Tertullien, des Spectacles 15

15 L'idolâtrie, nous l'avons démontré, est le principal motif qui condamne ces spectacles: prouvons que tout ce dont ils se composent est contraire aux préceptes de Dieu. Dieu nous recommande d'accueillir avec la tranquillité, la douceur et le calme de la paix, l'Esprit saint, qui de sa nature «est tendre et doux;» il nous défend de le contrister par la fureur, la colère, la vengeance et la douleur: comment pourra-t-il s'accommoder des spectacles, qui ne vont jamais sans le trouble de l'âme? Là où il y a plaisir, il y a passion; autrement le plaisir serait insipide. Là où il y a passion, arrive aussi la jalousie; autrement la passion serait insipide. Or la jalousie traîne avec elle la fureur, la vengeance, la colère, la douleur et tout le cortège des passions incompatibles avec la règle. Je veux même qu'une personne assiste aux spectacles avec la modestie et la gravité que donnent les fonctions, l'âge ou le naturel: ne croyez pas cependant que l'âme demeure immobile et sans quelque secrète agitation: on n'éprouve point un plaisir sans affection; on n'éprouve point cette affection sans en ressentir les effets; ces effets à leur tour allument l'affection. D'ailleurs si l'affection languit, point de plaisir: dès lors, quelle coupable inutilité que de se rendre à un lieu où il n'y a aucun profit à faire! Car une action vaine et stérile ne nous convient pas, que je sache. Il y a mieux; on se condamne soi-même en venant s'asseoir parmi ceux dont on se déclare l'ennemi en ne voulant point leur ressembler. Pour nous, il ne nous suffit pas de ne rien faire de pareil: il faut éviter même la ressemblance avec ceux qui le font. «Si tu voyais un voleur, dit le prophète, tu courrais avec lui.» Plût à Dieu que nous ne fussions pas contraints de vivre dans le monde avec eux! Mais nous leur laissons les choses mondaines, parce que, si le monde est à Dieu, les oeuvres du monde sont au démon.

16 Nous interdire la fureur, c'était donc nous interdire toute espèce de spectacles, et le Cirque surtout, dans lequel règne particulièrement la fureur. Voyez le peuple se poussant vers ces représentations! Quelle agitation! quel tumulte! quel aveuglement! Quelle anxiété sur le vainqueur! Le préteur est trop lent au gré de son impatience: ses yeux roulent, pour ainsi dire, dans l'urne, remués avec les sorts. On attend en suspens le signal du préteur. Une même extravagance arrache mille cris extravagants. Je reconnais leur démence à la démence de leurs discours, «II l'a jetée!» s'écrient-ils. Et tous de s'annoncer réciproquement ce que tous ont vu à la fois. J'ai en main le témoignage de leur aveuglement: ils ne voient pas ce qui est tombé, ils le prennent pour une serviette(8); mais ce n'est rien moins que l'image du démon précipité du ciel dans l'enfer. Puis les fureurs, les animosités, les discordes et tout ce qui est interdit aux pontifes de la paix. De là tant d'imprécations et d'injures, sans haine qui les justifie; tant de suffrages sans amour qui les provoque. Quel profit peuvent espérer pour eux-mêmes des spectateurs qui ne sont pas à eux-mêmes, si ce n'est peut-être qu'ils gagnent de n'être plus à eux-mêmes! Ils s'attristent du malheur d'autrui; ils se réjouissent du bonheur d'autrui. Tout ce qu'ils souhaitent, tout ce qu'ils maudissent leur est étranger. Leur affection est aussi vaine que leur haine est injuste. Peut-être serait-il plus permis d'aimer sans motif que de haïr injustement? Du moins Dieu nous défend-il de haïr même avec raison, puisqu'il nous a ordonne d'aimer nos ennemis.» II nous défend également de maudire qui que ce soit, même avec raison: «Tu béniras ceux qui te maudissent,» dit-il. Mais quoi de plus amer que le Cirque, où les spectateurs n'épargnent ni princes, ni concitoyens! Si quelqu'un de ces emportements du Cirque est permis au Chrétien, assurément ils lui sont permis également dans le Cirque: lui sont-ils interdits partout? ils le sont aussi dans le Cirque.

Notes:
(8) On donnait le signal des jeux avec une serviette. Cassiodore nous apprend l'origine de cet usage. Un jour que Néron prolongeait son dîner, le peuple sollicitait à grands cris l'ouverture du spectacle. L'empereur voulant satisfaire cette impatience, jeta la serviette qu'il tenait à la main, pour indiquer que l'on pouvait commencer. La coutume s'en conserva depuis. Il paraît néanmoins, par des vers d'Ennius, que nous devons à une citation de Tertullien, que cet usage est bien plus ancien que Néron.

17 Il nous est prescrit au même titre de haïr toute impudicité. Ce précepte nous ferme donc le théâtre, siège particulier de la dissolution, où rien n'est approuvé que ce qui est désapprouvé partout ailleurs. Aussi emprunte-t-il d'ordinaire son plus grand charme à la représentation de quelque infamie, qu'un histrion toscan traduit dans des gestes, qu'un comédien met en relief en abdiquant son sexe sous des habits de femme, de sorte que l'on rougit plus volontiers dans l'intérieur de la maison que sur la scène; infamie enfin, qu'un pantomime subit dans son corps dès sa première jeunesse, afin de l'enseigner un jour. Il y a mieux: les malheureuses victimes de la lubricité publique sont traînées elles-mêmes sur le théâtre, d'autant plus infortunées qu'il leur faut rougir en présence des femmes à qui elles avaient eu soin jusqu'alors de cacher leur honte: on les expose à la vue de tout le monde, de tout âge, de toute condition; un crieur public annonce à ceux qui n'en avaient pas besoin, leur loge, leur beauté, leur tarif!.... Mais arrêtons-nous, et n'arrachons pas aux ténèbres de honteux secrets, de peur qu'ils ne souillent la lumière. Que le sénat rougisse, que toutes les classes rougissent! Ces malheureuses qui immolent leur pudeur, en craignant d'étaler au grand jour et devant le peuple l'indécence de leurs gestes, savent du moins rougir une fois l'an(9).

Si nous devons avoir en abomination toute espèce d'impureté, pourquoi nous sera-t-il permis d'entendre ce qu'on ne pourrait proférer sans crime? Ne savons-nous pas que Dieu «interdit toute plaisanterie et toute parole inutile?» Pourquoi nous serait-il permis de regarder ce qu'il nous est défendu de faire? Pourquoi les mêmes choses «qui souillent l'homme par la langue,» ne le souilleraient-elles pas également par les yeux et par les oreilles, puisque les oreilles et les yeux sont les ministres de l'âme, et qu'il est difficile que le coeur soit bien pur quand les organes chargés de le servir sont corrompus? Voilà donc le théâtre condamné par l'anathème porté contre l'impudicité.

Notes:
(9) Aux sacrifices de Flora.


18 Si nous devons mépriser les doctrines de la science mondaine, parce qu'elles ne sont aux yeux de Dieu qu'extravagance, ce précepte nous interdit suffisamment les spectacles où se déploie toute la science mondaine, je veux dire la scène tragique et la scène comique. La tragédie et la comédie étant une école de crimes et de dissolutions, de sang et de débauche, d'impiété et de blasphèmes, le récit d'une action violente ou honteuse n'est pas plus permis que l'action elle-même. On repousse celle-ci; pourquoi adopter celui-là?

Mais le stade est nommé dans l'Écriture, direz-vous? D'accord; mais avouez aussi avec moi qu'il est indigne de vous de regarder ce qui se passe dans le stade, les coups de pied, les coups de poing, les soufflets et les mille insolences qui dégradent la majesté de l'homme, image de Dieu. Vous ne parviendrez jamais à approuver ces courses insensées, ces efforts pour lancer le disque, et ces sauts non moins extravagants; jamais vous ne louerez cette vigueur inutile ou fatale, encore moins cette science qui travaille à nous donner un corps nouveau, comme pour réformer l'oeuvre de Dieu. Non, non, vous haïrez ces hommes que l'on n'engraisse que pour amuser l'oisiveté des Grecs. La lutte est une invention du démon: c'est le démon qui renversa nos premiers parents. Qu'est-ce que le mouvement des lutteurs? Une souplesse semblable à celle du serpent, vigoureuse pour saisir, oblique pour supplanter, glissante pour échapper. Vous n'avez pas besoin de couronnes; et pourquoi rechercher les plaisirs pour mériter des couronnes?

19 Demandons maintenant aux Écritures si elles condamnent l'amphithéâtre? Si nous pouvons soutenir que la cruauté, la barbarie, l'impiété nous sont permises, allons à l'amphithéâtre. Si nous sommes tels qu'on nous suppose, prenons plaisir au sang de l'homme. Je vous entends: «II est bon que les scélérats soient punis. Qui peut le nier, sinon les scélérats eux-mêmes?» -- D'accord; mais l'homme de bien ne peut se réjouir du supplice d'un criminel: loin de là! il doit s'affliger de ce qu'un homme, son semblable, est devenu assez coupable pour mériter un traitement si cruel. Mais qui me garantira qu'on ne livre aux bêtes féroces ou à tout autre supplice que des criminels? la vengeance d'un juge, la négligence d'un avocat, les tortures prolongées de la question, n'ont-elles jamais sacrifié l'innocence? Qu'il me vaut mieux ignorer quand les méchants sont punis, afin d'ignorer également quand les hommes de bien périssent, si toutefois ils sont hommes de bien! Certainement il y a des gladiateurs innocents qui sont traînés à l'amphithéâtre, victimes destinées au plaisir de la multitude. D'autres sont condamnés à combattre; mais quelle absurdité que, pour un délit léger, au lieu de les corriger, on en fasse des homicides!

Au reste, je n'ai répondu ici qu'aux païens. À Dieu ne plaise qu'un Chrétien veuille en savoir davantage pour renoncer aux spectacles! Toutefois personne ne peut mieux raconter les infamies de l'amphithéâtre que celui qui le fréquente encore. Pour moi, j'aime mieux tromper l'attente qu'éveiller le souvenir.

20 Qu'elle est donc vaine, ou plutôt qu'elle est misérable, l'argumentation de ceux qui, par la crainte de perdre un plaisir, prétendent que les Écritures ne renferment aucune mention particulière qui oblige à s'en abstenir, ou qui empêche directement le serviteur de Dieu de paraître dans ces assemblées! J'ai entendu dernièrement la défense toute nouvelle d'un de ces partisans des jeux: «Le soleil, disait-il, je me trompe, Dieu lui-même regarde les spectacles du haut du ciel: est-il souillé pour cela?» -- Sans doute, le soleil traverse de ses rayons les égouts, sans en devenir moins pur. Mais qu'il serait à souhaiter que Dieu ne regardât pas les infamies des hommes, afin qu'il nous fût possible de nous dérober tous à ses jugements! Mais il les voit. Il voit nos brigandages, nos fourberies, nos adultères, nos idolâtries, nos spectacles eux-mêmes. Voilà pourquoi nous ne devons pas y assister, afin que celui qui aperçoit tout ne nous y aperçoive pas. Insensés! vous comparez le coupable avec son juge! L'un est coupable parce qu'il a été découvert, l'autre est juge, parce qu'il n'y a rien qu'il ne découvre. Ne nous sera-t-il pas libre aussi, selon vous, de nous abandonner à la fureur hors du Cirque, à l'impudicité hors du théâtre, à l'insolence hors du stade, à l'inhumanité hors de l'amphithéâtre, puisque Dieu a des yeux aussi hors des loges, hors des degrés, hors des portiques? Illusion! En aucun temps, en aucun lieu, ce que Dieu condamne n'est excusable. En aucun temps, en aucun lieu n'est permis ce qui n'est pas permis partout et toujours. Voilà quelle est l'intégrité de la vérité, quelle est la plénitude de la soumission qui lui est due, quelle est l'égalité de la crainte, quelle est la fidélité de l'obéissance: garder immuable ce précepte, et ne pas faire fléchir la justice. Ce qui est bon ou mauvais par soi-même ne saurait jamais être autre chose. Tout est irrévocablement fixé dans la vérité de Dieu.

21 Les païens, chez qui ne réside pas la plénitude de la vérité, parce qu'ils n'ont pas le Dieu qui enseigne la vérité, jugent du bien et du mal d'après leur fantaisie et leur caprice, appelant bien ce qu'hier ils appelaient mal, et mal ce qu'hier ils appelaient bien. Il arrive de là que dans une rue le même qui soulève à peine sa tunique pour une nécessité de la nature, au Cirque perd la pudeur jusqu'à livrer, aux regards de tous, les secrets de l'organisation humaine. Chez lui, il ferme les oreilles de sa fille à toute parole impure, puis il la conduit aux discours et aux gestes dissolus du théâtre: sur les places publiques, il apaise et condamne les querelles; dans le stade, il applaudit aux sanglantes meurtrissures des athlètes. À l'aspect du cadavre d'un homme qu'a enlevé une mort naturelle, il frémit d'horreur; dans l'amphithéâtre, il repaît avidement ses yeux du spectacle d'un corps déchiré, mis en pièces et nageant dans son sang. Il y a mieux: il vient à l'amphithéâtre pour châtier un homicide, puis le voilà qui, le fouet à la main, pousse un gladiateur à devenir homicide malgré lui. Il demande qu'on jette au lion le plus fameux assassin; ailleurs il sollicite les insignes de la liberté pour le plus cruel gladiateur. Le gladiateur vient-il à succomber dans la lutte, il va savourer de près la mort de celui qu'il a voulu tuer de loin, d'autant plus barbare en ce moment, si tout à l'heure il ne le voulait pas.

22 Pourquoi nous étonner des contradictions de ces hommes qui mêlent et confondent l'essence du bien et du mal, par l'inconstance de leurs opinions et la mobilité de leurs jugements? En effet, les conducteurs de chars, les athlètes, les comédiens, les gladiateurs, tous ces favoris auxquels les hommes prostituent leur âme; auxquels les femmes et souvent même les hommes prostituent leur corps, à cause desquels ils se jettent dans des dissolutions qu'ils réprouvent en public, les auteurs et les administrateurs des jeux les excluent de toute charge honorable, en vertu de cette même profession pour laquelle ils les glorifient. Il y a mieux: on condamne par des arrêts publics toute cette classe à l'infamie légale; on la bannit du palais, de la tribune aux harangues, du sénat, de l'ordre équestre; on lui interdit toutes les dignités et jusqu'à certains ornements. Ô étrange renversement de toutes les idées! Aimer ceux que l'on châtie! mépriser ceux que l'on approuve! exalter l'art et flétrir l'artiste! Singulière justice, qui condamne un homme pour les mêmes choses qui lui méritent la faveur! Je me trompe, quel éclatant aveu que la chose est mauvaise, puisque les auteurs, si bien accueillis qu'ils soient, vivent sous le poids de l'infamie!

23 Puisque la justice humaine se souvient, malgré l'ascendant du plaisir, de condamner ces misérables, puisqu'elle leur interdit toute espèce de dignité pour les jeter sur l'écueil de l'infamie, avec combien plus de rigueur la justice divine sévira-t-elle contre des artisans de cette nature? Plaira-t-il à Dieu ce cocher du Cirque, qui trouble tant d'âmes, qui allume tant de fureurs, qui excite tant d'émotions diverses, couronné comme le pontife du paganisme, ou brillant des couleurs d'un maître d'impudicité? Il glisse sur son char rapide. Ne diriez-vous pas que le démon veut avoir aussi ses Elie emportés dans les cieux? Plaira-t-il à Dieu ce comédien qui, le rasoir à la main, attente à la dignité de l'homme, infidèle au visage que Dieu lui a donné? C'est trop peu pour lui de vouloir ressembler à Saturne, à Isis et à Bacchus, il livre ses joues à l'ignominie des soufflets, comme pour insulter au précepte de notre Seigneur. Car le démon lui apprend aussi «à présenter la joue gauche lorsqu'il a été frappé sur la joue droite.» De même le rival de Dieu a lu dans l'Écriture: «Personne ne peut ajouter une coudée à sa taille.» Que fait-il? Pour donner un démenti à Jésus-Christ, il élève l'acteur tragique sur des cothurnes.

Je vous le demande encore, le masque théâtral plaira-t-il à Dieu? S'il défend toute espèce de simulacres, à plus forte raison défendra-t-il qu'on défigure son image? Non, non, l'auteur de la vérité n'aime pas ce qui est faux. Tout ce qu'on réforme dans son oeuvre est adultère à ses yeux. Par conséquent, vous qui contrefaites votre voix, votre sexe, votre âge; vous qui jouez l'amour, le colère, les gémissements, les larmes, Dieu ne vous approuvera pas, puisqu'il condamne toute hypocrisie. D'ailleurs, quand il dit dans la loi: «Maudit celui qui porte des vêtements de femme,» quelle sentence prononcera-t-il contre le pantomime qui emprunte tout à la femme? Ce lutteur si habile demeurera-t-il impuni? En effet, c'est de Dieu apparemment qu'il a reçu au jour de sa naissance ces larges cicatrices du ceste, ces mains endurcies par les coups, et ces oreilles converties en livides tumeurs! Dieu ne lui a donné ses yeux que pour qu'ils eussent à s'éteindre sous les meurtrissures. Je ne dis rien de celui qui, prêt à combattre le lion, lui jette un homme à dévorer, afin que celui qui va égorger l'animal repu ne soit pas moins homicide que lui.

24 En combien de manières prouverons-nous encore que rien de ce qui appartient aux spectacles n'est agréable à Dieu ou convenable à un serviteur de Dieu, puisque cela déplaît à Dieu?

S'il est vrai, comme nous l'avons démontré, que les spectacles institués pour honorer le démon se composent des oeuvres du démon, car tout ce qui ne vient pas de Dieu ou tout ce qui lui déplaît est l'oeuvre du démon, voilà bien la pompe de Satan à laquelle nous avons renoncé le jour où nous avons été marqués du sceau de la foi. Or, nous ne devons participer, ni de parole, ni d'action, ni de regard, ni même de désir, à ce que nous avons répudié alors. D'ailleurs, n'est-ce pas nous parjurer, n'est-ce pas briser le sceau baptismal que de violer nos engagements?

Maintenant que nous reste-t-il à faire, sinon à interroger les païens eux-mêmes? Qu'ils nous disent s'il est permis aux Chrétiens d'assister aux spectacles! Il y a mieux; ils jugent qu'un homme est devenu Chrétien, du moment qu'il cesse de paraître aux spectacles. Par conséquent le fidèle qui brise sur son front cette marque distinctive, apostasie publiquement. Quelle espérance reste-t-il donc à cet infortuné? Un soldat ne passe dans le camp ennemi qu'en jetant ses armes, qu'en désertant son drapeau, qu'en violant les serments faits à son prince, enfin, que décidé à périr avec ses nouveaux amis.

25 Se souviendra-t-il encore de Dieu là où rien ne lui parlera de Dieu? Nourrira-t-il, que je sache, la paix au fond de son âme, en se passionnant pour un cocher? Apprendra-t-il la pudeur en tenant ses regards attachés sur des pantomimes? Ce n'est pas tout: quel scandale plus criant dans tous ces spectacles que le luxe des parures, que ce mélange des sexes assis sur les mêmes degrés, que ces cabales prenant parti pour ou contre, réunion où s'allument les feux de la concupiscence? Ajoutez à cela que la première pensée qui conduit au théâtre, c'est de voir et d'être vu. Quand l'acteur tragique enflera sa voix, le Chrétien se rappellera-t-il les imprécations de quelque prophète? Au milieu des accents efféminés d'un histrion, repassera-t-il en lui-même les chants du Psalmiste? Lorsque les athlètes seront aux prises, se dira-t-il qu'il ne faut point rendre la pareille? Son coeur s'ouvrira-t-il encore à la compassion, quand il se sera rassasié du sang qui coule sous la dent des bêtes féroces, ou qu'essuie l'éponge des gladiateurs? Grand Dieu! étouffez dans vos serviteurs le désir de prendre part à des plaisirs si funestes! Car enfin, quel malheur que de passer de l'Église de Dieu à l'assemblée des démons, des splendeurs du ciel à la fange de la terre! Quoi! ces mêmes mains que vous avez élevées vers le Seigneur, les fatiguer le moment d'après à applaudir un bouffon! Cette même bouche qui a répondu Ainsi soit-il, à la fin du sacrifice, la prostituer à rendre témoignage à un gladiateur! Dire à tout autre qu'à Dieu et à son Christ: «Dans tous les siècles des siècles!»

26 Après cela, pourquoi de pareils Chrétiens ne seraient-ils pas ouverts aux incursions des démons? J'en appelle, Dieu m'est témoin, à l'exemple de cette femme qui, étant allée au théâtre, en revint avec un démon intérieur. On exorcisait l'esprit immonde. Pourquoi as-tu osé t'emparer de cette femme? lui dit-on avec menace. «N'avais-je pas raison, répondit-il audacieusement, je l'ai trouvée chez moi?» Une autre femme, le fait est constant, vit en songe un linceul la nuit même du jour où elle était allée entendre un comédien. Le nom de cet acteur retentit souvent à ses oreilles avec des accents de reproche. Cinq jours après elle avait cessé de vivre. Il y a mille exemples pareils de personnes qui, en communiquant avec le démon dans les spectacles, ont perdu le Seigneur; «car nul ne peut servir deux maîtres. Qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres,» entre la vie et la mort? Anathème donc à ces assemblées païennes, soit parce qu'on y blasphème le nom de Dieu tous les jours, soit parce que l'on y crie: Les Chrétiens aux lions! soit parce que les persécutions et les grandes épreuves partent de cette enceinte.

27 Que ferez-vous, surpris dans ce détroit orageux de suffrages impies? Ce n'est pas toutefois que vous deviez redouter la persécution de l'homme; vous êtes bien gardé contre elle; personne ne vous reconnaîtra là pour Chrétien. Mais songez à l'arrêt que Dieu prononce contre vous dans le ciel. Doutez-vous qu'au moment où Satan déchaîne toutes ses fureurs dans son Église, les anges vous regardent du haut du ciel? Oui ils ont les yeux fixés sur chacun. Ils remarquent en particulier qui a proféré un blasphème, qui l'a écouté, qui a prêté sa langue et ses oreilles à Satan contre Dieu lui-même. Ne fuirez-vous donc pas ces degrés où s'asseyent les ennemis de Jésus-Christ, ces chaires de corruption, selon le langage du prophète, et cet air lui-même chargé de blasphèmes et d'impiétés, qui pèse si cruellement sur la conscience? Qu'il s'y trouve des choses agréables, simples, modestes, quelquefois même honnêtes, je le veux bien. Personne d'assez mal habile pour mêler le poison avec le fiel ou l'hellébore. On l'associe, pour le rendre plus fatal, à des breuvages qui flattent le goût. Ainsi en use le démon. Il cache son poison mortel dans les créatures de Dieu qui nous sont le plus agréables et le plus chères; par conséquent, l'honnêteté, la grandeur, l'harmonie, la subtilité, l'adresse des spectacles, rayon de miel empoisonné que tout cela! Songez moins aux sollicitations de la gourmandise qu'au danger de cette saveur!

28 Que les convives de Satan s'engraissent de ces aliments. Le lieu, le temps, le patron qui les convie, tout est à eux. Pour nous, l'heure de nos banquets et de nos noces n'est pas encore venue. Nous ne pouvons nous asseoir à la table des Gentils, parce que les Gentils ne peuvent s'asseoir à la nôtre. Chaque chose arrive à son tour. Ils sont, maintenant dans la joie; nous, nous sommes dans la tristesse. «Le monde, est-il dit, se réjouira, et vous, vous pleurerez.» Pleurons donc pendant que les idolâtres se réjouissent, afin que nous puissions nous réjouir à l'heure où commenceront leurs gémissements, de peur qu'en nous réjouissant avec eux aujourd'hui, nous ne pleurions avec eux un jour. Disciple du Christ, quelle est ta délicatesse, si tu convoites le plaisir du monde; je me trompe: quelle est ton extravagance, si tu prends cela pour le plaisir! Certains philosophes n'ont donné ce nom qu'à la tranquillité de l'âme. C'est dans cette douce quiétude qu'ils se réjouissent, dans elle qu'ils se glorifient, dans elle qu'ils s'isolent de la terre. Et toi, tu ne soupires qu'après la poussière de l'arène, les bornes du Cirque, les représentations de la scène, ou les cris de l'amphithéâtre. Réponds-moi, ne pouvons-nous vivre sans plaisir, nous qui devons mourir avec joie? En effet, quel est notre voeu le plus ardent, sinon de «sortir du monde avec l'Apôtre et d'aller régner avec le Seigneur?» Or, notre plaisir est là où est notre désir.

29 Eh bien, je vous l'accorde, il faut à l'homme des délassements. Pourquoi donc êtes-vous assez ingrats pour fermer les yeux aux plaisirs si nombreux et si variés que Dieu a mis sous votre main, d'ailleurs plus que suffisants pour vous satisfaire? Est-il un bonheur plus parfait que notre réconciliation avec Dieu le Père et avec notre Seigneur, que la révélation de la vérité, la connaissance de nos erreurs, et le pardon de nos crimes si nombreux dans le passé? Quel plaisir plus grand que le dégoût du plaisir lui-même, que le mépris du monde tout entier, que la jouissance de la liberté véritable, que le calme d'une bonne conscience, que la sainteté de la vie, dégagée des terreurs de la mort! Quelle satisfaction plus douce que de fouler aux pieds les dieux des nations, que de chasser les anges de ténèbres, que d'avoir le don des guérisons miraculeuses et des révélations divines, enfin que de vivre constamment pour Dieu! Voilà les plaisirs des Chrétiens! voilà leurs spectacles: spectacles innocents, perpétuels, gratuits! Qu'il vous représentent une image des jeux du Cirque. Reconnaissez-y avec la mobilité du siècle, le déclin des temps; sachez-y mesurer l'espace, y envisager la borne de la consommation dernière, vous y animer de saints transports à l'aspect de l'étendard divin, vous éveiller au bruit de la trompette de l'ange, et aspirer à la palme glorieuse du martyre.

Les sciences et la poésie vous charment, dites-vous. Eh bien! nous avons assez de beaux monuments, assez de vers, assez de maximes, assez de cantiques, assez de choeurs sacrés. Il ne s'agit point ici de fables, mais de vérités saintes; de frivolités ridicules, mais de sentences aussi simples qu'elles sont pures. Voulez-vous des combats et des luttes? le christianisme vous en offre en grand nombre. Regardez! Ici l'impureté est renversée par la chasteté; là, la perfidie est immolée par la foi; ailleurs, la cruauté est comme meurtrie par la miséricorde; plus loin l'insolence est voilée par la modestie. Tels sont nos combats et nos couronnes. Enfin vous faut-il du sang? celui de Jésus-Christ coule sous vos yeux.

30 Mais, surtout, quel admirable et prochain spectacle que l'avènement du Seigneur, alors enfin reconnu pour ce qu'il est, alors superbe et triomphant! Quelle sera dans ce jour l'allégresse des anges, la gloire des saints ressuscités, et la magnificence de cette nouvelle Jérusalem, où les justes régneront éternellement! D'autres spectacles vous restent, c'est le jour du jugement, jour éternel, jour que n'attendent pas les nations, jour qu'elles insultent, jour enfin où la terre, avec ses monuments antiques et ses créations nouvelles, disparaîtra dans un seul et même incendie. Ô immense étendue de ce spectacle! Que me faut-il admirer? où dois-je promener mes regards? Quelle joie, quels transports, en voyant tant de célèbres monarques que la flatterie plaçait dans le ciel, pousser d'horribles gémissements au fond des ténèbres de l'enfer, où ils sont précipités avec Jupiter lui-même et tous ses témoins! Quelle allégresse, en voyant tant de gouverneurs, tant de magistrats persécuteurs du nom chrétien, se fondre dans des flammes qui, mille fois plus intolérables que celles qu'ils ont allumées autrefois contre les Chrétiens, insulteront à leurs douleurs. Ajoutez tant d'orgueilleux philosophes, glorieux autrefois de leur vaine sagesse, réduits aujourd'hui à rougir devant leurs disciples et à brûler avec eux. Qu'ils viennent encore, ces docteurs insensés, persuader à leurs auditeurs qu'il n'y a point de providence, que notre âme est une chimère, et que jamais elle ne rentrera dans le corps qu'elle animait autrefois! Ajoutez enfin tant de poètes tremblant d'épouvanté, non plus à l'aspect d'un Rhadamanthe ou d'un Minos imaginaire, mais devant le tribunal de Jésus-Christ, effrayante nouveauté pour eux!

C'est alors que les acteurs tragiques pousseront, dans l'immensité de leur propre infortune, des cris plus lamentables et plus déchirants. C'est alors que les bouffons se feront mieux reconnaître à la nouvelle subtilité qu'ils auront acquise dans les flammes. C'est alors que les cochers des cirques attireront nos regards, environnés de feu, sur des chars de feu. C'est alors que nous verrons les gladiateurs tomber non plus sous les javelots du gymnase, mais sous les traits enflammés du ciel. Mais non, j'aime mieux attacher un insatiable regard sur ces monstres d'inhumanité qui s'attaquèrent autrefois au Seigneur: «Le voilà, leur dirai-je, ce fils d'un charpentier ou d'une mère qui vivait du travail de ses mains! Le voilà ce destructeur du sabbat, ce Samaritain, ce possédé du démon! Le voilà celui que vous avez acheté du perfide Judas; celui que vous avez déchiré sous vos coups, insulté par vos soufflets, déshonoré par vos crachats, abreuvé de fiel et de vinaigre! Le voilà celui que ses disciples ont dérobé secrètement pour propager le mensonge de sa résurrection, ou qu'un jardinier a déterré furtivement,» afin d'empêcher sans doute que les laitues de son jardin ne fussent foulées aux pieds par la multitude des passants. Pour vous mettre sous les yeux de pareils spectacles, ou vous donner des joies si enivrantes, que peut la libéralité d'un préteur, d'un consul, d'un pontife? Et cependant ce drame magnifique se joue devant nous en quelque façon, puisque la foi le rend déjà présent aux yeux de l'esprit. Au reste, où trouver des paroles pour exprimer des biens «que l'oeil n'a point vus, que l'oreille n'a point entendus, et que le coeur de l'homme n'a jamais pu imaginer?» N'en doutons pas; ils surpassent infiniment les joies du Cirque, des deux amphithéâtres, du stade et de tout ce qu'on peut imaginer de semblable.



Tertullien, des Spectacles 15