1993 Thesaurus - SAINTE THERESE DE LISIEUX


HENRI DE LUBAC



Le monde considère comme une injure et une provocation toute existence qui n'est pas selon lui.
Il se sent menacé par la moindre des conquêtes spirituelles de l'Eglise; et jamais il ne manque de réagir.
HENRI de LUBAC

Un infini d'inintelligibilité, tel est Dieu.
HENRI de LUBAC

Le discours d'aujourd'hui ne s'attaque plus à la foi : il la ronge.
HENRI de LUBAC

S'efforcer de conserver soi-même, chose difficile, l'esprit plus vaste que ses propres idées.
HENRI de LUBAC

N'est vivant que ce qui est enraciné. Mais pour s'enraciner vraiment, il faut souvent paraître détaché.
HENRI de LUBAC

Les "processions" des personnes à l'intérieur de la Divinité sont révélées par leurs "missions" au dehors.
HENRI de LUBAC

L'élan mystique n'est pas un luxe. Sans lui, la vie morale risque de n'être qu'un refoulement, l'ascèse une sécheresse, la docilité un sommeil, la pratique religieuse une routine.
HENRI de LUBAC



MEDITATION SUR L'EGLISE



L'Eglise "Ayant la garde du dépôt de la révélation divine, ne souffre jamais qu'il soit rien retranché aux vérités présentées par la foi, ni qu'il y soit rien ajouté". ( Actuellement ) l'Eglise apparaît fondée sur des principes humains, on lui assigne des buts humains, ou bien on l'explique par des analogies humaines trop peu critiquées, plus qu'on ne la contemple, telle que Dieu l'a faite, dans le mystère de son être surnaturel.
On ne croit pas "en l'Eglise", on croit "à l'Eglise", c'est-à-dire à son existence, à sa réalité surnaturelle, à son unité, à ses prérogatives essentielles. ( Alors ) que l'on croit "en Dieu", ce qui signifie que je ne crois pas seulement qu'il y a un Dieu, mais que je le crois de telle sorte, que je tâche de toute l'affection de mon coeur et de tout mon pouvoir, de parvenir à lui comme au souverain bien et à la fin pour laquelle j'ai été créé.
Car on peut croire à bien des choses, mais on ne donne à proprement parler sa foi qu'à quelqu'un.
Cet élément personnel de nature privilégiée, qui ne peut concerner que Dieu.
Ecclésiale dans son mode, la foi est théologale en son objet comme en son principe.
La Mère qui nous apporte la régénération.
Jésus-Christ nous aime singulièrement, mais il ne nous aime pas séparément.
Il nous aime dans son Eglise, pour laquelle Il a versé son sang.
Notre destinée personnelle enfin ne peut s'accomplir que dans le salut commun de l'Eglise, cette Mère de l'unité.
Par la profondeur et la cohésion de la doctrine qu'elle propose, par son expérience de l'homme, comme par les fruits que l'esprit ne cesse d'y faire mûrir, elle exerce sur les âmes droites une attraction qu'attestent, d'âge en âge, tant de conversions humainement paradoxales.
Elle est la présence urgente, la présence importune de ce Dieu parmi nous.

L'Eglise est un mystère



Contenue tout entière, en son premier jour, dans l'étroit cénacle de Jérusalem, elle s'étendait déjà, par le miracle des langues, à tous les peuples...
La frontière même de notre monde visible ne l'arrête pas, puisque... elle se répartit en trois groupes qui ne cessent de communiquer entre eux : "militante" ici-bas, "expectante" ou "souffrante" dans le Purgatoire et déjà "triomphante" au ciel...
Plus chacun prendra conscience de ces dimensions de l'Eglise, plus il s'en trouvera dilaté dans sa propre existence, et c'est ainsi qu'il réalisera pleinement... le titre de catholique.
Car voici soudain la merveille : ceux qui paraissaient entre eux le plus étrangers, ceux que tout devait éloigner sans remède, les voici soudain tout proches. Les voici frères...
L'illettré et le philosophe, la moniale et le Saint Père, le martyr chinois du XXème et le martyr syrien du IIème... Tout cet immense concert, c'est la Tradition de l'Eglise qui le nourrit, c'est sa "force opérante" qui le règle.
Eglise : assemblée des Israélites réunis autour de Moïse au temps de l'Exode.
Toujours il y a eu une Vigne, que le Père de famille n'a cessé de soigner.
Déjà dan l'union d'Adam et d'Eve est préfigurée l'union du Christ et de son Eglise.
Le monde "a été fait pour elle". "Les hommes ne sont pas créés pour l'Eglise, mais l'Eglise est créée pour les hommes". Dans le christianisme jamais l'être personnel n'est subordonné ou sacrifié à quelque organisme collectif, comme l'individu l'est à la société selon tant de théories humaines, il n'est point absorbé mais au contraire exalté.
Une première transformation s'est accomplie, le jour où l'Israël selon la chair fit place à l'Israël selon l'esprit, figure anticipée de cette autre transformation... lorsque l'Eglise de la terre, passant à son état définitif, deviendra le Royaume des cieux.
Comme saint Thomas l'enseigne, tout l'ordre des sacrements se rapporte "au culte de l'Eglise présente", si bien que si l'on n'avait à envisager que la gloire future, et non les actes qui conviennent à l'état présent de l'Eglise, le "caractère" sacramentel ne se comprendrait pas; cet ordre concerne "le culte extérieur, lequel ne subsistera pas dans la Patrie, où rien ne se fera plus en figure, mais tout dans la vérité nue".
Ceux qui portent atteinte au principe hiérarchique sont ceux qui, à l'intérieur du temps, prétendent se soustraire d'une manière ou d'une autre aux conditions du temps. "Immuable en son essence, le caractère marque à jamais l'âme du prêtre; cependant, le sacerdoce sacramentel passera, en ses fonctions, comme passera l'Eglise de la terre... Dans la lumière de la cité céleste, les signes ne seront plus de mise." "L'Eglise a été créée pour aider à... la construction de cet homme parfait, qui a pour chef mystique le Verbe incarné... Le ciel est pour l'Eglise, et non l'Eglise pour le ciel; celle-ci est donc le but par excellence.


Les dimensions du mystère


Distinguer "le temple de Dieu" et "le temple des hommes", c'est hypostasier un rêve et tenter de séparer ce que Dieu a uni, c'est introduire l'anarchie doctrinale...
Distinguer "Eglise visible" et "Eglise invisible" c'est faire de la spéculation platonicienne au lieu d'écouter Jésus-Christ.
Une Eglise invisible est la même chose que pas d'Eglise du tout.
Dés le lendemain de la mort de Jésus, une Eglise existait, vivait, telle que Jésus l'avait faite.
S'il n'y a qu'une âme il ne peut y avoir qu'un corps.
Si l'Eglise est réelle, il faut qu'elle soit un organisme qu'on puisse en quelque sorte "voir et toucher", de même qu'on pouvait voir et toucher l'homme-Dieu pendant sa vie terrestre.
Sans la hiérarchie qui la rassemble, l'organise et la guide, on ne peut parler d'Eglise.
Et celui qui refuse de suivre ici la logique paradoxale de l'Incarnation, comment la suivrait-il encore en ce qui concerne l'économie sacramentaire ?
Comme le Verbe, en s'incarnant, s'est soumis par toute une part de luimême à l'examen de l'histoire la plus profane en ses méthodes, son Eglise est pareillement offerte aux analyses de la sociologie.
Pas d'enfants sans leur mère; pas de peuple sans ses chefs; pas de sainteté acquise sans un pouvoir et sans une oeuvre de sanctification...
Pas de communauté réalisée sans une société dans laquelle et à travers laquelle elle se réalise.
C'est l'Eglise tout entière qui... est indissolublement, quoique sous deux aspects divers, société hiérarchique et communauté de grâce.
L'Eglise est "sans péché" et dans ses membres elle n'est cependant jamais "sans pécheurs".
L'eschatologique n'est pas plus absent du présent que le transcendant n'est extérieur à l'humble réalité de ce monde...
S'il est vrai que tout ce qui en elle ressortit à l'ordre des moyens n'est pas destiné à survivre à la fin qu'il aura procurée, il n'est pas moins vrai que cette fin, c'est encore elle. Bien plus, c'en est la plénitude, le plein achèvement.
L'Eglise n'est pas assujettie, mais elle est soumise.
Jésus-Christ la conduit et la gouverne, et sans cesser de la diriger mystérieusement Lui-même, Il la fait aussi conduire et gouverner visiblement "par celui qui tient sa place sur terre; car depuis sa glorieuse Ascension dans le ciel, elle ne repose plus seulement sur Lui , mais aussi sur Pierre comme sur un fondement visible pour tous".


Les deux aspects de l'Eglise une


"La nature véritable de l'Eglise est entièrement méconnue par ceux qui, comme Kant, la tiennent uniquement pour une société où les hommes se réunissent pour pratiquer la vertu et pour confesser la religion." C'est l'Eglise qui fait l'Eucharistie, mais c'est aussi l'Eucharistie qui fait l'Eglise.
Dans le premier cas, il s'agit de l'Eglise au sens actif, dans l'exercice de son pouvoir de sanctification; dans le second cas, il s'agit de l'Eglise au sens passif, de l'Eglise des sanctifiés.
Le peuple chrétien tout entier, véritable Israël au milieu des nations, joue véritablement, en célébrant son "culte spirituel", un rôle sacerdotal par rapport au monde entier.
Le christianisme ne connaît point parmi ses membres de discriminations analogues à celles que posaient les sectes gnostiques ou manichéennes : pas de "psychiques" et "spirituels" répartis en deux classes, pas de "croyants" et de "parfaits". Dans la diversité de leurs charges et de leurs devoirs d'état, tous sont régis, à la suite du même Christ, par la même loi spirituelle.
C'est d'abord le culte "du Seigneur" que le prêtre célèbre, c'est d'abord et principalement de "Jésus-Christ" qu'il est le ministre et le représentant sacramentel. Mais nous offrons tous avec le prêtre, nous consentons à tout ce qu'il fait, à tout ce qu'il dit.
Dans l'édifice de l'Eglise chaque membre de ce corps mystique collabore réellement au culte de l'ensemble, chacun à son rang...
C'est vraiment "toute" l'Eglise, et non le seul clergé, qui doit prendre "activement" part à la liturgie, toutefois selon "son" ordre sacré, au rang et dans la mesure établie.
Ainsi que le dit Bossuet, "On vient à cette spéciale bénédiction, par laquelle on consacre ce corps et ce sang : écoutez, croyez, consentez.
Offrez avec le prêtre, dites "Amen" sur son invocation, sur sa prière...".
La hiérarchie catholique, ou l'ordre du sacerdoce, jouit donc d'un triple pouvoir, en raison du triple rôle qui est le sien : rôle de gouvernement, d'enseignement, de sanctification; pouvoir de juridiction, de magistère et d'ordre.
Selon le R. P. Congar, "La vie de l'Eglise obéit à deux principes inséparables, le principe hiérarchique et le principe communautaire.
Les actes ecclésiastiques sont faits à la fois par un seul au point de vue du pouvoir et de la validité, mais par tous ou par plusieurs au point de vue de l'exercice concret.
Sans cesse la hiérarchie, qui suffit à tout faire validement, s'adjoint la coopération et le consentement du corps des fidèles ou des clercs".
Les évêques ne forment tous ensemble qu'un seul épiscopat, et tous ils sont également "en paix et en communion" avec l'évêque de Rome, successeur de Pierre, lien visible de l'unité.
Comme il n'y a qu'une foi et qu'un baptême, il n'y a dans l'Eglise qu'un seul Autel.


Le coeur de l'Eglise


Vingt siècles d'histoire ne l'attestent-ils pas ? L'équilibre est presque impossible à trouver. Tantôt l'Etat se fait persécuteur et tantôt, sur un secteur ou sur l'autre, les hommes d'Eglise usurpent les droits de l'Etat.
Aucune forme de séparation ni d'union n'est sans danger.
Depuis que le christianisme est venu distinguer les pouvoirs spirituels et temporels, jadis confondus, les rapports entre eux sont restés difficiles à établir, mauvais souvent, acceptables parfois et jamais parfaits.
Deux pentes sollicitent les représentants des deux pouvoirs : l'une soumet l'Eglise à l'Etat au point d'en faire une simple administration publique, l'autre subordonne l'Etat à l'Eglise au point de rétablir entre les mains du sacerdoce l'unité des deux pouvoirs. Entre ces deux périls, Charybde et Scylla de la politique, l'humanité cherche sa voie, cependant que l'histoire se hâte vers son terme.
A l'intérieur du même individu, le fidèle et le citoyen apparaissent divisés entre eux.
Le mal date de l'Evangile. C'est lui qui a distingué ce que nous appelons aujourd'hui le "temporel" et le "spirituel". C'est lui qui a fait de l'Eglise et de la Cité deux choses, dont ni les limites ni les intérêts ne se recouvrent.
Nous n'avons pas à nous demander quel serait l'ordre de choses le plus simple. Telle quelle, la simplicité n'est pas un idéal; elle ne fournit pas un critère. Elle n'est pas une donnée de base au départ, mais une récompense au terme. Vouloir à tout prix une certaine simplicité, c'est imposer un ordre de violence, car cette simplicité n'est pas en nous.
Provisoirement, le monde nouveau s'insère dans l'ancien. Le huitième jour n'existe que dans les sept autres. L'homme fera donc désormais ici-bas partie de deux cités, réceptacles de ces deux mondes.
Avec tout son lourd appareil terrestre, l'Eglise catholique apparaît, dans une clarté de plus en plus manifeste, comme la seule garantie efficace de la liberté des âmes.
D'où tant de cris de colère contre une religion "qui s'élève au-dessus de la société", "fléau destructeur de l'ordre social", dont il faut "délivrer la terre"...
Le césarisme, qu'il soit représenté par une personne, par un Sénat, par la masse ou par un parti unique est toujours et ne peut jamais être autre chose que la tyrannie sur le plan politique et la persécution sur le plan spirituel. "L'Eglise, en maintenant intacte l'autorité spirituelle en ce monde, a par cela même maintenu la dignité humaine. "
Quand Luther exigeait que le Pontife romain "se cantonne dans sa mission spirituelle", laquelle "ne consiste qu'à prêcher et à absoudre", et qu'il "laisse l'empereur être franchement empereur" il usait de formules équivoques. Croyant travailler pour la perfection chrétienne, il servait en réalité ceux qui la redoutent.
Ce n'est pas seulement la liberté que l'Eglise assure aux hommes. Sa tâche est plus positive. Elle est messagère et ouvrière d'unité.
Misérable Humanité, dont le voeu incoercible ( d'unité ) est toujours impuissant ! Mais elle ne peut venir à bout de toutes les forces d'opposition qui sont partout à l'oeuvre et qu'elle-même engendre et ranime perpétuellement.
En pratique, à mettre les choses au mieux, l'Eglise ne peut jamais qu'apaiser, modérer; elle peut réduire, mais non supprimer le principe des conflits.
L'Eglise nous fait échapper au piège de la pure intériorité. "Le salut universel aussi bien qu'individuel s'accomplit et ne peut s'accomplir que dans le temps concret et par l'histoire." Tout, dans l'Eglise inculque au chrétien cette loi. Si tout l'y rappelle à la pensée de l'éternité, tout l'y détourne aussi bien de la tentation de "sauter hors du temps".
Les liens de la chair et du sang ne veulent pas se laisser rompre.
Le monde considère comme une injure et une provocation toute existence qui n'est pas selon lui. Il se sent menacé par la moindre des conquêtes spirituelles de l'Eglise; et jamais il ne manque de réagir.
Avant donc d'être la Jérusalem en fête célébrant le Seigneur dans la paix enfin possédée, elle doit passer par la condition de Jacob, dont le nom signifie lutte et labeur. "A aucun prix toutefois l'Eglise ne peut abdiquer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi non certes d'intervenir dans le domaine technique à l'égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui touche à la loi morale". On ne voit pas pourquoi le domaine politique jouirait ici, comme certains le réclament, d'une exception...
Si l'on doit repousser, comme indigne d'elle, un mode d'intervention qui l'assimilerait plus ou moins aux pouvoirs charnels, il ne saurait être question de limiter sa compétence à certaines sphères d'activité matériellement déterminées. "Car dans la même maison, et dans la même ville, et dans la même communauté, citoyens de Babylone et citoyens de Jérusalem sont mêlés les uns aux autres." Bien plus, la lutte est à l'intérieur de chacun de ses membres et pour y durer jusqu'à la fin. Elle le sait. Jamais découragée, elle n'est pourtant pas utopiste.


L'Eglise au milieu du monde


Si le monde perdait l'Eglise, il perdrait la Rédemption.
Le Nouveau Testament qui a fondé l'Eglise en lui donnant l'héritage d'Israël, est aussi le "Testament dernier". L'Eglise n'est pas, comme était la Loi, un pédagogue, dont l'adolescence a besoin mais dont l'âge mûr pourrait se détacher. "Il viendra, l'âge de la perfection ! Il viendra le temps du nouvel Evangile, de cet Evangile éternel, qui se trouve promis aux hommes dans les livres de la nouvelle alliance". Cet épanchement lyrique, inspiré des formules de Joachim de Flore, n'exprimait rien d'autre qu'une assez plate théorie du progrès; il n'annonçait rien d'autre qu'un âge de rationnalisme, - lequel est en effet venu, et que nous pouvons juger.
Malheur à celui qui dans l'Eglise s'applique à "éteindre l'Esprit" !
Mais malheur également à celui qui prétend libérer sa flamme en rejetant l'Eglise !
Quand on ne sait plus voir dans l'Eglise que ses mérites humains, quan on n'envisage plus en elle qu'un moyen, si noble qu'on le conçoive d'ailleurs, en vue d'une fin temporelle, quand on n'y sait plus découvrir, même si l'on demeure vaguement croyant, d'abord un mystère de foi, on ne la comprend plus du tout. Cela même qu'on en admire est alors dénaturé.
L'Eglise a pour unique mission, de rendre Jésus-Christ présent aux hommes.
Elle doit l'annoncer, le montrer, le donner à tous. Le reste, encore une fois n'est que surcroît.
Les hommes peuvent bien manquer à l'Esprit Saint : l'Esprit Saint ne manqura jamais à l'Eglise. Nos pires infidélités ne la sépareront jamais de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ.

Le sacrement de Jésus-Christ


Rien de ce que crée l'homme ou de ce qui demeure au plan de l'homme n'arrachera l'homme à sa solitude. Celle-ci ne peut être que creusée davantage à mesure qu'il se découvre lui-même. Car elle n'est autre que l'envers de la communion à laquelle il est appelé. "L'Eglise ne dit rien d'elle-même"; elle ne prétend pas être elle-même "la véritable source de la révélation", ainsi qu'on le lui attribue quelquefois à tort pour l'en blâmer : elle ne fait que suivre et déclarer la révélation divine...
Sans toi nos pensées restent éparses et flottantes : tu les lies en un faisceau robuste. Tu dissipes les ténèbres où chacun s'engourdit, ou se désespère, ou, pitoyablement "se taille à sa guise son roman de l'infini".
Sans nous décourager d'aucune tâche, tu nous garde des mythes trompeurs, tu nous épargne les égarements et les dégoûts de toutes les églises faites de main d'homme. Tu nous sauves de la ruine en présence de notre Dieu !


Ecclesia Mater


Ne relâchons rien de notre zèle pour la vérité catholique, mais sachons purifier ce zèle. Veillons à ne pas être de ces "hommes charnels"...
Par là nous nous exposerions à une pire infortune : celle de collaborer avec l'irréligion militante, en lui facilitant la tâche qu'elle s'assigne de reléguer l'Eglise et sa doctrine parmi les choses mortes.
Nous lui fournirions, pour ainsi dire, une bonne conscience.
Car cette irréligion ne comprend rien à l'actualité de l'éternel. "Que l'Eglise dit-elle reste ce qu'elle est !" - et l'on devine à quel genre d'immobilisme correspond un tel voeu - alors "on l'accueillera avec cette bienveillance qu'on a pour les débris historiques".
Combien la tentation critique ( malgré ses dangers ) vaut-elle mieux que le naïf contentement de soi...
On aurait tort de vouloir par principe en empêcher toute expression publique. Lorsque l'Eglise est humble dans ses enfants, elle est plus attirante que lorsque domine en eux le souci trop humain de la respectabilité. Jacques Maritain remarquait un jour, non sans une juste nuance de raillerie, qu'à beaucoup de chrétiens de notre âge tout aveu de nos déficiences semble "en quelque manière indécent". "On dirait qu'ils redoutent de gêner l'apologétique...".
Toutefois, pour une plainte heureuse, pour un examen lucide et fécond, que d'excès, que d'intempérances ! Pour un acte courageux, que de vaine agitation ! Que de critiques négatives !...
Compétence et opportunité peuvent aussi faire défaut...
L'irréligion n'était pas ( jadis ) toujours aux aguets, pour tirer argument de tout. Aujourd'hui que de toute part l'Eglise fait figure d'accusée, aujourd'hui qu'elle est incomprise, bafouée dans son existence et dans sa sainteté même, tout catholique doit veiller à ne pas laisser exploiter contre elle ce qu'il ne voulait exprimer que dans l'intention de la mieux servir. Il doit prendre garde à des malentendus mortels. Délicatesse filiale, qui n'a rien à voir avec la pruderie ou le calcul hypocrite.
Ne se mêle-t-il pas à nos inquiétudes, à dose plus ou moins subtile, je ne sais quelle timidité, quel manque d'assurance intime, quel dégoût secret de la tradition de l'Eglise ?
Croyant nous émanciper d'un esprit jugé sénile, voulant lutter contre l'ankylose et la sclérose, ne serions-nous pas en train de faire quelques "maladies infantiles" ? Ce que nous prenons peut-être pour un éveil de personnalité ne serait-il pas plutôt le fruit d'un entraînement aveugle ?
Ne nous mettrions-nous pas à juger toutes choses d'après des critères superficiellement "modernes" ? Les valeurs profanes que le monde étale à nos yeux ne commenceraient-elles pas de nous éblouir ? Devant ceux qui les représentent ne nous laisserions-nous pas affecter peu à peu d'un pauvre complexe d'infériorité ?
De tout temps l'Eglise s'est attiré le mépris d'une élite. Beaucoup d'autres parmi ces sages pensent rendre justice à l'Eglise et se récrient lorsqu'on les dit ses adversaires. Ils la protègeraient au besoin.
Mais ils conservent leurs distances. Ils ne veulent pas pour eux-mêmes d'une foi qui les assimilerait à tous les misérables, au-dessus desquels ils se placent par leur culture esthétique, leur réflexion rationnelle ou leur souci d'intériorité. Ces "aristocrates" n'envisagent pas de se mêler au troupeau. L'Eglise, suivant eux, conduit les hommes par des voies trop communes...
Se distinguant comme "ceux qui savent" de la masse de "ceux qui croient", ils prétendent la connaître mieux qu'elle ne peut se connaître elle-même.
Ils la situent avec condescendance...
Il n'y a pas de "christianisme privé".


Nos tentations à l'égard de l'Eglise


Contrairement à ce que dit Luther, Tout ne se produit pas "par la seule grâce de Dieu et la seule opération du Saint-Esprit, sans aucune oeuvre humaine".
Le dessein divin était d'associer la créature à l'oeuvre de son salut.
Reconnaître, contrairement à la Réforme, un rôle à Marie ( et à l'Eglise ) ce n'est pas opérer une usurpation sacrilège... Ce double mystère est, au contraire, garantie de sérieux de l'Incarnation. En Marie, la part de l'activité humaine est subordonnée, mais réelle et capitale. "L'Eglise où l'on rend un culte à Marie... est nécessairement l'Eglise de l'homme qui, en vertu de la grâce, coopère à la grâce".
La foi catholique à la Sainte Vierge résume symboliquement, dans son cas privilégié, la doctrine de la coopération humaine à la Rédemption, offrant ainsi comme la synthèse ou l'idée mère du dogme de l'Eglise.
La maternité de la Vierge est en tout cas l'image de la maternité de l'Eglise. "Celui que la Vierge Marie enfanta, l'Eglise l'enfante encore tous les jours".
La maternité de Marie à l'égard du Christ entraîne chez elle une maternité spirituelle à l'égard de tout chrétien.
A l'heure où Marie paraît avoir complètement achevé sa vie de mère du Christ, elle devient en réalité la mère commune des chrétiens.
Sans doute Jésus-Christ demeure le seul chef de son Eglise et le rôle de Marie n'est en aucune manière d'en prendre la direction. Elle fait partie avec nous tous de la grande famille des rachetés, et toutes ses grandeurs lui viennent, comme à tout homme, de la "rédemption qui est en Jésus-Christ". Il n'y a pas en elle "un moindre besoin du salut et de la grâce qu'en nous tous". "Ce qui arrive à l'Eglise en général arrive au chrétien en particulier."

L'Eglise et la Vierge Marie


Telle est Marie. Telle est aussi l'Eglise notre mère; la parfaite adoratrice. Là est entre elles deux le point suprême de l'analogie.
C'est qu'en l'une comme en l'autre le même Esprit est à l'oeuvre.
Mais tandis qu'en Marie cette humble et haute perfection brille d'un éclat très pur, en nous-même, qui sommes encore à peine touchés par cet Esprit, elle a peine à se dégager.
Le plus grand péril pour l'Eglise que nous sommes, la tentation la plus perfide, celle qui renaît toujours... c'est ce que Dom Vonier appelait la "mondanité spirituelle" : "Ce qui pratiquement se présente comme un détachement de l'autre mondanité, mais dont l'idéal moral, voire spirituel, serait, au lieu de la gloire du Seigneur, l'homme et son perfectionnement.
Une attitude radicalement anthropocentrique, voilà la mondanité de l'esprit.
Elle deviendrait irrémisible dans le cas - supposons le possible - d'un homme rempli de toutes les perfections spirituelles mais ne les rapportant pas à Dieu".
D'un tel mal, aucun de nous n'est totalement à l'abri.
Un humanisme subtil, adversaire du Dieu vivant - et en secret, non moins ennemi de l'homme - peut s'insinuer en nous par mille détours.
Jamais la "courbure" originelle n'est en nous définitivement redressée.


HENRI de LUBAC, Méditation sur l'Eglise, fin



CATHOLICISME



"Il y a au fond de l'Evangile la vue obsédante de l'unité de la communauté humaine".

Pour Irénée et pour..., la brebis perdue de l'Evangile que le Bon Pasteur ramène au bercail n'est autre que la nature humaine unique dont la détresse émeut le Verbe de Dieu...

Le dogme

L'humanité est une, organiquement une par sa structure divine, et c'est la mission de l'Eglise de révéler aux hommes qui l'ont perdue leur unité native, de la restaurer et de l'achever.

L'Eglise

A mesure qu'on se déshabituait de contempler le spirituel dans le miroir du sensible et de voir l'universel et le singulier se symboliser mutuellement, les rapports entre le corps "physique" du Christ et son corps "mystique" devaient être rejetés dans l'ombre.
Il s'agit là d'un phénomène analogue à la perte d'un sens par lente atrophie.

Les sacrements


Il y a toujours accord sur le fond du problème et sur son présupposé : le monde auquel il s'agit d'échapper est sans direction, l'humanité qu'il faut surmonter est sans histoire.
Accablante monotonie de ces cycles sans fin, de ce "retour éternel" dont il n'y a rien à attendre... "Le déroulement des temps n'est qu'un devenir sans substance, ou rien ne se passe parce que tout y passe".
Seul le christianisme affirme à la fois, indissolublement, pour l'homme une destinée transcendante et pour l'humanité une destinée commune. Le cycle infernal explose. Les faits ne sont plus seulement des phénomènes, ils sont des événements et des actes. Quelque chose de neuf, incessamment, s'opère.
Il y a une genèse, une croissance, une maturation de l'univers.
Il y a un Port, un terme définitif. L'univers crie vers sa libération, et il est certain de l'obtenir.
Comme Dieu s'est reposé le septième jour après avoir créé le monde, ainsi le monde, ayant achevé sa course, se reposera en Dieu. Alors "il n'y aura plus de temps".
Le caractère historique de la religion d'Israël ne se comprend selon toute son originalité que par ce qu'il est devenu dans la religion du Christ.
N'oublions jamais que le judaïsme n'a pas en lui-même son explication.


Le christianisme et l'histoire


En tant que transcendant et préexistant, le Christ est avant ses figures ( de l'A.T. ), s'il apparaît après elles en tant qu'être historique, venu en chair.
C'est toute la loi qui dit en Jean-Baptiste : "Celui qui vient après moi fut fait avant moi".
La loi elle-même rendait témoignage qu'elle avait pour fin le Christ.
L'Histoire et l'Esprit s'étaient définitivement rejoints, et dans l'abandon d'une lettre périmée l'Ecriture tout entière devenait nouvelle, de la perpétuelle nouveauté de l'Esprit.
Jésus ne vient pas expliquer intellectuellement l'Ecriture, mais l'accomplir.
C'est la Croix qui dissipe la nuée dont jusqu'alors la vérité était couverte.
Au moment où le Christ expire, ayant achevé son oeuvre, le Voile du Temple est déchiré : symbole ambigu comme la réalité même qu'il signifie, marquant du même coup la ruine du culte juif en sa lettre et la révélation du Mystère que ce culte contenait en figure.
Si bien que, à supposer par impossible que le Christ ne fût pas venu, nul n'eût eu le droit, devant le texte sacré, d'en dépasser la lettre... "Le Seigneur c'est l'Esprit". Repoussant le Christ, les Juifs se privent de ce droit.
Le Christ a pris en quelque sorte l'Ecriture entre ses mains, et il l'a remplie de lui-même, par les mystères de son incarnation, de sa passion et de sa résurrection.

L'interprétation de l'Ecriture


Dieu n'a pas voulu opérer le sauvetage de l'humanité, comme d'une épave : Il a voulu susciter en elle une vie, sa propre Vie.
Tout être créé, en effet, est soumis en ce monde à la loi du devenir.
Toutes ces préparations qui ont accompagné, au sein du paganisme, la lente ascension matérielle, sociale, intellectuelle de l'homme déchu.
Nous ne voulons pas expliquer par ce rôle providentiel toute "l'infidélité", tout le paganisme. La part du mal proprement dit y est manifestement immense, et cette part-là n'était point fatale.
Mais, d'un autre côté, le progrès humain rend les possibilités de mal de plus en plus redoutables. La culture peut devenir un obstacle à la grâce.
Puisque la Nature a dû produire une incroyable éxubérance de formes vitales pour que pût apparaître un jour le corps humain, ne nous étonnons pas de l'étrange multiplicité des formes religieuses que nous découvre l'histoire avant le christianisme ou en dehors de lui.
Quand on réfléchit à ce devoir stimulant mais redoutable, on est tenté de se demander s'il est bien sûr qu'à l'intérieur de l'Eglise, selon une formule trop courante, le salut soit toujours plus facile.
Le risque est plus fort pour celui qui a le plus reçu; plus les talents confiés sont nombreux, plus il faut craindre de les laisser improductifs.
Dans l'ordre spirituel "on ne possède que ce que l'on donne", on ne le retient qu'en le donnant encore et nul ne sera trouvé plus vide, au dernier jour, que le gaspilleur qui s'était cru comblé. "C'est à nous de profiter du remède que Jésus-Christ nous a apporté; et non pas à nous tourmenter de ce que deviennent ceux qui, pour quelque cause que ce soit, n'en usent pas... Néanmoins nul n'a le droit de dire comme Caïn : "Suis-je chargé de mon frère ?" Nul n'est chrétien pour soi seul.


Le salut par l'Eglise


Si le Christ est le seul sauveur, comme le prétendent ses fidèles, pourquoi donc est-il venu si récemment, laissant jusque-là tant d'hommes se perdre ? "Dans les siècles antérieurs où étaient les soucis d'une si grande Providence ?" Il faut que Dieu soit bien mauvais, imprévoyant... pour n'avoir remédié que si tard à l'imperfection de son premier ouvrage...
Ainsi parlent les héritiers de ce principe appelé "l'immobilisme platonicien".
Ceux qui se plaignent, qu'ils s'en prennent à la moisson de ce que sa fécondité est tardive; qu'ils s'en prennent à la vendange, de ce qu'elle a lieu à la tombée de l'année; qu'ils s'en prennent à l'olive, de ce qu'elle est le dernier fruit.
Comment aurait-il pu du premier coup parler de vie éternelle et de sanctions d'outre-tombe "ayant encore affaire à des enfants, à des êtres de mentalité servile, qui se riaient de tout châtiment éloigné et ne craignaient que les coups suspendus sur leur tête" ?
Sur les sacrifices : "Pour les détourner des superstitions païennes, comme un bon père qui, ne voulant pas que son fils aille jouer dans la rue, lui permet cependant, pour lui en éviter la tentation, de s'amuser à la maison." La pureté du corps était le biais nécessaire pour amener à concevoir un jour la pureté de l'esprit.
Il ne convient pas, d'ailleurs, de juger du passé d'après la norme du présent. Elie avait raison d'attirer le feu du ciel sur les coupables... car cette rigueur était alors nécessaire... tandis que, voulant imiter le prophète, Jacques et Jean furent blâmés par le Sauveur.
D'où, sous une relative discontinuité, une continuité réelle : si Dieu se reprend, en quelque sorte, dans son oeuvre et invente des moyens nouveaux pour la faire aboutir, ce n'est pas une nouvelle oeuvre qu'il entreprend.
C'est toujours la même Cité que le Seigneur cherche à construire. C'est toujours la même brebis que le bon Pasteur cherche à ramener au bercail.
Peut-être fallait-il que l'humanité "laissée à elle-même" eût fait une longue et multiple expérience de sa misère et qu'elle eût en quelque sorte touché le fond de l'abîme, pour mieux reconnaître le besoin qu'elle avait d'un sauveur et se trouver ainsi prête à l'accueillir.
L'Eglise sait fort bien qu'ici-bas elle ne triomphera jamais pleinement du mal, c'est-à-dire de la désunion. Elle sait que "l'état de guerre", ayant son germe en notre coeur à tous, sera jusquà la fin l'état de notre condition terrestre.
La grande cité construite par Caïn à coups de crimes ne sera jamais ruinée tant que le temps subsistera.


Prédestination de l'Eglise


Faudra-t-il donc, pour faire place à l'Evangile, tout rejeter en bloc ?
Une telle attitude est injuste. Il n'est pas possible que ce qui a duré et fait vivre des peuples ne soit pas respectable au moins par quelque endroit.
L'image divine peut bien s'y trouver obscurcie, voilée, défigurée : elle demeure toujours.
Les fausses religions sont donc des religions qui s'égarent ou s'enlisent, plutôt que des religions dont l'élan serait trompeur, ou dont tous les principes seraient faux.
Elles reposent d'ailleurs sur des conceptions enfantines beaucoup plus souvent que sur des conceptions perverses, voir l'étude de la formation des mythes et celle des conduites "magiques" de la pensée.

Catholicisme


"Une religion faite pour la consolation intérieure d'un petit nombre d'élus".
Sur les deux points essentiels de l'Eglise et de l'Eucharistie, un lourd tribut dut être payé aux exigences de toute controverse. "C'est un grand malheur d'avoir appris le catéchisme contre quelqu'un." Si l'hérésie est pour la doctrine orthodoxe une occasion de progrès... elle apporte aussi le danger d'un progrès unilatéral, occasion lui-même l'histoire le prouve - de nouvelles erreurs, si le raidissement sauveur n'est pas bientôt suivi d'un effort d'approfondissement.
Nous avons trop appris notre catéchisme contre Luther, contre Baius, ou même contre Loisy... Après Luther qui l'avait profanée, on n'a plus osé pendant longtemps parler de la "liberté chrétienne"...
Pendant trois siècles environ, contre les courants naturalistes de la pensée moderne et contre les confusions d'un augustinisme dévoyé, beaucoup n'avaient vu de salut que dans un fossé creusé entre la nature et le surnaturel.
Mais plus l'on sépare, moins l'on distingue vraiment.
Le surnaturel, privé de ses liens organiques avec la nature, tendait-il à n'être plus conçu par certains que comme une simple "surnature", un "double" de la nature.
Cette chose si bien séparée, quelle inquiétude pouvait-elle inspirer désormais au naturalisme ? Celui-ci ne la rencontrait plus nulle part sur son chemin, il pouvait s'enfermer dans un isolement semblable, avec cet avantage qu'il prétendait être le tout. Nul secret remords ne venait troubler la sérénité de son bel équilibre.
Au moment où il pensait s'opposer le plus aux négations naturalistes, un tel dualisme en subissait donc fortement la poussée, et la transcendance où il croyait maintenir jalousement le surnaturel se trouvait, en fait, un exil.
Les penseurs les plus résolument laïques trouvaient en lui, malgré lui, un allié.
Le nom de "catholique" devint plus que jamais nécessaire à partir du XVIème siècle, pour symboliser la fidélité chrétienne intégrale contre les hérésies et leurs "partialités".
Primitif ou moderne, luthérien ou calviniste, orthodoxe ou libéral, le protestantisme se présente habituellement comme une religion d'antithèses.
Rite ou morale, autorité ou liberté, foi ou oeuvres, nature ou grâce, prière ou sacrifice, Bible ou pape, Christ sauveur ou Christ juge, sacramentalisme ou spiritualisme, mysticisme ou prophétisme...
Le catholicisme n'accepte pas ce partage et il se refuse à n'être qu'un protestantisme retourné.
La déception causée en tout ordre par les fruits amers de l'individualisme, autant que le besoin partout ressenti de se dégager des luttes occasionnelles pour faire oeuvre de synthèse, créent un climat favorable.
Nous ne pourrons revivre le large humanisme des Pères de l'Eglise et retrouver l'esprit de leur exégèse mystique que dans un effort d'assimilation transformatrice.
Il faut certes plus de clairvoyance généreuse pour accueillir ce qui naît en dehors de soi, qu'il n'en fallait pour recueillir ce qui avait vécu et lui donner en soi une vie renouvelée.
Il faut, pour éviter les méprises, un discernement plus aigu. "Quand vous venez, Seigneur... caché sous l'immense fermentation de cette génération qui va donner au monde un vin nouveau, il est peu de chrétiens qui sachent vous reconnaître, car il en est peu qui vous attendent.
Beaucoup, hélas, ne pensent l'Eglise que dans une majestueuse et intemporelle immobilité. Cette assurance est pour eux le refuge contre toutes les inquiétudes, mais aussi l'obstacle qui les défend contre toutes vos rencontres..."


La situation présente


Tout le dogme n'est qu'une suite de "paradoxes" déconcertant la raison naturelle, appelant non une impossible preuve, mais une justification réflexive.
Car si l'esprit doit se soumettre à l'incompréhensible, il ne peut accueillir l'inintelligible, et il ne lui suffit pas de se réfugier dans une "absence de contradictions" par une absence de pensée.
L'unité n'est aucunement confusion - pas plus que la distinction n'est séparation : distinguer pour unir, mais aussi unir pour distinguer. il faut être "regardé" pour être "éclairé", et les yeux "porteurs de lumière" ne sont pas ceux de la seule divinité. Etre "personne" n'est-ce pas, selon le vieux sens originel, être chargé d'un rôle ?
A sa racine on peut imaginer la personne comme un réseau de flèches concentriques; en son épanouissement, s'il est permis d'exprimer son paradoxe intime en une formule paradoxale, on dira qu'elle est un centre centrifuge.
Si, par delà toutes les sociétés visibles et mortelles, vous ne posez pas une communauté mystique, celle-là éternelle, vous laissez les êtres à leur solitude ou vous les anéantissez en les broyant; de toute façon vous les tuez, car on meurt aussi par asphyxie.
La Révélation chrétienne a dilaté à l'extrême les horizons de la communauté humaine où tout "moi" se trouve à sa naissance, et en même temps elle a consolidé au maximum l'existence de ce "moi", élément infime de cette communauté.
Révélation de la Fraternité universelle dans le Christ, révélation de la valeur absolue de chaque homme...
L'Esprit que le Christ a promis aux siens de leur envoyer, son Esprit, est à la fois Celui qui fait pénétrer l'Evangile au fond de l'âme et Celui qui le répand partout.
Il creuse en l'homme de nouvelles profondeurs qui l'accordent aux "profondeurs de Dieu", et il le jette hors de lui-même jusqu'aux confins de la terre; il universalise, et il interiorise; il personnalise et il unifie.
En révélant le Père et en étant révélé par lui, le Christ achève de révéler l'homme à lui-même.
Par la révélation chrétienne, le regard que l'homme porte sur soi n'est pas seulement approfondi, celui qu'il dirige autour de soi s'est élargi du même coup. Désormais, l'unité humaine est conçue.
L'Image de Dieu, l'Image du Verbe, que le Verbe incarné restaure... c'est moi-même, et c'est l'autre, et c'est tout autre.
Pas plus que la proximité n'est une présence, la coïncidence n'est une communion. Point de réelle unité sans altérité persistante. Parler de "solidarité de l'intime et de l'universel", n'est-ce pas une façon de faire "flé- chir les rigueurs de l'analyse devant les complaisances de la synthèse" ?
La charité sait qu'il faut beaucoup se refuser pour acquérir de quoi donner, et que se donner n'est pas se répandre, et qu'il faut couper beaucoup de liens naturels, si l'on veut établir les divines liaisons de la grâce.
Dans tout ce qui touche à l'Esprit, l'utilitarisme est redoutable, n'étant pas seulement superficiel mais corrupteur, engendrant infailliblement le mensonge. Au contraire, "la capacité de présence croît avec celle de recueillement". La "communion" des esprits ne s'opère que par ce qu'ils ont de plus "personnel", et l'on pourrait dire par ce qu'ils ont de plus incommunicable : car on communie réellement en ce qui ne se communique point à l'extérieur.
Chaque effort d'approfondissement intime a son corrélatif dans un élargissement du regard porté sur l'univers.
L'homme nouveau, qui est l'homme universel, est en même temps l'homme intérieur.


Personne et société


Ni la Bible, ni les Pères, ni les théologiens du moyen âge ne pouvaient, c'est trop clair, connaître l'Homme de Néanderthal ou le Sinanthrope, ni se faire une idée exacte des Chinois !
Aussi bien l'étroitesse matérielle de leur vue sur le monde n'empêchaitelle pas l'ampleur formelle de cette vue.
Or c'est celle-ci qui est propre au catholicisme, et si lointains qu'apparaissent les horizons que nous découvre aujourd'hui la science, elle s'y trouve spontanément accordée. Les découvertes astronomiques, si troublantes d'abord, ont eu pour résultat de libérer la pensée chrétienne des cadres de la cosmologie antique, si peu conforme à son génie, et ce qu'on avait pris pour une crise du dogme n'était qu'un bouleversement salutaire.
Car une destinée transcendante, supposant elle-même l'existence d'un Dieu transcendant, est indispensable à la réalisation d'une destinée vraiment collective, c'est-à-dire à la constitution concrète d'une humanité.
Sinon, ce n'est pas pour l'humanité, au vrai, qu'on se dévoue : c'est encore, malgré qu'on en ait, pour d'autres individus, qui dans leur enveloppe éphémère n'abritent aucun absolu, et qui ne représentent pas une valeur essentiellement supérieure à la valeur de ceux qui leur sont sacrifiés.
C'est, au bout du compte, pour une génération humaine - la dernière - qui pourtant n'est rien de plus que les autres, et qui passera comme les autres...
Double raison de se décourager, par quoi s'explique bien naturellement que l'optimisme humanitaire ne résiste pas au dissolvant de la réflexion. "Je ne veux pas m'immoler à ce dieu terrible qui s'appelle la société future !" s'écrie un personnage de Dostoïevski.
Le Devenir, à lui seul, n'a pas de sens; c'est un autre nom de l'absurde.
S'il y a devenir, il doit y avoir un jour achèvement, et s'il doit y avoir achèvement, il y a, dès toujours, autre chose que du devenir.
Dans un âge où l'homme, en récompense de ses efforts titanesques, conquiert enfin quelques loisirs, il ne sait plus s'accorder le loisir essentiel qui le sauverait de lui-même et en même temps le ferait se trouver.
Chercher à rendre à l'homme son sens, c'est lui interdire d'user jamais de l'homme d'aujourd'hui comme d'un simple moyen en vue de l'homme de demain. "Feuerbach, écrivait Marx, dissout l'être religieux dans l'être humain.
Mais l'être humain n'est pas une abstraction inhérente aux individus isolés. Dans sa réalité, c'est l'ensemble des rapports sociaux".
Feuerbach dissolvait l'être religieux dans l'être humain; Marx, achevant le processus, dissout l'être humain dans l'être social.
Ce qui devait magnifier l'homme, achève de le ruiner.
La Transcendance que l'homme renie est le seul garant de sa propre immanence. C'est en s'avouant reflet qu'il acquière une plénitude, et dans le seul acte de l'adoration il s'assure une inviolable profondeur.
Supposons l'homme pleinement "émancipé", par impossible affranchi de toute contrainte, de toute exploitation, de toute tyrannie : il n'est pas pour autant "libéré". La société ne pèse plus sur lui, en ce sens qu'il n'est plus dominé, exploité...
Elle pèse cependant sur lui d'un poids plus lourd que jamais, puisqu'elle l'absorbe tout entier... Il n'est plus qu'une fonction sociale, qu'un "ensemble de rapports sociaux".
Rien ne fera jamais que, dans une société non transcendante, la réduction de l'homme à ses "rapports sociaux" ne s'opère au détriment de l'intériorité personnelle et n'engendre, quelle que soit la nouveauté de son mode, la tyrannie.
Ce système n'est pas seulement chimérique en ses espoirs aussi bien qu'intenable en lui-même : il est absolument indésirable. C'est la vision d'un monde infiniment plat. La plus incompréhensible régression de l'homme, s'il s'en accomodait; son plus affreux supplice au cas contraire.
L'homme social, l'homme historique de Marx, n'a que deux dimensions.
Car, en vérité, l'au-delà est infiniment plus proche que l'avenir.
Il est cet Eternel installé au coeur de tout développement temporel qu'il anime et qu'il oriente. Il est le véritable Présent, sans lequel le présent lui-même n'est que poussière insaisissable.
Si les hommes d'aujourd'hui sont si tragiquement "absents" les uns aux autres, c'est d'abord qu'ils sont absents d'eux-mêmes, ayant déserté cet Eternel qui seul les enracine dans l'être et leur permet de communier entre eux.


Transcendance


Si authentique et si pure que soit la vision d'unité qui inspire et qui oriente l'activité de l'homme, elle doit donc, pour devenir réalité, d'abord s'éteindre.
La grande ombre de la croix doit la recouvrir.
L'humanité ne se rassemblera qu'en renonçant à se prendre elle-même pour fin.
HENRI de LUBAC, Catholicisme, fin




1993 Thesaurus - SAINTE THERESE DE LISIEUX