1993 Thesaurus - Nouvelle série :

Nouvelle série :

Prélude - IL FAUT SE METTRE A LA PORTEE DE TOUT LE MONDE Voilà ce qui m'est demandé. On me trouve trop extraordinaire, trop inaccessible. Je suis également incompris du notaire, de la dévote et du fabricant de suppositoires. Les rudimentaires affirmations, les incontestables axiomes et jusqu'aux lapalissades les plus vérifiées prennent avec moi comme un aspect de mystère dont le sens commun est outragé. J'ai donc décidé de me mettre à la portée de tout le monde...
Mais, dois-je entendre qu'on est à la portée de tout le monde quand on est situé de façon à recevoir de partout des gifles ou des coups de bottes ?...

IV - UN HOMME DE POIDS
La première condition pour avoir droit à ce titre honorable, c'est d'être quelqu'un et surtout d'être "quelque chose", sans qu'il soit indispensable d'être quelqu'un.
Un maire de village, un brigadier de gendarmerie, un garde champêtre sont des hommes de poids. C'est rarement le cas du curé depuis la Séparation, eût-il même des paroissiens innombrables, parce que, n'étant pas fonctionnaire, on ne peut pas dire qu'il est quelque chose, fût-il quelqu'un...
C'est assez de savoir qu'il y a des hommes de poids écrasant et qu'il est difficile de s'en débarrasser...


IX - IL N'Y A QUE LE PREMIER PAS QUI COÛTE
Ceux qui ont fait la guerre en France il y a quarante ans, ou ceux qui la font à l'heure actuelle, en Ukraine ou en Macédoine, savent que les autres pas ne coûtent pas moins que le premier et même qu'ils coûtent beaucoup plus. Les facteurs ruraux, qui ne sont pourtant pas des guerriers, le savent aussi...
On me dira peut-être que j'ai des sentiments ou des instincts déréglés, mais il me semble que chaque pas dans l'étroit sentier de la vertu doit coûter beaucoup et qu'au contraire le premier pas sur la grande route du vice, et peut-être aussi le second, ne coûtent absolument rien...

X - METTRE LA CHARRUE DEVANT LES BOEUFS
Autant dire, se marier avant d'avoir une "position" ou toute autre folie du même genre. Le Bourgeois n'imagine pas la charrue allant toute seule et les boeufs la suivant par derrière de leur pas tranquille. Ce serait un miracle et il n'en faut pas...

XI - LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMIS
Un bon compte est nécessairement celui qui profite au comptable. Autrement ce serait un mauvais compte. Et les bons amis sont ceux qu'on peut utiliser en les dépouillant ou même en les dévorant...

XIV - AVOIR UNE MAUVAISE AFFAIRE SUR LES BRAS
La pire affaire, c'est de se trouver dans la nécessité absolue d'accomplir un acte héroïque, une restitution, par exemple. Une loi, supposons, qui contraindrait les enfants à reconnaître leurs parents et à combler leur vieillese de douceur serait une affaire exécrable. Combien d'autres encore !...

XV - ÊTRE SUR DES CHARBONS
C'est une autre mauvaise affaire, mais au lieu d'être sur les bras, elle est sous les pieds ou sous le derrière, si j'ose dire. Tout le monde n'a pas la joyeuse humeur de saint Laurent sur son gril, où il n'y a de place, fort heureusement, pour aucun Bourgeois...

XVI - AVOIR DES CHARGES
On a des charges quand on a du monde à nourrir : une femme...
La richesse même n'y fait rien. Il faudrait n'avoir aucune expérience de la vie pour ignorer que plus on est riche, plus les charges sont pesantes, parce qu'on a moins de prétexte pour s'en plaindre, et il faudrait être sourd ou bien insensible pour ne pas entendre, à cet égard, les gémissements des riches et n'en avoir pas le coeur déchiré...
Quand on possède plusieurs millions et qu'on a des charges écrasantes telles que de payer une pension alimentaire de deux francs par jour à sa vieille mère, on a la ressource précieuse d'éconduire les solliciteurs en leur disant : "J'ai des charges !". Ce faisant, on réalise des économies...


XVII - FAIRE SON CHEMIN
Ceci n'a rien de commun avec l'acte pieux qui consiste à faire son chemin de croix. Il est même tout à fait indispensable de ne pas faire de chemins de croix trop fréquents lorsqu'on veut faire son chemin avec rapidité...
Il n'est pas moins important de bousculer avec énergie les infirmes ou les pauvres qu'on y peut rencontrer et, surtout, il ne faut pas se laisser distancer par qui que ce soit. Ceux qui ont fait leur chemin vous diront tous qu'il est des circonstances où on ne doit pas craindre de supprimer, de manière ou d'autre, les gens trop pressés...

XVIII - FAIRE DES CEREMONIES
C'est justement ce qu'il ne faut pas faire et le Bourgeois vous en avertit à chaque instant. "Je suis dit-il sans cérémonies. Avec moi, il ne faut pas de cérémonies..."
C'est un homme simple, tout d'une pièce... Vous savez de suite ce qu'il veut faire et ce qu'il veut dire. Ainsi, quand il vous invite , sans cérémonie, vous êtes immédiatement fixé. C'est la Fortune du Pot qui nous tend les bras...

XX - FAIRE DIRE A QUELQU'UN BIEN DES CHOSES
- Vous lui direz, de ma part, bien des choses. ( Si on n'a pas l'avantage d'être muet ) on aura du moins la ressource de bafouiller n'importe quoi et le message sera, de la sorte, fidèlement transmis, l'intention protocolaire du mandant ne dépassant pas le vaste abîme de néant où se localisent les sentiments affectueux de nos amis et de nos innombrables frères.

XXI - FAIRE DU BIEN AUTOUR DE SOI
Question de périmètre. Moins il est étendu et plus on se fait de bien à soimême...
D'ailleurs, il ne faut humilier personne et, en même temps, observer toutes les distances, très soigneusement...
Puis, en accomplissant cet acte charitable, n'aurai-je pas manqué à un précepte essentiel ? Ma main gauche aura nécessairement aperçu ce que faisait ma main droite et vice versa. C'est extrêmement embarrassant...


XXII - FAIRE DE SON MIEUX
Heureusement il y a cette ressource: Faire de son mieux.
C'est le refuge, le trottoir et le parapluie de la conscience, j'ose le dire. Celui qui, considérant avec sagesse l'inutilité de s'exposer à quoi que ce soit sans l'évidence d'un profit personnel tout à fait palpable, s'esquive par la tangente, en laissant les autres se débrouiller comme ils pourront; si même il se joint à l'ennemi pour une plus décisive et plus avantageuse conclusion du démêlé, celui-là, on peut le dire, a fait de son mieux...
L'honnête homme ne doit jamais se compromettre et on a fort injustement dénigré Pilate qui fut le type de l'honnête homme faisant de son mieux en se lavant les mains - comme fait le prêtre avant le sacrifice...

XXIII - FAIRE LA VIE ... ( sur le fils qui.. ) mais, quand même il est exultant d'avoir un enfant qui est comme Dieu, puisqu'il fait la Vie, quelle que puisse être l'attribution de ce vocable...

XXIV - FAIRE FORTUNE
On fait fortune à peu près comme on fait la vie, c'est-à-dire en se surveillant assez pour ne jamais rien faire de propre ou d'utile aux autres et pouvant donner lieu à un soupçon de désintéressement...
Quand on n'a pas fait fortune, au contraire, quand on a eu pitié de ceux qui souffrent, quand on a cherché, en pleurant d'amour, la Beauté et la Grandeur, on est dans les nuages ou dans les étoiles, c'est-à-dire très audessous des animaux les plus immondes...

XXV - FAIRE LA PLUIE ET LE BEAU TEMPS
Cela n'est possible que quand on a fait fortune...
Mais beaucoup trop d'hommes ayant fait fortune, depuis que l'excrément surabonde, et la volonté de tous ces hommes étant ondoyante, on ne peut jamais savoir le temps qu'il fera. C'est la pluie constante, c'est la sécheresse...

XXVIII - MIEUX VAUT FAIRE ENVIE QUE PITIE ... Il est bien naturel de préférer la gloire humaine qui rapporte de l'argent et qui fait courir les jolies femmes, à la gloire de Dieu, qui ne procure, on l'a beaucoup vu, que la misère et l'humiliation...
Nous garderons la lumineuse pitié pour nous-mêmes, considérant avec sagesse qu'il vaut mieux tenir que quérir...


XXXI - SE FAIRE UNE PINTE DE BON SANG ... Au bon temps des sans-culottes qui fut, est-il dit, celui des géants, on en buvait assez souvent et on trinquait avec les amis. Mais il fallait le boire chaud et se tenir pour cela près de la guillotine, dans les courants d'air. C'était soûlant et patriotique, mais incorfontable...

XXXIII - UN BONHEUR N'ARRIVE JAMAIS SEUL ... Reste à savoir par qui ou par quoi il est accompagné. S'il m'arrive une somme inespérée, je considère naturellement que c'est un bonheur, mais, presque aussitôt, je vois surgir mes créanciers et je vois ce bonheur en fuite...

XXXV - AVOIR DE L'ORDRE ... Ils voient, pour s'en affliger profondément, que rien n'est à sa place, ni les choses ni les hommes, à commencer par eux-mêmes, et qu'il est infiniment regrettable que le Créateur ait négligé de les consulter...
La création laisse beaucoup à désirer. Elle est, disons-le, ratée et même sabotée. Dieu n'a pas fait ce qu'on devait attendre de lui et c'est fort injustement qu'il exige un salaire d'adoration. Un ouvrier qui travaillerait comme lui, ne resterait certainement pas six jours à l'usine.
Sans parler du froid et du chaud qui s'équilibrent si mal, des inondations injustes et des iniques sécheresses, des pestes ou des choléras qui s'attaquent sans discernement aux riches et aux pauvres, sans insister même sur ces guerres calamiteuses dont il est impossible de prévoir l'issue et qui peuvent déterminer soudainement des désastres financiers; sans rien dire non plus de certaines famines inopinées qu'on n'a pas eu le flair d'organiser à l'avance et qui surprennent si péniblement parfois les capitalistes engagés dans d'autres affaires d'un rendement inférieur; oui, même en faisant table rase de tout cela, que penser des aberrations despotiques de la prétendue morale chrétienne ?
En supposant que le Décalogue eut été promulgué uniquement pour les esclaves et les miséreux, on pourrait l'admettre à la rigueur, avec certaines atténuations. Mais c'est un désordre insupportable de prétendre qu'un propriétaire, par exemple, soit astreint à l'obligation de n'adorer qu'un seul Dieu ou qu'un commerçant ait le devoir de na pas voler et qu'il lui soit défendu de mentir...


XXXVII - AVOIR FAIT SES PREUVES
Il est connu qu'un homme a fait ses preuves quand il a tué quelqu'un en duel ou ruiné plusieurs familles. Une femme peut avoir fait ses preuves d'une manière un peu différente, mais identique, à ne considérer que le résultat..

XXXVIII - AVOIR PLUSIEURS CORDES A SON ARC
L'arc est une arme de guerre singulièrement démodée depuis l'invention des mitrailleuses et des schrapnels, et notre législation pénale a ruiné le commerce de la corde...
Il faut donc s'en tenir au sens métaphorique, d'ailleurs très obscur.
On dit qu'un citoyen de la République a plusieurs cordes à son arc lorsqu'il peut être successivement ou simultanément un honnête homme ou un homme de sac et de corde; lorsqu'il est également capable de cambrioler une villa suburbaine et de présider une société de tempérance... lorsque enfin il est assez ambidextre, au café ou en omnibus, pour avoir, en même temps, sa main dans sa poche et dans les poches de ses voisins...

XL - AVOIR UN COEUR D'OR
Quel privilège ! Plus de palpitations, plus d'émotions, plus d'amour bête, plus d'entraînements irréfléchis. On est tranquille comme Baptiste et heureux comme les cochons. Cessation des phénomènes absurdes. On ne se ronge plus le coeur, le coeur ne saigne plus. On n'a pas un coeur d'airain, ni un coeur de pierre, encore moins un coeur de lion, mais un bel organe rutilant, conoïde et creux, tout en or et parfaitement insensible. C'est le privilège inestimable du vrai Bourgeois ? Le plus bel éloge qu'on puisse faire de lui, c'est qu'il a un coeur d'or...

XLI - AVOIR LE TEMOIGNAGE DE SA CONSCIENCE ... ( Selon les philosophes la conscience ) est le sentiment qu'on a de soimême, sentiment presque toujours agréable. La conscience, alors, est comme un miroir amoureux de la personne qui le consulterait. C'est une voix intérieure, un jugement secret qui approuve les actions louables et qui condamne les mauvaises. Dans le premier cas, qui est sans doute le plus fréquent l'approbation est sans réserve. Dans le second, auquel il vaut mieux ne pas penser, la condamnation des pires turpitudes est heureusement mitigée par une indulgence inépuisable et par la miséricordieuse prodigalité de tous les sursis, car il est constant qu'on ne se veut aucun mal.
S'il s'agit de pénétrer dans la conscience des autres, ce qui est beaucoup plus facile et surtout bien plus amusant, comme chacun sait, la sévérité s'impose naturellement, une extrême sévérité, la morale bien entendue, la charité même, pour tout dire, exigeant qu'on soit plus attentif aux autres qu'à soi-même...
Le vertueux Fouquier-Tinville, au moment d'être conduit à la guillotine où il en avait expédié tant d'autres écrivit : "Je n'ai rien à me reprocher, je meurs sans reproches." Ce témoignage de sa conscience est conservé aux Archives nationales. Une telle relique est probablement miraculeuse et on devrait la faire toucher aux imbéciles atteints de mansuétude...
Il y a la conscience des riches et la conscience des pauvres... la conscience évidemment disparate des artistes... enfin il y a ceux qui n'ont rien sur la conscience et ceux qui ont quelque chose sur la conscience...


XLIII - IL VAUT MIEUX AVOIR AFFAIRE A DIEU QU'A SES SAINTS C'est le conseil très précieux des gens instruits qui savent à quoi s'en tenir. Autrefois, il y a longtemps, quand les protestants et les modernistes n'avaient pas encore été inventés, on croyait que les saints avaient le pouvoir de venir en aide à ceux qui les invoquaient avec amour. Il y avait des martyrs fameux dits Auxiliateurs qui ne marchandaient pas leur assistance aux pauvres chrétiens qui les honoraient en souvenir de leurs tourments.
Il y avait aussi et surtout des patrons célicoles pour les divers corps de métier : saint Blaise pour les tisserands...
Les mendiants seuls, les va-nu-pieds qui demandaient leur pain de porte en porte eurent le privilège insigne du patronage direct de Jésus-Christ, étant configurés, plus que les autres chrétiens, au Sauveur du monde et c'était, à cause de cela, un très grand honneur et une allégresse de les accueillir..
La piété moderne, éteignant cette poésie grandiose, a établi que les vieux saints d'autrefois devaient être considérés à l'avenir comme des domestiques de peu de confiance, au service d'un Dieu éventuel et pouvant être supposé problématique; en sorte que le plus sûr, aujourd'hui, paraît être de n'avoir à faire à "personne", sinon à l'huissier et au percepteur...

XLIV - LA RELIGION EST SI CONSOLANTE !
Cette affirmation est ordinairement proférée ou susurrée par des personnes qui n'ont aucun besoin de consolations...
Sans remonter jusqu'au temps des Martyrs dont l'histoire n'est pas du tout consolante, on peut lire, dans des ouvrages excessifs, qu'il y a eu des époques, fort antérieures à l'institution des Jésuites, où on parlait beaucoup moins de consolation. La consolation était ajournée à la venue du Paraclet, venue qu'on supposait lointaine, et en attendant ce Troisième Règne de Dieu sur la terre, on pensait qu'il fallait souffrir au pied de la Croix ... Il est vrai qu'alors on avait peur de l'Evangile et que, depuis, on est devenu plus brave. "Malheur à vous, riches, parce que vous aves votre consolation !" Essayez donc, aujourd'hui, d'effrayer quelqu'un de cette Parole de Jésus-Christ !

XLV - LES PENSEES DE DERRIERE LA TÊTE
Celui qui dirait tout ce qu'il pense et déclarerait toutes ses intentions n'aurait que des pensées de devant la tête, des pensées de façade, si on peut dire, et serait une sorte de monstre. Sa tête ressemblerait à une maison impossible, sans hauteur ni profondeur, sans toit ni...
En supposant qu'une telle demeure parût habitable à des malheureux accoutumés à l'étalage de leur misère, comment des gens dignes d'estime, "n'ayant rien à se reprocher", pourraient-ils supporter de s'offrir en spectacle à tous ceux qui seraient tentés de regarder dans leur intérieur ?
Un homme qui a des pensées de derrière la tête, au contraire, est simplement un individu sensé, habitant une maison bien aménagée, pourvue, par conséquent, d'un endroit retiré où il lui soit loisible de penser en sécurité, et d'un autre endroit, peu éloigné du premier, où il puisse obéir à certains appels de la nature, sans que personne en soit informé...


XLVI - LIRE ENTRE LES LIGNES ... On devrait fonder une chaire pour l'enseignement de la lecture entre les lignes.

XLVIII - DEVOIR A DIEU ET AU DIABLE
On doit à Dieu, disent les docteurs ascétiques, le sacrifice de sa volonté, de ses affections, de ses goûts, de sa vie même; et le diable demande une immolation identique. La seule différence, qu'on pourrait croire essentielle et qui est, au contraire, une confirmation de l'identité, c'est que Dieu exige que l'on renonce au diable, et que le diable, de son côté, veut absolument que l'on renonce à Dieu...
Une comptabilité obscure intervient alors. Avons-nous fait assez aujourd'hui pour plaire à Dieu sans mécontenter le diable et "vice-versa", n'avons-nous pas été désagréables à Dieu en faisant trop de concessions à son adversaire.
Qui peut se flatter d'avoir le tact requis pour le maniement d'une telle balance ?
Qui ? demandez-vous. Mais le Bourgeois, naturellement, le Bourgeois avec son livre de Doit et Avoir. Le grand art où il excelle consiste à transposer alternativement et subtilement Dieu et le Diable sur les deux colonnes de façon à ne pas s'en faire des ennemis et, en même temps, à les rouler profitablement l'un après l'autre. C'est un équilibrisme très savant...

L - METTRE DE L'EAU DANS SON VIN
C'est une antiphrase. L'homme sage met de l'eau dans le vin des autres, le plus d'eau possible et boit lui-même du vin pur, surtout quand il appartient à une société de tempérance. Mais ceci n'est que le commencement de la sagesse. Le fin de la sagesse, ce serait le déluge, et on refuse d'aller jusque-là. Il ne faut pas noyer le client ni compromettre les récoltes...

LI - LE LATIN DE CUISINE ... L'Eglise parle latin, donc le latin est funeste. Voilà qui est simple et clair... Il n'en faut plus. Toutes ces vieilleries sont incompatibles avec le sport et les manifestations de la vie pratique. Abolissons la langue surannée qui les exprime et nous aurons fait un grand pas. Puis, encore une fois, cette langue, si belle au temps des idoles, ne vaut plus rien depuis que les chrétiens en ont fait usage et qu'elle est devenue, par eux, latin de cuisine...


LIII - LE LATIN EST UNE LANGUE MORTE
Pourquoi ne l'enterre-t-on pas ? Vous verrez qu'elle finira par sentir mauvais et que ce sera un danger public. Le pape s'obstinant à n'employer que le latin...
Heureusement la République vient de changer de chemise, une fois de plus, et paraît avoir enfin compris que le plus sûr moyen d'en finir avec le latin, c'est d'étrangler la langue française. Nos universitaires y travaillent.
Quand personne en France ne parlera plus français, on ne saura plus même ce que signifie le nom de nation latine...

LIV - J'Y PERDS MON LATIN
Etrange aveu de votre concierge ou... quand ils veulent exprimer leur impuissance à retrouver une pièce de monnaie que vous aviez étourdiment laissé traîner et qu'ils ont soigneusemant rangée dans leur poche.
Par l'effet d'une très obscure et très ancienne impulsion, ces candides serviteurs affirment, sans le savoir, que la perte de "leur" latin, en cette circonstance, est un désastre au moins égal à celle de leur virginité.
Le latin leur appartenait exactement comme votre pièce de cent sous qu'ils ne parviennent pas à retrouver, et cette perte irréparable les abreuve de honte et d'ennui.
Quand vous entendez un Bourgeois totalement illettré déclarer qu'il y perd son latin, soyez persuadé qu'il se passe en lui quelque chose de semblable, qu'il est aux prises avec une difficulté de conscience et qu'il vient probablement de faire un mauvais coup.
Etendez ce raisonnement très simple aux nations qui ont perdu leur latin et j'ose vous promettre une réconfortante vision.

LV - LE MARIAGE EST UNE LOTERIE
On a cru longtemps que c'était un sacrement. Depuis le divorce nous savons que c'est une loterie, heureusement renouvelable...

LVIII - ON N'EST SALI QUE PAR LA BOUE
Cela dépend. Il y a la boue matérielle et la boue spirituelle. Il peut arriver qu'une bourgeoise pleine de boue spirituelle se plaigne avec rage d'être éclaboussée par un omnibus. Elle sera forcée de changer de robe...
Il peut arriver aussi qu'une autre bourgeoise non moins élégante et parfumée soit victime de la médisance des boutiquiers de sa rue. "On n'est sali que par la boue", dira-t-elle, en haussant les épaules. "Ces gens-là me traînent dans la boue, mais j'ai ma conscience pour moi." Elle marque ainsi son dédain pour une certaine boue spirituelle qu'elle voit dans les autres et dont "l'infériorité" lui est connue.
Ces deux bourgeoises, qui pourraient n'en faire qu'une seule, ont parfaitement raison. La boue spirituelle qui ne salit que l'âme et dont on a soi- même à revendre ne mérite que le dédain, mais l'autre boue qui compromet les toilettes appelle naturellement l'indignation... C'est la seule boue qui compte.


LIX - FAIRE LA PART DU FEU ... Les chrétiens font la part du feu quand ils daignent accorder quelque chose à Dieu qui est précisément le Feu essentiel, le Feu central, éternellement allumé pour tout dévorer à la fin des fins...

LX - LE FEU SACRE, LE FEU DE LA COMPOSITION, LE FEU DE PAILLE Identité habituelle de ces trois feux. Difficiles à allumer, ils s'éteignent avec une rapidité incroyable...

LXIII - ÊTRE ENTRE DEUX FEUX ... On est tout disposé à mal faire, on ne demande que cela et c'est tout à fait humain, puisque tel est l'instinct de la plupart des hommes. On a devant soi l'appel brûlant, à peu près irrésistible des concupiscences; mais, par derrière, il y a les gendarmes et, à leur défaut, les flamboyantes gifles et les cuisants coups de pied... enfin la considération publique, indifférente, si on veut, mais défavorable aux ultérieures entreprises...

LXVII - VOUS ÊTES UN ORIGINAL
Accusation redoutable. tout peut être pardonné, sauf cela. Un bourgeois donnera sa fille à un banqueroutier, à un assassin; il la donnera des deux mains à un proxénète infâme, à un courtier de trahisons et d'ignominies, à un ministre ! Il ne la donnera pas à un original. C'est une répugnance telle que la richesse même, toute vénérable et sainte qu'elle est à ses yeux, n'y peut rien ou presque rien...
Un bon écrivain, digne de l'Académie française, ne doit pas être plus original qu'un cordonnier ou un tanneur... "Un homme en vaut un autre" et le suffrage universel à quoi nous devons tant de bienfaits, le démontre surabondamment. Penser ou agir autrement que tout le monde est injurieux pour la multitude...
La vraie morale, c'est d'être en troupeau, de ressembler à tout le monde...

LXVIII - L'HONNEUR
Quel pourrait bien être aujourd'hui le sens de ce vieux mot ? Un individu devenu chevalier de la Légion d'honneur pour avoir tripoté fructueusement dans la politique, dans l'art ou dans la finance, peut fort bien n'avoir jamais été au champ d'honneur, n'avoir pas le moindre sentiment d'honneur, ignorer le point d'honneur, reculer devant une affaire d'honneur, ne pas faire honneur à ses affaires et obtenir pourtant à la fin les honneurs suprêmes...
Ce qui ne se voit pas c'est un mariage bourgeois sans garçon d'honneur et sans fille d'honneur. Une famille qui se respecte tient à honneur de ne pas se passer de ces deux espèces, à défaut desquelles il est sûr que le mariage ne vaudrait rien...


LXIX - L'HONNÊTETE
Voilà ce qu'il nous faut, l'honnêteté, c'est-à-dire l'art de se conformer à tout le monde opportunément, en sorte qu'il n'y ait aucune distinction admissible entre les hommes qui ont gagné de l'argent de manière ou d'autre.
Inutile de chercher ailleurs. La possession de l'argent, c'est le signe de l'honnêteté, c'est l'honnêteté absolument...

LXX - IL VAUT MIEUX ENTENDRE çA QUE D'ÊTRE SOURD
C'est ce que dira ou pensera le Bourgeois forcé d'entendre la "symphonie pastorale" ou un oratorio de Haendel.
S'il devenait sourd... songez qu'il n'entendrait plus le son divin de la monnaie d'or ou d'argent sur son comptoir, et que la musique délectable des sanglots du pauvre ne caresserait plus son tympan cérumineux...

LXXIII - ÊTRE EN BONNE FORTUNE ... Pourquoi dit-on qu'un homme est en bonne fortune et ne dit-on jamais qu'une femme est en bonne fortune ? Pourquoi encore ne dirait-on pas qu'un individu de l'un ou de l'autre sexe qui n'a pas de rendez-vous est en mauvaise fortune ?...

LXXIV - A LA GUERRE COMME A LA GUERRE ... Lorsque j'entends un Bourgeois en villégiature dire cette pauvre chose à propos d'un malaise quelconque ou d'une friandise dont il est privé, je suis forcé de résister à la tentation de l'étrangler instantanément...

LXXVI - RIEN N'EST ETERNEL ... Cependant, ô Bourgeois, ta sottise a bien le caractère de l'éternité.
J'ai beau faire, je n'arrive pas à imaginer une durée moindre, et je n'arrive pas à concevoir un instant de cette durée où tu cesserais d'être un imbécile. Cela seul doit forcer à croire à l'Eternité divine.
En admettant même que tu n'aies pas d'âme immortelle, ce qui comblerait tes voeux, ta sottise flotterait quand même et à jamais sur ta misérable poussière, comme le Saint-Esprit sur les ossements des Martyrs...

LXXVII - UNE BONNE MOYENNE
Le président Jules Grévy venait d'inaugurer le Salon des Champs-Elysées.
Il dit à ceux qui le reconduisaient à la sortie :"C'est cela, messieurs, c'est cela. Pas de génie, mais une bonne moyenne, voilà ce qu'il faut à notre démocratie !"


LXXIX - ÊTRE BIEN PENSANT OU RECULER POUR MIEUX SAUTER ... Qu'on juge par là de l'étendue de la Bonne Pensée chez les catholiques actuels commandés par un tel chef ! Cette pensée toute militaire, bien plus profonde qu'on ne saurait croire, consiste à reculer indéfiniment pour mieux sauter. C'est une stratégie admirable. On est en présence de l'ennemi. Il serait peut-être facile de le vaincre en se jetant sur lui résolument. Les occasions n'ont pas manqué. Mais c'est une chose d'être bien pensant et une autre chose d'être casse-cou, surtout quand on a de l'argent et une peau...
On recule fièrement et habilement, abandonnant à l'adversaire tout ce qu'il veut prendre, au besoin lui envoyant avec générosité des armes, des munitions et des déserteurs, quand on voit flotter sa ligne de bataille.
Il y a, d'ailleurs, la ressource de l'amuser en lui permettant le pillage des établissements religieux ou la torture des pauvres curés et des pères de famille sans défense. La charité chrétienne des Biens Pensants leur interdit de s'y opposer par des voies de fait qui pourraient avoir des inconvénients pour eux-mêmes. Pas d'affaires, disent ces vaillants...
( Lors de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, des Inventaires et
de l'expulsion des Congrégations )

LXXX - REMPLIR SES DEVOIRS RELIGIEUX
Le mot remplir me fait penser au tonneau percé des Danaïdes...
Ceux qui remplissent leurs devoirs religieux ne sont-ils pas, en ce sens, des espèces de damnés forcés d'accomplir une tâche dont l'inutilité leur est connue ? Quelque bêtes que soient ordinairement ces galériens des Convenances ou de l'Habitude, ils doivent bien voir que le mot "remplir", employé de la sorte est une véritable dérision et qu'en réalité, ils ne remplissent rien du tout. Etant vides eux-mêmes d'une vacuité infinie, comment se pourrait-il que, par eux, une chose quelconque cessât d'être vide !...

LXXXII - LE FANATISME
Le Fanatisme, c'est de prononcer "oui" ou "non" sur n'importe quoi. Il n'y a pas d'autre définition. "Que votre discours soit Oui, oui; Non, non; tout ce qui se dit de plus vient du diable." Telle est la formule du fanatisme dans le Sermon sur la Montagne...
En général, le laconisme, la concision et, conséquemment, toute espèce de précision est soupçonnable de fanatisme et les fagots s'allument d'euxmêmes. Un sectaire capable de vociférer avec abondance, un avocat braillard, un député loquace... un saltimbanque sur son tréteau ne seront jamais des fanatiques...


LXXXIII - LA PAROLE DE DIEU
Pour éloigner sûrement le soupçon de fanatisme, les prédicateurs modernes se sont avisés de ce qu'ils appellent avec modestie la Parole de Dieu.
Cela consiste à palabrer des heures entières en esquivant avec une habileté parfaite le oui ou le non...

LXXXV - NE SAVOIR PLUS A QUEL SAINT SE VOUER
C'est une plainte fréquente chez les gens qui ne croient pas aux saints et qui sont incapables de former pour eux-mêmes un voeu quelconque de sainteté ...

LXXXVII - ATTENDU COMME LE MESSIE
Il est connu que personne, même dans la société juive, n'attend plus aucun Messie. Mais, dans la société bourgeoise, on est attendu comme le Messie, quand on est indispensable, et rendu comme un lavement, quand on devient inutile.

LXXXVIII - QUI DONNE AUX PAUVRES PRÊTE A DIEU
Y pensez-vous ? C'est la situation la plus dangereuse. Qui dit prêteur dit créancier. L'ennemi mortel du créancier c'est le débiteur. La conséquence est épouvantable. En donnant aux pauvres, on s'expose à l'inimitié de Dieu, puisqu'on lui prête. Donc, il ne faut jamais donner aux pauvres, si on veut garder l'amitié de Dieu...

LXXXIX - PAS DE NOUVELLES, BONNES NOUVELLES ... Cependant, si l'absence de nouvelles de mon ami X signifie que tout va bien pour lui, je dois nécessairement conclure qu'une nouvelle, même excellente, de ce très cher, prouverait que tout va mal et que plusieurs nouvelles, bonnes ou mauvaises, donneraient à craindre une catastrophe...
Il faut renoncer à l'exercice de la raison ou conclure de bonne foi que tout va bien du côté des morts, puisqu'ils ne donnent jamais de leurs nouvelles.
Il est donc tout à fait inutile de prier pour eux...

XC - ECLAIRER SA RELIGION
Un magistrat éminent, un merdeux huissier, un citoyen quelconque disent volontiers ; "Je veux éclairer ma religion, je ne veux pas laisser surprendre ma religion... "
Tout ce que des recherches patientes m'ont permis de démêler, c'est qu'une religion qui a besoin d'être éclairée est une religion dans les ténèbres et que la même religion privée de lumière peut aisément se laisser surprendre...


XCI - FAIRE D'UNE PIERRE DEUX COUPS
Intention probable de chacun de ceux qui lapidaient saint Etienne. Question de ricochets. Ruiner deux familles à la fois par le moyen d'une seule opération commerciale; obtenir en même temps un ministère et la malédiction des gens de bien; expulser des religieuses hospitalières en condamnant des vieillards à mourir de faim et de misère; publier un manuel scolaire qui ait ce double effet d'empoisonner et d'idiotifier l'enfance; écrire un livre inepte qui sera immanquablement récompensé d'un prix académique d'abord et, aussitôt après, de l'admiration des imbéciles...

XCII - PRENDRE PART AU DEUIL DE QUELQU'UN
C'est le retour aux premiers temps du christianisme. "Tous ceux qui croyaient étaient unis de coeur..." ( Vous venez de perdre votre femme ) vous êtes en observation au premier étage, vous voyez venir de tous les côtés des lettres mouillées de larmes d'un tas d'amis à qui vous n'aviez jamais pensé et qui déclarent prendre "la plus vive part" à votre douleur. Comme ils vous donnent, en même temps, l'assurance de leur dévouement absolu, il ne tient qu'à vous d'en user à l'instant même, et vous serez certainement émerveillé de l'expérience...

XCIII - TOUT A VOUS DE COEUR
Qui pourrait dire la place immense du coeur dans les formes variées du langage des honnêtes gens ?...
Cette locution qui dit si bien ce qu'elle veut dire, qui exprime avec tant d'exactitude et en si peu de mots, l'admirable fraternité qui nous consume.
Et ce qui est profondément touchant, c'est que l'usage en est universel et qu'elle intervient dans toutes les circonstances. On ne peut presque pas s'en empêcher, tant les âmes sont amoureuses !...

XCV - AVOIR DES ESPERANCES ... Vos vieux parents ont du bien et vous êtes leur héritier. C'est ce qu'on appelle, dans le langage noble, avoir des espérances. Les aimant avec tendresse et n'ayant plus beaucoup d'illusions sur cette vallée de larmes, vous désirez naturellement la fin de leur exil, considérant que c'est à vous de porter maintenant leur fardeau. Rien de plus filial. En même temps vous les honorez de la façon la plus excellente, les jugeant à point pour la béatitude et la gloire du paradis. S'il n'y avait pas tant de préjugés, tant d'obstacles humains, tant de lois, pour parler net, vous vous décideriez peut-être par piété et avec un désintéressement carthaginois, à précipiter leur départ, assuré, après un tel coup, de devenir au moins centenaire.
Ce serait beau, mais peu compris...


XCVIII - AU GRANDS MAUX LES GRANDS REMEDES
Tous les honnêtes gens vous diront que les plus grands maux sont la ruine et la perte de la santé, quand on est atteint soi-même, bien entendu. Dans le premier cas, il faut "se refaire" n'importe comment, aux dépens de n'importe qui et tous les moyens sont bons... Dans le second cas, c'est-à-dire si on est devenu paralytique ou gâteux, il n'y a plus que le suicide.
C'est ce que nous appelons les grands remèdes. Les autres maux, quels qu'ils soient, ne sont, en comparaison que de petits maux et n'exigent que de petits remèdes.
Pour ce qui est des maux d'autrui, petits ou grands, il serait ridicule de songer à y remédier. On a mieux à faire. Chacun pour soi et le bon Dieu pour tous. Souvent même il est avantageux de les aggraver avec astuce. "Profit de l'un est dommage de l'autre", a dit Montaigne qui était un penseur d'une incomparable certitude.

XCIX - LA SCIENCE N'A PAS DIT SON DERNIER MOT
Il serait difficile de préciser l'époque où elle a dit le premier...
Ce que je crains plus que tout, c'est le dernier "mot" de la science, ayant, par nature, une insurmontable horreur pour les manifestations scatologiques.

C - JE NE PARLE PAS AU HASARD
C'est ce qui se dit ordinairement quand on veut appuyer du témoignage de sa conscience une abominable calomnie. On donne à entendre par là qu'on sait parfaitement à quoi s'en tenir et qu'on dit exactement ce qu'il faut dire, sans un mot de plus ni un mot de moins...
A qui ou à quoi, je le demande, osera-t-on parler, si on ne parle pas au hasard ? Que restera-t-il aux orateurs parlementaires ou non parlementaires, aux prédicateurs de carême, aux avocats, aux conférenciers, aux professeurs de philosophie et de morale, aux historiens, aux savants, aux médecins, aux vétérinaires, aux psychologues, aux sociologues, aux pitres de foire, aux journalistes enfin sans lesquels nous ne pourrions pas vivre ?...

CII - LE TEMPS PASSE NE REVIENT PAS ... On entend dire souvent : un tel ne me revient pas, sa tête ne me revient pas...
Cette façon gracieuse de parler est-elle applicable au temps passé ?
Je serais tenté de le croire, en remarquant le ton péremptoire et la voix sèche de nos bourgeois quand ils disent : "Ce qui est passé est passé, n'en parlons plus." Le passé les gêne ordinairement et visiblement...
La figure du passé ne revient pas aux honnêtes gens, précisément parce qu'elle leur revient trop distinctement. C'est pour cela qu'on a tant travaillé à fausser et à défigurer l'Histoire. Le passé des nations modernes étant aussi importun que le passé des individus...


CIII - DEPUIS QUE LE MONDE EST MONDE ... Ce qui se voit s'est toujours vu, est-il dit du haut en bas de l'échelle, et ce Lieu commun n'a pas d'autre sens. On sous-entend que cela se verra toujours, Dieu n'ayant pas la permission de faire des choses nouvelles.
Fort bien, mais nous continuons à ignorer ce que c'est que ce monde qui est toujours monde et dont il est parlé de manière si absolue...
L'explication est bien simple, si on se rappelle qu'au sens mystique, le Monde signifie l'empire du Diable... "Depuis que le démon est démon", il y a les devoirs du monde, les personnes du monde, les imbéciles qui vont dans le monde et la rue est à tout le monde; il y a le grand monde, le petit monde et le monde savant, le monde littéraire, le monde catholique, le demi-monde; il y a même "Le Monde illustré" et les gens du monde exempts de l'héroïsme et de la dyspepsie ne se sentent pas mourir.

CIV - OU ALLONS-NOUS ?
Quatre-vinht-dix-neuf fois sur cent je vous répondrai avec certitude que nous allons au diable...

CVII - JE NE CRACHE PAS SUR L'ARGENT
Est-il donc plus difficile de cracher sur l'argent que de cracher sur la Face du Fils de Dieu ? On le croirait.
Les extatiques ont vu ruisseler sur cette Face les crachats horribles de la canaille de Jérusalem. Les adorateurs de l'argent n'ont jamais vu de crachats sur une pièce de cent sous. Si cette pièce tombait dans les ordures, ils la recueilleraient pieusement et la nettoieraient avec respect...

CXIII - ÊTRE CRIBLE DE DETTES ... Par extension, il est parlé quelque fois du crible de la conscience, instrument défectueux et infidèle, laissant passer trop de choses et pouvant être comparé à un de ces vieux panier percé dont il est imprudent de se servir...

CXVIII - BONNE RENOMMEE VAUT MIEUX QUE CEINTURE DOREE ... Il est sans exemple qu'une personne riche n'ait pas une bonne renommée.
Si elle en avait une mauvaise ce serait monstrueux et profondément immoral, la richesse étant ce qu'il y a de plus respectable sur la terre...


CXXII - SE RETIRER DES AFFAIRES
C'est une vilaine et basse manière de tirer définitivement son épingle du jeu. Il est superflu d'ajouter qu'on ne doit se retirer des affaires qu'après fortune faite. Autrement, ce serait se retirer du champ de bataille avant la victoire...

CXXIII - AU BOUT DU FOSSE LA CULBUTE. APRES NOUS LE DELUGE Quand le Bourgeois dit l'une ou l'autre de ces deux choses, gardez-vous de croire que vous êtes en présence d'un désespéré qui se résigne aux pires catastrophes. Il se réjouit, au contraire, de savoir qu'il n'en sera pas, qu'il ne pourra pas en être la victime. Il "sait" profondément que le monde entier dût-il périr, lui seul sera sauvé dans une arche, comme le juste Noé avec ses bêtes...

CXXVI - VOIR LA MORT EN FACE
Tous les héros de roman-feuilleton sont habitués à voir la mort en face...
Sans doute, on sait que le cimetière n'est pas fait pour les chiens, quoiqu'il y en ait un du côté d'Asnières...
Oui, on sait cela et autre chose, mais la "réalité" de la mort n'existe pas pour les individus qui sont dans les rentes ou la marchandise.
Le cimetière est un jardin où on vient apporter des fleurs une fois par an.
Occasion de ribotes sentimentales, occasion aussi, quelquefois, de se faire un peu de réclame ou de préparer une affaire, les sépulcres étant les meilleurs endroits pour parler de ce qui est puant et périssable...

LEON BLOY, Exégèse des lieux communs, fin




1993 Thesaurus - Nouvelle série :