1993 Thesaurus - LA SOCIETE DE CONSOMMATION
Comme l'enfant-loup devient loup à force de vivre avec eux, ainsi nous devenons lentement fonctionnel nous aussi.
Ne vivant plus à proximité d'autres hommes, mais sous le regard muet d'objets obéissants et hallucinants.
La culture n'y est pas 'prostituée', elle y est 'culturalisée' ( magasins )
La société de consommation, la liturgie formelle de l'objet
Les nouvelles générations sont désormais des héritières, non plus seulement des biens, mais du 'droit naturel à l'abondance', dispensée par une instance mythologique : la Technique, le Progrès, la Croissance...
La consommation généralisée de faits, d'images, d'informations, vise à conjurer le réel dans les signes du réel, à conjurer l'histoire dans les signes du changement... "L'universalité du fait divers" dans la communication de masse.
Toute l'info. pol., hist., cult. est reçue sous la forme anodine et miraculeuse du fait divers. Elle est "actualisée" c'est à dire dramatisée, et "inactualisée" c'est à dire distancée par le médium et réduite à des signes.
Ce qu'on nous donne c'est le "vertige de la réalité".
Nous vivons à l'abri des signes et dans la dénégation du réel.
La quotidienneté comme clôture serait insupportable sans le simulacre du monde, sans l'alibi d'une participation au monde.
La quiétude de la sphère privée doit apparaître comme constamment "arrachée", menacée, environnée par un destin de catastrophe.
Litanie des accidents de la route et litanie des prévisions météo, couple mythique, obsession du soleil et litanie de la mort.
JEAN BAUDRILLARD, La société de consommation, le statut miraculeux de
la consommation, fin
S'il fallait caractériser l'état actuel des choses, je dirais que c'est celui d'après l'orgie. L'orgie, c'est tout le moment explosif de la modernité, celui de la libération dans tous les domaines. Libération politique, libération sexuelle, libération des forces productives, libération des forces des- tructives, libération de la femme, de l'enfant, des pulsions inconscientes, libération de l'art. Assomption de tous les modèles de représentation, de tous les modèles d'anti-représentation. Ce fut une orgie totale, de réel, de rationnel, de sexuel, de critique et d'anti-critique, de croissance et de crise de croissance. Nous avons parcouru tous les chemins de la production et de la surproduction virtuelle d'objets, de signes, de messages, d'idéologies, de plaisirs. Aujourd'hui, tout est libéré, les jeux sont faits, et nous nous retrouvons collectivement devant la question cruciale : QUE FAIRE APRES L'ORGIE ?...
Il est aussi impossible de calculer en termes de beau ou de laid, de vrai ou de faux, de bien ou de mal, que de calculer à la fois la vitesse et la position d'une particule. Le bien n'est plus à la verticale du mal, rien ne se range plus en abscisses et en ordonnées. Chaque particule suit son propre mouvement, chaque valeur, ou fragment de valeur, brille un instant dans le ciel de la simulation, puis disparaît dans le vide... C'est le schéma même du fractal, et c'est le schéma actuel de notre culture.
Quand les choses, les signes, les actions sont libérées de leur idée, de leur concept, de leur essence, de leur valeur, de leur référence, de leur origine et de leur fin, alors elles entrent dans une auto-reproduction à l'infini. Les choses continuent de fonctionner alors que l'idée en a depuis longtemps disparu. Elles continuent de fonctionner dans une indifférence totale à leur propre contenu. Et le paradoxe est qu'elles fonctionnent d'autant mieux...
Du temps de la libération sexuelle, le mot d'ordre fut celui du maximum de sexualité avec le minimum de reproduction. Aujourd'hui, le rêve d'une société clonique serait plutôt l'inverse : le maximum de reproduction avec le moins de sexe possible...
Contamination respective de toutes les catégories, substitution d'une sphère à l'autre, confusion des genres. Ainsi le sexe n'est plus dans le sexe, mais partout ailleurs. Le politique n'est plus dans le politique, il infecte tous les domaines : l'économie, la science, l'art, le sport...
La loi qui nous est imposée est celle de la confusion des genres. Tout est sexuel. Tout est politique. Tout est esthétique. Simultanément...
Chaque catégorie est portée à son degré de généralisation le plus grand, et du coup perd toute spécificité et se résorbe dans toutes les autres.
Quand tout est politique, rien n'est plus politique, et le mot n'a plus de sens. Quand tout est sexuel, rien n'est plus sexuel, et le sexe perd toute détermination. Quand tout est esthétique, rien n'est plus ni beau ni laid, et l'art même disparaît...
L'image de l'homme assis et contemplant, un jour de grève, son écran de télévision vide, vaudra un jour comme une des plus belles images de l'anthropologie du XXème siècle.
Après l'Orgie
C'est comme pour les monnaies que nous voyons ne plus pouvoir s'échanger et flotter désormais chacune pour soi, sans conversion possible en valeur ou en richesses réelles.
Nous en sommes là en art aussi : au stade d'une circulation ultra-rapide et d'un échange impossible. Les "oeuvres" ne s'échangent plus, ni entre elles ni en valeur référentielle. Elles n'ont plus cette complicité secrète qui fait la force d'une culture. Nous ne les lisons plus, nous les décodons selon des critères de plus en plus contradictoires.
Rien ne s'y contredit. La Néo-Géométrie, le Nouvel Expressionisme, la Nouvelle Abstraction, la Nouvelle Figuration, tout cela coexiste merveilleusement dans une indifférence totale. C'est parce que toutes ces tendances n'ont plus de génie propre qu'elles peuvent coexister dans un même espace culturel. C'est parce qu'elles suscitent en nous une indifférence profonde que nous pouvons les accepter simultanément...
Derrière tout le mouvement convulsif de l'art contemporain, il y a une sorte d'inertie, quelque chose qui n'arrive plus à se dépasser et qui tourne sur lui-même dans une récurrence de plus en plus rapide...
Là où cesse de s'ordonner une forme vivante, là où cesse de fonctionner une règle du jeu génétique ( dans le cancer ), les cellules se mettent à proliférer dans le désordre. Au fond, dans le désordre actuel de l'art, on pourrait lire une rupture du code secret de l'esthétique, comme dans certains désordres biologiques on peut lire une rupture du code génétique...
On dit que la grande entreprise de l'Occident est celle de la mercantilisation du monde, d'avoir tout livré au destin de la marchandise. Elle aura été bien plutôt celle de l'esthétisation du monde, de sa mise en scène cosmopolite, de sa mise en images, de son organisation sémiologique...
Même le plus marginal et le plus banal, même le plus obscène s'esthétise, se culturalise, se muséalise. Tout se dit, tout s'exprime, tout prend force, ou manière de signe. Le système fonctionne moins à la plus-value de la marchandise qu'à la plus-value esthétique du signe...
Nous sommes des iconoclastes. Non pas de ceux qui détruisent les images.
Mais de ceux qui fabriquent une profusion d'images "où il n'y a rien à voir". La plupart des images contemporaines, vidéo, peinture, arts plastiques, audiovisuel, images de synthèse sont littéralement des images où il n'y a rien à voir, des images sans traces, sans ombre, sans conséquences.
Tout ce qu'on pressent, c'est que derrière chacune d'elles quelque chose a disparu...
Ces images ne cachent rien, elles ne révèlent rien, elles ont une intensité négative en quelque sorte...
N'étant plus ni dans le beau ni dans le laid, mais dans l'impossibilité d'en juger, nous sommes condamnés à l'indifférence.
Transesthétique
Le destin artificiel ( du corps ) c'est la transsexualité.
Transsexuel non pas au sens anatomique, mais au sens olus général de travesti, de jeu sur la communication des signes du sexe, et, par opposition au jeu antérieur de la différence sexuelle, de "jeu de l'indifférence sexuelle", indifférenciation des pôles sexuels et indifférence au sexe comme jouissance. Le sexuel est porté sur la jouissance ( c'est le leitmotiv de la libération ), le transsexuel est porté sur l'artifice...
Voyez Michaël Jackson, Michaël Jackson est un mutant solitaire, précurseur d'un métissage parfait parce que universel. La nouvelle race d'après les races. Les enfants d'aujourd'hui n'ont pas de blocages par rapport à une société métissée : elle est leur univers et Michaël Jackson préfigure ce qu'ils imaginent comme un avenir idéal. A quoi il faut ajouter que Michaël s'est fait refaire le visage, décrêper les cheveux, éclaircir la peau, bref qu'il s'est minutieusement construit : c'est ce qui en fait un enfant innocent et pur - l'androgyne artificiel de la fable, qui, mieux que le Christ, peut régner sur le monde et le réconcilier parce qu'il est mieux qu'un enfant-dieu : un enfant-prothèse, un embryon de toutes les formes rêvées de mutation qui nous délivreraient de la race et du sexe...
Nous sommes tous des agnostiques, ou des travelos de l'art et du sexe. Nous n'avons plus de conviction esthétiques ni sexuelles, mais nous les professons toutes...
Si la Cicciolina peut être élue aujourd'hui député au Parlement italien, c'est justement que le transsexuel et la transpolitique se rejoignent dans la même indifférence ironique. Cette performance, impensable il y a seulement quelques années, témoigne du fait que c'est non seulement la culture sexuelle, mais toute la culture politique qui est passée du côté du travesti.
Cette stratégie d'exorcisme du corps par les signes du sexe, d'exorcisme du désir par l'exagération de sa mise en scène, est bien plus efficace que celle de la bonne vieille répression par l'interdit...
Ce régime du travesti est devenu la base même de nos comportements, jusque dans notre recherche d'identité et de différence. Nous n'avons plus le temps de nous chercher une identité dans les archives, dans une mémoire, ni dans un projet ou un avenir. Il nous faut une mémoire instantanée, un branchement immédiat, une sorte d'identité publicitaire qui puisse se vérifier dans l'instant même...
En termes de mode et d'apparences, ce qui est recherché n'est plus réellement la beauté ou la séduction, c'est le look.
Chacun cherche son look. Comme il n'est plus possible de tirer argument de sa propre existence, il ne reste plus qu'à faire "acte d'apparence" sans se soucier d'être, ni même d'être regardé...
Ce n'est même pas du narcissisme, c'est une extraversion sans profondeur, une sorte d'ingénuité publicitaire où chacun devient l'impresario de sa propre apparence...
Cela ne se réclame même plus d'une logique de la distinction, ce n'est plus un jeu de différences, "ça joue à la différence sans y croire". C'est de l'indifférence. Être soi devient une performance éphémère, sans lendemain, un maniérisme désenchanté dans un monde sans manières...
Tel est le résultat paradoxal de notre révolution : avec elle commencent l'indétermination, l'angoisse et la confusion. Une fois passée l'orgie, la libération aura laissé tout le monde en quête de son identité générique et sexuelle, avec de moins en moins de réponses possibles, étant donné la circulation des signes et la multiplicité des plaisirs.
Transsexuel
Nous sommes dominés par des bombes, des catastrophes virtuelles qui n'éclatent pas : le krach boursier et financier international, le clash atomique, la bombe de la dette du tiers-monde, la bombe démographique. Bien sûr, on peut dire que tout cela explosera inéluctablement un jour...
Mais les faits sont là : nous sommes dans une situation où ça n'éclate pas.
La seule réalité est cette ronde orbitale effrénée des capitaux qui, lorsqu' elle craque, n'entraîne pas de déséquilibre substantiel dans les économies réelles... Sans doute parce que la sphère des capitaux flottants et spéculatifs est tellement autonomisée que ses convulsions mêmes ne laissent pas de traces.
Elles laissent une trace pourtant meurtrière, dans la théorie économique elle-même, complètement désarmée devant cet éclatement de son objet. Tout aussi désarmés sont les théoriciens de la guerre. Car là non plus, la bombe n'explose pas, c'est la guerre elle-même qui se fragmente en une guerre totale et virtuelle, sur orbite, et de multiples guerres réelles au sol. Les deux n'ont ni les mêmes dimensions ni les mêmes règles, pas plus que l'économie virtuelle et l'économie réelle...
Avec l'orbe des premiers vols spatiaux la mondialisation s'est achevée, mais le progrès lui-même est devenu circulaire, et l'univers des hommes s'est circonscrit en une vaste machine orbitale. Le "tourisme" commence... Le tourisme perpétuel de gens qui ne voyagent plus à proprement parler, mais tournent en rond dans leur territoire encerclé. L'exotisme est mort...
Non seulement le voyage, c'est-à-dire l'imaginaire de la Terre, la physique et la métaphysique du dépassement, de la découverte, cesse d'exister au profit de la seule circulation, mais tout ce qui visait au dépassement, à la transcendance, à l'infinité s'infléchit subitement pour se mettre sur orbite : le savoir, les techniques, la connaissance. Cessant d'être transcendants dans leur projet, ils se mettent à tisser une orbite perpétuelle.
Ainsi l'information est orbitale : c'est un savoir qui ne se dépassera plus jamais lui-même, qui ne se transcendera ni ne se réfléchira plus à l'infini, mais qui ne touche jamais terre non plus, qui n'a pas d'ancrage ni de référent véritables. Cela circule, cela tourne... et cela grossit à chaque spirale ou à chaque révolution...
Tout de l'être humain, son corps biologique, mental, musculaire, cérébral flotte autour de lui sous forme de prothèses mécaniques ou informatiques.
Simplement, chez Mc Luhan, tout ceci est conçu comme une expansion positive, comme l'universalisation de l'homme à travers ses extensions médiatiques.
Ceci est fort optimiste. En fait, au lieu de graviter autour de lui en ordre "concentrique", toutes les fonctions du corps de l'homme se sont satellisées autour de lui en ordre "excentrique"...
De transcendant, il ( l'homme ) est devenu exorbitant...
Nous ne sommes plus dans la croissance, nous sommes dans l'excroissance.
Nous sommes dans une société de la prolifération, de ce qui continue de croître sans pouvoir être mesuré à ses propres fins, de ce qui se développe sans égard à sa propre définition, dont les effets se multiplient avec la disparition des causes, et qui mène à un prodigieux engorgement des systèmes... On ne peut mieux le comparer qu'au processus des métastases cancéreu- ses...
Tant de choses sont produites et accumulées qu'elle n'auront plus jamais le temps de servir ( c'est tout à fait heureux dans le cas des armes nucléaires ). Tant de messages et de signaux sont produits et diffusés qu'ils n'auront plus jamais le temps d'être lus. Heureusement pour nous ! Car avec l'infime part que nous absorbons nous sommes déjà en état d'électrocution permanente.
Il y a une nausée particulière dans cette inutilité prodigieuse. La nausée d'un monde qui prolifère, qui s'hypertrophie, et qui n'arrive pas à accoucher. Toutes ces mémoires, toutes ces archives, toutes ces documentations qui n'arrivent pas à accoucher d'une idée, tous ces plans, ces programmes, ces décisions qui n'arrivent pas à accoucher d'un événement, toutes ces armes sophistiquées qui n'arrivent pas à accoucher d'une guerre !...
Le chômage lui aussi a changé de sens. Il n'est plus une stratègie du capital, il n'est plus un facteur critique dans le jeu des rapports sociaux sinon la cote d'alerte étant depuis longtemps dépassée, il aurait dû donner lieu à des bouleversements inouïs. Qu'est-ce qu'il est aujourd'hui ?
Lui aussi une sorte de satellite artificiel, un satellite d'inertie, une masse, chargée d'électricité même pas négative, d'électricité statique, une fraction de plus en plus grande de la société qui se congèle. Derrière l'accélération des circuits et des échanges, derrière l'exaspération du mouvement, quelque chose en nous, en chacun de nous ralentit jusqu'à s'effacer de la circulation. Et la société entière se met à graviter autour de ce point d'inertie. C'est comme si les pôles de notre monde se rapprochaient, et ce court-circuit produit en même temps des effets exubérants et une exténuation des énergies potentielles.
Il ne s'agit plus là d'une crise, mais d'un événement fatal, d'une catastrophe au ralenti.
Transéconomique
Que voyons-nous triompher simultanément ? Le terrorisme comme forme transpolitique, le Sida et le cancer comme forme pathologique, le transsexuel et le travesti comme formes sexuelle et esthétique en général. Ces seules formes sont aujourd'hui fascinantes. Ni la libération sexuelle, ni le débat politique, ni les maladies organiques, ni même la guerre conventionnelle n'intéressent plus personne ( c'est heureux dans le cas de la guerre ). Les vrais fantasmes sont ailleurs. Ils sont dans ces trois formes, toutes issues du dérèglement d'un principe de fonctionnement essentiel, et de la confusion des effets qui en résulte. Chacune - terrorisme, travesti, cancer - correspondant à une exarcerbération du jeu politique, sexuel ou génétique en même temps qu'à une déficience et à un effondrement des codes respectifs du politique, du sexuel et du génétique.
Toutes les formes virales, fascinantes, indifférentes, multipliées par la virulence des images, car les médias modernes ont eux-mêmes une puissance virale et leur virulence est contagieuse. Nous sommes dans une culture de l'irradiation des corps et des esprits par les signaux et les images...
La conjonction de toutes ces formes endémiques, et leur passage presque simultané à l'état d'anomalie galopante créent une situation originale...
Les virus électroniques sont l'expression meurtrière de la transparence de l'information à travers le monde. Le Sida est l'émanation de la transparence meurtrière du sexe à l'échelle de groupes entiers. Les krachs boursiers sont l'expression de la transparence meurtrière des économies les unes aux autres, de la circulation fulgurante des valeurs qui est la base même de la libération de la production et des échanges. Une fois "libérés", tous les processus entrent en surfusion, à l'image même de la surfusion nucléaire qui en est le prototype. Cette surfusion des processus événementiels n'est pas le moindre charme de notre époque.
Les événements supra-conducteurs
Nous sommes ainsi illuminés de tous côtés par les techniques, par les images, par l'information, sans pouvoir réfracter cette lumière, et nous sommes voués à une activité blanche, à une socialité blanche, au blanchissement des corps comme de l'argent, du cerveau et de la mémoire, à une asepsie totale.
On blanchit la violence, on blanchit l'histoire, dans une gigantesque manoeuvre de chirurgie esthétique...
Tout doit être sacrifié à une génération opérationnelle des choses. La production, ce n'est plus la Terre qui produit, le travail qui crée de la richesse, c'est le Capital qui "fait produire" la Terre et le Travail. Le travail n'est plus une action, c'est une opération. La consommation n'est plus une jouissance pure et simple des biens, elle est un faire-jouir, une opération modélisée et indexée sur la gamme différentielle des objets-signes.
La communication, ce n'est pas du parler, c'est du faire-parler. L'information n'est pas du savoir, c'est du faire-savoir. L'auxiliaire "faire" indi- que qu'il s'agit d'une opération, non d'une action. Dans la publicité, la propagande, il ne s'agit pas de croire, mais de faire-croire. La participation n'est pas une forme sociale active ni spontanée, elle est toujours in- duite par une sorte de machinerie ou de machination, c'est un faire-agir, comme l'animation et autres choses semblables.
Aujourd'hui le vouloir même est médié par des modèles de la volonté, par du faire-vouloir, que sont la persuasion ou la dissuasion. Partout le verbe actif ( vouloir, pouvoir, croire, savoir, agir, désirer et jouir ) a cédé la place à l'auxiliaire factitif, et l'action a en elle-même moins d'importance que le fait qu'elle soit produite, induite, sollicitée, médiatisée, tecnicisée...
Le côté interminable du jogging ( comme de la psychanalyse ) tient à ce caractère de performance sans finalité, sans objectif, sans illusion.
Ce qui n'a pas de fin n'a pas de raison de s'arrêter...
On sait que pour faire rire il vaut mieux ne pas être drôle. Pour la communication et l'information... pour que ça transite au mieux et au plus vite, il faut que le contenu soit à la limite de la transparence et de l'insignifiance. Ce que l'on peut constater dans la relation téléphonique et dans les émissions médiatiques, mais aussi dans des choses plus sérieuses...
La bonne communication passe par l'anéantissement de son contenu. La bonne information passe par la transparence digitale du savoir. La bonne publicité passe par la nullité, du moins par la neutralisation de son produit, com- me la mode passe par la transparence de la femme et de son corps - comme le pouvoir passe par l'insignifiance de celui qui l'exerce.
Et si toute publicité était l'apologie non d'un produit, mais de la publicité elle-même ? Si l'information ne renvoyait pas à un événement, mais à la promotion de l'information elle-même comme événement ? Si la communication ne renvoyait plus à un message, mais à la promotion de la communication elle-même comme mythe ?
La blancheur opérationnelle
Si les hommes rêvent de machines originales et géniales, c'est qu'ils désespèrent de leur originalité, ou qu'ils préfèrent s'en dessaisir et en jouir par machines interposées. Car ce qu'offrent ces machines, c'est le spectacle de la pensée, et les hommes, en les manipulant, s'adonnent au spectacle de la pensée plus qu'à la pensée elle-même.
Ce n'est pas en vain qu'on les nomme virtuelles : c'est qu'elles maintiennent la pensée dans un suspense indéfini, lié à l'échéance d'un savoir exhaustif. L'acte de pensée y est indéfiniment différé. La question de la pensée ne peut même plus y être posée, pas plus que celle de la liberté pour les générations futures : elles traverseront la vie comme un espace aérien, attachées à leur siège...
Les nouvelles technologies, les nouvelles machines, les nouvelles images, les écrans interactifs ne m'aliènent pas du tout. Ils forment avec moi un circuit intégré. Vidéo, télé, computer, minitel, ce sont, telles les lentilles de contact, des prothèses transparentes qui sont comme intégrées au corps jusqu'à en faire génétiquement partie...
Le succès fantastique de l'intelligence artificielle ne vient-il pas du fait qu'elle nous délivre de l'intelligence réelle, du fait qu'en hypertrophiant le processus opérationnel de la pensée elle nous délivre de l'ambiguïté de la pensée, et de l'énigme insoluble de son rapport avec le monde ? Le succès de toutes ces technologies ne vient-il pas de leur fonction d'exorcisme et du fait que l'éternel problème de la liberté ne peut même plus y être posé ?
Le Xérox et l'Infini
Dépossédé de ses défenses, l'homme devient éminemment vulnérable à la science et à la technique, tout comme dépossédé de ses passions il devient éminemment vulnérable à la psychologie et aux thérapies qui s'ensuivent, tout comme débarassé de ses affects et de ses maladies, il devient éminnement vulnérable à la médecine...
Exactement comme pour le corps social, où les mêmes causes entraînent les mêmes effets pervers, les mêmes dysfonctionnements imprévisibles, qu'on peut assimiler au désordre génétique des cellules, là aussi à force de surprotection, de surcodage, de surencadrement. Le système social, comme le corps biologique perd ses défenses naturelles à mesure même de la sophistication de ses prothèses...
Ce corps fractal voué à la multiplication de ses propres fonctions externes est en même temps voué à la démultiplication interne de ses propres cellules. Il entre en métastase : les métastases internes et biologiques sont symétriques des métastases externes que sont les prothèses, les réseaux, les branchements...
Le fait que le Sida ait touché d'abord les milieux homosexuels ou drogués tient à cette incestuosité des groupes qui fonctionnent en circuit fermé.
L'hémophilie touchait déjà les générations de mariages consanguins, les lignées à forte endogamie. Même cette maladie étrange qui a frappé longtemps les cyprès était une sorte de virus qu'on a fini par attribuer à une différence moindre de température entre les hivers et les étés, à une promiscuité des saisons. Le spectre du même a encore frappé. Dans toute compulsion de ressemblance, extradition des différences, dans toute contiguïté des choses avec leur propre image, dans toute confusion des êtres avec leur propre code, il y a une menace de virulence incestueuse, d'une altérité diabolique qui vient détraquer une si belle machine.
Sous d'autres formes , c'est la résurgence du principe du Mal...
Et tout se passe comme si l'espèce produisait d'elle-même, via la menace du Sida, un antidote à son principe de libération sexuelle, à travers le cancer, qui est un dérèglement du code génétique, une résistance au principe tout-puissant du contrôle cybernétique, et, à travers tous les virus, un sabotage du principe universel de communication.
Et si tout cela signifiait un reflux des flux obligés de sperme, de sexe, de signes, de paroles, un refus de la communication forcée, de l'information programmée, de la promiscuité sexuelle ? S'il y avait là une résistance vitale à l'extension des flux, des circuits, des réseaux - au prix d'une nouvelle pathologie meurtrière certes, mais qui finalement nous protègerait de quelque chose de plus grave encore ? Avec le Sida et le cancer nous payerions le priux de notre propre système : nous exorcisons sa virulence "banale" sous une forme "fatale". Nul ne peut préjuger de l'efficace de cet exor- cisme, mais il faut se poser la question : à quoi résiste le cancer, à quelle éventualité pire encore ( l'hégémonie totale du code génétique ) ? A quoi résiste le Sida, à quelle éventualité pire encore ( à une épidémie sexuelle, à la promiscuité sexuelle totale ) ? Même problème avec la drogue : toute dramatisation mise à part, de quoi nous protège-t-elle ? quelle ligne de fuite constitue-t-elle devant un mal pire encore ( l'abrutissement rationnel, la socialisation normative, la programmation universelle ) ? Autant pour le terrorisme : cette violence seconde, réactionnelle, ne nous protèget-elle pas d'une épidémis de consensus, d'une leucémie et d'une déliquescence politiques grandissantes, et de la transparence invisible de l'Etat ?
Toutes choses sont ambiguës et réversibles. Après tout, c'est bien par la névrose que l'homme se protège le plus efficacement de la folie. Dans ce sens, le Sida n'est pas une punition du ciel, il se pourrait que ce soit tout au contraire une abréaction défensive de l'espèce contre le risque d'une promiscuité totale, d'une perte totale d'identité dans la prolifération et l'accélération des réseaux...
Il est inutile d'en appeler à la rationalité du système contre ses excroissances. L'illusion d'abolir les phénomènes extrêmes est totale. Ceux-ci se feront de plus en plus extrêmes à mesure que nos systèmes se feront plus sophistiqués. Heureusement d'ailleurs, car ils en sont la thérapie de pointe. Dans les systèmes transparents, homéostatiques ou homéofluides, il n'y a plus de stratégie du Bien contre le Mal, il n'y a plus que celle du Mal contre le Mal - la stratégie du pire...
Ainsi les phénomènes extrêmes servent-ils, dans leur désordre secret, de prophylaxie par le chaos contre une montée aux extrêmes de l'ordre et de la transparence...
Notre merveilleux social est celui de cette surface ultra-rapide de circulation des signes ( et non celle ultra-lente de circulation du sens ). Nous adorons être immédiatement contaminés sans réfléchir. Cette virulence est aussi néfaste que celle de la peste, mais aucune sociologie morale, aucune raison philosophique n'en viendra à bout. La mode est un phénomène irréductible parce qu'elle participe de ce mode de communication insensé, viral, immédiatique qui ne circule aussi vite que parce qu'il ne passe pas par la médiation du sens.
Prophylaxie et Virulence
Nous marchons aujourd'hui bien davantage à l'expulsion et à la répulsion qu'à la pulsion proprement dite...
Les grandes pulsions ou impulsions positives, électives, attractives ont disparu. Nous ne désirons plus que faiblement, nos goûts sont de moins en moins déterminés. Les constelletions du goût, du désir, comme celles de la volonté, se sont défaites, on ne sait par quel effet mystérieux. Par contre, celle de la mauvaise volonté, celle de la répulsion et du dégoût, se sont renforcées. Il semble que de là vienne une énergie nouvelle, une énergie inverse, une force qui nous tient lieu de désir, une abréaction vitale à ce qui nous tient lieu de monde, de corps, de sexe. Aujourd'hui seul le dégoût est déterminé, les goûts ne le sont plus. Seuls les rejets sont violents, les projets ne le sont plus. Nos actions, nos entreprises, nos maladies ont de moins en moins de motivations "objectives", elles procèdent le plus souvent d'un secret dégoût de nous-mêmes, d'une secrète déshérence qui nous porte à nous débarasser de notre énergie de n'importe quelle façon, une forme d'exorcisme donc, plutôt que de volonté d'action. S'agirait-il là d'une nouvelle forme du principe du Mal, non loin de la magie, dont l'épicentre, comme on sait, est justement l'exorcisme ?
Simmel disait : "La négation est ce qu'il y a de plus simple. C'est pourquoi les grandes masses, dont les éléments ne peuvent s'entendre sur un objectif, s'y retrouvent." Inutile de solliciter les masses dans leur opinion positive, ou dans leur volonté critique, car elles n'en ont pas : elles n'ont qu'une puissance indifférenciée, une puissance de rejet. Elles ne sont fortes que de ce qu'elles expulsent, de ce qu'elles nient, et d'abord tout projet qui les dépasse, toute classe ou intelligence qui les transcende...
Le pouvoir lui-même se fonde largement sur le dégoût. Toute la publicité et le discours politique sont une insulte publique à l'intelligence et à la raison, mais une insulte dont vous êtes partie prenante, une entreprise abjecte d'interaction silencieuse. Fini les tactiques de dissimulation, aujourd'hui c'est en termes de chantage ouvert qu'on nous gouverne. Le prototype en fut le célèbre banquier à la face de vampire qui disait : "Votre argent m'intéresse." Dix ans déjà : l'obscénité entrait dans les moeurs comme stratégie de gouvernement. On s'est dit : voilà une bien mauvaise publicité, par son indiscrétion aggressive. Mais, au contraire, c'était une publicité prophétique, chargée de tout l'avenir des relations sociales, parce qu'elle marche justement au dégoût, à la concupiscence et au viol...
La communication généralisée, la surinformation menacent toutes les défenses humaines. L'espace symbolique, l'espace mental du jugement n'est plus protégé par rien. Non seulement je ne peux décider ce qui est beau ou laid,, ce qui est original ou pas, mais même l'organisme biologique ne peut plus décider de ce qui est bon ou mauvais pour lui. Dans cette situation, tout devient mauvais objet, et la seule défense est celle de l'abréaction et du rejet.
Pulsion et Répulsion
Ce qui frappe l'imagination dans un événement comme celui du stade du Heysel à Bruxelles, en 1985, ce n'est pas seulement la violence, c'est la violence mondialisée par la télévision, c'est la violence travestie par la mondialisation...
L'initiative de l'inversion des rôles : des spectateurs ( les supporters anglais ) se font acteurs. Ils se substituent aux protagonistes ( les footballeurs ) et, sous l'oeil des médias, inventent leur propre spectacle ( qui, avouons-le, est encore plus fascinant que l'autre ). Or, n'est-ce pas là ce qu'on exige du spectateur moderne ? Ne lui demande-t-on pas de devenir acteur, d'abandonner son inertie spectatrice et d'intervenir dans le spectacle ? N'est-ce pas le leitmotiv de toute la culture de la participation ?...
Où finit la participation, où commence l'excès de participation ? En fait, ce qui reste inavoué dans le discours de la participation, c'est que la "bonne" participation s'arrête aux "signes" de la participation. Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi...
Il y a d'ailleurs derrière la tragédie du Heysel une forme de terrorisme d'Etat. Celui-ci ne se traduit pas seulement par des actions programmées ( CIA, Israël, Iran ). Il y a une façon de mener une politique du pire, une politique de provocation envers ses propres citoyens, une façon de désespérer des catégories entières de la population, jusqu'à les pousser dans une situation quasi suicidaire, qui fait partie de la politique de certains Etats modernes...
Cette stratégie de liquidation, menée d'une façon plus ou moins drastique, derrière l'alibi de la crise, par tous les Etats modernes, ne peut que mener à des extrémités ( de type hooliganisme ) qui sont les effets détournés d'un terrorisme "dont l'Etat n'est pas du tout l'ennemi".
Du moment où les Etats ne peuvent plus s'attaquer ni se détruire les uns les autres, ils se retournent presque automatiquement vers leur propre peuple ou leur propre territoire, dans une sorte de guerre civile, intestine, de l'Etat contre sa propre référence naturelle ( n'est-ce pas le destin de tout signe, de toute instance signifiante et représentative, d'abolir sa référence naturelle ? )...
C'est l'état hypocondriaque du corps qui dévore ses propres organes. La rage que mettent les pouvoirs, les Etats, à détruire leurs propres villes, leurs propres paysages, leur propre substance voire à se détruire eux-mêmes, n'a d'égale que celle jadis mise à détruire celles de l'ennemi...
En l'absence d'une stratégie politique originale ( qui n'est peut-être plus possible ), dans l'impossibilité d'une gestion rationnelle du social, l'Etat désocialise. Il ne marche plus à la volonté politique, il marche au chantage, à la dissuasion, à la simulation, à la provocation ou à la sollicitation spectaculaire. Il invente une politique de la désaffection et de l'indifférence, y compris celle du social. Telle est la "réalité du transpolitique", derrière toute politique officielle - un parti pris cynique de disparition du social. Les hooligans ne font que porter à l'extrême cette situation transpolitique : ils poussent la participation jusqu'à sa limite tragique, et ils exercent en même temps un chantage à la violence et à la liquidation.
Les terroristes ne font rien d'autre.
Miroir du terrorisme
Dans une société qui, a force de prophylaxie, de mise à mort de ses références naturelles, de blanchissement de la violence, d'extermination de ses germes et de toutes parts maudites, de chirurgie esthétique du négatif, ne veut plus avoir affaire qu'à la gestion calculée et au discours du Bien, dans une société où il n'y a plus de possibilité de dire le Mal, celui-ci s'est métamorphosé dans toutes les formes virales et terroristes qui nous obsèdent...
Nous sommes devenus très faibles en énergie satanique, ironique, polémique, antagoniste, nous sommes devenus des sociétés fanatiquement molles, ou mollement fanatiques. A force de pourchasser en nous la part maudite et de ne laisser rayonner que les valeurs positives, nous sommes devenus dramatiquement vulnérables à la moindre attaque virale, dont celle de l'ayatollah ( Khomeiny et l'affaire Rushdie ) qui, lui, n'est certes pas en état de déficience immunitaire. Nous n'avons à lui opposer que les droits de l'homme, maigre ressource, et qui fait de toute façon partie de la déficience po- litique immunitaire. Et d'ailleurs, au nom des droits de l'homme, nous finissons par traiter l'ayatollah de "Mal absolu" ( Mitterand ), c'est-à-dire par nous aligner sur son imprécation, en contradiction avec les règles d'un discours éclairé ( est-ce qu'on traite aujourd'hui un fou de "fou" ? On ne traite même plus un handicapé de "handicapé", tellement nous avons peur du Mal, tellement nous nous gorgeons d'euphémismes pour éviter de désigner l'Autre, le malheur, l'irréductible )...
Nous ne savons plus dire le Mal.
Nous ne savons plus que proférer le discours des droits de l'homme - valeur pieuse, faible, inutile, hypocrite qui repose sur une croyance illuministe en l'attraction naturelle du Bien, sur une idéalité des rapports humains ( alors qu'il n'existe évidemment de traitement du mal que par le mal )...
Y a-t-il un droit au désir, un droit à l'inconscient, un droit à la jouissance ? Absurde. C'est ce qui fait le ridicule de la libération sexuelle, lorsqu'elle parle en termes de droit. C'est ce qui fait le ridicule de notre Révolution "commémorée", lorsqu'elle parle en termes de droits de l'homme.
Le "droit de vivre" fait vibrer toutes les âmes pieuses, jusqu'à ce qu'il débouche sur le droit de mourir, où éclate l'absurdité de tout cela. Car enfin mourir - ou aussi bien vivre - est un destin, une fatalité, ce n'est pas un droit.
Pourquoi ne pas revendiquer le "droit" d'être homme ou femme ? Pourquoi pas celui d'être Lion ou Verseau ou Cancer ? Mais que veut dire être homme ou femme, si on en a le droit ? Ce qui est passionnant, c'est que la vie vous ait placé d'un côté ou de l'autre, et à vous de jouer. C'est la règle d'un jeu symbolique qu'il n'y a aucun sens à transgresser. Je peux revendiquer le droit de faire avancer le cavalier d'échec en ligne droite, mais quel sens ça peut bien avoir ? Le droit en cette sorte d'affaires est stupide.
Le droit au travail : on en est arrivé là, par une ironie féroce. Le droit au chômage ! Le droit de grève ! Personne ne perçoit même plus l'humour surréaliste de ces choses. Il y a pourtant des occasions où éclate cet humour noir, par exemple dans le cas du condamné à mort américain qui réclame le droit d'être exécuté, contre toutes les ligues des droits de l'homme, qui se battent pour le faire gracier...
Il n'y a pas de doute qu'avec Tchernobyl, le séisme d'Arménie, le naufrage du sous-marin atomique, l'URSS a fait un pas de géant dans la voie des droits de l'homme ( bien plus qu'à Helsinki ou ailleurs ) : le droit à la catastrophe. Droit essentiel, fondamental - droit à l'accident, droit au crime, droit à l'erreur, le droit au mal, le droit au pire, et pas seulement au meilleur : voilà qui fait de vous un homme digne de ce nom, bien plus que le droit au bonheur.
Irrésistiblement le droit prend cette courbure maléfique, qui fait que si une chose va de soi, tout droit est superflu, et que si la revendication de droit s'impose, c'est que la chose est perdue : le droit à l'eau, à l'air, à l'espace contresignent la disparition progressive de tous ces éléments.
Le droit de réponse indique l'absence de dialogue, etc...
Faut-il voir dans l'apothéose des droits de l'homme l'ascension irrésistible de la bêtise, ce chef-d'oeuvre en péril qui promet cependant d'illuminer la fin du siècle de tous les feux du consensus ?
Mais où est donc passé le Mal ?
La vaine querelle autour de Heidegger n'a pas de sens philosophique propre, elle est seulement symptomatique d'une faiblesse de la pensée actuelle qui, à défaut de se trouver une énergie nouvelle, revient obsessionnellement sur ses origines, sur la pureté de ses références, et revit douloureusement, en cette fin de siècle, sa scène primitive du début du siècle...
Notre imagination actuelle doit être bien faible, notre indifférence à notre propre situation et à notre propre pensée bien grande pour que nous ayons besoin d'une thaumaturgie si régressive...
Autodéfense de la philosophie louchant sur l'ambiguïté de ses maîtres ( voire les piétinant comme maîtres-penseurs ), autodéfense de toute une société qui, faute d'avoir pu générer une autre histoire, est vouée à ressasser l'histoire antérieure pour faire la preuve de son existence, voire de ses crimes...
Les effets de conscience morale, de conscience collective, sont tout entiers des effets médiatiques, et on peut lire à l'acharnement thérapeutique avec lequel on essaie de la ressusciter, cette conscience, le peu de souffle qui lui reste encore...
Ce qui est en train de se passer collectivement, confusément à travers tous les procès, toutes les polémiques, c'est le passage du stade historique à un stade mythique, c'est la reconstruction mythique et médiatique, de tous ces événements...
Ce qui est dangereux et dérisoire, c'est cette réactualisation pathologique d'un passé dont tous, les dénégateurs comme les défenseurs de la réalité des chambres à gaz, les détracteurs comme les défenseurs de Heidegger, sont les acteurs simultanés et quasiment complices, c'est cette hallucination collective qui reporte tout l'imaginaire absent de notre époque, tout l'enjeu de violence et de réalité aujourd'hui illusoire vers cette époque, dans une sorte de compulsion de la revivre, et de culpabilité profonde de n'y avoir pas été...
Mais que devient la liberté lorsqu'elle est décongelée ( sur la décongélation des pays de l'Est ) ? Opération périlleuse dont le résultat est équivo- que ( en dehors du fait qu'on ne peut plus recongeler ce qui a été décongelé ). L'URSS et les pays de l'Est ont constitué, en même temps qu'un congé- lateur, un test et un milieu expérimental pour la liberté... L'Occident, lui, n'est qu'un conservatoire ou mieux un dépotoir de la liberté et des Droits de l'homme. Si l'ultra-congélation était la marque distinctive, et négative, de l'univers de l'Est, l'ultra-fluidité de notre univers occidental est encore plus scabreuse puisqu'à force de libération et de libéralisa- tion des moeurs et des opinions, le problème de la liberté ne peut tout simplement plus y être posé...
Ce qui est passionnant dans ces événements de l'Est, ce n'est certes pas de les voir docilement rallier une démocratie convalescente, en lui apportant une énergie fraîche ( et des marchés nouveaux ), c'est de voir se télescoper deux modalités spécifiques de la fin de l'Histoire : celle où elle prend fin par le gel, dans les camps de concentration, et celle où elle prend fin au contraire dans l'expansion totale et centrifuge de la communication.
Solution finale dans les deux cas...
La réunification de l'Allemagne et bien d'autres choses sont inévitables, non pas dans le sens d'un sursaut en avant de l'Histoire, mais dans le sens d'une réécriture à l'envers de tout le XXème siècle, qui va occuper largement les dix dernières années de la fin du siècle. Au train où nous allons, nous serons bientôt revenus au Saint Empire Romain-Germanique...
Nous sommes dans un gigantesque processus de "révisionnisme", non pas idéologique, mais de révision de l'Histoire elle-même, et nous semblons pressés d'y arriver avant la fin du siècle - peut-être avec le secret espoir, avec le nouveau millénaire, de recommencer à zéro ? Si nous pouvions tout restaurer dans l'état initial ? Mais d'avant quoi, d'avant le XXème siècle, d'avant la Révolution ? Jusqu'où peut nous mener cette résorption, ce ravalement ?
Post scriptum : Ne pourrait-on pas, au vu de tout cela, faire l'économie de cette fin de siècle ? Je propose que soient supprimées d'avance les années 90, et que nous passions directement de 89 à l'an 2000. Car cette fin de siècle étnt déjà là, avec tout son pathos nécro-culturel, ses lamentations, ses commémorations, ses muséefications à n'en plus finir, est-ce qu'on va encore s'ennuyer dix ans de plus dans cette galère ?
Nécrospective
Le prototype de cette déclinaison chaotique, de cette hypersensibilité aux données initiales, c'est le destin de l'énergie...
L'énergie est la première chose à être "libérée", et c'est sur ce modèle que se calqueront toutes les libérations ultérieures. L'homme lui-même est libéré en tant que source d'énergie, et devient par là le moteur d'une histoire et d'une accélération de l'histoire...
La catastrophe qui nous guette n'est pas celle d'un épuisement des ressources...
Ce qui est dramatique, c'est la dynamique du déséquilibre, l'emballement du système énergétique lui-même qui peut produire une dérégulation meurtrière à une échéance très brève...
Les risques encourus par l'espèce humaine sont donc moins des risques "par défaut" ( extinction des ressources naturelles, déprédation de l'environnement, etc. ) que des risques "par excès" : emballement de l'énergie, réaction en chaîne incontrôlable, autonomisation folle... Car s'il peut être répondu aux risques par défaut par une nouvelle Ecologie politique, dont le principe est aujourd'hui acquis... absolument rien ne peut contrecarrer cette autre logique interne, cette accélération qui joue à quitte ou double avec la nature...
Si , d'un côté, on peut faire jouer des principes éthiques, c'est-à-dire une finalité transcendante, au processus matériel, fût-elle celle de la simple survie, de l'autre le processus n'a pour finalité qu'une prolifération sans limites, il absorbe cette transcendance et dévore ses acteurs. C'est ainsi qu'en pleine schizophrénie planétaire, on voit se développer toutes sortes de mesures écologiques, une stratégie du bon usage et d'une intéraction idéale avec le monde, et proliférer à la fois les entreprises de dévastation, de performance effrénée. Ce sont d'ailleurs souvent les mêmes qui participent aux deux à la fois.
Le Destin de l'Energie
Il y a une conséquence terrifiante à la production ininterrompue de positivité. Car si la négativité engendre la crise et la critique, la positivité hyperbolique engendre, elle, la catastrophe...
Toute structure qui traque, qui expulse, qui exorcise des éléments négatifs court le risque d'une catastrophe par réversion totale...
Tout ce qui expurge sa part maudite signe sa propre mort. Tel est le théorème de la part maudite.
L'énergie de la part maudite, la violence de la part maudite, c'est celle du principe du Mal. Sous la transparence du consensus l'opacité du mal, sa tenacité, son obsession, son irréductibilité, son énergie inverse partout à l'oeuvre dans le dérèglement des choses, dans la viralité, dans l'accélération, dans l'emballement des effets, dans l'outrepassement des causes, dans l'excès et le paradoxe, dans l'étrangeté radicale, dans les attracteurs étranges, dans les enchaînements inarticulés...
Le principe du Mal n'est pas moral, c'est un principe de déséquilibre et de vertige, un principe de complexité et d'étrangeté, un principe de séduction, un principe d'incompatibilité, d'antagonisme et d'irréductibilité. Ce n'est pas un principe de mort, tout au contraire, c'est un principe vital de déliaison. Dés le paradis, auquel son événement mis fin, c'est le principe de la connaissance. Si nous avons été chassés pour délit de connaissance tirons-en au moins tous les bénéfices. Toute tentative de rachat de la part maudite, de rachat du principe du Mal ne peut qu'instaurer de nouveaux paradis artificiels, les paradis artificiels du consensus qui, eux, sont un véritable principe de mort...
Passer du côté du principe du Mal implique en toute chose un jugement non seulement critique, mais criminel. Ce jugement reste dans toute société, même libérale ( comme la nôtre ) publiquement imprononçable. Toute position qui prend le parti de l'inhumain ou du principe du Mal est rejetée par n'importe quel système de valeurs ( par principe du Mal je n'entends que le simple énoncé de quelques évidences cruelles sur les valeurs, le droit, le pouvoir, la réalité.. ). Il n'y a sous cet aspect aucune différence entre l'Est, l'Ouest, le Sud ou le Nord. Et il n'y a aucune chance de voir cesser cette intolérance... à laquelle aucun progrès dans la moralité ou l'immoralité contemporaine n'a rien changé.
Le monde est tellement plein de sentiments positifs, de sentimentalité naïve, de vanité canonique et de flagornerie que l'ironie, la dérision, l'énergie "subjective" du mal y sont toujours plus faibles. Au train où vont les choses, tout mouvement de l'âme un peu négatif retombera bientôt dans la clandestinité. Déjà la moindre allusion spirituelle devient incompréhensible. Bientôt il deviendra impossible d'émettre quelque réserve que ce soit.
Il ne restera que le dégoût et la consternation.
Heureusement le malin génie est passé dans les choses, dans l'énergie "objective" du mal...
L'excentricité de nos systèmes est inéluctable. Comme disait Hegel, nous sommes en plein "dans la vie, mouvante en soi, de ce qui est mort".
Au-delà de certaines limites, il n'y a plus de relations de cause à effet, il n'y a plus que des relations virales d'effet à effet, et le système se meut tout entier par inertie. Le film de cette montée en puissance, de cette vélocité et de cette férocité du mort, c'est l'histoire moderne de la part maudite...
Toute libération affecte également le Bien et le Mal. Elle libère les moeurs et les esprits, mais elle délivre aussi les crimes et les catastrophes. La libération du droit et du plaisir entraîne inéluctablement celle du crime ( cela, Sade l'avait bien compris et on ne le lui a jamais pardonné ).
En URSS, la perestroïka s'accompagne, en même temps que des revendications ethniques et politiques, d'une recrudescence des accidents et des catastrophes naturelles ( y compris la redécouverte des crimes et des accidents antérieurs ). Une sorte de terrorisme spontané émerge de la libéralisation et de l'extension des droits de l'homme...
Mais il y a plus que la levée de la censure : les crimes, la délinquance, les catastrophes se précipitent véritablement vers l'écran de la Glasnost...
Cette plus-value catastrophique résulte d'un engouement, d'un engouement réel de la nature, aussi bien que d'une propension spontanée de la technique à faire des siennes dès que les conditions politiques sont favorables.
Longtemps congelés, les crimes et les catastrophes font leur entrée en scène joyeuse et officielle. Il faudrait les inventer s'ils n'existaient pas, tellement ils sont finalement les véritables signes de la liberté et d'un désordre naturel du monde.
Cette totalité du Bien et du Mal nous dépasse, mais nous devons l'accepter totalement. Il n'y a aucune intelligence des choses en dehors de cette règle fondamentale. L'illusion de distinguer les deux pour en promouvoir un seul est absurde ( ceci condamne aussi bien les tenants du mal pour le mal, car eux aussi finiront par faire le bien ).
Le Théorème de la Part Maudite ( cf aussi sur ce thème "l'Impur" de
Jean Guitton, similitudes ! )
L'Altérité radicale
Il appartenait à notre époque de vouloir exorciser ce fantasme comme les autres ( celui du double qui reste immatériel ), c'est-à-dire de le matérialiser en chair et en os et, par un contresens total, de changer le jeu du dou- ble... en l'éternité du même...
Les clones. Le clonage. Le bouturage humain à l'infini, chaque cellule d'un organisme individuel pouvant redevenir la matrice d'un individu identique...
Le clonage abolit radicalement la mère, mais aussi bien le père, l'enchevêtrement de leurs gênes, l'intrication de leurs différences, mais surtout l'acte "duel" qu'est l'engendrement. Le cloneur ne s'engendre pas : il bourgeonne à partir de chacun de ses segments...
Plus de sujet non plus, puisque la réduplication identitaire met fin à sa division. Le stade du miroir est aboli dans le clonage...
Un segment n'a pas besoin de médiation imaginaire pour se reproduire, pas plus que le ver de terre : chaque segment du ver se reproduit directement comme ver entier...
C'est ainsi qu'on met fin à la totalité. Si toute l'information se retrouve en chacune de ses parties, l'ensemble perd son sens...
Il faudrait reprendre ici ce que Walter Benjamin disait de l'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique. Ce qui est perdu dans l'oeuvre sériellement reproduite, c'est son "aura", cette qualité singulière de l'ici et maintenant... Ce qui est perdu, c'est l'original, que seule une histoire elle-même nostalgique et rétrospective peut reconstituer comme "authentique"...
C'est ce qui nous arrive non plus seulement au niveau des messages, mais au niveau des individus avec le clonage...
Il y a une relation étroite entre l'idée du code génétique et la pathologie du cancer. Le cancer désigne la prolifération à l'infini d'une cellule de base sans considération des lois organiques de l'ensemble. De même, dans le clonage, rien ne s'oppose plus à la reconduction du Même, à la prolifération sans frein d'une seule matrice. Jadis la reproduction sexuée s'y opposait encore, aujourd'hui on peut enfin isoler la matrice génétique de l'identité, et on va pouvoir éliminer toutes les péripéties différentielles qui faisaient le charme aléatoire des individus...
Nous ne pratiquons plus l'inceste, mais nous l'avons généralisé dans toutes ses dérivées... Nous avons tourné l'interdit : par la subdivision du Même, par la copulation du Même avec le Même, sans passer par l'Autre. C'est toujours l'inceste, mais sans la tragédie de l'inceste. Pourtant, en matérialisant ce fantasme dangereux sous sa forme la plus vulgaire, nous en avons ma- térialisé aussi la malédiction, la répulsion originelle, le dégoût qui grandit dans nos sociétés à la mesure de cette situation incestueuse. Mieux valait peut-être encore l'enfer des autres que de revenir à cette forme originelle de l'échange impossible.
Si l'individu ne se confronte plus à l'autre, c'est avec lui-même qu'il s'affronte. Il devient son propre anticorps... Or toute notre société vise à neutraliser l'altérité, à détruire l'autre comme référence naturelle dans l'effusion aseptique de la communication, dans l'effusion interactive, dans l'illusion de l'échange et du contact. A force de communication, cette société en devient allergique à elle-même. A force de transparence à son être génétique, biologique et cybernétique, le corps devient allergique même à son ombre. Tout le spectre de l'altérité niée ressuscite comme processus autodestructeur. C'est cela aussi la transparence du Mal.
L'aliénation c'est fini. L'Autre comme regard, l'Autre comme miroir, l'Autre comme opacité, c'est fini. Désormais, c'est la transparence des autres qui devient la menace absolue. Il n'y a plus d'Autre comme miroir, comme surface réfléchissante, la conscience de soi est menacée d'irradiation dans le vide.
Il n'y a plus de négatiuon déterminée du sujet, il n'y a plus qu'une indétermination de la position du sujet et de la position de l'autre. Dans l'indétermination, le sujet n'est plus ni l'un ni l'autre, il n'est plus que le Même. La division s'efface devant la démultiplication. Or, si l'autre peut toujours en cacher un autre, le Même ne cache jamais que lui-même. C'est cela notre idéal-clone actuel : le sujet expurgé de l'autre, expurgé de sa division et voué à la métastase de lui-même, à la pure répétition.
Ce n'est plus l'enfer des autres, c'est l'enfer du Même.
L'Enfer du Même
Nous sommes dans une orgie de découverte, d'exploration, d'"invention" de l'Autre. Une orgie de différences...
Finie l'altérité brute, l'altérité dure, celle de la race, de la folie, de la misère, de la mort. L'altérité, comme tout le reste, est tombée sous la loi du marché, de l'offre et de la demande. Elle est devenue denrée rare...
D'où une simulation intensive de l'Autre, éclatante dans la science-fiction, dont le problème-clé est toujours : quel est l'Autre ? où est l'Autre ?...
L'autre n'est plus fait pour être exterminé, haï, rejeté, séduit, il est fait pour être compris, choyé, reconnu. Après les Droits de l'homme, il faudrait instituer les Droits de l'Autre. C'est déjà fait d'ailleurs : c'est le Droit universel à la différence. Orgie de compréhension politique et psychologique de l'autre, résurrection de l'autre là où il n'y en a plus. Là où était l'Autre est advenu le Même...
Dans le psychodrame... nous ne faisons que simuler acrobatiquement et dramatiser l'absence de l'autre. Partout dans cette dramarurgie artificielle l'altérité a disparu, mais le sujet lui aussi est devenu tout doucement indifférent à sa propre subjectivité, à sa propre aliénation, tout comme l'animal politique moderne devient indifférent à sa propre opinion. Il devient transparent, spectral et par là même interactif. Car, dans l'interaction, le sujet n'est l'autre de personne. Dans la mesure où il est indiffé- rent à lui-même, c'est comme si on l'avait hypostasié vivant sans son double, sans son ombre, sans son autre. A ce prix, il devient disponible pour toutes les combinaisons possibles, pour toutes les connexions...
L'intelligence nous vient de l'autre, toujours... Les champions en calcul mental, les calculateurs idiots sont des autistes, des esprits pour lesquels il n'existe plus d'autre, et qui pour cela même sont doués d'étranges pouvoirs. C'est la force même des circuits intégrés...
Y a-t-il encore une forme de l'Autre comme destin, et non comme partenaire psychologique ou social de complaisance ?
Partout où l'échange est impossible, c'est la terreur. N'importe quelle altérité radicale est donc l'épicentre d'une terreur. Celle qu'elle exerce sur le monde normal par son existence même. Celle que ce monde exerce sur elle en l'anéantissant...
Il n'y a pas d'équilibre des systèmes différentiels - la différence oscille du degré absolu au degré zéro. La gestion bien tempérée des altérités et des différences est une utopie...
Les autre cultures n'ont jamais prétendu à l'universel, ni à la différence ( au moins avant qu'on ne la leur inocule, dans une sorte de guerre de l'opium culturelle ). Elles vivent de leur singularité, de leur exception, de l'irréductibilité de leurs rites, de leurs valeurs. Elles ne se bercent pas de l'illusion meurtrière de réconcilier tout cela, de cette illusion qui les anéantit.
Celui qui est le maître des symboles universels de l'altérité et de la différence, celui-là est le maître du monde...
L'Autre radical est insupportable, on ne peut pas l'exterminer, mais on ne peut pas l'accepter : il faut donc promouvoir l'autre négociable, l'autre de la différence. Ici commence une forme d'extermination plus subtile, où entrent en jeu toutes les vertus humanistes de la modernité...
La simulation des valeurs blanches est universelle, dès qu'on dépasse les confins de notre culture. Mais au fond, nous-mêmes... ne rions-nous pas de nos propres valeurs ? N'en usons-nous pas avec la même affectation, avec la même désinvolture cachée, aussi peu convaincus au fond par notre démonstration de force, par notre parade technologique et idéologique ? Mais il fau- dra longtemps avant qu'éclate, pour nous-mêmes, l'abstraction utopique de notre vision universelle des différences alors que toutes les autres cultures y ont déjà répondu par une indifférence universelle.
Le Mélodrame et la Différence
C'est le même problème que pour le Bien et le Mal. Le Bien consiste en une dialectique du Bien et du Mal. Le Mal consiste en la dénégation de cette dialectique, en la désunion radicale du Bien et du Mal, et , par voie de conséquence, en l'autonomie du principe du Mal. Alors que le Bien suppose la complicité dialectique du Mal, le Mal se fonde en lui-même, en pleine incompatibilité. Il est donc maître du jeu, et c'est le principe du Mal, le règne de l'antagonismr éternel qui triomphe. dans le cas de l'altérité radicale, entre les êtres, les sexes, les cultures, c'est le même antagonisme que celui du Mal, la même logique d'une incompréhensibilité définitive, le même parti pris de l'étrangeté. Mais peuton prendre le parti de l'étrange ? Non... Cette hypothèse de l'excommunication éternelle, qui emporte celle d'une malédiction insoluble, c'est celle de la transparence du Mal - elle est à opposer à l'utopie universelle de la communication. Elle est partout contredite par l'évidence. Mais seulement en apparence, car plus les choses semblent s'orienter vers une compréhension et une homogénéisation universelles, plus s'impose le thème de l'irréductibilité éternelle, dont on devine, plus qu'on ne peut l'analyser, la présence inexpugnable...
Le Maroc, le Japon, l'Islam ne seront "jamais" occidentaux. L'Europe ne comblera jamais le fossé de la modernité qui la sépare de l'Amérique. L'évolutionnisme cosmopolite est une illusion, et elle éclate partout comme illu- sion.
Il n'y a pas de solution à l'Etrangeté. Elle est éternelle et radicale. Ce n'est même pas le problème de vouloir qu'elle le soit. Elle l'est.
C'est ça l'exotisme radical. C'est la règle du monde. Ce n'est pas une "loi"... Une loi n'est jamais inéluctable : elle est un concept et elle se fonde sur un consensus. La règle, elle, est inéluctable, parce qu'elle n'est pas un concept, elle est une forme qui ordonne le jeu...
On n'existe que d'être reçu et de reeevoir ( et non d'être connu et reconnu ). C'est cette dimension symbolique qui manque à la communication, où le message n'est que décodé, et non donné et reçu. Seul le message passe, les personnes ne s'échangent pas. Seule passe la dimension abstraite du sens, qui court-circuite la dimension duelle...
Toutes les autres cultures sont extraordinairement hospitalières ? elle ont une possibilité fantastique d'absorption. Alors que nous oscillons entre la proie et l'ombre de l'autre, entre la prédation pure et la reconnaissance idéale, les autres cultures gardent la possibilité de recycler ce qui leur vient d'ailleurs, y compris de notre univers occidental, dans leur propre règle du jeu... Justement parce qu'elles ne vivent pas de l'illusion d'une loi universelle, elles ne sont pas fragilisées comme nous le sommes, toujours sommés d'intérioriser la loi et d'être à l'origine de nous-mêmes et de nos actes, de nos goûts et de nos plaisirs. Les cultures sauvages ne s'embarrassent pas d'une telle prétention. Être soi-même n'a pas de sens, tout vient de l'Autre. Rien n'est soi-même et n'a lieu d'être...
La puissance du Japon, c'est cette forme d'hospitalité donnée à la technique et à toutes les formes de la modernité ( aussi bien que jadis à la religion ou à l'écriture ), mais sans intériorisation psychologique, sans profondeur, et qui garde la distance du code. C'est une hospitalité en forme de défi, et non de réconciliation ou de reconnaissance...
Le dynamisme japonais n'obéit pas au système de valeurs ni aux finalités du projet occidental. Il se pratique avec une sorte de distance, de pureté opérationnelle qui ne s'encombrent pas des idéologies et des croyances qui ont rythmé en Occident l'histoire du capital et de la technique. Les Japonais sont les grands comédiens de la technologie... Pour être le plus efficace, il faut du détachement, il faut une règle du jeu... Il faut jouer avec la technique comme avec les signes, en plein effacement du sujet, en pleine ellipse du sens, donc en pleine affectation...
C'est un défi à l'Occident sur son propre terrain, mais par une stratégie infiniment plus efficace, celle d'un système de valeurs qui "se paye le luxe de la technique", celle d'une pratique technique comme artificialité pure, sans rien à voir avec le progrès ou autres formes rationnelles. C'est une forme énigmatique, et pour nous inintelligible que cette stratégie pure, cette performance froide et minutieuse, tellement différente de la modernité triviale occidentale...
Tant d'autres cultures ont une situation plus originale que la nôtre. Pour nous, tout est déchiffrable à l'avance, nous avons d'extraordinaires moyens d'analyse, mais pas de situation. Nous vivons théoriquement bien au-delà de nos propres événements. D'où la mélancolie profonde. A d'autres il reste une lueur de destin, de quelque chose qu'ils vivent, mais qui leur reste, morts ou vifs, à jamais indéchiffrable. Nous avons liquidé l'ailleurs. D'autres cultures plus étranges vivent dans la prosternation ( devant les étoiles, devant le destin ), cous vivons dans la consternation ( de l'absence de destin ). Rien ne peut venir que de nous. Et c'est en quelque sorte le malheur absolu.
L'Irréconciliation
A la lumière même de tout ce qui a été entrepris pour l'exterminer, s'éclaire l'indestructibilité de l'Autre, donc la fatalité indestructible de l'alt- térité... L'altérité radicale résiste à tout : à la conquête, au racisme, à l'extermination, au virus de la différence, au psychodrame de l'aliénation.
D'un côté l'autre est toujours déjà mort, de l'autre il est indestructible.
Tel est le grand jeu...
Pas de psychologie - c'est toujours le pire.
Ecarter toutes les formes psychologiques, idéologiques et morales de l'Autre - écarter la métaphore de l'Autre, l'Autre comme métaphore...
L'exotisme radical contre le proxénétisme de la différence...
Une fois la Terre circonscrite comme sphère, comme espace fini, par la puissance des moyens de communication, il ne reste plus que la fatalité du tourisme circulaire, qui s'épuise dans l'absorption de toutes les différences, dans l'exotisme le plus trivial...
Ce qui l'emporte, ce n'est pas le régime de la différence et de l'indifférenciation, c'est l'incompréhensibilité éternelle, l'étrangeté irréductible des cultures, des moeurs, des visages, des langages...
La promiscuité et la confusion générale des différences n'altèrent pas cette règle du jeu en tant que règle du jeu...
Le pire, c'est la compréhension, qui n'est qu'une fonction sentimentale et inutile. La véritable connaissance, c'est celle que nous ne comprendrons jamais dans l'autre...
La règle de l'exotisme implique donc de n'être dupe ni de la compréhension, ni de l'intimité, ni du pays, ni du voyage, ni du pittoresque, ni de soi.
La dimension de l'exotisme radical n'est d'ailleurs pas forcément celle du voyage... Mais l'épisode et la mise en scène du voyage, mieux que tout autre subterfuge, permettent ce corps à corps brutal, rapide, impitoyable...
Le voyage est un subterfuge, mais c'est le plus approprié de tous...
Pas de prétention à la vérité. Dégoût de l'exotisme trivial. Ne pas chercher non plus à s'abolir devant l'autre. C'est la tentation d'Isabelle Eberhardt: forme fusionnelle, confusion mystique. Elle répond à l'interrogation : comment peut-on être arabe, en devenant arabe, en reniant sa propre étrangeté.
Elle ne peut qu'en mourir. Et c'est un arabe qui la précipite dans les flots, pour anéantir cette apostasie. Rimbaud, lui, ne fusionne jamais.
Son étrangeté à sa propre culture est trop grande, il n'a pas besoin de diversion mystique...
Il en est du voyage comme de la relation aux autres. Le voyage comme métamorphose... Le féminin comme métamorphose... du masculin. Le transfert comme délivrance de votre propre sexe et de votre culture...
Voyager était le moyen d'être ailleurs, ou de n'être nulle part. Aujourd'hui c'est le seul moyen d'éprouver la sensation d'être quelque part. Chez moi, environné de toutes les informations, de tous les écrans, je ne suis plus nulle part, je suis partout dans le monde à la fois, je suis dans la banalité universelle. Celle-là est la même dans tous les pays. Atterrir dans une ville nouvelle, dans une langue étrangère, c'est me retrouver soudain ici et nulle part ailleurs. Le corps retrouve son regard. Délivré des images, il retrouve l'imagination...
Le seul secret, pour la plupart, est de ne savoir comment ils vivent. Ce secret les auréole d'un certain mystère, d'une certaine sauvagerie, que la photo capte si elle est bonne. Capter dans les visages cette lueur d'ingénuité et de destin qui trahit le fait qu'ils ne savent pas qui ils sont, qu'ils ne savent pas comment ils vivent. Cette lueur d'impuissance et de stupéfaction qui fait complètement défaut à la race mondaine, futée, branchée, introspective, qui est au parfum d'elle-même, et donc sans secret.
Pour ceux-là la photo est impitoyable...
Les femmes les plus séduisantes sont celles qui sont le plus étrangères à elles-mêmes ( Marylin )...
L'image photographique est dramatique. Par son silence, par son immobilité.
Ce dont les choses rêvent, ce dont nous rêvons, ce n'est pas du mouvement, c'est de cette immobilité plus intense...
Le désir de photographier vient peut être de ce constat : vu dans une perspective d'ensemble, du côté du sens, le monde est bien décevant. Vu dans le détail, et par surprise, il est toujours d'une évidence parfaite.
L'Exotisme Radical
Un étrange orgueil nous pousse non seulement à posséder l'autre, mais à forcer son secret, non seulement à lui être cher, mais à lui être fatal. Jouer dans la vie de l'autre le rôle de l'éminence grise...
Vous vous séduisez d'être le miroir de l'autre qui ne le sait pas. Vous vous séduisez d'être le destin de l'autre, le double de son parcours qui a pour lui un sens, mais qui redoublé n'en a plus. C'est comme si quelqu'un, derrière lui, savait qu'il n'allait nulle part...
Personne ne peut vivre sans traces, pas plus qu'on ne peut vivre sans ombre.
L'éminence grise lui vole ses traces, et il ne peut pas ne pas pressentir le sortilège qui l'entoure. Elle le photographie sans discontinuer. La photo n'a pas ici fonction de voyeurisme ni d'archive. Elle veut simplement dire : ici, à telle heure, à tel endroit, sous cette lumière, il y avait quelqu'un.
Il ne faut pas dire : "L'autre existe, je l'ai rencontré", il faut dire : "L'autre existe, je l'ai suivi." La confrontation est toujours trop vraie, trop directe, trop indiscrète, elle n'a pas de secret...
Est-ce que la rencontre est une preuve de l'existence de l'autre ? Rien n'est moins sûr. Par contre, dans le fait de le suivre secrètement, l'autre existe, justement parce que je ne le connais pas, parce que je ne veux pas le connaître, ni m'en faire reconnaître...
S. aurait pu rencontrer cet homme, le voir, lui parler. Elle n'aurait jamais produit cette forme secrète de l'existence de l'Autre. L'Autre, c'est celui dont on devient le destin, non en s'y accointant dans la différence et le dialogue, mais en l'investissant comme secret, comme éternellement séparé.
Non en s'abouchant avec lui comme interlocuteur, mais en l'investissant comme son ombre, comme son double, comme son image, en l'épousant pour en effacer les traces, en le dépouillant de son ombre. L'Autre n'est jamais celui avec lequel on communique, c'est celui que l'on suit, c'est celui qui vous suit.
L'autre n'est jamais naturellement autre : il faut le rendre autre en le séduisant, en le rendant étranger à lui-même, voire en le détruisant s'il n'y a pas d'autre voie. Mais il y a des artifices plus subtils pour y réussir.
La Suite Vénitienne
"Ne pourrait-on pas imaginer que l'humanité soit une maladie pour quelque organisme supérieur que nous n'arrivons pas à saisir comme un tout et dans lequel elle trouve la condition, la nécessité et le sens de son existence, cherchant à détruire cet organisme et "obligée" de le détruire au fur et à mesure de son développement - tout à fait comme l'espèce microbienne aspire à détruire l'individu humain "atteint de maladie" ? Et ne nous est-il pas permis de poursuivre notre réflexion et de nous demander si ce n'est pas peut-être la mission de toute communauté vivante, qu'il s'agisse de l'espèce microbienne ou de l'humanité, de détruire petit à petit le monde qui la dépasse - qu'il s'agisse d'un individu humain ou qu'il s'agisse de l'univers ?
Même si cette supposition se rapprochait de la vérité, notre imagination ne saurait qu'en faire, car notre esprit est seulement capable de saisir le mouvement descendant, jamais le mouvement ascendant. Nous n'avons de savoir relatif que de ce qui est inférieur, tandis que pour le supérieur nous en restons au stade du pressentiment. En ce sens, il est peut-être permis d'interpréter l'histoire de l'humanité comme un éternel combat contre le divin, qui, en dépit de sa résistance, est peu à peu, et par nécessité, détruit par l'humain."
L'Hospitalité virale, "Relations et Solitudes" de Schnitzler
Nous vivons dans une culture qui vise à reverser sur chacun de nous la responsabilité de sa propre vie. La responsabilité morale héritée de la tradition chrétienne s'est renforcée de tout l'appareil d'information et de communication moderne pour faire assumer à chacun la totalité de ses conditions de vie. Cela équivaut à une extradition de l'autre, devenu parfaitement inutile dans la gestion programmatique de l'existence, puisque tout concourt à l'autarcie de la cellule individuelle.
Or, ceci est une absurdité. Nul n'est censé supporter la responsabilité de sa propre vie. Cette idée chrétienne et moderne est une idée vaine et arrogante. De plus, c'est une utopie sans fondement. Il faudrait que l'individu se transforme en esclave de son identité, de sa volonté, de sa responsabilité, de son désir. Il faudrait qu'il se mette à contrôler tous ses circuits, et tous les circuits du monde qui se croisent dans ses gênes, dans ses nerfs, dans ses pensées. Servitude inouïe.
Tellement plus humain est de remettre son sort, son désir, sa vomlonté entre les mains de quelqu'un d'autre. Circulation de la responsabilité, déclinaison des volontés, transfert perpétuel des formes.
Ma vie, parce qu'elle se joue dans l'autre, devient secrète à elle-même. Ma volonté, parce qu'elle se transfère sur l'autre, devient secrète à ellemême.
Il y a toujours un doute quant à la réalité de notre plaisir, quant à l'exigence de notre volonté. Paradoxalement, nous n'en sommes jamais sûrs, il semble que le plaisir de l'autre soit moins aléatoire. Etant plus proches de notre plaisir, nous sommes mieux placés aussi pour en douter. La proposition qui veut que chacun fasse plus volontiers crédit à ses propres opinions sous-estime la tendance inverse qui est de suspendre son opinion à celle d'autres personnes bien plus fondées à en avoir une... L'hypothèse de l'Autre n'est peut-être que la conséquence de ce doute radical quant à notre désir...
On peut ne plus être capable de croire, mais de croire à celui qui croit.
On peut ne plus être capable d'aimer, mais d'aimer seulement celui qui aime.
On peut ne plus savoir ce qu'on veut, mais vouloir ce que quelqu'un d'autre veut. Sorte de dérogation générale où le vouloir, le pouvoir, le savoir sont non pas délaissés, mais laissés à une deuxième instance. De toute façon, nous ne voyons déjà plus, à travers les écrans, photos, vidéos, reportages, que ce qui a été vu par d'autres. Nous ne sommes plus capables que de voir ce qui a été vu...
De toute façon, il vaut mieux être contrôlé par quelqu'un d'autre que par soi-même. Il vaut mieux être opprimé, exploité, persécuté, manipulé par quelqu'un d'autre que par soi-même.
Dans ce sens, tout le mouvement de libération et d'émancipation qui vise une autonomie plus grande, c'est-à-dire une introjection approfondie de toutes les formes de contrôle et de contraintes sous le signe de la liberté, est une forme de régression. Quel que soit ce qui nous vient d'ailleurs, fût-ce la pire exploitation, le fait que cela vienne d'ailleurs est un trait positif...
De même qu'il vaut mieux être contrôlé par quelqu'un d'autre, il vaut toujours mieux être heureux, ou malheureux, par quelqu'un d'autre que par soimême. Il vaut toujours mieux dépendre dans notre vie de quelque chose qui ne dépend pas de nous. Cette hypothèse me délivre de toute servitude. Je n'ai pas à me soumettre à quelque chose qui ne dépend pas de moi, y compris ma propre existence. Je suis libre de ma naissance, je puis être libre de ma mort, dans ce même sens. Il n'y a jamais eu de véritable liberté que cellelà...
Nous vivons d'une énergie subreptice, d'une énergie volée, d'une énergie séduite. Et l'autre lui-même n'existe que par ce mouvement indirect et subtil de captation, de dévolution, de séduction. S'en remettre à quelqu'un d'autre du fait de vouloir, de croire, d'aimer, de décider, ce n'est pas un désistement, c'est une stratégie : en faisant de lui votre destin, vous en tirez l'énergie la plus subtile. En se remettant à quelque signe ou événement du soin de votre vie, vous en subtilisez la forme.
Cette stratégie est loin d'être innocente. C'est celle des enfants. Si les adultes font croire aux enfants qu'eux-mêmes sont des adultes, les enfants, eux, "laissent" croire aux adultes qu'eux-mêmes sont des enfants. Des deux stratégies, la dernière est la plus subtile, car si les adultes croient qu'ils sont des adultes, les enfants, eux, ne croient pas qu'ils sont des enfants. Ils le sont, mais ils n'y croient pas. Ils naviguent sous le pavillon de l'enfance comme sous un pavillon de complaisance...
Ainsi des masses. Elles aussi naviguent sous l'appellation de masses comme sous un destin de complaisance...
Ceci assure à la masse une bonne longueur d'avance, car les autres "croient" qu'elle est aliénée, et elle les y laisse croire. La féminité elle-même participe de cette ironie "lascive". Laisser croire aux hommes qu'ils sont des hommes, alors qu'elles, secrètement, ne croient pas qu'elles sont des femmes ( pas plus que les enfants ne croient qu'ils sont des enfants ).
Celui qui laisse croire est toujours supérieur à celui qui croit, et qui fait croire. Le piège de la libération sexuelle et politique de la femme fut justement de faire croire aux femmes qu'elles sont des femmes : c'est alors l'idéologie de la féminité qui l'emporte, le droit, le statut, l'idée tout ça l'emporte avec la croyance en leur propre essence. Désormais "libérées", elles se veulent femmes, et l'ironie supérieure de la communauté est perdue.
C'est une mésaventure qui n'épargne personne - ainsi les hommes, se prenant pour des hommes libres, sont tombés dans la servitude volontaire.
La Déclinaison des Volontés
L'Autre est ce qui me permet de ne pas me répéter à l'infini.
JEAN BAUDRILLARD, La Transparence du Mal, fin
1993 Thesaurus - LA SOCIETE DE CONSOMMATION