1993 Thesaurus - Encyclique "SOLLICITUDO REI SOCIALIS"

Encyclique "SOLLICITUDO REI SOCIALIS"



La conscience du devoir qu'a l'Eglise, "experte en humanité", de "scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l'Evangile"...

Le développement n'est pas un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité, comme si, à certaines conditions, le genre humain devait marcher rapidement vers une sorte de perfection indéfinie.
Une telle conception, plus liée à une notion de "progrès", inspirée par des considérations caractéristiques de la philosophie des lumières, qu'à celle de "développement", employée dans un sens spécifiquement économique et social, semble maintenant sérieusement remise en question, surtout après la tragique expérience des deux guerres mondiales... et de l'oppressant péril atomique. A un optimisme mécaniste naïf s'est substituée une inquiétude justifiée pour le destin de l'humanité. ( Note : Dans le sens de cette encyclique, on a préféré employer le mot "développement" au lieu de "progrès", tout en cherchant à donner à ce mot de "développement" le sens le plus plénier )...
L'expérience des années les plus récentes démontre que, si toute la masse des ressources et des potentialités mises à la disposition de l'homme n'est pas régie selon une intention morale et une orientation vers le vrai bien du genre humain, elle se retourne facilement contre lui pour l'opprimer...

Il y a ceux - le petit nombre possédant beaucoup - qui n'arrivent pas vraiment à "être" parce que, par suite d'un renversement de la hiérarchie des valeurs, ils en sont empêchés par le culte de l'"avoir", et il y a ceux le plus grand nombre, possédant peu ou rien - qui n'arrivent pas à réaliser leur vocation humaine fondamentale parce qu'ils sont privés des biens élémentaires...

La limitation imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement par l'interdiction de "manger le fruit de l'arbre", montre avec suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi morales, que l'on ne peut transgresser impunément...


Les vraies responsabilités sont celles des personnes. Une situation - et de même une institution, une structure, une société - n'est pas, par elle-même, sujet d'actes moraux; c'est pourquoi elle ne peut être, par elle-même, bonne ou mauvaise ( Exhort. apost. "Reconciliatio et paenitentia" )...

Dans certaines parties de l'Eglise catholique, en particulier en Amérique latine, s'est répandue une nouvelle manière d'aborder les problèmes de la misère et du sous-développement, qui fait de la "libération" la catégorie fondamentale et le premier principe d'action. Les valeurs positives, mais aussi les déviations et les risques de déviation liés à cette forme de réflexion et d'élaboration théologique, ont été opportunément signalés par le Magistère ecclésiastique...
Là où manquent la vérité et l'amour, le processus de libération aboutit à la mort d'une liberté qui aura perdu tout appui...

La très Sainte Vierge Marie, notre Mère et notre Reine, est celle qui, se tournant vers son Fils, dit : "Ils n'ont pas de vin", celle aussi qui loue Dieu le Père parce qu'"il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides". Dans sa sollicitude maternelle, elle se penche sur les aspects personnels et sociaux de la vie des hommes sur terre.

JEAN-PAUL II, "Sollicitudo rei socialis", fin



Lettre Apostolique "SALVIFICI DOLORIS"

Le sens chrétien de la souffrance


Ce que nous exprimons par le mot "souffrance" semble particulièrement essentiel à la nature de l'homme. Le sens en est aussi profond que l'homme luimême précisément parce qu'il manifeste à sa manière la profondeur propre à l'homme, et à sa manière la dépasse. La souffrance semble appartenir à la transcendance de l'homme; c'est un des points sur lesquels l'homme est en un sens "destiné" à se dépasser lui-même, et il y est appelé d'une façon mystérieuse...
La "Rédemption" s'est accomplie par "la Croix du Christ", c'est-à-dire par "sa souffrance"...
La souffrance humaine inspire la compassion, elle inspire également le respect et, à sa manière, elle intimide. Car elle porte en elle la grandeur d'un mystère spécifique.

Le christianisme proclame que l'existence est fondamentalement un bien, que ce qui existe est un bien; il professe la bonté du Créateur et proclame que les créatures sont bonnes. L'homme souffre à cause du mal qui est un certain manque, une limitation ou une altération du bien. L'homme souffre, pourraiton dire, en raison d'un bien auquel il ne participe pas, dont il est, en un sens, dépossédé ou dont il s'est privé lui-même.

Si l'existence du monde ouvre pour ainsi dire le regard de l'âme humaine à l'existence de Dieu, à sa sagesse, sa puissance et sa magnificence, le mal et la souffrance semblent obscurcir cette image, parfois de façon radicale, et plus encore lorsqu'on voit le drame quotidien de tant de souffrances sans qu'il y ait eu faute, et de tant de fautes sans peines adéquates en retour..
Dans le Livre de Job, la question a trouvé son expression la plus vive...
Job conteste la vérité du principe qui identifie la souffrance avec la punition du péché. Et il le fait en se fondant sur sa propre réflexion. Il est en effet conscient de ne pas avoir mérité une telle punition...
S'il est vrai que la souffrance a un sens comme punition lorsqu'elle est liée à la faute, il n'est pas vrai au contraire que toute souffrance soit une conséquence de la faute et ait un caractère de punition. La figure de Job le juste en est une preuve spéciale dans l'Ancien Testament...
Dieu a permis cette épreuve en raison de la provocation de Satan. Celui-ci avait en effet contesté devant le Seigneur la justice de Job : "Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? .. Tu as béni toutes ses entreprises, ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais étends la main et touche à ses biens; je te jure qu'il te maudira en face !" Et si le Seigneur consent à éprouver Job par la souffrance, il le fait pour montrer la justice de ce dernier.
La souffrance a un caractère d'épreuve.
Le Livre de Job ne représente pas le dernier mot de la Révélation sur ce thème. Il est en un sens une annonce de la passion du Christ.


Sauver signifie libérer du mal; le salut est donc par là-même étroitement lié au problème de la souffrance...
La mission du Fils unique consiste à vaincre le péché et la mort. Il triomphe du péché par son obéissance jusqu'à la mort, et il triomphe de la mort par sa résurrection...
Dans le sillage de la victoire sur le péché, il enlève aussi à la mort son pouvoir, ouvrant la porte, par sa Résurrection, à la future résurrection des corps. L'une et l'autre sont des conditions essentielles de la vie éternelle, c'est-à-dire du bonheur définitif de l'homme en union avec Dieu; cela signifie, pour les sauvés, que dans la perspective eschatologique, la souffrance est totalement effacée...
Dans son activité messianique au sein d'Israël, le Christ s'est sans cesse fait proche du monde de la souffrance humaine...
En même temps, il enseignait; et au centre de son enseignement se trouvent les huit béatitudes, qui sont adressées aux hommes éprouvés par différentes souffrances dans la vie temporelle... ceux qui ont "une âme de pauvre", les "affligés", les "affamés et assoiffés de justice", les "persécutés pour la justice", ceux que l'on insulte, contre lesquels on dit faussement toute sorte de mal à cause du Christ.. Ceci selon saint Matthieu; Luc mentionne encore ceux qui ont "faim maintenant"...
Le Christ souffre volontairement et c'est innocent qu'il souffre.
Il accueille pas sa souffrance la question - posée nombre de fois par les hommes - qui a été exprimée en un sens radical par le Livre de Job.
Toutefois, non seulement le Christ porte en lui l'interrogation elle-même ( et cela d'une façon plus radicale encore puisque, s'il est homme comme Job, il est aussi le Fils unique de Dieu ), mais il apporte également la plus complète des réponses possibles à cette question. La réponse vient, peut-on dire, de la matière même dont est faite la demande. La réponse à l'interrogation sur la souffrance et sur le sens de la souffrance, le Christ la donne non seulement par son enseignement, c'est-à-dire par la Bonne Nouvelle, mais avant tout par sa propre souffrance qui est complétée d'une manière organique et indissoluble par cet enseignement de la Bonne Nouvelle.
Et c'est là le mot ultime, la synthèse, de cet enseignement : "le langage de la Croix" comme le dira saint Paul.

Tout homme participe d'une manière ou d'une autre à la Rédemption. Chacun est appelé, lui aussi, à participer à la souffrance par laquelle la Rédemption s'est accomplie. Il est appelé à participer à la souffrance par laquel- le toute souffrance humaine a aussi été rachetée. En opérant la Rédemption par la souffrance, le Christ a élevé en même temps la souffrance humaine jusqu'à lui donner valeur de Rédemption. Tout homme peut donc, dans sa souffrance, participer à la souffrance rédemptrice du Christ... "Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps. Quoique vivants, en effet, nous sommes continuellement livrés à la mort à cause de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle.., Sachant que Celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous ressuscitera, nous aussi, avec Jésus"...
La participation même à la souffrance du Christ trouve en ces expressions apostoliques comme une double dimension. Si un homme en vient à participer aux souffrances du Christ, c'est parce que le Christ a ouvert sa souffrance à l'homme, parce que Lui-même, dans sa souffrance rédemptrice, a participé en un sens, à toutes les souffrances humaines. En découvrant grâce à la foi la souffrance rédemptrice du Christ, l'homme découvre en même temps en elles ses propres souffrances, il les retrouve, grâce à la foi, enrichies d'un contenu nouveau et d'une signification nouvelle...
Aux yeux du Dieu juste, selon son jugement, tous ceux qui communient aux souffrances du Christ deviennent dignes de ce Royaume. Par leurs souffrances, ils restituent en un sens le prix infini de la passion et de la mort du
Christ, qui est devenu le prix de notre Rédemption; à ce prix, le Royaume de Dieu a été à nouveau consolidé dans l'histoire de l'homme, en devenant la perspective définitive de son existence terrestre. Le Christ nous a introduits dans ce Royaume par sa souffrance. Et c'est aussi par la souffrance que deviennent mûrs pour lui les hommes plongés dans le mystère de la Rédemption du Christ... "Dans la mesure où vous participez aux souffrances du Christ, réjouissezvous, afin que, lors de la révélation de sa gloire, vous soyez aussi dans la joie et l'allégresse"... "Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu'ils font", ces paroles s'imposent comme un exemple suprême à ceux qui communient aux souffrances du Christ. La souffrance est aussi un appel à manifester la grandeur morale de l'homme, sa maturité spirituelle...
Dans leurs souffrances à tous ( aux Martyrs ) est confirmée d'une manière particulière la haute dignité de l'homme...
Souffrir signifie devenir particulièrement réceptif, particulièrement ouvert à l'action des forces salvifiques de Dieu offertes à l'humanité dans le Christ...
Dans la lettre aux Romains, l'apôtre Paul se prononce de façon encore plus ample sur le thème de cette "naissance de la force dans la faiblesse", de ce renouvellement d'énergie spirituelle de l'homme au milieu des épreuves et des tribulations qui est la vocation spéciale de ceux qui communient aux souffrances du Christ...
Dans la souffrance est comme contenu un appel particulier à la vertu que l'homme doit exercer pour sa part. Et cette vertu est celle de la persévérance dans l'acceptation de ce qui dérange et fait mal. En agissant ainsi, l'homme libère l'espérance, qui maintient en lui la conviction que la souffrance ne l'emportera pas sur lui, ne le privera pas de la dignité propre à l'homme unie à la conscience du sens de sa vie...
Dans le mystère de l'Eglise qui est son corps, le Christ, en un sens, a ouvert sa souffrance rédemptrice à toute souffrance de l'homme. Dans la mesure où l'homme devient participant des souffrances du Christ - en quelque lieu du monde et à quelque moment de l'histoire que ce soit -, il complète à sa façon la souffrance par laquelle le Christ a opéré la Rédemption du monde.
Cela veut-il dire que la Rédemption accomplie par le Christ n'est pas complète ? Non. Cela signifie seulement que la Rédemption, opérée par la force de l'amour réparateur, reste constamment ouverte à tout amour qui s'exprime dans la souffrance humaine. Dans cette dimension - dans la dimension de l'amour -, la Rédemption déjà accomplie totalement s'accomplit, en un sens, constamment. Le Christ a opéré la Rédemption entièrement et jusqu'à la fin; mais en même temps il n'y a pas mis un terme.


Il est réconfortant... de noter qu'auprès du Christ, à la toute première place à côté de lui et bien en évidence, se trouve toujours sa très sainte Mère, car par toute sa vie elle rend un témoignage exemplaire à cet Evangile particulier de la souffrance...
Sa montée au Calvaire, sa "présence" au pied de la Croix avec le disciple bien-aimé ont été une participation tout à fait spéciale à la mort rédemptrice de son Fils...
Témoin de la passion de son Fils par sa présence, y participant par sa compassion, Marie la très sainte a apporté une contribution singulière à l'Evangile de la souffrance...
L'Evangile de la souffrance, cela veut dire non seulement la présence de la souffrance dans l'Evangile comme l'un des thèmes de la Bonne Nouvelle, mais également la révélation de la force salvifique et du sens salvifique de la souffrance dans la mission messianique du Christ et, ensuite, dans la mission et la vocation de l'Eglise.
Le Christ ne cachait pas à ceux qui l'écoutaient la nécessité de la souffrance. Très clairement, il disait : "Si quelqu'un veut venir à ma suite.. qu'il se charge de sa croix chaque jour", et à ses disciples il posait des exigences de nature morale, dont la réalisation est possible seulement à condition de "se renier soi-même"...
Dans la souffrance se cache une force particulière qui rapproche intérieurement l'homme du Christ. C'est à elle que bien des saints doivent leur pro- fonde conversion, tels saint François d'Assise, saint Ignace de Loyola, etc.
Le fruit de cette conversion, c'est non seulement le fait que l'homme découvre le sens salvifique de la souffrance, mais surtout que, dans la souffran- ce, il devient un homme totalement nouveau...
Lorsque le corps est profondément atteint par la maladie, réduit à l'incapacité, lorsque la personne humaine se trouve presque dans l'impossibilité de vivre et d'agir, la maturité intérieure et la grandeur spirituelle deviennent d'autant plus évidentes, et elles constituent une leçon émouvante pour les personnes qui jouissent d'une santé normale...
Au fur et à mesure que l'homme prend sa croix, en s'unissant spirituellement à la Croix du Christ, le sens salvifique de la souffrance se manifeste davantage à lui. L'homme ne découvre pas cette signification au niveau humain, mais au niveau de la souffrance du Christ. Mais, en même temps, de ce plan où le Christ se situe, ce sens salvifique de la souffrance descend au niveau de l'homme et devient en quelque sorte sa réponse personnelle. C'est alors que l'homme trouve dans sa souffrance la paix intérieure et même la joie spirituelle...
La foi dans la participation aux souffrances du Christ porte en elle-même la certitude intérieure que l'homme qui soufffre "complète ce qui manque aux épreuves du Christ" et que, dans la perspective spirituelle de l'oeuvre de la Rédemption, il est utile, comme le Christ, au salut de ses frères et soeurs.


En suivant la parabole évangélique ( du bon Samaritain ), on pourrait dire que la souffrance, présentant des visages si divers à travers le monde humain, s'y trouve également pour libérer dans l'homme ses capacités d'aimer, très précisément ce don désintéressé du propre "moi" au profit d'autrui, de ceux qui souffrent. Le monde de la souffrance humaine ne cesse d'appeler, pour ainsi dire, un monde autre : celui de l'amour humain; et cet amour désintéressé, qui s'éveille dans le coeur de l'homme et se manifeste dans ses actions, il le doit en un certain sens à la souffrance. L'homme qui est le "prochain" ne peut passer avec indifférence devant la souffrance des autres, au nom de la loi fondamentale de la solidarité humaine; il le peut encore moins au nom de la loi d'amour du prochain...
La parabole du Samaritain de l'Evangile est devenue un des éléments essentiels de la culture morale et de la civilisation universellement humaine...
L'éloquence de la parabole du bon Samaritain et de l'Evangile entier se résume avant tout à ceci : l'homme doit se sentir comme appelé à titre vraiment personnel à être le témoin de l'amour dans la souffrance...
Cette parabole témoigne que la révélation par le Christ du sens salvifique de la souffrance ne s'identifie nullement à une attitude de passivité.
C'est tout le contraire. L'Evangile est la négation de la passivité en face de la souffrance. Le Christ, lui-même, en ce domaine, est essentiellement actif...
La parabole du bon Samaritain est en harmonie profonde avec le comportement du Christ lui-même...
Ces paroles sur l'amour, sur les actions charitables liées à la souffrance humaine, nous permettent encore une fois de découvrir, à la base de toutes les souffrances humaines, la souffrance rédemptrice du Christ. Le Christ dit : "C'est à moi que vous l'avez fait". Il est bien celui qui, en chacun, expérimente l'amour. C'est bien lui qui reçoit une aide, lorsque celle-ci est apportée à toute souffrance sans exception. C'est bien lui qui est présent dans telle ou telle personne qui souffre, puisque sa souffrance salvifique a été ouverte une fois pour toutes à toute souffrance humaine...
Tous oont été appelés à "compléter" par leur propre souffrance "ce qui manque aux épreuves du Christ". En même temps le Christ a enseigné à l'homme à faire du bien par la souffrance et à faire du bien à celui qui souffre.
Sous ce double aspect, il a révélé le sens profond de la souffrance.


JEAN-PAUL II, "Salvifici doloris", fin



Encyclique "REDEMPTOR HOMINIS"



( En Eglise ) l'esprit critique n'exprime pas l'attitude de service, mais plutôt ) la volonté de diriger l'opinion d'autrui selon sa propre opinion, parfois proclamée d'une façon trop inconsidérée.

La véritable activité oecuménique signifie ouverture, rapprochement, disponibilité au dialogue, recherche commune de la vérité au sens pleinement évangélique et chrétien; mais elle ne signifie d'aucune manière ni ne peut signifier, que l'on renonce ou que l'on porte un préjudice quelconque aux trésors de la vérité divine constamment professée et enseignée par l'Eglise.

L'homme ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s'il ne reçoit pas la révélation de l'amour, s'il ne rencontre pas l'amour, s'il n'en fait pas l'expérience et s'il ne le fait pas sien, s'il n'y participe pas fortement...
L'homme qui veut se comprendre lui-même jusqu'au fond ne doit pas se contenter pour son être propre de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent superficiels et même seulement apparents; mais il doit avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort, s'approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ avec tout son être, il doit "s'approprier" et assimiler toute la réalité de l'Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver soi-même. S'il laisse ce processus se réaliser profondément en lui, il porte alors des fruits non seulement d'adoration envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour soi-même. Quelle valeur doit avoir l'homme aux yeux du Créateur s'il "a mérité d'avoir un tel et un si grand Rédempteur", si "Dieu a donné son Fils" afin que lui, l'homme "ne se perde pas, mais qu'il ait la vie éternelle" !.

Le mystère de l'économie divine qui a uni le salut et la grâce à la croix.
Ce n'est pas en vain que le Christ a dit : "Le royaume des cieux souffre violence et les violents s'en emparent"; et aussi : "Les fils de ce monde.. sont plus habiles que les fils de lumière".


L'homme est la première route que l'Eglise doit parcourir en accomplissant sa mission : il est la première route et la route fondamentale de l'Eglise, route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption...
C'est en lui-même que ( l'homme ) souffre division, et c'est de là que naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes...
L'Eglise doit être consciente de ses possibilités qui se manifestent en prenant toujours une nouvelle orientation; l'Eglise doit être en même temps consciente des menaces qui se présentent à l'homme. Elle doit être consciente pareillement de tout ce qui semble contraire à l'effort visant à rendre la vie humaine toujours plus humaine, afin que tout ce qui compose cette vie corresponde à la vraie dignité de l'homme. En un mot, l'Eglise doit être consciente de tout ce qui est contraire à ce processus...
D'une manière trop rapide et souvent imprévisible, les fruits de l'activité multiforme de l'homme ne sont pas seulement et pas tant objets d'"aliénation", c'est-à-dire purement et simplement enlevés a celui qui les a pro- duits; mais, partiellement au moins, dans la ligne même indirecte, de leurs effets, ces fruits se retournent contre l'homme lui-même; ils sont dirigés ou peuvent être dirigés contre lui...
Pour quelle raison ce pouvoir donné à l'homme dès le commencement et qui devait lui permettre de dominer la terre se retourne-t-il contre lui-même, provoquant un état bien compréhensible d'inquiétude, de peur consciente ou inconsciente, de menace qui se communique de diverses manières à toute la famille humaine ?...
Est-ce que l'homme en tant qu'homme se développe et progresse, ou est-ce qu'il régresse et se dégrade dans son humanité ? Est-ce que chez les hommes, "dans le monde de l'homme", qui est en soi un monde de bien et de mal moral, le bien l'emporte sur le mal ?

Le sens fondamental de la "royauté" et de la "domination" de l'homme sur le monde visible, qui lui est assignée comme tâche par le Créateur lui-même, consiste dans la priorité de l'éthique sur la technique, dans le primat de la personne sur les choses, dans la supériorité de l'esprit sur la matière.

La réalisation de ce droit ( à la liberté religieuse ) est l'un des tests fondamentaux pour vérifier le progrès authentique de l'homme en tout régime, dans toute société, système ou milieu.


Il est nécessaire que l'Eglise, lorsqu'elle professe et enseigne la foi, adhère étroitement à la vérité divine et que cela se traduise par une attitude vécue de soumission conforme à la raison...
Une collaboration étroite de la théologie avec le Magistère est indispensable. Tout théologien doit être particulièrement conscient de ce que le Christ lui-même a exprimé lorsqu'il dit : "La parole que vous entendez n'est pas de moi mais du Père qui m'a envoyé".
Personne ne peut donc faire de la théologie comme si elle consistait simplement à faire un exposé de ses idées personnelles...
Le sens de la responsabilité à l'égard de la vérité est un des points fondamentaux de rencontre de l'Eglise avec chaque homme, et il est de même l'une des exigences fondamentales qui déterminent la vocation de l'homme dans la communauté ecclésiale.

Une initiative sert au renouvellement authentique de l'Eglise et contribue à apporter la véritable lumière qu'est le Christ seulement dans la mesure où elle est fondée sur la juste conscience de la vocation et de la responsabilité envers cette grâce singulière, unique et non renouvelable, par la- quelle chaque chrétien du peuple de Dieu construit le corps du Christ.
Ce principe, qui est le principe-clé de toute l'activité chrétienne - activité apostolique et pastorale, pratique de la vie intérieure et de la vie sociale - doit être appliqué, selon de justes proportions, à tous les hommes et à chacun d'eux...
A notre époque on estime parfois de manière erronée que la liberté est à elle-même sa propre fin, que tout homme est libre quand il s'en sert comme il veut, et qu'il est nécessaire de tendre vers ce but dans la vie des individus comme dans la vie des sociétés. La liberté, au contraire, est un grand don seulement quand nous savons en user avec sagesse pour tout ce qui est vraiment bien.

Le but de tout service dans l'Eglise, qu'il s'agisse du service apostolique, pastoral, sacerdotal, épiscopal, est de maintenir ce lien dynamique du mystère de la Rédemption avec tout homme...
Son propre Fils ( de Marie évidemment ! ) a voulu explicitement étendre la maternité de sa Mère - et l'étendre d'une manière facilement accessible à toutes les âmes et à tous les coeurs - en lui donnant du haut de la croix son disciple bien-aimé pour fils.


JEAN-PAUL II, "Redemptor hominis", fin



Encyclique "LABOREM EXERCENS"



L'homme doit soumettre la terre, il doit la dominer, parce que comme "image de Dieu" il est une personne, c'est-à-dire un sujet, un sujet capable d'agir d'une manière programmée et rationnelle, capable de décider de lui-même et tendant à se réaliser lui-même. C'est en tant que personne que l'homme est sujet du travail. C'est en tant que personne qu'il travaille, qu'il accomplit diverses actions appartenant au processus du travail; et ces actions, indépendamment de leur contenu objectif, doivent toutes servir à la réalisation de son humanité, à l'accomplissement de la vocation qui lui est propre en raison de son humanité même : celle d'être une personne...
Ainsi la "domination" dont parle le texte biblique... ne se réfère pas seulement à la dimension objective du travail : elle nous introduit en même temps à la compréhension de sa dimension subjective.
Le travail entendu comme le processus par lequel l'homme et le genre humain soumettent la terre ne correspond à ce thème fondamental de la Bible que lorsque, dans tout ce processus, l'homme se manifeste en même temps et se confirme comme celui qui "domine". Cette domination, en un certain sens, se réfère à la dimension subjective plus encore qu'à la dimension objective : cette dimension conditionne la nature éthique du travail. Il n'y a en effet aucun doute que le travail humain a une valeur éthique qui, sans moyen terme, reste directement liée au fait que celui qui l'exécute est une personne, un sujet conscient et libre, c'est-à-dire un sujet qui décide de lui-même...
Le christianisme, élargissant certains aspects déjà propres à l'Ancien Testament, a accompli ici une transformation fondamentale des concepts, en partant de l'ensemble du message évangélique et surtout du fait que Celui qui, étant Dieu, est devenu en tout semblable à nous, a consacré la plus grande partie de sa vie sur terre au travail manuel, à son établi de charpentier. Cette circonstance constitue par elle-même le plus éloquent "évangile du travail".

Le processus accéléré de développement de la civilisation unilatéralement matérialiste, dans laquelle on donne avant tout de l'importance à la dimension objective du travail ( travail-marchandise ), tandis que la dimension subjective - tout ce qui est en rapport indirect ou direct avec le sujet même du travail - reste sur un plan secondaire.


La famille est à la fois une communauté rendue possible par le travail et la première école interne de travail pour tout homme.

Le principe, toujours enseigné par l'Eglise, de la priorité du travail par rapport au capital. Ce principe concerne directement le processus même de la production dont le travail est toujours "une cause efficiente" première, tandis que le capital, comme ensemble des moyens de production, demeure seulement un "instrument" ou la cause intrumentale...
Tout ce qui, dans l'ensemble de l'oeuvre de production économique, provient de l'homme, aussi bien le travail que l'ensemble des moyens de production et la technique qui leur est liée ( c'est-à-dire la capacité de mettre en oeuvre ces moyens dans le travail ) suppose ces richesses et ces ressources du monde visible que l'homme trouve, mais qu'il ne crée pas. Il les trouve, en un certain sens, déjà prêtes, préparées pour leur découverte et leur utilisation correcte dans le processus de production. En toute phase du développement de son travail, l'homme rencontre le fait que tout lui est principa- lement donné par la "nature", autrement dit, en définitive, par le Créateur.
Au début du travail humain, il y a le mystère de la création.

L'homme, à quelque tâche qu'il soit attelé... peut aisément se rendre compte de ce que, par son travail, il hérite d'un double patrimoine : il hérite d'une part de ce qui est donné à tous les hommes sous forme de ressources naturelles et, d'autre part, de tout ce que les autres ont déjà élaboré à partir de ces ressources, avant tout en développant la technique, c'est-à dire en réalisant un ensemble d'instruments de travail toujours plus parfaits. Tout en travaillant, l'homme "hérite du travail d'autrui"...
La rupture de cette vision cohérente, dans laquelle est strictement sauvegardé le principe du primat de la personne sur les choses... de telle sorte que le travail a été séparé du capital et opposé à lui... presque comme s'il s'agissait de deux forces anonymes.

L'enseignement de l'Eglise a toujours exprimé la conviction ferme et profonde que le travail humain ne concerne pas seulement l'économie, mais implique aussi et avant tout des valeurs personnelles. Le système économique lui-même et le processus de production trouvent leur avantage à ce que ces valeurs personnelles soient pleinement respectées. Dans la pensée de saint Thomas d'Aquin, c'est surtout cette raison qui plaide en faveur de la propriété privée des moyens de production... Pour être rationnelle et fructueuse, toute socialisation des moyens de production doit prendre l'argument personnaliste en considération. On doit tout faire pour que l'homme puisse conser- ver même dans un tel système la conscience de travailler "à son compte".


Le Livre de la Genèse, où l'oeuvre même de la création est présentée sous la forme d'un "travail" accompli par Dieu durant "six jours" et aboutissant au "repos" du septième jour... dans lequel la description de chaque jour de la création s'achève par l'affirmation : "Et Dieu vit que cela était bon".
Cette description de la création... est en même temps et en un certain sens le premier "évangile du travail". Elle montre en effet en quoi consiste sa dignité : elle enseigne que, par son travail, l'homme doit imiter Dieu, son créateur, parce qu'il porte en soi - et il est seul à le faire - l'élément particulier de ressemblance avec Lui. L'homme doit imiter Dieu lorsqu'il travaille comme lorsqu'il se repose, étant donné que Dieu lui-même a voulu lui présenter son oeuvre créatrice sous la forme du travail et sous celle du repos.

"A ces gens-là.. nous prescrivons, et nous les y exhortons dans le Seigneur Jésus-Christ : qu'ils travaillent dans le calme, pour manger un pain qui soit à eux" écrit saint Paul aux Thessaloniciens. Notant en effet que certains "vivent dans le désordre.. sans rien faire", l'Apôtre, dans ce contexte n'hésite pas à dire : "Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus".

JEAN-PAUL II, "Laborem exercens", fin



Encyclique "DIVES IN MISERICORDIA"



Plus la mission de l'Eglise est centrée sur l'homme - plus elle est anthropocentrique - plus aussi elle doit s'affirmer et se réaliser de manière théocentrique, c'est-à-dire s'orienter en Jésus-Christ vers le Père.
Tandis que les divers courants de pensée, anciens et contemporains, étaient et continuent à être enclins à séparer et même à opposer théocentrisme et anthropocentrisme, l'Eglise, au contraire, à la suite du Christ, cherche à assurer leur conjonction organique et profonde dans l'histoire de l'homme.

Plus peut-être que celle de l'homme d'autrefois, la mentalité contemporaine semble s'opposer au Dieu de la miséricorde, et elle tend à éliminer de la vie et à ôter du coeur humain la notion même de miséricorde...
La domination ( scientifique et technique ) de la terre, entendue parfois de manière unilatérale et superficielle, ne laisse pas de place, semble-t-il, à la miséricorde.

Ainsi la miséricorde se situe, en un certain sens, à l'opposé de la justice divine, et elle se révèle en bien des cas non seulement plus puissante mais encore plus fondamentale qu'elle. L'Ancien Testament nous enseigne déjà que, si la justice est une vertu humaine authentique, et si elle signifie en Dieu la perfection transcendante, l'amour toutefois est plus "grand" qu'elle : il est plus grand en ce sens qu'il est premier et fondamental. L'amour, pour ainsi dire, est la condition de la justice et, en définitive, la justice est au service de la charité. Le primat et la supériorité de la charité sur la justice ( qui est une caractéristique de toute la révélation ) se manifeste précisément dans la miséricorde... "Tu n'as de dégoût pour rien de ce que tu as fait". Ces paroles indiquent le fondement profond du rapport qu'il y a en Dieu entre la justice et la miséricorde, dans ses relations avec l'homme et avec le monde.

Dans la situation matérielle difficile où l'enfant prodigue en était venu à se trouver à cause de sa légèreté, à cause de son péché, avait aussi mûri le sens de la dignité perdue.


Le père est conscient qu'un bien fondamental a été sauvé, l'humanité de son fils. Bien que celui-ci ait dilapidé son héritage, son humanité est cependant sauve. Plus encore, elle a été comme retrouvée. Les paroles que le père adresse au fils aîné nous le disent : "Il fallait bien festoyer et se réjouir, puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie; il était perdu et il est retrouvé !"...
Cet amour est capable de se pencher sur chaque enfant prodigue, sur chaque misère humaine, et surtout sur chaque misère morale, sur le péché. Lorsqu'il en est ainsi, celui qui est l'objet de la miséricorde ne se sent pas humilié, mais comme retrouvé et "revalorisé". Le père lui manifeste avant tout sa joie de ce qu'il ait été "retrouvé" et soit "revenu à la vie". Cette joie manifeste qu'un bien était demeuré intact : un fils, même prodigue, ne cesse pas d'être réellement fils de son père; elle est en outre la marque d'un bien retrouvé, qui dans le cas de l'enfant prodigue a été le retour à la vérité sur lui-même...
La relation de miséricorde se fonde sur l'expérience commune de ce bien qu'est l'homme, sur l'expérience commune de la dignité qui lui est propre.
Cette expérience commune fait que l'enfant prodigue commence à se voir luimême et à voir ses actions en toute vérité ( une telle vision dans la vérité est une authentique humilité ); et précisément à cause de cela, il devient au contraire pour son père un bien nouveau; le père voit avec tant de clarté le bien qui s'est accompli grâce au rayonnement mystérieux de la vérité et de l'amour, qu'il semble oublier tout le mal que son fils avait commis...
La parabole de l'enfant prodigue exprime... la réalité de la conversion.
La signification... de la miséricorde ne consiste pas seulement dans le regard, fût-il le plus pénétrant et le plus chargé de compassion, tourné vers le mal moral, corporel ou matériel : la miséricorde se manifeste dans son aspect propre et véritable quand elle revalorise, quand elle promeut, et quand elle tire le bien de toutes les formes de mal qui existent dans le monde et dans l'homme...
Elle est comme une démonstration du dynamisme de l'amour qui ne se laisse "pas vaincre par le mal", mais qui est "vainqueur du mal par le bien".

La croix du Christ sur le Calvaire est aussi témoignage de la force du mal à l'égard du Fils de Dieu lui-même, à l'égard de celui qui, seul parmi tous les enfants des hommes, était par nature innocent et pur de tout péché...
Justice est faite de la mort, qui depuis le commencement de l'histoire humaine s'était alliée au péché. Et justice est faite de la mort au prix de la mort de celui qui était sans péché et qui seul pouvait - par sa propre mort - détruire la mort elle-même...
Dans l'accomplissement eschatologique, la miséricorde se révèlera comme amour, tandis que dans le temps, dans l'histoire humaine qui est aussi une histoire de péché et de mort, l'amour doit se révéler surtout comme miséricorde, et se réaliser sous cette forme...
Le Christ... source inépuisable de la miséricorde, de l'amour qui, dans la perspective ultérieure du salut dans l'Eglise, doit continuellement se montrer plus fort que le péché. Le Christ de Pâques est l'incarnation définitive de la miséricorde, son signe vivant : signe du salut à la fois historique et eschatologique.


Chez la Mère de Dieu, l'amour ( qui ne cesse pas de se révéler dans l'histoire ) se fonde sur le tact particulier de son coeur maternel, sur sa sensibilité particulière de rejoindre tous ceux qui acceptent plus facilement l'amour miséricordieux de la part d'une mère. C'est là un des grands et vivifiants mystères chrétiens, mystère très intimement lié à celui de l'incarnation.

La civilisation matérialiste qui, malgré les déclarations humanistes, accepte le primat des choses sur la personne...
La possibilité d'un assujettissement "pacifique" des individus, des milieux de vie, des sociétés entières et de nations qui, quel qu'en soit le motif, sont gênants pour ceux qui disposent de ces moyens ( techniques ) et sont prêts à les utiliser sans scrupule.

L'abus de l'idée de justice et son altération pratique montrent combien l'action humaine peut s'éloigner de la justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom...
Il est évident, en effet, qu'au nom d'une prétendue justice ( par exemple historique ou de classe ), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de la liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires...
L'expérience de l'histoire a conduit à formuler l'axiome : "summum jus, summum injuria", le summum du droit, summum de l'injustice...
Avec cela vont de pair la crise de la vérité dans les relations humaines, l'irresponsabilité dans la parole, l'utilitarisme dans les rapports d'homme à homme, la diminution du sens du bien commun authentique et la facilité avec laquelle ce dernier est sacrifié. Enfin, il y a la désacralisation qui se transforme souvent en "déshumanisation" : l'homme et la société pour laquelle rien n'est "sacré" connaissent, malgré toutes les apparences, la décadence morale.

Infinie et inépuisable est la promptitude du Père à accueillir les fils prodigues qui reviennent à sa maison. Infinies sont aussi la promptitude et l'intensité du pardon qui jaillit continuellement de l'admirable valeur du sacrifice du Fils. Aucun péché de l'homme ne peut prévaloir sur cette force ni la limiter...
La conversion consiste toujours dans la découverte de la miséricorde ( de Dieu ), c'est-à-dire de cet amour patient et doux comme l'est Dieu Créateur et Père.


On considère communément la miséricorde comme un acte ou un processus unilatéral, qui présuppose et maintient les distances entre celui qui fait miséricorde et celui qui la reçoit, entre celui qui fait le bien et celui qui en est gratifié. De là vient la prétention de libérer les rapports humains et sociaux de la miséricorde, et de les fonder seulement sur la justice.
Mais ces opinions sur la miséricorde ne tiennent pas compte du lien fondamental entre la miséricorde et la justice dont parlent toute la tradition biblique et surtout la mission messianique de Jésus-Christ. La miséricorde authentique est, pour ainsi dire, la source la plus profonde de la justice.
Si cette dernière est de soi propre à "arbitrer" entre les hommes pour répartir entre eux de manière juste les biens matériels, l'amour au contraire, et seulement lui ( et donc aussi cet amour bienveillant que nous appelons "miséricorde" ), est capable de rendre l'homme à lui-même.
La miséricorde véritablement chrétienne est également, dans un certain sens, la plus parfaite incarnation de l'"égalité" entre les hommes, et donc aussi l'incarnation la plus parfaite de la justice, en tant que celle-ci, dans son propre domaine, vise au même résultat. L'égalité introduite par la justice se limite cependant au domaine des biens objectifs et extérieurs, tandis que l'amour et la miséricorde permettent aux hommes de se rencontrer entre eux dans cette valeur qu'est l'homme même, avec la dignité qui lui est propre...
Ainsi donc, la miséricorde devient un élément indispensable pour façonner les rapports mutuels entre les hommes, dans un esprit de grand respect envers ce qui est humain et envers la fraternité réciproque. Il n'est pas possible d'obtenir l'établissement de ce lien entre les hommes si l'on veut régler leurs rapports mutuels uniquement en fonction de la justice...
Le monde des hommes pourra devenir "toujours plus humain" seulement lorsque nous introduirons, dans tous les rapports réciproques qui modèlent son visage moral, le moment du pardon, si essentiel pour l'Evangile. Le pardon atteste qu'est présent dans le monde l'amour plus fort que le péché. En outre, le pardon est la condition première de la réconciliation, non seulement dans les rapports de Dieu avec l'homme, mais aussi dans les relations entre les hommes. Un monde d'où on éliminerait le pardon serait seulement un monde de justice froide et irrespectueuse, au nom de laquelle chacun revendiquerait ses propres droits vis-à-vis de l'autre; ainsi, les égoïsmes de toute espèce qui sommeillent dans l'homme pourraient transformer la vie et la société humaine en un système d'oppression des plus faibles par les plus forts, ou encore en arène d'une lutte permanente des uns contre les autres...
Ainsi donc, la structure foncière de la justice entre toujours dans le champ de la miséricorde. Celle-ci toutefois a la force de conférer à la justice un contenu nouveau, qui s'exprime de la manière la plus simple et la plus complète dans le pardon. Le pardon en effet manifeste qu'en plus du processus de "compensation" et de "trêve" caractéristique de la justice, l'amour est nécessaire pour que l'homme s'affirme comme tel. L'accomplissement des conditions de la justice est indispensable pour que l'amour puisse révéler son propre visage. Dans l'analyse de la parabole de l'enfant prodigue, nous avons déjà attiré l'attention sur le fait que celui qui pardonne et celui qui est pardonné se rencontrent sur un point essentiel, qui est la dignité ou la valeur essentielle de l'homme, qui ne peut être perdue et dont l'affirmation ou la redécouverte sont la source de la plus grande joie.
L'Eglise estime à juste titre que son devoir, que le but de sa mission, consiste à assurer l'authenticité du pardon, aussi bien dans la vie et le comportement que dans l'éducation et la pastorale. Elle ne la protège pas autrement qu'en gardant sa source, c'est-à-dire le mystère de la miséricorde de Dieu lui-même, révélé en Jésus-Christ.


Cette attitude ( de supplication guidée par la foi, l'espérance et la charité ) est également amour envers ce Dieu que l'homme contemporain a parfois tellement éloigné de soi, considéré comme étranger à lui-même, en proclamant de diverses manières qu'il est "inutile".

JEAN-PAUL II, "Dives in misericordia", fin




1993 Thesaurus - Encyclique "SOLLICITUDO REI SOCIALIS"