1993 Thesaurus - Première série

III - LE MIEUX EST L'ENNEMI DU BIEN
Si le Mieux est l'ennemi du Bien, il faut nécessairement que le Bien soit l'ennemi du Mieux, car les abstraits philosophiques ne connaissent pas plus le pardon que l'humilité...
Quand on dit que Dieu a tout fait pour le Mieux, dois-je entendre qu'il n'a rien fait pour le Bien ?...
Le Mieux est donc l'ennemi du Bien; or qu'est-ce que l'ennemi du Bien, sinon le Mal ? Donc le Mieux et le Mal sont identiques.
Voilà déjà un peu de lumière, semble-t-il...

VII - LES MALHONNÊTES GENS REDOUTENT LA LUMIERE
Et les honnêtes gens donc ! Quelqu'un pense-t-il que la lumière les rassure ? Ah ! si elle était encore à créer, je ne sais pas ce que feraient les coquins, mais je sais bien ce que ne feraient pas les honnêtes gens...

X - ON NE PEUT PAS VIVRE SANS ARGENT
In-con-tes-ta-ble-ment. Et c'est si vrai que, quand on en manque, on est forcé de prendre celui des autres. Cela peut se faire, d'ailleurs, avec beaucoup de loyauté...
Ayant déjà tellement prouvé qu'il est impossible de vivre sans manger... "Manger de l'argent !" hurlent en choeur les pères de famille. Quel trait de lumière que cette locution métonymique !...
N'importe, il ( le Bourgeois ) le possède, voilà l'essentiel. S'il ne le mange pas lui-même, d'autre le mangeront après lui, c'est sûr...

XII - LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES
De tous les Lieux communs, ordinairement si respectables et si sévères, je pense que voici le plus grave, le plus auguste. C'est l'ombilic des Lieux communs, c'est la culminante parole du siècle.
Mais il faut l'entendre... Les poètes, par exemple, ou les artistes le comprennent mal. Ceux qu'on nomme archaïquement des héros ou même des saints n'y comprennent rien.
L'affaire du salut, les affaires spirituelles, les affaires d'honneur, les affaires d'Etat, les affaires civiles même sont des affaires qui pourraient être autre chose, mais ne sont pas les Affaires qui ne peuvent être que les Affaires, sans attribution ni épithète... Être dans les Affaires, c'est être dans l'Absolu. Un homme tout à fait d'affaires est un stylite qui ne descend jamais de sa colonne.
Il serait impossible de dire précisément ce que c'est que les Affaires...
Les Affaires sont les Affaires, comme Dieu est Dieu, c'est-à-dire en dehors de tout...
Quand on a dit ces neuf syllabes, on a tout dit, on a répondu à tout et il n'y a plus de Révélation à espérer.


XIV - ON NE PEUT PAS TOUT AVOIR
Assurément, surtout lorsqu'on a déjà la loi pour soi...
Demander le reste par surcroît, ce serait vouloir avaler le monde. Or le Bourgeois est comme Dieu, "il n'en demande pas tant". Contempteur de l'Infini et de l'Absolu, il sait se borner. Qui le saurait mieux que lui ? son unique soin, son travail de toutes les heures, depuis l'enfance, n'est-il pas de planter des bornes partout ?...
Lorsque, à une demande imprévue, mon épicier me répond, avec un grand sourire, qu'on ne peut pas tout avoir, le digne homme pense peut-être avoir seulement exhalé un modeste rot. Moi j'ai cru entendre la plainte énorme de Prométhée...

XVII - QUAND ON EST DANS LE COMMERCE Être dans le commerce ! voilà ce qui répond à tout, voilà ce qui englobe tous les privilèges, toutes les faveurs disponibles, toutes les dispenses imaginables, toutes les amnisties. Ce qui n'est permis à personne et dans aucun cas devient licite, et même professionnel, quand on est dans le commerce...
Combien de fois n'ai-je pas reçu le conseil de "faire du commerce", c'està-dire d'écrire comme un cochon pour devenir riche - hélas !

XVIII - ON NE SE REFAIT PAS
C'est un mot de phénix découragé...
Le Bourgeois pense-t-il vraiment qu'on ne se refait pas, qu'on refait seulement les autres, ou faut-il croire à une ironie ? L'ironie est peu probable. Elle ne convient pas à la gravité de ce bonze...

XIX - LA MEDECINE EST UN SACERDOCE
Ah ! les sacerdoces ! qui essaiera de les dénombrer ?
Le sacerdoce de l'agriculture, de la magistrature, de la pharmacie, de l'épicerie, de la bureaucratie, de la politique, de l'enseignement; le sacerdoce de l'épée, le sacerdoce du journalisme, etc., enfin le sacerdoce antique de la Prostitution...
Il n'y a plus guère que le sacerdoce religieux qui ne soit plus un sacerdoce, ayant été formellement et si judicieusement rayé de la liste par le Bourgeois qui s'y connaît puisque c'est lui-même qui a institué tous les sacerdoces contemporains...


XX - TOUTES LES OPINIONS SONT RESPECTABLES
- Pourvu qu'elles soient sincères, ajouta finement le marchand de poisson.
- Bien entendu, reprit avec bonhomie la patronne de la "Corne d'Or", qui venait d'acheter un peu de marée en putréfaction pour ses pensionnaires.
Moi, voyez-vous, je suis pour la liberté. Chacun pour soi et le bon Dieu pour tous...

XXI - JE SUIS COMME SAINT THOMAS... ... Aucun homme doué d'intelligence n'hésitera à reconnaître que saint Thomas est le patriarche des positivistes, c'est-à-dire des hommes sans foi et même, s'il faut tout dire, d'un assez grand nombre de crapules qui se faufilent, dans ce groupe lumineux, quelque précaution qu'on prenne.
Mais il y a une chose très belle qu'on ne dit pas. C'est que le disciple a dépassé le maître et que le Bourgeois est beaucoup plus grand que saint Thomas. Son admirable supériorité consiste, en effet, à ne pas croire, même "après" avoir vu et touché. Que dis-je ! à devenir incapable de voir et de toucher à force de ne pas croire.
Ici on est au seuil de l'infini.

XXII - JE M'EN LAVE LES MAINS COMME PILATE
Autre réminiscence évangélique. Nous en trouverons d'autres.
Le Bourgeois n'est pas précisément religieux; non, mais il est plein de traces accumulées, plus ou moins distinctes, comme un décrottoir fidèle ou un paillasson qui aurait beaucoup servi. Rien ne lui semble plus facile que d'être comme saint Thomas et, en même temps, de se laver les mains de ceci ou de cela, comme Pilate.
Traditionnellement et instinctivement Pilate est le héros de son choix... celui qui parle le plus à son coeur...
Les anciens Bourgeois, depuis longtemps restitués à la poussière, qui furent ses ançêtres, ont pu savoir que ce geste alléguait métaphoriquement l'innocence. Lui, très moderne et, par conséquent, plus armé contre toute espèce de notions, en a judicieusement élargi le sens. "Je m'en lave les mains", dit à propos de n'importe quoi, signifie tout simplement : "Je m'en fous"...

XXIV - ÊTRE DANS LES NUAGES
Aimer autre chose que ce qui est ignoble, puant et bête; convoiter la Beauté, la Splendeur, la Béatitude; préférer une oeuvre d'art à une saleté et le "Jugement dernier" de Michel-Ange à un inventaire de fin d'année; avoir plus besoin du rassasiement de l'âme que de la plénitude des intestins; "croire" enfin à la Poésie, à l'héroïsme, à la Sainteté, voilà ce que le Bourgeois appelle "être dans les nuages". D'où il suit que les nuages sont une espèce de patrie-omnibus pour quiconque n'est pas situé exactement au plus bas de tous les degrés de l'échelle...
Combien l'Ascension doit paraître fâcheuse au Bourgeois et combien Jésus montant au ciel doit le révolter ! Un Dieu dans les nuages ! Cependant qui pourrait être meilleur chrétien que le Bourgeois ? On le trouve à la tête de toutes les oeuvres dans nos paroisses, et il s'arrange même de la Transfiguration, tant il est malin !


XXV - ÊTRE COMME IL FAUT
Règle sans exception. Les hommes dont il ne faut pas ne peuvent jamais être comme il faut. Par conséquent, exclusion, élimination immédiate et sans passe-droit de tous les gens supérieurs. Un homme comme il faut doit être, avant tout, un homme comme tout le monde. Plus on est semblable à tout le monde, plus on est comme il faut. C'est le sacre de la multitude. Être habillé comme il faut, parler comme il faut, manger comme il faut, marcher comme il faut, vivre comme il faut, j'ai entendu cela toute ma vie..

XXVI - ÊTRE PRATIQUE ... Autre règle sans exception. Un saint n'est jamais un homme pratique.

XXVII - ÊTRE A CHEVAL SUR LES PRINCIPES
Genre d'équitation exclusivement à l'usage du Bourgeois. C'est le plus sûr qu'on connaisse. Il est même inouï que le cavalier ait été désarçonné.
Mais aussi, quels principes admirablement dressés ! Monture d'autant plus aimable qu'elle ne coûte rien et qu'elle vient d'elle-même trouver le cosaque !...

XXVIII - ÊTRE POETE A SES HEURES
Je vous mets au défi de trouver un Bourgeois qui ne soit pas poète à ses heures. Ils le sont tous, sans exception...
Le Bourgeois n'est pas un imbécile, ni un voyou, et on sait que les vrais poètes, ceux qui ne sont que cela et qui le sont à toutes les heures, doivent être qualifiés ainsi. Lui est poète en la manière qui convient à un homme sérieux, c'est-à-dire quand il lui plaît, comme il lui plaît, et sans y tenir le moins du monde. Il n'a même pas besoin d'y toucher...
Mais il y a des heures pour ça, des heures qui sont siennes, celle de sa digestion, entre autres. Quand sonne l'heure des affaires, qui est l'heure grave, les couillonnades sont immédiatement congédiées...

XXXI - IL NE FAUT PAS ÊTRE PLUS CATHOLIQUE QUE LE PAPE A première vue, on pourrait croire qu'il est heureux pour le Pape qu'il y ait des gens plus catholiques que lui, des avertisseurs qui lui disent : Arrêtez-vous, quand il va trop loin, c'est-à-dire toujours, n'est-ce pas ?
Car le Pape est le seul homme qui se trompe infailliblement, et c'est même comme cela qu'il faut entendre la doctrine de l'Infaillibilité pontificale.
Du moins, c'est ainsi que l'entend le Bourgeois.
Pourquoi, alors, dit-il qu'il ne faut pas être plus catholique que le Pape ?
Sans doute parce que le Pape l'est encore trop...


XXXII - TOUS LES GOÛTS SONT DANS LA NATURE
Dans la nature du Bourgeois, cela va sans dire. Essayez de vous représenter une telle universalité de goûts chez un poète ! Et remarquez, je vous prie, qu'il n'est pas question de goûts très variés, de goûts très multiples, mais de "tous" les goûts, depuis le goût de l'ambroisie jusquà celui de la merde, inclusivement...

XXXIII - TOUTES LES VERITES NE SONT PAS BONNES A DIRE Il y en a d'autres, en plus grand nombre, qui ne sont pas meilleures à entendre. Donc, il faut faire un choix des unes et des autres, ce qui suppose le discernement des anges, et de quels anges !
Une vérité qui exposerait son divulgateur ou son témoin à quelque disgrâce, évidemment, ne serait pas bonne à dire. La peau avant tout, chacun son métier, le Bourgeois n'est pas un martyr...

XXXIV - CHERCHER MIDI A QUATORZE HEURES ... Je l'ai déjà dit... Préférer ce qui est noble à ce qui est ignoble et ce qui est beau à ce qui est hideux; chercher à comprendre, tenter la conquête de n'importe quoi, en sautant par-dessus bornes et clôtures; vouloir vivre enfin; voilà ce qui tombe sous l'anathème.

XXXV - IL Y A DES BORNES QU'IL NE FAUT PAS FRANCHIR Ceci est plus net. On est informé qu'à une certaine distance, pas énorme, il y a une frontière qui ne pardonne pas. Malheureusement il faut de bons yeux pour la discerner, car elle est peu apparente. Puis, elle a cet inconvénient d'être instable...

XXXVII - IL FAUT HURLER AVEC LES LOUPS
Précieuse maxime qui a dû être léguée par un vieux chien. Hurler, ai-je besoin de le dire ? est une litote, un euphémisme. Il s'agit de faire ce que font les loups, c'est-à-dire de manger les moutons, en commençant, bien entendu, par ceux qu'on a le devoir de garder...

XXXVIII - IL N'Y A QUE LA VERITE QUI OFFENSE
Non seulement il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à entendre, mais le profond Bourgeois nous affirme qu'il n'y a que la vérité qui l'offense.
Le mensonge ne l'offense pas, ne l'offensera jamais. C'est une espèce d'oncle dont il espère toujours hériter et pour lequel il n'a pas assez de caresses.
Quand le mensonge s'incarnera, ce qui doit arriver un jour, il n'aura qu'à dire : "Quittez tout et suivez-moi", pour traîner aussitôt derrière lui, non pas une douzaine de pauvres, mais des millions de bourgeois et de bourgeoises qui le suivront partout où il lui plaira d'aller.
Jusqu'à présent la Vérité seule s'est incarnée, et vous savez comment elle a été accueillie. Ah ! on ne s'y est pas trompé une minute... il n'y a que la VERITE qui offense !...


XXXIX - C'EST L'AMBITION QUI PERD LES GRANDS HOMMES Savoir ce que le Bourgeois entend par un grand homme n'est pas la chose la plus facile. Tout le monde penserait que le plus grand homme, à ses yeux, est celui qui a le plus d'argent. Eh bien ! ce n'est qu'une opinion plausible...
Au-dessus de l'homme qui a beaucoup d'argent, il y a celui qui fait peur, ayant le pouvoir de prendre l'argent des autres et de leur donner, en échange, des coups de pied dans le cul. Celui-là est incontestablement un grand homme...

XL - ON N'EST PAS SUR LA TERRE POUR S'AMUSER
Pardon, voudriez-vous me dire pourquoi on y est, si ce n'est pas pour s'amuser. Serait-ce pour souffrir ? Oui et non, mais il faut s'entendre.
La parole du Bourgeois est à deux tranchants...
La souffrance est pour les autres et lui seul est sur la terre pour s'amuser. Aussitôt qu'on oublie cette loi tout devient obscur...

XLI - JE NE SUIS PAS UN SAINT
Le Bourgeois n'oserait pas dire : "Je ne suis pas un homme de génie." Comment ose-t-il dire : "Je ne suis pas un saint" ? Les deux choses doivent lui être également odieuses, puisqu'elles sont d'ordre absolu...
Le moyen, par exemple, de concilier le désir si évident, si bourgeois et si raisonnable de n'être pas un saint, avec l'exigence habituelle de la sainteté chez les autres, particulièrement chez les inférieurs, car tel est le cas de ce Lieu commun, très analogue au précédent. La sainteté est pour les "autres", comme la souffrance.
Mais tout s'arrange. Le Bourgeois ne voulant pas et ne devant pas être un saint, il devient nécessaire que d'autres le soient à sa place pour qu'il ait la paix... C'est la religion à l'usage des domestiques préconisée par Voltaire, laquelle consiste à mettre son paquet sur le dos des autres...

XLII - JE NE ME FAIS PAS MEILLEUR QUE JE NE SUIS ... Laissons tout cela, en général, lorsque le Bourgeois déclare qu'il ne se fait pas meilleur qu'il n'est, on peut être sûr qu'il ne pourrait pas se rendre "pire", quand même il le voudrait, et qu'il mijote, séance tenante, quelque rosserie...


XLV - L'ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR
Lieu commun de premier ordre et qui nécessite le confident de la tragédie antique. Il faut quelqu'un pour ajouter immédiatement : "Mais il y contribue." Alors, c'est tout à fait beau...
Oui, c'est vrai, songe profondément le Bourgeois, l'argent ne fait pas le bonheur, surtout lorsqu'il est absent. Il le fait presque, sans doute, mais pas complètement. Quelque chose manque, tout le monde est forcé d'en convenir, et c'est l'occasion d'une tristesse infinie que d'être témoin de cette impuissance de l'argent qui devrait assurer la félicité de ceux qui l'adorent, puisqu'il est véritablement un Dieu.

XLVI - RENTRER DANS SON ARGENT ... "Rentrer dans son argent est au-dessus de mes moyens".Il faudrait imaginer follement comme un fleuve ou un océan d'argent où on pourrait prendre des bains à telle époque de l'année. On dirait la saison d'argent, comme on dit la saison de Trouville ou d'Evian. En ce cas, on pourrait tout aussi bien rentrer dans l'argent des autres que dans le sien.
Or il paraît que cela ne se fait pas et ne se dit pas. Pourquoi ?

XLVII - IL FAUT QUE TOUT LE MONDE VIVE ... Cela consiste à s'acquitter de toutes les fonctions digestives... mais, par dessus-tout, à gagner beaucoup d'argent, - ce qui délimite essentiellement la nature humaine, en la séparant de celle des brutes...
Cependant, "tout le monde", c'est beaucoup. Ne suffit-il pas que le Bourgeois vive, le Bourgeois tout seul ?...

XLVIII - TOUS LES CHEMINS MENENT A ROME
Argument invincible en faveur de la rotondité de notre planète. S'il y avait un chemin qui ne menât pas à Rome, je crois bien qu'il aurait la préférence, car enfin, Rome, c'est le Pape, n'est-ce pas ? Seulement, il n'y en a point.
Tous les chemins imaginables sont aiguillés sur Rome. Impossible d'échapper à ce terminus.
Par bonheur, on n'est pas forcé d'aller jusqu'au bout. Il y a la ressource de s'arrêter à un embranchement et d'enfiler un autre chemin qui ménera, lui aussi, à Rome, infailliblement, mais en passant par les îles de la Société ou le cap Nord, ce qui éloignera le danger. On pourra même voyager ainsi toute la vie et quadriller circulairement la planète autour du Pape immobile, sans inconvénient.


XLIX - PARIS N'A PAS ETE BÂTI EN UN JOUR ... On pourrait croire que rien ne lui est plus indifférent ( au Bourgeois ). Eh bien ! non. Si Paris avait été bâti en un seul jour, cet homme serait au désespoir. Il verrait là un attentat presque indicible au Terre à terre, au Petit à petit, à la Platitude !!! une espèce de miracle, enfin !

L - LA PLUIE ET LE BEAU TEMPS ... La pluie et le beau temps sont la ressource naturelle et qui jamais ne s'épuisent. " Notre conversation (1) est dans les cieux", a dit saint Paul.
Parole étonnament prophétique, vérifiable, trente millions de fois par jour, après dix-neuf siècles, non seulement chez l'épicier, mais chez tout bourgeois.
Il y en a qui parviennent à un très grand âge et qui meurent environnés de respect, au sein du gâtisme le plus avancé, sans avoir jamais parlé d'autre chose que de ce qui se passe dans le ciel...
1 : Le mot "conversatio" est traduit généralement par "vie".

LI - LA CREME DES HONNÊTES GENS ... Mais leurs consciences étaient si pures... "Ils ne devaient rien à personne", "Ils n'avaient jamais fait de tort à personne" et, par conséquent "n'avaient rien à se reprocher". On disait d'eux : "la crème des honnêtes gens", pas moins, ce qui épuise tout simplement la louange humaine ... Ils sont bien avec leur curé qui les propose en exemple, et ils ne doivent rien à personne, pas même aux Trois Personnes qui sont en Dieu !

LII - L'HONNEUR DES FAMILLES
Autrefois, lorsque l'abolition du sens des mots n'avait pas encore été promulguée, l'honneur d'une famille consistait à donner des Saints ou des Héros, tout au moins d'utiles serviteurs de la chose publique. Cela, qu'on fût riche ou pauvre, qu'on eût des ançêtres illustres ou qu'on n'en eût pas.
Dans ce dernier cas, on montait simplement et naturellement dans l'aristocratie, par la seule nature des choses.
Aujourd'hui, l'honneur des familles consiste uniquement, exclusivement, à échapper aux gendarmes....
Les Martyrs ont beau avoir leurs ossements sur les autels depuis des siècles, l'Eglise a beau carillonner leurs fêtes et les inonder de gloire, le Bourgeois, plein de défiance, voit en eux des maladroits qui se sont laissés pincer et qui ont un casier judiciaire. Une nièce de saint Laurent ne trouverait pas à se marier et un arrière-petit-cousin du Bon Larron n'obtiendrait jamais une place de douze cent francs dans une administration...


LVI - IL N'Y A PAS DE PLAISIR SANS PEINE
Sans peine pour les autres, bien entendu. Il serait un peu fort que le Bourgeois fût obligé d'acheter d'un déplaisir personnel un plaisir quelconque...
Quand il dit qu'il n'y a pas de plaisir sans peine cela ressemble à l'ironie bête et légèrement affolée du mauvais soldat qui sent très bien que ses camarades ne se feront pas tuer éternellement pour lui.

LVII - ON NE FAIT PAS D'OMELETTES SANS CASSER DES OEUFS ... Quand un bourgeois parle de casser des oeufs pour faire une omelette, soyez sûr qu'il y a quelqu'un ou quelques-uns qui écopent terriblement et qu'il a toujours un Hanotaux pour applaudir.

LIX - JE POURRAIS ÊTRE VOTRE PERE ... C'est moi qui suis le Bon Dieu, moi qui vous parle, et vous ne vous en doutez pas !

LX - ON NE MEURT QU'UNE FOIS
Autant dire qu'on ne vit qu'une fois et c'est déjà trop quand on est un imbécile ou un malfaisant, ce qui ne peut jamais être - faut-il sans cesse le redire ? - le cas du Bourgeois...

LXI - IL EST BIENHEUREUX, IL NE SOUFFRE PLUS ... Et voilà tout, le procès est fini. Pas d'enquête sur les vertus du défunt, non plus que sur ses miracles. Nul besoin d'offrandes, ni de cadeaux coûteux, ni de bulles papales. Le premier voisin remplace très avantageusement promoteur, juges, cardinaux et Souverain Pontife.
Quand il a prononcé la formule, il est clair que tout va bien et que le décédé n'a plus rien à craindre...

LXII - IL NE S'EST PAS SENTI MOURIR ... De quoi s'agit-il en somme, dans tout ce que fait ou veut le Bourgeois, sinon de démentir la Parole de Dieu ou de son Eglise ? "De la mort subite et imprévue, délivre-nous, Seigneur", dit celle-ci, dans ses grandes Litanies. Par conséquent le contraire est désirable et doit toujours être espéré, sinon demandé...


LXIII - ON DIRAIT QU'IL DORT
Il est sans exemple qu'un pauvre corps exposé, que ce soit celui d'un Bourgeois ou d'un héros, ait échappé à ce Lieu commun. Ce n'est pas assez de mourir, il faut encore passer par là. Combien de fois, et avec quelles crispations l'ai-je entendu !...

LXV - ON DOIT LE RESPECT AUX MORTS
Il est inutile de respecter les vivants, à moins qu'ils ne soient les plus forts. Dans ce cas, l'expérience conseille plutôt de lécher leurs bottes, fussent-elles merdeuses. Mais les morts doivent toujours être respectés...

LXVI - LES MORTS NE PEUVENT PAS SE DEFENDRE ... Les morts se défendent si bien qu'il n'y a plus moyen de vivre. Sous prétexte d'encaisser le respect auquel ils prétendent avoir droit, ils remplissent les villes et jusqu'aux villages de leurs effigies...

LXVIII - JE N'AI BESOIN DE PERSONNE
Donc, je suis Dieu. Il est remarquable que telle est la conclusion " nécessaire" de presque toute parole bourgeoise.
Les Lieux communs entrent ainsi les uns dans les autres... C'est amusant pour le spectateur, mais fastidieux à la longue...

LXIX - LES GRANDES DOULEURS SONT MUETTES
Ce qui veut dire que le silence de M. Ignibus, chapelier célèbre qui vient d'enterrer sa femme dans un cimetière de banlieue, après l'avoir empoisonnée avec de la raclure de sombrero, exprime une bien plus grande douleur que les "Lamentations" de Jérémie...

LXXV - IL EST AVEC LE CIEL DES ACCOMMODEMENTS
Peut-être avec le ciel, mais pas avec le Bourgeois, quand il s'agit de Molière. Il ne permet pas qu'on y touche. Tout ce que vous voudrez, mais pas ça.
Profanez les sanctuaires, les Saintes Reliques, le redoutable Sacrement de l'autel. Soit, mais ne portez pas la main sur Molière.
Cette loi est d'autant plus remarquable que le Bourgeois ne connaît absolument pas Molière. Il sait à peu près que cet homme célèbre a beaucoup parlé des cocus, ce qui le flatte, et qu'il est l'auteur d'une comédie intitulée "Tartufe", où l'infamie de la dévotion est divulguée...


LXXXII - TUER LE TEMPS
Dans la rhétorique du Bourgeois, tuer le temps, ai-je besoin de le dire ? signifie tout simplement s'amuser.
Quand le Bourgeois s'embête, le temps "vit" ou ressuscite...

LXXXIV - ASSURER L'AVENIR DE SES ENFANTS
Depuis si longtemps que les pères s'occupent de l'avenir de leurs enfants, n'est-il pas étrange que les enfants ne pensent pas à l'avenir de leurs pères ?

LXXXV - FAIRE HONNEUR A SES AFFAIRES ... Je sais aussi bien que vous que cela veut dire payer une lettre de change... Je n'ignore pas non plus qu'un tenancier de lupanar, un empoisonneur de pauvres, un usurier à cent cinquante ou deux cents pour cent font honneur à leurs affaires quand ils règlent exactement leurs échéances.
Eh bien ! que vous dirai-je ? cette façon en relief d'exprimer une platitude me bouleverse.

LXXXVII - BRÛLER LA CHANDELLE PAR LES DEUX BOUTS ... M. Besoin est un de ces penseurs dont la "liberté" étonne même les animaux domestiques. Son trait le plus original est d'avoir lâché Dieu, comme tout le monde, à l'époque illuminative de sa puberté. A partir de là, peu de choses lui furent cachées. Ayant vécu loin du monde sacerdotal, il connaît les prêtres, cela va sans dire... M. Besoin ressuce goulûment le dixhuitième siècle... Il parle volontiers de l'Inquisition, de la SaintBarthélémy...

LXXXVIII - VENDRE LA PEAU DE L'OURS
Oui, je sais, il ne faut pas la vendre. C'est un conseil. Vendez n'importe quelle peau, si vous trouvez acheteur, s'entend; mais ne vendez pas celle de l'ours, ni surtout celle de la Grande Ourse. Il paraît que cette opération commerciale est dangereuse. C'est, d'ailleurs, la seule fois que le Bourgeois conseille de ne pas vendre. Exception remarquable.
Cependant... si cette peau n'est pas à vendre, j'imagine qu'elle est encore moins à donner, l'action de donner étant ce qu'il y a de plus contraire au génie bourgeois...


LXXXIX - PERDRE SES ILLUSIONS
C'est le premier article du programme. Il devrait être l'unique, tellement il enveloppe les autres. Un Bourgeois qui n'aurait pas perdu ses illusions ressemblerait à un hippopotame qui aurait des ailes...

XC - SOUFFRIR LE MARTYRE
Il souffre le martyr, il souffre comme un martyr. Toutes les fois qu'un Bourgeois expie, avant de crever, les saletés de son existence, il est martyr, ça ne rate pas. On déshonore ainsi un mot et une idée admirables, c'est toujours çà...

XCI - S'ENSEVELIR DANS LE CLOÎTRE ... Généralement, on "s'ensevelit dans le cloître", après "avoir bu le calice jusqu'à la lie", "porté une lourde croix", "gravi son calvaire". J'ai connu des hommes reluisants qui étaient assez régulièrement "crucifiés".
Mais l'ensevelissement dans le cloître est le dernier coup. On s'y détermine spécialement quand on a des crimes à expier...

XCII - CHERCHER LA PETITE BÊTE ... Le négociant qui cherche une erreur de comptes au préjudice d'un de ses clients est un homme qui cherche la petite bête, un homme perdu...

XCIV - RESPECTER LES CONVENANCES ... Le voulût-il, un riche ne blessera jamais les Convenances. Cela lui est aussi impossible que d'entrer dans le Royaume des Cieux.

XCV - ÊTRE DE BONNE FOI
- Je suis de bonne foi. J'ai tué mon père de bonne foi. J'ai cru lui rendre service. Je le crois encore. Il s'ennuyait de vivre, depuis longtemps, et tous les voisins pourront vous dire que c'était un vieillard très difficile ...

XCVI - N'ÊTRE PAS LE PREMIER VENU
Ce n'est pas le premier venu. Lorsqu'un père de famille, c'est-à-dire le chef d'une importante maison de commerce, a dit cela d'un monsieur Trouillot, par exemple, on est fixé. C'est Trouillot qui aura la fille... ( Il ne faut pas ) être le dernier non plus. L'Evangile dit que les premiers seront les derniers, et le Bourgeois s'en souvient.
Ce qu'il déteste par dessus-tout, c'est qu'on soit le premier ou le dernier n'importe où, n'importe comment et n'importe quand. Il faut être dans le tas, résolument et pour toujours.


XCVIII - FAIRE UN BON MARIAGE ... L'arithmétique est le plus sûr préliminaire, le seul prélude, la guitare unique pour des gens sérieux qui ont décidé de coucher ensemble...

XCIX - FAIRE UNE FIN
C'est-à-dire faire un mariage, bon ou mauvais.
L'acception philosophique du mariage envisagé comme la fin du Bourgeois n'est pas recevable... La fin du Bourgeois, c'est lui-même, et bien plus qu'il ne pense, "infiniment" plus sans doute que Dieu n'est la fin de la plupart des chrétiens. Jamais idole mexicaine ou papouase ne fut adorée comme le Bourgeois s'adore et n'exigea des sacrifices humains aussi effroyables...

CI - MONTER UNE AFFAIRE
Autant dire monter un coup ou monter le cou. La plus belle affaire du monde serait le lotissement ou la vente au doigt mouillé du Paradis terrestre.
Il y aurait de l'argent à gagner, si l'état embryonnaire de nos connaissances géographiques...
Essayez de vous mettre en face de cette horreur : l'exploitation et le dépeçage du Paradis terrestre; l'irruption du notaire, du métreur, de l'entrepreneur et des tramways électriques sous ces ombrages de six mille ans qui ont vu l'Innocence humaine !...

CII - ENCOURAGER LES BEAUX-ARTS
Quand le Bourgeois, retiré des affaires, a marié sa dernière fille, il encourage les Beaux-arts...

CIII - DE LA DISCUSSION JAILLIT LA LUMIERE
Chez le peuple il jaillit surtout des claques et la lumière, en ce cas, ne pourrait être qu'une allusion, un peu lourde, aux trente-six chandelles mentionnées plus haut. Chez le Bourgeois, ça se passe autrement. Pénétrez dans un café d'habitués...

CIV - QUI N'ENTEND QU'UNE CLOCHE N'ENTEND QU'UN SON Il semble puéril de conclure que le même individu qui entendrait une dizaine de cloches, par exemple, entendrait une dizaine de sons différents et antipathiques les uns aux autres. Pourtant c'est exactement ce que le Bourgeois veut dire.
Au fond il lui faut des cloches contradictoires, des cloches qui hurlent de sonner ensemble, des cloches sourdes qui ne s'entendent pas elles-mêmes...
Une cloche unique, un son unique, auraient trop l'air de venir du ciel, et c'est pour cela qu'ils font peur.


CV - LE SOLEIL LUIT POUR TOUT LE MONDE ... Quand vous l'entendez ( cette expression ) soyez-sûr que vous êtes dans le voisinage d'un citoyen honorable qui songe à vous chambarder pour s'installer à votre place. Equivalent de la célèbre formule d'expropriation : Ote-toi de là que je m'y mette.
Seulement on ne sait pas ce que le soleil vient faire ici.

CVII - QUI VEUT TROP PROUVER NE PROUVE RIEN ... J'avais cru jusqu'ici qu'on prouvait ou qu'on ne prouvait pas.
J'apprends tout à coup qu'on peut prouver "trop". Voilà qui renverse toutes mes idées.
On peut manger trop, boire trop, cela se comprend. On peut être trop bête ou trop cochon, cela s'est vu. Il paraît même qu'on peut être trop honnête, ce qui est rarement le cas du Bourgeois, homme d'équilibre et de juste tempérament. Mais prouver trop, et par là même ne prouver rien, c'est un prodige qui me dépasse...

CVIII - IL N'EST JAMAIS TROP TARD POUR BIEN FAIRE Hostilité de l'adverbe "trop". Nous voilà encore embêtés. Se pourrait-il vraiment qu'il ne fût jamais trop tard ? Devons-nous croire qu'il y a une heure où il est assez tard, sans être trop tard, et une autre heure où il est "trop tôt" et qui serait la bonne pour mal faire ? Cette dernière heure, si importante, où commence-t-elle, et où finit-elle ?
Dois-je m'arracher des bras du vice, à 5 heures et demie du matin, pour me précipiter, à 6 heures moins un quart, dans ceux de la vertu ?
Est-ce assez tôt, ou un peu tard...

CX - LES PETITS RUISSEAUX FONT LES GRANDES RIVIERES Ainsi parle mon épicier empochant les sous des misérables. Ainsi parle tel financier raflant l'épargne des humbles gens. Ainsi parle Chamberlain en voyant couler le sang des petits enfants des Boers. Et tous trois disent exactement la même chose.

CXI - ON NE PEUT PAS ÊTRE ET AVOIR ETE
Vous vous trompez, cher employé des Pompes funèbres, et la preuve, c'est qu'on peut avoir été un imbécile et l'être encore...


CXII - SI JEUNESSE SAVAIT, SI VIEILLESSE POUVAIT
Qu'arriverait-il ? Le prudent Bourgeois se garde bien de le dire. Qu'on le sache donc une bonne fois. Si jeunesse savait, elle accomplirait des cochonneries dont la vieillesse elle-même n'a aucune idée, et si vieillesse pouvait - la vieillesse du Bourgeois, bien entendu - encore une fois, qu'arriverait-il ? Je vous le donne en cent. "Elle pratiquerait la vertu !" et la face du monde serait changée. Tel est le secret redoutable que j'ai longtemps hésité à divulguer.

CXIII - SI ON SAVAIT TOUT ... Ah ! croyez-moi, le plus sûr, c'est de ne rien savoir et surtout de ne rien tirer du néant, à commencer par soi-même. Au surplus, n'est-ce pas la tradition ? A quelle époque, voulez-vous me le dire ? les ançêtres de nos bourgeois ont-ils cru profitable de créer la lune et les étoiles ?
Il y a tant de choses qu'il est avantageux d'ignorer et tant d'autres qu'il est utile de ne pas faire ! Le but de la vie n'est-il pas uniquement de gagner beaucoup de galette et d'acquérir, par ce moyen, la Mort éternelle ?

CXIV - ON NE SAURAIT PENSER A TOUT
Soyons raisonnables, n'est-ce pas ? Je suis forcé de penser à mes affaires, d'abord; ensuite aux affaires des autres, pour les fourrer dedans, s'il est possible; enfin à mes plaisirs. Où diable voulez-vous que je prenne le temps de penser à autre chose ?...
Si vous y étiez ( dans le commerce ) vous sauriez que, loin de pouvoir penser à tout, on a bien assez, et même trop, quelquefois, de penser à son livre de caisse... Je demande un bon Dieu qui soit dans les affaires, alors on pourrait s'entendre. Il n'aurait pas le temps, lui non plus, de penser à tout. "Il ouvrirait le dimanche", pour sûr, et il nous ficherait la paix, je vous en réponds...

CXV - ON NE PEUT PAS FAIRE DEUX CHOSES A LA FOIS
Le Bourgeois ne serait plus lui, s'il marchait avec l'esprit du Seigneur.
Il accorde qu'on ne peut pas faire deux choses contradictoires, sans doute, mais dans le seul cas où on entreprendrait de les faire simultanément. De toute autre manière, ça va très bien.
Honorer son père, par exemple, et lui lancer au visage un paquet d'ordures sont pout lui deux actes conciliables si on est attentif à ne pas les accomplir dans le même quart d'heure.
Tout est là, ne pas faire deux choses "à la fois"...


CXXII - LE BON DIEU
Enfin, et pour tout dire, le bon Dieu, si difficilement et si rarement avalé par le Bourgeois est tout de même encore assez demandé par la clientèle et cela vaut qu'on sacrifie bien des répugnances. Entrez n'importe où, vous n'entendrez parler que de lui : "Le bon Dieu vous viendra en aide... le bon Dieu s'occupe de vous... le bon Dieu pour tous... le bon Dieu sans confession...la bête à bon Dieu... il n'y a pas de bon Dieu, etc." Il est vrai qu'on s'en tire à bon marché. Le bon Dieu est tellement dans la misère qu'il se contente volontiers d'une croûte de pain et d'un verre d'eau et qu'il se résigne aux plus bas emplois, sans même obtenir le repos du septième jour...

CXXV - LA RAISON "La raison, a dit Malebranche, est la sagesse de Dieu même", définition qui ne paraît pas convenir à ce que les commerçants nomment la "raison sociale".
On a dit tout ce qu'on a voulu de la Raison, mais l'opinion la plus achalandée, c'est qu'elle est "opposée à la foi". Ce qui le prouve c'est l'horreur universelle des gens raisonnables pour le nombre "treize"...

CXXVI - LE HASARD
Un heureux hasard, un hasard providentiel, le hasard a voulu, le hasard a permis, il faut laisser quelque chose au hasard, etc. Donc le hasard est Dieu, tout le prouve, et - qu'on y fasse bien attention - il est le seul et dernier Dieu qui obtienne encore, aujourd'hui, l'adoration des imbéciles...
Le hasard n'a pas de commandements. Il peut tout, il veut tout et il fait tout, mais il ne s'oppose à rien, ne "défend" rien. Essayez de dire : le hasard n'a pas voulu, le hasard n'a pas permis, le hasard est offensé, le hasard punit, vous n'y parviendrez jamais. Avec lui pas de transgression possible, pas de péché...

CXXVII - LA NUIT DU MOYEN ÂGE
Autrefois, il y a cinquante ans à peine, la nuit ou, si on veut, les ténèbres du Moyen Âge étaient rigoureusement exigées dans les examens. Un jeune bourgeois qui aurait douté de l'opacité de ces ténèbres n'aurait pas trouvé à se marier...
Comment refuser les ténèbres à une époque où tout le monde croyait en Dieu ?


CXXVIII - L'INQUISITION
Les auto-da-fé, les bûchers, les brodequins... L'instrument de torture est un article courant et de première nécessité... L'histoire de l'Eglise est une longue friture. Le Bourgeois, quel que soit son métier, peut douter d'une addition, mais il sait qu'il y a eu un ou plusieurs ordres religieux institués à l'unique fin de brûler à petit feu les penseurs ou de les écorcher de la tête aux pieds...
Ah ! ces "penseurs", mon enfance en a-t-elle été assez farcie, comblée, obstruée, saturée, soûlée ! C'était au point que tout prêtre m'apparaissait au milieu des flammes et des échafauds, environné de pensantes victimes.
Ce qu'il y avait de plus atroce, c'est que plus on était vertueux et plus on pensait, moins on échappait à ces tigres. Que de larmes ! que de cris ! ...

CXXX - IL Y A DU BON DANS TOUTES LES RELIGIONS ... Quelque temps auparavant, le grand rabbin Zadoch Kahn m'avait, à propos d'un de mes livres, servi ce Lieu commun admirable qui paraît être le commencement de l'Evangile selon saint Jean pour les imbéciles et les malfaiteurs.

CXXXI - AVOIR L'ESPRIT FAUX, EXAGERER
Qu'est-ce qu'un esprit faux ? C'est un esprit qui exagère. Qu'est-ce qu'un esprit qui exagère ? C'est un esprit qui dit : "Oui" ou "non" ( Mt 5, 37 ).

CXXXII - IL NE FAUT PAS VOIR LES CHOSES TROP EN NOIR Un peu, passablement, beaucoup même, si vous voulez, mais pas trop. Enfin la juste mesure, vous m'entendez bien. Une sagesse aimable conseillerait plutôt de les voir en rose ou blanc...

CXXXIII - A QUELQUE CHOSE MALHEUR EST BON
Le malheur des autres, cela va sans dire. Il n'y a même que cela de bon.
Il est assez difficile de se figurer une chose heureuse arrivant à un voisin de campagne, par exemple, et dont on puisse tirer parti. La preuve, c'est que le bonheur des uns ne fait pas le bonheur des autres, comme le dit fort exactement un autre Lieu commun presque identique...


CXXXV - LA SANTE AVANT TOUT
EH quoi ! même avant l'argent ? - Oui, mon enfant, avant tout, absolument.
Ménage ta viande, c'est ce que tu as de plus précieux et ça ne se remplace pas. Fais-la durer le plus possible, en jouissant de ton mieux...
Les curés ont beau parler de la vie éternelle, crois-en ma vieille expérience, il vaut mieux tenir que courir et il est plus agréable de payer la cuisinière que le pharmacien. Pour ce qui est de l'argent, il n'est pas perdu parce qu'on se soigne...

CXXXVI - DIEU NE FAIT PLUS DE MIRACLES
C'est une manière conciliante, bénigne, quasi pieuse de dire qu'il n'en a jamais fait....

CXXXVII - JE NE SUIS PAS PLUS BÊTE QU'UN AUTRE
Donc je possède une intelligence au moins égale à celle de n'importe qui...
L'universelle supériorité de l'homme qui n'est pas plus bête qu'un autre est ce que je connais de plus écrasant.

CXLIII - AVOIR DE LA CHANCE
On dit communément qu'un citoyen français a de la chance quand il a un père qui est né avant lui. On suppose, ai-je besoin de le faire observer ? que ce père a de l'argent. Autrement, ce serait la guigne...
Il est, d'ailleurs, indifférent que le mot "chance" soit inintelligible, absolument et à jamais. C'est assez qu'il ajourne ou qu'il écarte la notion de Justice. On ne lui demande pas autre chose.

CXLVI - LES ABSENTS ONT TOUJOURS TORT
Cela signifie, personne, je pense, ne l'ignore, que les absents doivent être invariablement carottés, filoutés, flibustés, refaits, dévalisés, cambriolés, volés, grugés, pillés, dépouillés, trompés, vendus, trahis et calomniés de toutes les manières imaginables. Là-dessus tout le monde est d'accord.
On peut même dire que c'est une des dispositions essentielles de la Loi bourgeoise...
Si vous êtes curieux de savoir à qui vont tous les outrages, toutes les iniquités, toutes les horreurs du Crucifiement, demandez-vous "Qui" est le plus absent de ce monde abominable.


CXLIX - JE NE VEUX PAS MOURIR COMME UN CHIEN
Il est permis de se demander, et même de demander aux autres, pourquoi un homme qui a vécu comme un cochon a le désir de ne pas mourir comme un chien...

CLI - C'EST EN AMI QUE JE VOUS PARLE
Quan un employé du Domaine ou de l'Enregistrement a décidé de ne rien faire, c'est comme cela qu'il parle à ses plus intimes, s'ils sont en danger.
L'homme à qui son propriétaire parle "en ami" est le plus protégé, le plus jugé et le plus exécuté des hommes.

CLII - UN LIVRE DE CHEVET
Le seul livre capable d'intéresser un marchand de nouveautés un un entrepositaire de vins en gros est le livre de caisse, énorme "in-folio" à coins de cuivre qu'on ne se représente pas sous un traversin...

CLIV - ÊTRE FILS DE SES OEUVRES
C'est le pire conseil que puisse donner ce pince-sans-rire qui se nomme le Bourgeois...
Supposez maintenant Zola mis bas par "Nana" ou n'importe quelle autre truie de ses romans...

CLV - CHERCHEZ LA FEMME
Tel est le cri de l'employé, lisant un crime dans sa feuille. Je parle, remarquez-le, de l'employé aux écritures, de l'employé intellectuel...
J'en ai connu un très fier et très marié dont la femme cherchait l'homme aussi ardemment que la belette cherche le clapier, et qui le trouvait avec une promptitude et une fréquence incroyables.

CLX - LE BON VIEUX TEMPS
Quelques-uns disent qu'un temps nommé invariablement les "siècles d'ignorance", par opposition au siècle "des lumières" qui est le nôtre ne peut pas être bon, et que plus il est vieux, moins il doit être bon... ( Quelques-uns ) dont je suis affirment audacieusement que le Lieu commun doit être mis au rancart, parce que ce qu'on est convenu d'appeler le bon vieux temps, c'est-à-dire, je suppose, le Treizième Siècle, fut, au contraire et par excellence, le "jeune temps", celui de la force, de la lumière, de l'amour et de la beauté, tandis que le vingtième est, de plus en plus, un temps de décrépitude, une hideuse et haïssable image de la plus gâteuse vieillesse.
Mais allez dire à un avoué de première instance de recommencer la Quatrième Croisade !


CLXII - L'APPETIT VIENT EN MANGEANT
Bonne réponse à un homme qui meurt de faim :
- Malheureux, vous ne savez pas ce que vous demandez. Si vous mangiez, vous voudriez manger encore et vous seriez, de plus en plus, à la charge des honnêtes gens qui se ruineraient sans parvenir à vous rassasier...

CLXIII - ON NE PRÊTE QU'AUX RICHES
Pourquoi ? Parce que l'eau va toujours à la rivière, vous répondra le greffier de la justice de paix...
Les riches reçoivent tout, comme les rivières, mais le mot "prêter" est une dérision, car il est sans exemple que celles-ci ou que ceux-là aient jamais rendu n'importe quoi. Chacun à sa manière, ils deviennent de vastes fleuves, en roulant le jus de latrines ou les pleurs des pauvres, indistinctement, jusquà l'Abîme.

CLXIV - IL N'Y A PAS DE SOT METIER
Pardon, il y en a un. C'est d'être tailleur et de prétendre habiller un moine. Tout le monde sait que l'habit ne fait pas le moine et que, par conséquent, il n'est pas possible d'imaginer quelque chose de plus sot que le métier qui consiste à faire un habit pour un client qui a lui-même besoin d'être "fait", n'existant pas...

CLXVIII - ENTRE DEUX MAUX, IL FAUT CHOISIR LE MOINDRE Là-dessus, pas d'incertitude. Les personnes les plus charitables reconnaissent que le mal du prochain est toujours le "moindre" et que c'est bien celui-là qu'il faut choisir. Les moralistes ont remarqué depuis longtemps qu'on a toujours assez de force pour supporter les peines d'autrui.

CLXXII - UNE FOIS N'EST PAS COUTUME
Formule d'absolution à l'usage des Bourgeois. Tout va bien si la coutume n'est pas implantée. L'essentiel c'est de ne tuer son père qu'une fois...

CLXXIII - JE N'AVAIS PAS BESOIN DE çA
Ainsi parle le Bourgeois, lorsqu'un incident imprévu l'accable ou seulement le déconcerte. C'est une manière de prendre position vis-à-vis de Dieu et d'interpeller la Providence avec supériorité. Il y a bien peu d'adolescents qui n'aient été impressionnés entre seize et dix-huit ans, quelquefois jusqu'à l'éblouissement, par l'espèce de connaissance infuse que le Bourgeois paraît avoir de ce qui lui convient et de ce qu'il lui faut.
On ne connaît pas d'animaux... qui soient servis par un instinct aussi sûr..


CLXXIV - LES ENFANTS SONT CE QU'ON LES FAIT
Consolante maxime, et quel avenir elle nous entrouvre !
C'est, sans doute, l'intention de la nature que les petits des Bourgeois soient des Bourgeois. Quelquefois, pourtant, cela rate. Alors le malheureux boutiquier endure l'opprobre d'avoir un enfant poète. Le cas, heureusement, est trop rare pour être pris en considération. La nature, généralement, est obéie. Il y aura donc toujours des Bourgeois...

CLXXV - IL FAUT SE FAIRE UN NOM
C'est moins facile et moins propre que de faire des enfants, mais il y a tant de manières ! Il y a le nom de Napoléon et il y a le nom de Félix Potin. Ces deux exemples me dispensent de mille autres. Il serait puéril d'expliquer la différence de ces deux noms...

CLXXVI - ON FAIT CE QU'ON PEUT
Quand on a fait des enfants et qu'on est arrivé à se faire un nom, on a fait ce qu'on pouvait, et je ne vois pas ce que Dieu même aurait à demander de surcroît. Les fameux commandements du Sinaï ne sont qu'un décor facultatif ...

CLXXVII - ON
Au fait, qu'est-ce que "On" pour le Bourgeois ? Cet abstrait sans cesse invoqué par lui ne serait-il pas le Dieu inconnu ? On ne connaît pas cet homme, On ne l'aime pas, On l'a assez vu, On ne l'a jamais vu. Savez-vous des formules de réprobation plus certaines, plus efficaces ? C'est On qui tient la foudre et c'est On qui donne la vie. On vous connaît bien, On sait qui vous êtes, On vous fait crédit...

CLXXIX - TOUT OU RIEN
Tout, s'il s'agit de refuser. Rien, s'il s'agit de donner. Telle est la grande loi primordiale. Dans l'application, cela se mitige suivant les circonstances, qui sont infinies.

CLXXX - CE QUE FEMME VEUT, DIEU LE VEUT
Si ta femme veut que tu sois cocu, ô employé ! Dieu le veut. Et elle le veut souvent, c'est fort probable. A toi de t'arranger en conséquence. Il me semble, cependant, que c'est mettre beaucoup sur la pauvre créature. Car enfin, si elle ne veut pas ceci ou cela, faudra-t-il aussi que Dieu ne le veuille pas et qu'ainsi elle devienne l'axe du monde ?...


CLXXXI - QUI PAYE SES DETTES S'ENRICHIT
J'avoue ma complète inexpérience. J'ai assez souvent payé mes dettes, quelquefois aussi les dettes des autres, et je ne remarque pas que ma richesse en ait été considérablement augmentée. Cela tient peut-être à cette circonstances que je payais sans joie...

CLXXXII - QUAND LE DIABLE DEVIENT VIEUX, IL SE FAIT ERMITE ... Vous comprenez, il s'agit d'embêter l'Eglise autant que possible, c'est-à-dire de déshonorer du même coup le diable, la vieillesse et les ermites. Avez-vous remarqué le contentement des Bourgeois quand ils peuvent, en ces termes, avilir une conversion religieuse ?



1993 Thesaurus - Première série