes les vérités d'en bas.

Prière dominicale. - "Que ton règne arrive.. que ta volonté soit faite.." Un Dieu si pudique, si voilé qu'il faut le supplier de se souvenir qu'il est tout-puissant. Alors qu'ici-bas, tout être, suivant le mot cher à Simone Weil "exerce toute la puissance dont il est capable".

La foi-refuge, la foi-bercail. Je m'en suis évadé pour entrer dans la peau et dans l'âme de la brebis égarée dont le seul lien avec le troupeau n'est plus que l'appel désespéré vers le Pasteur absent.

Révolte. - ( ce sentiment ) traduit pour moi l'essence de la vulgarité et de l'infantilisme : c'est le revers de la forme la plus vile de l'espérance.

Je ne refuse pas le bonheur. Je refuse ce simulacre de bonheur qui repose sur le mensonge à l'autre et à soi-même. Les illusions de l'amour humain ou divin -, par exemple. L'honneur interdit toutes les apparences impures du bonheur.


Dieu. Ne pas se "plier" devant sa puissance, se "briser" devant son innocence. Pour l'honneur de l'âme et non par orgueil du moi..

( conseil à des jeunes gens ) Gardez intact un double regard : l'un ébloui devant l'éternel, l'autre clairvoyant devant ce qui se passe. Et que l'un ne déteigne pas sur l'autre. Ne pas nourrir l'espérance d'illusions et ne pas pousser la lucidité jusqu'au désespoir. Croire encore au "Tout" quand on ne croit plus en rien.

Je crois en l'immortalité de l'âme en me défendant, comme d'une indélicatesse, de l'espérer. Car il y a un péché d'espérance comme il y a un péché de désespoir. Il faut savoir mourir inconditionnellement..

Le voile et le masque, La foi sans vêtement


Les "maîtres du soupçon" et leurs épigones : dupes du souci de ne pas être dupes..

Du mensonge chez les être primitifs que l'on dit rusés. Il donne d'autant plus l'apparence de la vérité que le menteur ignore davantage les frontières entre le vrai et le faux, que le mensonge est pour lui fonction vitale ( "il ment comme il respire" ), qu'il se sert des mots comme d'un instrument, au gré de ses intérêts et de ses passions, et sans la moindre trace de préméditation, un peu comme on use alternativement de la lame ou de la pointe d'un couteau. On ment de plus en plus mal dans la mesure où l'on sait distinguer la vérité du mensonge.

Idéalisme des mal-venus : on cherche en haut des prétextes pour camoufler des mobiles issus d'en bas : "malfaçon voilée par une contrefaçon".

Autre contradiction de notre temps. D'un côté, le soupçon, la démythification à l'égard des valeurs éternelles ( Dieu, l'amour, la liberté.. ); de l'autre, la crédulité et la surenchère à propos de n'importe quelle nouveauté : "le livre du siècle", un "tournant de l'histoire"...


Locutions courantes : tirer à blanc, faire chou blanc, mariage blanc, oie blanche, etc. - Le mot blanc servant à désigner l'inefficacité, l'insignifiance, la fadeur...

Les choix profonds et définitifs ne sont jamais des choix lucides. La lucidité est une vertu de niveau moyen. En bas, l'impulsion "aveugle" des appétits et des passions; en haut, l'aspect "aveuglant" des dieux. Cécité ou éblouissement : on ne voit clair qu'à mi-côte.

Dieu a créé le monde comme les océans ont fait les continents, en se retirant. ( Holderlin )
Nous sommes les épaves laissées dans le temps par ce reflux de l'éternité ce reflux étant l'essence même du temps.

Infini de Dieu. Ramené au fini ( ou au défini ) par le dogmatisme et confondu avec l'informe par le syncrétisme.

Le voile et le masque, La double illusion


Péché de sincérité. - Hypocrisie au second degré, plus subtile et plus vénéneuse. Bouleversement des apparences au nom d'une apparence plus menteuse encore ( pulsion des entrailles ou spasme d'orgueil ) confondues avec le vrai; révolte de l'esclave de lui-même contre la discipline sociale, qui substitue la servitude absolus de l'anarchie à la servitude relative de la discipline extérieure; fleuve qui rompt ses digues, non pour rejoindre plus vite l'océan, mais pour se perdre en marécages..
Tout cela vérifié par les désordres de notre époque : il ne suffit pas d'introduire le chaos dans le royaume des ombres pour opérer une trouée vers la lumière, de bousculer les faux-semblants de l'opinion pour faire éclater la vérité.

La haute mystique est étrangère à la morale : elle la rejoint seulement en ceci que, lorsque l'homme est sorti de la caverne, il n'éprouve plus la tentation d'en violer les lois : l'altitude lui tient lieu d'interdit.


L'existence de multiples milieux sociaux, avec leurs interférences et leurs conflits, est la marque caractéristique d'une vraie civilisation.. Le social s'y épure par le social comme le diamant s'y taille par lui-même.

Pour les psychologues, méconnaissance du pouvoir de la conscience et de la liberté comme facteur d'équilibre. On ne cherche pas la guérison du psychopathe, on essaye seulement de "blanchir" ses symptômes pour qu'il puisse jouer à peu près son rôle dans ce bal masqué qu'on appelle la vie sociale.
On rajuste ainsi le masque sans toucher aux déformations du visage.

Besoins de l'homme. - Leur urgence est inversement proportionnelle à leur qualité. Nécessités d'évacuation et faim, pulsions sexuelles et tendresse, entraide matérielle et charité. Et que dire de la contemplation et de la prière qui peuvent attendre indéfiniment sans dommage apparent ? "Dieu dernier servi..

Le moi, siège de la conscience et de la liberté, est plus faible que le ça, siège des pulsions. "Mais il le sait". ET cette conscience d'être le plus faible lui dicte le devoir d'être le plus fort.

La foi nue ? Oui. Mais avant d'être nue il faut qu'elle ait été habillée.
Elle commence par le vêtement ( enveloppement psychologique et sociologique ) et le mot même de dépouillement, cher aux mystiques, implique l'exis- tence et la nécessité de ces voiles. Sa destinée est de naître habillée et de mourir nue; elle présuppose au départ ce qu'elle doit éliminer en chemin.

( De la gnose ) Ce dieu inconnaissable, par quelles voies le rejoindre ?
Les religions positives ont des commandements précis : elles tracent et balisent les chemins qui conduisent au pays sans chemin. Et là, autre péril : adorer ces balises qui jalonnent la route nocturne et les confondre avec la lumière éternelle.

Le Christ appartient à l'histoire : son apparition historique est l'arche d'un pont qui relie le temps à l'éternité.

Pas de fidélité sans oeillères : la pensée libre est aussi volage que l'amour libre.


Le mal s'est fait par moi, le bien à travers moi, sans moi, sinon malgré moi. Je me sens cause dans le mal et pure occasion dans le bien.

Se voir, se juger soi-même du dehors ( et agir en conséquence ) d'après les critères objectifs du bien et du mal suivant lesquels nous approuvons ou condamnons nos semblables, et non en fonction de nos mécanismes psychologiques qui expliquent et excusent tout. L'homme ne peut se penser et se con- duire qu'en se dédoublant : il dépend de lui que ce double soit son juge ou son complice.

Néant de la psychologie en tant que science appliquée en vue de l'équilibre et du bonheur de l'homme. Le psychologique - pulsions attractives et répulsives, mobiles, transferts, compensations et leur soubassement dans l'incon- scient, etc. - est le foyer d'infection privilégié du péché originel : tous les remèdes, à ce niveau, ne font que déplacer les symptômes du mal.

Qu'est-ce qu'une destinée réussie ? Celle de l'homme qui n'a pas eu besoin de renier son essence pour trouver sa place dans l'existence - qui a "suivi sa voie", même s'il n'a pas fait "son chemin".

Admirable définition de la démocratie déliquescente par le juge Clavel : "le droit de n'avoir aucun devoir". Le contraire et la caricature de l'idéal chrétien - lequel pourrait se définir - à la limite qu'atteignent seulement les saints - "comme le devoir de n'avoir aucun droit".

Guelfe aux gibelins, gibelin aux guelfes. L'impartialité a ses martyrs. Dans les conflits les plus impurs - travestis en guerre sainte - celui qui refuse de prendre parti pour l'une "ou" l'autre des branches de la tenaille sera broyé par l'une "et" par l'autre.

F., à propos de l'attention aux petites choses dont s'accompagne le détachement des saints "Ils sont en dehors de tout, ils ne sont à côté de rien".

La "surface" sociale. On y échappe par l'altitude. "Se pousser" ou s'élever.
Pour se pousser, il faut marcher sur les autres; pour s'élever, il faut marcher sur soi-même.


Attitude devant les mourants. La religion apportait des "consolations", la science administre des stupéfiants. Là, comme partout, dégradation des moyens subtils en moyens grossiers.

Définition de l'âme. Ce par quoi nous échappons à toutes les définitions.

Le voile et le masque, L'alliage ou l'alliance ?


"L'homme devient athée lorsqu'il se sent meilleur que son Dieu" ( Proudhon ) Quel Dieu ? Celui que lui impose la société où il vit. Après quoi, l'athée se fabrique d'autres dieux et les adore sous d'autres noms : Progrès, Révolution, Erotisme, etc. - et ces nouveaux dieux le trahissent plus que l'ancien Dieu détrôné parce qu'il les construit à l'image de parties plus basses de lui-même. Théologie descendante de la Renaissance à nos jours.

"L'homme qui sait pourquoi il vit peut supporter n'importe quelle condition de vie" ( Nietzsche )
Inversement, le problème du "niveau de vie" prend une importance de plus en plus exclusive à mesure qu'on perd le sens de la vie. On ne pense qu'à l'aménagement d'un chemin qui ne mène nulle part. Le voyage tient lieu de patrie : d'où ces deux attitudes contradictoires ( mais secrètement identiques ) : l'attachement au temps ( refus névrotique de la mort ) et le viol de tous les rythmes du temps ( prurit de la vitesse et de la nouveauté ).

Comment savoir où l'on doit aller quand on ne sait plus d'où l'on vient ?

Rien dans l'homme n'est à la hauteur du discours de l'homme - et c'est la preuve voilée de l'existence d'un univers supérieur d'où descendent ces éclairs d'impossible perfection.

Transcendance irréductible de l'homme à l'égard de tout l'humain: sa dignité consiste en ceci qu'il peut se poser des questions métaphysiques et son infirmité en ceci qu'il ne peut en résoudre aucune. Aveugle devant la vérité, mais capable de dire : Qu'est-ce que la vérité ?


"Toute la dignité de l'homme est dans la pensée." ( Pascal ) Tous les apports des sciences dites de l'homme ( anthropologie, psychologie, sociologie, histoire, etc. ) tendent au contraire à avilir la pensée en analysant sa dépendance à l'égard de la non-pensée ( la libido, l'inconscient, la volonté de puissance, les structures, etc. ) dont elle ne serait que l'émanation illusoire. Je pense, disaient Descartes ou Pascal; ça pense répondent Nietzsche ou Freud.

Au nom de quelle vérité, enfouie et toujours palpitante au fond de lui-même, l'homme est-il condamné à mentir et à "savoir qu'il ment" ?

"C'est méconnaître l'homme que de ne lui proposer que de l'humain." ( Aristote )
Faute du divin, il se jettera dans l'inhumain; la grimace du diable remplacera pour lui le visage effacé de Dieu.

Aujourd'hui l'exemplarité ( avec toutes les majorations indues qu'elle comporte ) a changé de face et de camp. Jadis, on stylisait démesurément les vies héroïques. Maintenant, on stylise en sens invers, c'est-à-dire jusqu'à la perfection négative, la vie des anormaux et des mauvais sujets. Je pense au "Saint Genet" de Sartre par exemple : l'hagiographie à rebours, la littérature de patronage émigrant de la sacristie vers l'égout.

Les maux de l'âme les plus incurables sont aussi les plus indolores. La médiocrité dans le mal, péché suprême. Ascèse : désinfecter la plaie, la mettre à nu et à vif. La transfusion divine est à ce prix.

Ces êtres dont la vie "adulte" n'est que le confluent indécis de la puberté retardée et de la sénilité précoce. Pas d'autre identité pour eux que celle du personnage social - masque sur un visage absent qui dissimule aux yeux des hommes les effets misérables de ce retard et de cette avance.

Sur "l'éminente dignité de la personne humaine". Grandiloquence doucereuse qui m'a toujours révulsé. Et dans une époque où les hommes perdent de plus en plus leur identite ! Respecter quoi ? l'image de Dieu. Mais qu'en restet-il ? Ce qu'on respecte, sous le nom de personne, n'est-ce pas le moi, au sens pascalien, faux centre de l'univers ?


Mort de l'homme constatée et homologuée par les sciences dites humaines.
A l'homme de Pascal "qui sait qu'il mourra", succède l'homme de l'existentialisme, du structuralisme ou de la psychanalyse qui sait qu'il est mort.
Juste assez vivant cependant pour dresser son acte de décès. Un suicide grimé en mort naturelle..

Monde de fantômes : plus la densité diminue, plus la chute s'accélère.
La psychologie contredit la physique.

L'incohérence du discours a pour analogue l'effritement des responsabilités; les actions, comme les idées, perdent toute cohérence interne : "on fait écho à tout, on ne répond à rien et de rien".

La plante humaine a besoin de taille et de greffe. La première ( lois restrictives imposées par le milieu social ou ascèse personnelle ) s'opèrent par l'homme sur l'homme; la seconde ( transfiguration intérieure par la beauté, l'amour, la prière ) est un don gratuit des dieux. Le monde moderne tend à supprimer l'une et l'autre en reniant simultanément les morales et les dieux. A la limite, plus de lois pour tracer le chemin et plus d'étoiles pour montrer le but.

Confort, sécurisation. - Une civilisation semblable à un train qui va à l'abîme - ou au butoir - mais de mieux en mieux climatisé, avec des sièges toujours plus moelleux - et privé de signal d'alarme.

Des problèmes qui se posaient jadis en termes de vérité ou d'erreur, de bien ou de mal, de salut ou de damnation se posent aujourd'hui en termes de santé ou de maladie, d'utilité ou de nuisance - et ce qui fut conversion devient affaire de recyclage, ou de dépannage, ou de mise au point. Le sage, le prêtre, cèdent la place aux techniciens de l'âme.

L'âme et l'événemenr. - Le degré de sagesse d'un homme se mesure peut-être à ceci : plus il est sage, plus c'est l'événement, dominé et assimilé, qui prend la couleur de son âme; plus il est insensé ( au sens biblique du mot ) plus c'est l'âme qui prend la couleur de l'événement et se décolore ellemême par sa dépendance servile à l'égard du monde extérieur. Formule courante : "être le jouet des événements".


Mort de Dieu. - Elle commence quand l'homme, face à la Création et à son destin, cesse de dire "Fiat" et se met à dire "Pourquoi" - quand il essaye de comprendre et de justifier Dieu an niveau de la connaissance et de l'affectivité humaines...
C'est déjà blasphémer que d'interroger Dieu - et l'athéisme en découle tôt ou tard. Si l'on n'accepte pas que Dieu soit muet, on finit par le déclarer impuissant - et à la soumission inconditionnelle à la providence incompréhensible, succède l'appel à la providence humaine qu'on charge de combler les lacunes de la Création.

Ignorance des synthèses et des hiérarchies qui sont le signe de la vie.
Doctrine parfaitement "organisée" de l'"inorganique".
A mesure que l'homme se désintègre, la mécanique l'emporte de plus en plus en lui sur le vivant ( cas de la névrose avec ses blocages et ses refoulements ), et il se reconnaît dans une doctrine qui rend compte de cette dé- sagrégation intérieure ( la métaphysique issue de la psychanalyse ).
Car c'est l'âme qui fait l'harmonie et l'unité - et moins il y a d'âme, c'est-à-dire plus le psychisme tend à se décomposer en ses éléments, plus aussi l'analyse coïncide avec la vérité.

Les hommes d'aujourd'hui sont tombés au-dessous du sacrilège puisqu'ils ont perdu le sens du sacré et au-dessous de l'idolâtrie puisqu'ils ont perdu le sens du divin. Plus d'épaisseur à profaner là où règne la platitude.

Campagnes contre la peine de mort. Sensibilité épidermique - je serais tenté de dire "prurit idéologique". Et qui va de pair avec la justification de l'avortement - même symptôme de décadence. La société élimine ses promesses inécloses et conserve jalousement ses pires déchets.

Aujourd'hui, sa rage exploratrice ( de l'homme ), après s'être attaquée au monde extérieur, s'attaque à lui-même, j'entends aux "terrae incognitae" de son âme : à l'inconscient dont il fait le socle, l'essence de son être, la conscience n'étant plus que la traduction faussée et mutilée du travail ténébreux qui s'opère dans les "profondeurs". Bref, après avoir anthropomorphisé l'univers et Dieu, il désanthropomorphise l'homme..


L'homme d'autrefois croyait en Dieu "à cause" de ce qu'il voyait de la création : l'ordre de l'univers, signe d'une intelligence et d'une bonté suprêmes - et aussi son désordre et ses rigueurs qu'il interprétait comme des épreuves ou des châtiments. Aujourd'hui, ayant démonté - et remonté - une partie des mécanismes aveugles et indifférents de l'univers, il doit croire au Créateur "malgré" son oeuvre.

A la notion métaphysique de péché originel, c'est-à-dire d'une déchéance mystérieuse qu'il faut assumer sans y avoir participé personnellement, on a substitué des explications psychologiques qui réduisent le mystère du mal au mauvais fonctionnement d'un mécanisme. D'où l'évacuation simultanée de la liberté et de la responsabilité.
Et, chose étrange, en même temps qu'on nie liberté et responsabilité, on prêche la libération effrénée de toutes les pulsions, de tous les désirs, on vit sous le signe du "pourquoi pas ?" - Ce qui est logique puisque aucun Dieu ne fixe plus à l'homme de limite ni de but. De sorte que la liberté revendiquée se résout, non plus dans l'obéissance à une volonté supérieure, mais dans l'abandon servile à tous les déterminismes intérieurs et extérieurs. Glaciale ironie : tout est permis à l'homme-dieu réduit à l'hommemachine : du même geste on le délivre de tous ses liens et on l'ampute de son libre arbitre.

Au Moyen Âge on obéissait à Dieu à travers le péché; aujourd'hui on obéit au diable à travers même les vertus... Exemple : les idées "généreuses" des réformateurs sociaux qui mènent au chaos, puis à la tyrannie.
Notion de droit, cancer de l'âme. Malheur à l'homme à qui tout est dû : il ne reconnaîtra jamais l'eblouissement de recevoir l'inattendu et l'inespéré.
Clivage entre ceux qui disent : merci, et ceux qui disent : encore.

"Tout sera parfait là-haut" cède la place à "tout sera parfait demain".

Le Christ-Roi. - Mais d'un royaume qui n'est pas de ce monde. Là où il règne politiquement ( théocraties.. ) c'est toujours plus ou moins avec le diable pour ministre. Mais, quelque mensonge que cela implique, le mal est moindre que dans les religions athées où le diable est monarque absolu.


Devant ce Dieu devenu psychologiquement et socialement si faible, la compassion remplace en moi l'ancienne terreur; je me sens comme devant un roi dé- trôné et réduit à mendier parmi ce qui fut son peuple. Je fais l'aumône au pauvre avec la vénération due au roi. Archaïsme. J'accepte d'être l'homme du passé par fidélité à l'éternel.

Eglise moderne ( telle qu'elle est représentée par certains clercs "ouverts" au monde ); une vieille femme qui essaye maladroitement de se rajeunir en se maquillant au goût du jour et dont le fard achève de souligner la décrépitude. Elle veut faire oublier qu'elle est vieille dans la mesure où elle a ou- blié qu'elle est éternelle.

"Les concessions qui mènent au cimetière" ( Saint-Aulaire ) Je pense à ces hommes d'Eglise qui, à force de s'ouvrir au monde pour ne pas être balayés par le monde, finissent par perdre, après le sens de l'éternel, le plus élémentaire instinct de conservation dans le temps. Corrélation très logique : on est très près de mourir quand on ne cherche qu'à "durer".

POst-concile : Dieu bradé à l'enseigne du moindre effort. Mais plus on consent de rabais, plus la clientèle s'évapore. Ce Dieu qui n'a plus rien de divin à donner - puisqu'on en fait le bénisseur impotent du confort et du plaisir - n'a aussi aucun sacrifice à imposer. "Venez à moi qui permets tout", lui font dire ses revendeurs. Mais on se passe si bien de sa permission ! S'il ne donne pas ce que le monde ne peut pas donner, quel besoin a-t-on de lui pour se servir en ce monde ?

Le voile et le masque, L'immobile alternance


Ces appels vers Dieu auxquels Dieu ne répond jamais. La réponse est contenue dans l'appel. L'appel est la traduction en langage humain de la réponse divine. Et si Dieu n'est pas silence, il n'est qu'écho..

Double fond de l'homme : Dieu et le péché. Et Dieu recouvert par le péché blessure de l'origine cicatrisée. Conversion : rouvrir la plaie. Ce qui fait trop mal. D'où le double aspect de la foi religieuse : un Dieu pansement ou un Dieu blessure.


Eblouissante intuition de Blanc de Saint-Bonnet : "Dieu a créé l'homme le moins possible." On pourrait dire qu'il nous a créé non à son image, mais à son ébauche - en nous faisant l'honneur et en nous laissant le soin de parfaire cette ébauche en fonction de cette image. L'espace qui s'étend entre cette création inachevée et cette perfection impossible est le champ offert à la liberté.

L'espérance "sécurisée" ressemble trop à la prévoyance.

( Sur le Saint Suaire de Turin ) Pourquoi ces recherches de "preuves" ( historiques, scientifiques, intellectuelles, peu importe.. ) du mystère évangélique me font-elles l'effet de sacrilèges et d'idolâtries ?
J'adore sans réserve un Dieu à jamais "caché", j'aurais honte d'un Dieu qui jouerait à "cache-cache" avec les hommes.

Deux dangers connexes : la naturalisation du surnaturel, c'est-à-dire à la limite l'élimination de la foi, ou le saut inconditionnel dans l'inconnu, c'est-à-dire l'élimination de la raison.

Danger d'un mysticisme prématuré et incontrôlé : la confusion de l'infini et de l'informe.

Le croyant parfait rejoint l'agnostique. Tous les deux reconnaissent leur ignorance, mais l'agnostique s'arrête à ce constat de la nuit et le croyant adore et prie le Dieu qui se cache et qui nous attend dans cette nuit.

C'est la plénitude, le débordement et non le manque qui enseignent l'humilité. Plus le don est divin, plus on se sent indigne de le recevoir. Comment oserait-on dire encore : moi, à l'heure où tout l'être se fond dans ce qui le dépasse ?

Purgatoire. - Intolérable tourment de se sentir pardonné par la pureté infinie ce qu'on ne se pardonne pas à soi-même.

"Être adulte, c'est passer à côté du mystère."
Bien mûrir, c'est rester - ou redevenir enfant dans l'âge dit de "raison", c'est guérir de la connaissance par la connaissance, c'est la reconquête lucide de l'enfance. L'enfant croit tout possible, l'adulte élimine l'impossible de son champ de vision et d'attente, l'enfant retrouvé contemple et adore l'impossible en tant qu'impossible.


L'utopie - au sens courant du mot : rêve irréalisable - consiste à récuser le sens étymologique, c'est-à-dire chercher "quelque part" dans l'espace ou dans le temps la plénitude sans mélange qui n'est "nulle part" en ce monde et qui nous attend à travers la mort, dans l'inconnu.

Sur le seul plan psychologique, la différence la plus abrupte entre le stoïcisme et le christianisme ne consisterait-elle pas en ceci que le stoïcisme réprouve la passion comme contraire à la sagesse, tandis que le christianisme l'accueille et la transfigure comme une manifestation du divin dans l'homme ?...
D'un côté, le consentement à ce qui est, de l'autre, le défi au réel et au possible. A la limite, Socrate et Jésus témoignent jusqu'à la mort incluse, mais qui oserait parler de la "Passion" de Socrate ?

L'enfer. Ne serait-ce pas le temps réduit à lui-même, à l'état pur, inhabité ? Sans projet, sans divertissement, sans la moindre espérance que demain sera autre chose que le décalque inanimé d'aujourd'hui. "Le temps sans passe-temps."

Un être qu'on adore comme unique n'est unique "qu'en tant que fini" et c'est comme tel qu'il déçoit. Ce qui prouve que l'infinité de la promesse émane de ce qu'il y a de plus impersonnel dans l'être aimé : le reflet, la semence de Dieu en lui. La révélation de cette contradiction mène tout droit à l'amour divin. "Le singulier n'est aimable que dans et par son rapport à l'universel."

Le voile et le masque : L'homme condamné à Dieu


L'impur usage que les hommes font de la force en ce monde me fait hésiter, comme devant un sacrilège, à traiter Dieu comme une puissance.
Je sais aussi que Dieu est assez pur pour être tout-puissant sans souiller sa divinité. C'est de moi-même que j'ai peur - peur d'épouser, en le priant, la bassesse de l'esclave devant le maître, du courtisan devant le prince.

La sécurité, dans les choses humaines, consiste à pouvoir prendre pied; dans les choses divines, elle est dans la certitude de ne jamais toucher le fond.


C'est pour accéder à l'éternel ( ce dont tout homme a soif ) sans passer par la mort ( ce dont tout homme a horreur ) qu'on imagine des secrets et qu'on en demande la révélation à des êtres qui les ignorent autant que nous, afin de trouver - illusoirement - dans le contact et la chaleur même de la vie ce qu'on n'obtient qu'en traversant le froid de la mort.

Le voile et le masque, Ni fond ni appui


Maladie, vieillesse. - Début de séparation de l'âme et du corps. Mais l'amère expérience de cette séparation plaide en faveur de la distinction de l'âme et du corps. Cette chose qui se défait en moi et dont je contemple froidement la dissolution, ce n'est pas moi. Je me vois mourir de l'autre côté de la mort. Mon corps me lâche, je tombe en Dieu..

L'art de vieillir est l'art de s'accomoder des restes.

Dans la "ferveur" de la jeunesse ( ce mot évoque la flamme et l'incendie ne respecte pas ce qu'il touche ), je ne sentais que moi-même et, si je débordais au dehors, c'était pour m'annexer les choses et les êtres. Aujourd'hui, je sens les autres : l'usure m'a fait pénétrable et transparent.
Voracité aveugle et jalouse de la flamme, indulgence de la lumière..

Plus d'avenir pour le vieillard. Son âme oscille entre la rumination d'un passé mort et la faim d'une éternité entrevue. Exhumation ou résurrection.

Les enfants et les jeunes gens ont plus de charme que les vieillards. Parce qu'ils gardent en eux l'arrière-saveur de l'origine ? Mais pourquoi les vieillards ne communiqueraient-ils pas l'avant-goût du même monde où ils retournent ? Mais est-ce le même monde ? Abîme entre le Dieu qui crée et le Dieu qui ressuscite.

Le corps - cet assemblage grotesque de chaudières et de tuyaux d'où jaillissent tant d'ivresses tant qu'il fonctionne normalement et qui inspire tant de dégoût quand s'encrassent les chaudières ou s'obturent les tuyaux.
Besoin mortel de s'affranchir de cette dépendance stupide - de n'être plus qu'âme, au risque de n'être plus rien.


L'avenir, au fil des années, perd la couleur de la promesse pour revêtir celle de la menace.

Tant qu'un homme est vivant, si épuisé soit-il, on attend de lui, des dons extérieurs : gestes, paroles, actions. Je ne suis pas assez mort pour être regretté, je suis juste assez vivant pour décevoir. La mort est présence ou absence pures; un vivant amorti est un mélange insupportable de présence et d'absence : il n'a pas encore rejoint le monde intérieur et il rompt l'harmonie du monde extérieur.

La fatigue.. Tout ce qu'entraîne avec elle la marée montante de la jeunesse, passions, ambitions vaines ou coupables et leurs objets - trouve une justification illusoire dans cet élan ascensionnel qui semble ne devoir jamais tarir. Vient le reflux - et le remords suit la vision des lamentables épaves abandonnées sur la rive.

Vieillesse. - Les contours s'estompent entre la vie et la mort. On aime les morts comme s'ils étaient encore vivants, on aime les vivants comme s'ils étaient déjà morts.
Le voile et le masque, Du reflux à la haute mer


Une autre pureté : celle de l'automne et de l'adieu. Ce qui finit répond à ce qui commence. La naissance nous arrache au néant, la mort nous lave de l'habitude..

Le voile et le masque, Crépuscule du soir


A mesure que le corps se défait, la foi en l'immortalité de l'âme vacille et finit par s'identifier au "credo quia absurdum" de Tertullien.
Se sentir immortel : privilège illusoire de l'éphémère jeunesse.

Mot de Mac Arthur : "On a la jeunesse de sa foi et la vieillesse de ses doutes." Mais la vie nous apprend le scepticisme. Et la vraie maturité consiste peut-être en ceci : agir, dans le doute, comme si on avait encore la foi. "Voir clair, c'est voir noir", disait Valéry. Voir noir et marcher droit..


Fanatisme des jeunes gens. La jeunesse n'est pas l'âge de la liberté, c'est celui de la ferveur. Des passions violentes au service d'idées étroites.
Quand les idées s'élargissent - et jusqu'au point où, littéralement, on ne sait plus que penser face aux aspects contrastés du réel - la ferveur tombe en proportion. Et, de cette abîme de scepticisme, émerge une liberté sans limite, mais sans danger : toute menace d'incendie étant conjurée, car les vents intérieurs n'agitent plus que des cendres..

Le voile et le masque, La naissance et l'adieu


"Il cherchait une servante avec les vertus d'un ange : il a épousé un petit mensonge paré - et il ne lui reste qu'à devenir ange lui-même." ( Nietzsche) Le cas est typique chez tant d'hommes qui n'ont jamais aimé qu'eux-mêmes et qui, abandonnés de tous dans leur vieillesse, auraient besoin pour supporter leur solitude d'une capacité de détachement dont ils n'ont jamais connu les moindres prémices. Inversement, ce sont ceux qui ont su se donner aux autres sans exigence de retour qui créent autour d'eux un climat d'échanges et d'affections qui donnerait toutes les satisfactions possibles à un égoïsme qu'ils n'ont pas. "A celui à qui on donnera, à celui qui n'a pas, on enlèvera même ce qu'il a."

Contrairement à l'opinion admise, nous estimons le prochain plus que nousmêmes puisque nous lui demandons d'incarner les vertus dont nous nous contentons de mimer l'apparence - puisque nous lui pardonnons si mal de ne pas valoir mieux que nous. Pas de plus haut signe d'estime que le manque d'indulgence.

Pour se donner, il faut commencer par se suffire. Il y a ceux qui vivent "par" eux-mêmes et "pour" les autres et ceux qui vivent par les autres et pour eux-mêmes.

A travers nos mutations les plus imprévues, nous nous sentons rassurés et comme absous par la permanence de notre identité. Tandis que les changements des autres nous déconcertent et nous blessent comme des trahisons.
Nous sommes évolutionnistes en ce qui nous concerne, avec de fortes tendances au fixisme dans nos exigences envers le prochain. Le "point fixe" que nous trouvons en nous par l'intuition de notre moi transcendantal, nous le cherchons chez les autres au niveau du moi empirique. D'où les déceptions, les reproches et les ruptures...


Le voile et le masque, Le breuvage et l'ivresse


Elucider la notion "d'au-delà" et les causes du discrédit dans lequel elle est tombée : on n'y voit que rêverie compensatrice pour amortir le contact de l'âpre vérité et pour dispenser l'homme, ici-bas, de l'effort et de la lutte.
Soulignons deux points : a) L'au-delà n'est pas une réalité qui nous sera donnée après la mort et qui n'a aucune existence en ce monde : nous y avons déjà accès sur la terre dans la mesure où nous vivons dans cette dimension de notre être qui domine le temps et les contingences : la pensée dépouillée, la contemplation de la beauté et l'amour sans retour sur soi - toutes ces "hautes jouissances qui se moquent du tombeau" ( Mistral ) - L'au-delà est en nous sous cette forme d'absolu et de perfection que rien ici-bas ne peut apaiser ni éteindre La mort, en nous arrachant aux limites du corps et du temps, nous y jettera malgré nous, mais il dépend de nous - la vie terrestre étant le temps du choix et de l'épreuve - d'y participer en ce monde. b) Les contempteurs de l'au-delà éprouvent aussi cette soif, mais ils croient qu'elle peut être assouvie sur la terre et au niveau le plus incurablement hérissé de limites et d'imperfections: celui de l'accroissement de la prospérité matérielle, de la "justice sociale", de la libération des instincts et des passions, etc. Bref, ils essaient de faire rentrer l'au-delà dans l'en-deça ( l'éternel dans le temps, la pureté dans le mélange, l'infini dans le fini ) et, n'y parvenant jamais, ils projettent dans l'avenir leurs espérances indéfiniment déçues dans le présent. En quoi ils se révèlent les pires compensateurs, les plus misérables chercheurs d'alibis ceux-ci étant sans cesse vérifiés et démentis par l'expérience...
A-t-on jamais vu l'abondance matérielle ou le défoulement sexuel tenir leurs promesses de bonheur, ou une révolution accoucher d'une société irréprochable ?
L'homme, quoi qu'il pense et quoi qu'il fasse, tend vers un au-delà de l'humain. Vrai ou faux : par dépassement ou éclatement de ses limites, par l'infini ou par la démesure. A lui de choisir entre la délivrance authentique et l'évasion imaginaire.


Deux besoins essentiels et contradictoires de l'homme. Celui d'une certitude invariable, terme ultime de l'intelligence et foyer définitif de l'amour.
Et celui du changement, aiguillon de l'action et moteur du progrès.
Aux deux extrêmes : "Il faut un point fixe" ( Pascal ) et "Il faut que tout change" ( slogan moderne )...
Le progressiste le plus enragé n'accepte pas qu'on mette en question sa vision personnelle du changement, c'est-à-dire du sens dans lequel doit s'opérer le changement : faute de marquer un point fixe, il trace une ligne fixe au devenir humain. La nature a horreur de l'inconnu comme du vide.

Les institutions, les morales, les cultures, les religions, etc. - tout ce qui donne une forme à l'homme, tout ce qui l'arrache au chaos intérieur ou social. Reniement de la "forme" par dégoût du "formalisme". Mais ce phénomène de rejet procède encore d'un formalisme : il nous conduit, non à l'informe, mais au difforme, car la révolte érigée en système pétrifie autant que le conformisme, à cette différence près qu'elle fabrique des pierres impropres à la construction.

Plus ils ( les hommes ) sont "communs", au sens de fabriqués en série et coulés dans le même moule, moins il y a de communication entre eux : à force de se ressembler, ils finissent par ne plus se reconnaître, ai-je dit jadis.
Leur seul moyen de se distinguer est alors de se séparer, sinon de s'opposer. D'où le nivellement des esprits et des âmes dans les guerres modernes :

même passion, mêmes mensonges, même asservissement à des idéologies primaires. Les hommes se battent dans la mesure où ils se ressemblent et la fureur simplificatrice du combat accroît encore cette ressemblance. Il faut choisir : pousser la distinction jusqu'à l'unité ou la ressemblance jusqu'à la rupture.

L'égalité qui sépare. Plus les différences s'atténuent, plus les rivalités s'exaspèrent.

A propos de la nouvelle morale : droit de cité réclamé pour les tarés, les homosexuels, etc. Etrange besoin de l'assentiment et de la protection de la société chez ceux qui en nient les fondements et les lois. Incapables de transcender le bien et le mal sociologiques comme dans les grandes passions, ils mendient la bénédiction, la consécration du Gros Animal. Plat hommage à la morale la plus plate. Des révoltés altérés de conformisme - des défis qui n'aspirent qu'à tourner en conventions..


Jadis, l'homme intérieurement libre manifestait son indépendance en violant les interdits sociaux. Aujourd'hui, la même liberté se traduit, non en enfreignant des défenses, mais en refusant des licences. Tout se permettre étant devenu la loi, l'ennemi des lois n'a plus qu'une issue : recréer audedans ces mêmes lois que rien ni personne ne lui imposent plus du dehors.
Au vieux briseur de tabous, succède le néophyte du sacré. C'est le même défi au Gros Animal social...

"Il me semble que ceux qui parlent trop de liberté gardent une mentalité d'affranchis, ne pouvant y croire tout à fait et enviant ceux qui sont libres de naissance." - La révolte de l'esclave se prolonge en "complexe de l'affranchi". L'être marqué par la servitude "se déchaîne" d'autant plus audehors qu'il reste plus enchaîné au-dedans. Ses revendications criardes font un bruit de chaînes secouées et jamais rompues. Ce tapage dérisoire emplit l'histoire moderne où la fièvre de libération est le sympôme majeur de l'épuisement de la liberté intérieure.

"La force d'un homme se mesure à la somme d'incertitudes qu'il peut porter." ( Nietzsche ) Cela dans tous les domaines : économique...
La valeur d'un homme se mesure à sa résistance aux chocs de l'imprévisible, c'est-à-dire à la somme des hasards qu'il peut intégrer dans sa destinée.

Ce qu'on ne peut pas "séparer" ( le nécessaire et le bien, l'ivraie et le bon grain, le sexe et l'amour, César et Dieu, etc. ) que ce soit au moins notre honneur de ne jamais le "confondre".

Pharisaïsme. - L'homme médiocre est toujours pharisien - de la vertu ou du vice, de la soumission ou de la révolte, de la mode ou de l'antimode, etc. A ce niveau là, mieux vaut encore le pharisaïsme qui assure un minimum d'ordre extérieur à celui qui, sans obéir davantage aux lois du monde invisible, désagrège la vie sociale. Créon a cent fois raison contre Antigone si Antigone défie Créon sur le terrain même de Créon. L'exemple est frappant pour les chrétiens qui prostituent l'Evangile à l'anarchie.

Le fanatisme répond à deux instincts très profonds de l'être humain : le besoin de sécurité et la tendance agressive. Il rassure la faiblesse et il justifie la violence : il fournit à la fois la cuirasse et le glaive.


Le voile et le masque, L'écho et la réponse


L'intelligence crée en nous un désir de communication et de partage qui, s'il ne reçoit pas de réponse au même niveau, se change automatiquement en refus et isole au lieu d'unir. Cette solitude est le lot de tous ceux qui ont jeté des perles aux pourceaux.

Systèmes philosophiques, idéologiques, politiques, hypothèses scientifiques, etc. - ce sont des "grilles", des codes de déchiffrage, toujours imparfaits et provisoires, appliqués à l'inépuisable complexité du réel - et ce sont aussi des prisons pour la pensée. On croit pouvoir tout déchiffrer par la vertu de la grille - et on reste irrémédiablement captif derrière la grille.

Lucidité "réductrice" - crime contre l'amour. Il faut voir clair dans la Caverne et se laisser aveugler par le soleil. Une certaine forme de clairvoyance aptère n'a de sens et de prix que dans le monde des ombres.

Méfiance. N'importe quelle foi arrive à gauchir en sa faveur l'instrument subtil de l'intellect. Il suffit de voir à quelles croyances infantiles tant d'hommes de génie ont pu asservir leur esprit...
La foi et l'amour doivent avoir le premier et le dernier mot, mais sans fausser le discours intermédiaire.
Le dernier mot, c'est l'amour et non la mort.

Subjectivisme et conformisme : on peut s'égarer en obéissant aux voix intérieures comme en se faisant l'écho servile des beuglements du Gros Animal. "Méfiez-vous de vos propres lumières", disent tous les gardiens de toutes les Cités. A quoi je réponds : prenez garde aussi de n'être qu'un reflet du demi-jour fuyant de la Caverne..

On ne "conteste" que des choses séparées de leur "contexte" - par exemple le mariage sans l'amour, l'instruction sans la culture, la religion sans le mystère, etc. - remède : faire des synthèses au lieu de dénigrer des éléments disjoints par l'analyse.


Qu'avons-nous appris depuis ( Platon et Aristote ) ?
A mieux "épeler" la création ( primat presque absolu de l'analyse dans la pensée moderne ), mais, à force de nous hypnotiser sur chaque lettre, nous avons perdu le sens du discours. A la contemplation des signes, qui mène audelà des signes, nous avons substitué le déchiffrage laborieux - et insignifiant - des ombres de la Caverne.

Parenté, identité entre "inconditionnel" et "conditionné". Le conditionnement fait des inconditionnels... Le "comment", bien observé et bien manié, efface le "pourquoi". Le "culturel", au sens le plus mécanique du mot, abolit simultanément la nature et le surnaturel.

GUSTAVE THIBON, Le voile et le masque : Être et connaître, fin




1993 Thesaurus - LE VOILE ET LE MASQUE