1993 Thesaurus - LA TRANSPARENCE DU MAL, Essai sur les phénomènes extrêmes


JACQUES MARITAIN



--- certains de ces textes condensent de nombreuses pages, littéralement ----- cependant. Ils peuvent donc paraître obscurs si on n'a pas fréquenté ----- cet auteur. La "saisie" de ces morceaux de textes avait pour but ----- essentiel de me permettre d'alimenter la partie par Sujets. --

Tout le monde ne peut pas philosopher, l'essentiel, pour les hommes, est de se choisir un maître.
JACQUES MARITAIN

J'ai connu les divers aspects de la pensée laïque. La philosophie scientiste et phénoméniste de mes maîtres de la Sorbonne avait fini par me faire désespérer de la raison.
JACQUES MARITAIN

Tous les moments du temps sont présents à l'éternité divine où il n'y a nulle succession.
JACQUES MARITAIN

Il faut avoir l'esprit dur et le coeur doux. Sans compter les esprits mous au coeur sec, le monde n'est presque fait que d'esprits durs au coeur sec et de coeurs doux à l'esprit mou.
JACQUES MARITAIN

Je vois partout des libertés captives : quel ordre de la Merci se lèvera pour les racheter ?
JACQUES MARITAIN

Discerner, pour l'accueillir et l'assumer, tout ce que le nouveau apporte de valeurs humaines authentiques mais ne jamais accepter ce qui, dans la nouveauté, voudrait rejeter l'acquis de l'ancien.
Conservateurs : "ruminants de la Sainte Alliance".
Progressistes : "moutons de Panurge".
JACQUES MARITAIN


Le petit peuple grec est à la raison et au verbe de l'homme ce que le peuple juif est à la Révélation et à la Parole de Dieu.
JACQUES MARITAIN

Connaître n'est pas faire, mais être ou devenir, d'une certaine manière, en un achèvement intérieur.
En connaissant je ne deviens pas "autre", je deviens "l'autre".
La connaissance précède la réflexion comme la nature précède la connaissance.
JACQUES MARITAIN,

Pâtir et aimer sont le plus sûr moyen de connaître et sympathiser à autrui, le meilleur secret pour voir en lui.
Car si l'amour a les yeux bandés, il sait voir à travers le bandeau.
L'intelligence ne peut avancer qu'en se faisant disciple de l'amour.
JACQUES MARITAIN,

La beauté est essentiellement une certaine excellence ou perfection dans la proportion des choses à l'intelligence.
La poèsie, cette divination du spirituel dans le sensible, et qui s'exprimera elle-même dans le sensible.
JACQUES MARITAIN

A l'instant que s'affirme la distinction du temporel et du spirituel s'affirme aussi, et du même coup, la subordination du premier au second.
L'Eglise a donc pouvoir "indirect" sur le temporel.
Le bien de la cité doit être ordonné à cette même fin surnaturelle qui est celle de chaque homme.
L'ordre des moyens correspond inévitablement à l'ordre des fins.
JACQUES MARITAIN

Antigone est l'héroïne éternelle du droit naturel que les Anciens appelaient la loi non écrite... celle qui dérive de la Loi éternelle qui est la Sagesse créatrice elle-même.
Fonder les droits de la personne sur la prétention que l'homme n'est soumis qu'à la loi de sa volonté et de sa liberté... c'est en faire des droits proprement divins, donc infinis échappant à toute mesure objective, refusant toute limitation.
L'autonomie d'une créature intelligente ne consiste pas à ne recevoir aucune règle d'un autre que soi-même mais à s'y conformer volontairement parce qu'on les sait justes et vraies et qu'on aime la vérité et la justice.
JACQUES MARITAIN


Ce serait une erreur mortelle de confondre la cause universelle de l'Eglise et la cause particulière d'une civilisation, de confondre latinisme et catholicisme ou occidentalisme et catholicisme.
Si notre culture est gréco-latine, notre religion ne l'est pas. Elle a assumé cette culture, elle ne s'y est pas subordonnée.
La vraie religion n'est que de dieu.
Il n'y a qu'une Eglise, il peut y avoir des civilisations chrétiennes.
JACQUES MARITAIN

Le débat n'est point entre humanisme et christianisme. Il est entre deux conceptions de l'humanisme : une conception théocentrique ou chrétienne et une conception anthropocentrique dont l'esprit de la Renaissance est premièrement responsable.
JACQUES MARITAIN

Jadis, l'hérétique n'était pas seulement un hérétique, il attaquait dans ses sources vives la communauté sociale temporelle elle-même.
JACQUES MARITAIN

Ceux qui se perdent se perdent par leur faute et parce qu'ils se dérobent au don de Dieu. Ceux qui sont sauvés sont sauvés par la grâce de Dieu qui leur donne le vouloir et le faire. Ils n'ont rien qu'ils n'aient reçu.
JACQUES MARITAIN

C'est Dieu seul qui est la cause de l'efficacité des paroles sacramentelles à titre d'agent principal usant d'elles instrumentalement.
C'est pourquoi le sacrement est aussi valable même effectué par un ministre moralement mauvais.
JACQUES MARITAIN

Lors de la consécration j'assiste au sacrifice du Calvaire comme si j'y étais, car alors, un certain moment de notre temps est rendu miraculeusement participant à l'éternité divine pour s'y confondre avec un certain moment d'un certain temps passé conservé en elle.
JACQUES MARITAIN


Dieu prête plus d'attention à un acte de charité ou à un quart d'heure d'oraison de quiétude qu'au fracas de la chute d'un empire ou d'une révolution sociale.
JACQUES MARITAIN

Une invisible constellation d'âmes adonnées à la vie contemplative, dans le monde lui-même, au sein même du monde, voilà en définitive notre ultime raison d'espérer.
JACQUES MARITAIN

Le péché vous apparaissait, je crois, plutôt comme une infraction à quelque règlement de douane céleste que comme ce qu'il est en réalité, un déicide.
JACQUES MARITAIN, à Jean Cocteau


L'idéalisme s'est introduit dans la pensée moderne avec la réforme cartésienne et par elle, en coupant la pensée de l'être connu et en l'enfermant en elle-même; en ne la faisant pas dépendre des choses mais de soi seule.
Repoussant la distinction entre l'ordre de la connaissance humaine et l'ordre de l'être, Descartes refuse de partir des choses et de l'expérience sensible; c'est par Dieu lui-même qu'il veut débuter.
Nos idées, telles les idées angéliques, ne dépendent pas des choses et ne sont pas mesurées par elles...
La pensée n'atteint plus qu'elle-même, elle devient un monde clos en contact avec soi seul.
Le dualisme cartésien brise l'homme en deux substances complètes jointes on ne peut savoir comment.
La distinction de l'âme et du corps et l'indépendance de l'âme rend incompréhensible leur union.
Un ange habitant une machine et la dirigeant...
L'idée n'est plus signe formel mais signe instrumental, elle n'est plus une relation vivante faisant atteindre... elle devient l'objet, la seule chose immédiatement atteinte par l'acte de connaissance.
L'idéalisme pur, méconnaissant la réalité propre des liens sociaux surajoutés aux individus par exigence de nature, aboutit fatalement au pur étati- sme, la loi n'émanera plus de la raison, mais du nombre.
JACQUES MARITAIN, sur l'idéalisme cartésien


Centrer toute la vie morale, non plus sur le bien, mais sur la pure forme du devoir.
Le devoir pour le devoir, l'unique motivation morale, ce qui fait de l'agent moral un agent qui se suffit absolument à lui-même.
JACQUES MARITAIN, sur l'idéalisme kantien

La causalité matérielle est devenue la causalité première...
L'athéisme de Marx signifie que l'homme a pris la place de Dieu comme fin ultime de l'histoire et qu'il n'y a pas d'au-delà de l'histoire, même en continuité avec l'histoire.
La rupture avec Dieu qui avait commencée comme revendication d'indépendance et d'émancipation, comme une hautaine rupture révolutionnaire, s'achève dans une soumission révérente et prostrée au tout-puissant mouvement de l'histoire.
JACQUES MARITAIN, sur le matérialisme

On brise l'instrument philosophique quand on prétend exorciser l'abstraction en philosophie, quand on assure que pour philosopher il faut pousser l'intelligence hors de chez elle et se replacer dans l'élan originel d'où se sont dissociés l'intelligence et l'instinct; quand on caractérise l'intuition philosophique comme une intuition supra-intellectuelle.
Pour Bergson, il y aurait la morale close, celle du conformisme social et la morale ouverte, celle de la sainteté.
On mélange infra-morale d'ordre social et supra-morale d'ordre mystique, rien ne peut sortir de ce mélange.
JACQUES MARITAIN, sur le Bergsonnisme

Avant de savoir que Pierre est un homme, je l'ai d'abord atteint comme quelque chose, comme un être... ce qui est le premier connu et en quoi tout objet de pensée se résout pour l'intellect, c'est l'être.
Pour apercevoir l'être il faut laisser tomber tout le manteau du sensible et du particulier.
L'être est l'objet formel de l'intelligence, dans tout ce qu'elle connaît, elle atteint l'être.
Il n'y a que les sujets individuels qui exercent l'acte d'exister.
Ce n'est pas à une première cause dans le temps que concluent les voies de saint Thomas d'Aquin, mais à une première cause dans l'être.
JACQUES MARITAIN, sur l'être


De la cause première descendent dans les existants libres des activations ou motions qui enveloppent d'avance en elles la permission ou la possibilité d'être rendues stériles si l'existant libre qui les reçoit à l'initiative première de se dérober à elles.
JACQUES MARITAIN, sur le libre arbitre

La moralité est suspendue à la fin ultime parce que nous avons à déterminer librement, par un acte moral, le premier acte moral, en quoi consistera pour nous la fin suprême de notre vie.
JACQUES MARITAIN, sur le libre arbitre

Doué d'un pouvoir de connaître illimité, mais qui doit cependant avancer pas à pas, l'homme ne peut progresser dans sa propre vie, intellectuellement et moralement, que s'il est aidé par l'expérience collective que les générations précédentes ont accumulée et conservée.
Le droit de l'enfant à être éduqué requiert que l'éducateur ait sur lui une autorité morale.
JACQUES MARITAIN, sur l'éducation

L'action du spirituel sur les hommes et sur l'histoire est plus vaste et plus puissante que l'action temporelle, qui, si elle est de grande portée, est cependant dans une dépendance radicale à l'égard de ce qui s'est déroulé dans l'ordre spirituel.
Le marxisme et la révolution communiste n'auraient pas été sans Hegel, qui n'aurait pas été sans Descartes et sans Luther.
Aucune philosophie de l'histoire ne peut être authentique si la philosophie générale qu'elle présuppose, et dont elle fait partie, ne reconnaît pas l'existence du libre arbitre et l'existence de Dieu.
JACQUES MARITAIN, sur l'histoire



TRAITE DE L'EXISTENCE ET DE L'EXISTANT



L'existentialisme authentique affirme la primauté de l'existence, mais en impliquant et sauvant les essences ou natures et comme manifestant une suprême victoire de l'intelligence et de l'intelligibilité...
L'existentialisme athée... affirme... en détruisant et supprimant... suprême défaite...
La morale laïque de 1880 supprime Dieu et garde l'honnêteté bourgeoise et le décalogue kantien.

Traité de l'existence et de l'existant, introduction


Il faut constater l'univers existant posé sur les faits premiers.
Ce que l'intelligence saisit ce ne sont pas des choses éternelles, ce sont des natures ou des essences qui sont dans les choses, voilà ce que nous appelons l'intelligible ou l'objet de pensée.
Le jugement restitue les essences à l'existence ou au monde des sujets.
L'intelligence, quand elle juge, vit elle-même intentionnellement, par un acte qui lui est propre, ce même acte d'exister que la chose exerce ou peut exercer hors de l'esprit.
L'être ainsi perçu n'est ni l'être "vague" du sens commun, ni l'être "particularisé" des sciences, ni l'être "déréalisé" de la logique, ni le "pseudo-être" de la dialectique prise pour la philosophie, c'est l'être dégagé pour lui-même dans son intelligibilité et dans sa réalité. "L'exister est l'actualité de toute forme ou nature, il est l'actualité de toutes choses". "Dieu contient en soi toute la perfection de l'être" parce qu'il est l'être même ou "l'Exister subsistant par soi". "La cause première est l'exister infini lui-même". "Ce n'est pas pour lui, mais pour nous, que Dieu a fait toutes choses pour sa gloire". ( St Thomas d'Aquin )
Surabondance de l'exister divin, surabondance en acte pur qui se manifeste en Dieu, comme la révélation nous l'apprend, par la pluralité des Personnes divines...
La philosophie de l'être est adonnée au mystère d'exister, elle est par làmême adonnée au mystère de l'action et à celui du mouvement.


Traité de l'existence et de l'existant, l'être


L'amour ne va pas à des possibles ni à de pures essences, il va à des existants, on n'aime pas des possibles, on aime ce qui existe...
Il n'y aurait pas de sainteté si on ôtait du monde tout excès et tout ce que la seule raison juge insensé.
L'homme pour appliquer là et en appliquant la loi, doit incarner et saisir l'universel dans sa propre existence singulière, où il est seul en face de Dieu.
Nos existentialistes athées s'imaginent que la morale dispense de la conscience, et substitue ses règles d'or à cet organe mobile et délicat qui coûte si cher, et à son jugement invinciblement personnel...
En supprimant la généralité et la loi universelle on supprime la raison, dans laquelle toute la liberté a sa racine, pour ne laisser que l'informe surgissant de la nuit.

Traité de l'existence et de l'existant, l'action


Quand un homme est éveillé à l'intuition de l'être, il est éveillé en même temps à l'intuition de la subjectivité, il saisit dans un éclair qui ne passera pas le fait q'il "est un moi".
La limite à laquelle se heurte la philosophie, c'est qu'elle connaît les sujets sans doute, mais les connaît comme objets, elle s'inscrit dans la relation d'intelligence à objet, tandis que la religion s'incrit dans la relation de sujet à sujet. C'est pourquoi toute philosophie qui prétend assumer en elle-même et intégrer la religion ( Hegel ) est une mystification.

"Pour moi-même, je suis la plus importante personne au monde, bien que je n'oublie pas, sans même considérer l'Absolu, mais que du simple point de vue du sens commun, je ne suis d'aucune espèce d'importance. Cela n'aurait quasiment rien changé à l'univers si je n'avais jamais existé". ( Somerset Maughan )
Si je m'abandonne à la perspective de la subjectivité, j'absorbe tout en moi-même... rivé à l'égoïsme et à l'orgueil; en me dissolvant dans le monde, je trahis mon unique et résigne ma destinée.
L'antinomie ne peut être résolue que par le haut. Si Dieu existe, ce n'est pas moi, c'est lui qui est le centre...
Alors je peux savoir à la fois que je suis sans importance et que ma destinée est ce qui importe avant tout; savoir ceci sans tomber dans l'orgueil, savoir cela sans trahir mon unique.
Les autres hommes me connaissent comme objet, non comme sujet.
Dieu me connaît tout entier, en tant même que sujet.
Ainsi sans Dieu personne ne me connaîtrait dans ma vérité, personne ne ferait justice à mon être, donc il n'y aurait aucun espoir possible pour moi.
Inconnu de Dieu, mais cependant expérimentant mon existence personnelle et ma subjectivité, je connais l'expérience de la solitude désespérée...
C'est aussi savoir que je suis "compris". Même si Dieu me condamne je sais qu'il me comprend. "Scruter les reins et les coeurs" ne remplit d'épouvante qu'au premier abord.


Savoir qu'on est connu de Dieu n'est pas seulement une expérience de justice, c'est aussi une expérience de miséricorde.
Dans l'état de damnation où le sujet ne se voit pas en Dieu, ne voit pas sa vie entière dans l'instant éternel à qui tout est présent, tous ses actes bons et mauvais lui reviennent dessus dans la lumière stérile et sans fin questionneuse de la mémoire des morts, comme des objets ennemis.
En Dieu l'être ne connaît pas seulement lui-même et toute sa vie d'une manière souverainement existentielle, mais aussi les autres créatures, en tant que sujets.
Par l'amour enfin est brisée cette impossibilité de connaître autrui sinon comme objet. L'union d'amour fait de l'être que nous aimons un autre nousmême, elle le fait pour nous une autre subjectivité nôtre, et lui-même est alors, dans une certaine mesure, guéri de sa solitude; il peut, inquiet encore, se reposer un moment dans le nid de la connaissance que nous avons de lui comme sujet.

Traité de l'existence et de l'existant, l'existant


Chaque moment du temps est présent à l'éternité divine, non seulement selon qu'il est connu d'elle, mais "physiquement" ou dans son être luimême. "Il n'y a rien de futur pour Dieu". ( St Thomas d'Aquin ) Le mal, comme tel est une privation, non pas seulement absence, néant, lacune, mais l'absence d'un bien "dû", la carence ou le néant d'une forme de l'être "requise" en un être donné.
Le mal de l'acte libre est la privation de réglage et de forme qui vicie en lui et blesse de néant l'usage de la liberté.
La volonté n'a pas regardé la règle.
La cause première de cette non-considération de la règle, et par conséquent du mal de l'acte libre qui va sortir de là est purement et simplement la liberté de l'existant créé.
Dieu n'est absolument pas et sous aucun rapport cause du mal moral.
Voilà donc quelque chose que Dieu connaît sans l'avoir causé ( quelque chose qui n'est pas une chose, mais une privation ).
Le mal n'a pas d'idée dans l'intelligence divine.
Il n'a pas inventé le mal moral et le péché, tout est né du seul néantement de la liberté humaine... Elles sont sorties de cet abîme. Il les permet comme une création de notre pouvoir de faire le rien.
Il les permet parce qu'il est assez fort, selon St Augustin, pour faire tourner tout le mal qu'il nous plaira d'introduire dans le monde à un bien plus grand caché dans le mystère de la transcendance et dont rien dans la nature ne nous permet de conjecturer en quoi il peut bien consister.
Notre malheur est qu'il n'y a pas de scénario écrit par Dieu à l'avance ( il serait moins sinistre ); et que l'élément néfaste du drame vient de nous.
Le terrible, l'incorruptible "fair play" divin nous laisse patauger dans la boue.
Par bonheur il y a aussi l'ordre de la grâce, la vertu du sang du Christ, les souffrances et les prières des saints, les opérations cachées de la miséricorde qui, sans porter atteinte aux lois du "fair play" divin, s'introduisent au plus secret de l'intrigue...
Le mal de la créature est la rançon de la gloire... viennent invisiblement en aide à chacun pour l'au-delà tandis que s'exercent sur lui les tristes lois ordinaires et les malheurs de l'en-deçà...


Traité de l'existence et de l'existant, l'existant libre et les
libres desseins éternels


"Le néant que l'angoisse nous révèle n'est pas un néant "de" l'existant, mais un néant "dans" l'existant. Il est la fêlure dans l'existant : le péché, la syncope de la liberté...". ( Benjamin Fondane ) Nous tenons soit : la posture du "chercher des causes", contenance sapientale par détachement, universalité théorétique, intelligence connaissant et se saisissant de l'être et la posture du "sauver non unique", singularité dramatique et suprême combat pour le salut de soi, contenance incantatoire de l'homme qui veut son Dieu ou plutôt qui est voulu de lui; Jacob dans sa lutte avec l'ange.
La première posture est essentiellement philosophique.
La seconde est essentiellement religieuse.
Confondre est un non-sens. On ne philosophe pas dans la posture de singularité dramatique. On ne sauve pas son âme dans la posture d'universalité théorétique et de détachement de soi pour savoir.
La seconde posture a disparue, l'âme et le cri vers Dieu ont été évacués.
Job a été évacué, on n'a gardé que le fumier.
Le néant dans l'existant a été remplacé par le néant de l'existant; l'horreur du néantement libre qui saccage l'existence a été remplacée par la constatation du non-être naturel...
Attitude de vie plus que doctrine.

L'erreur de Kierkegaard et Chestov a été de croire que pour glorifier la transcendance il fallait briser la raison, alors qu'il faut l'humilier devant son auteur et en cela même la sauver. "Tout ce qui vient du rien tend de soi vers le rien".
Saint Thomas, distinguant pour unir, n'en distinguait que plus nettement et fortement.
Sa lutte a été de faire reconnaître Aristote et de renverser Averroes, c'est-à-dire tout à la fois de faire reconnaître l'autonomie essentielle de la philosophie et de la joindre vitalement, dans son exercice humain, aux lumières supérieures de la sagesse théologique et de la sagesse des saints.
Il y a donc une philosophie chrétienne.
L'existentialisme de saint Thomas d'Aquin associe, identifie partout l'être et l'intelligibilité. Descartes et la philosophie rationaliste ont posé une inimitié insurmontable entre l'intelligence et le mystère, et c'est là l'origine la plus profonde de l'inhumanité foncière de la civilisation à base rationaliste.
Saint Thomas réconcilie l'intelligence et le mystère au coeur de l'être, au coeur de l'existence. Et par là il délivre notre intelligence, il la rend à sa nature en la rendant à son objet.
Cette philosophie est faiseuse d'unité, et nous chérissons la dispersion; elle est faiseuse de liberté, et nous sommes en quête de n'importe quel joug collectif; elle est notre faiseuse de paix, et la violence est notre affaire. Les maux qui nous déchirent sont ce que nous aimons le plus au monde. Il ne nous plaît guère d'être délivrés.
Pour l'homme et sa pensée la paix est toujours une victoire sur la discorde, et l'unité le prix du déchirement souffert et surmonté.
Le mot de saint Paul vaut aussi dans l'ordre de l'esprit : sans effusion de sang il n'est pas de rédemption.
La gloire d'exister et la saveur de l'existant que l'homme a tant voulu connaître ne lui font face qu'avec une indifférence infinie et n'ont jamais voulu se donner à lui, c'est lui qui a voulu les prendre; et donc dès l'origine il acceptait la déception, car on encourt une déception inévitable à vouloir prendre ce qui ne veut pas se donner.


JACQUES MARITAIN, Traité de l'existence et de l'existant, Ecce in Pace
fin



DE BERGSON A THOMAS D'AQUIN



"Le Dieu des pragmatistes est un vieux serviteur fidèle, destiné à nous aider à porter notre croix et à traîner notre malle au mileu de la sueur et de la poussière des épreuves quotidiennes".
Pour être vaillants dans la vie nous avons besoin d'un allié puissant avec qui nous échangerons des services personnels.
Maurice Blondel s'est efforcé de faire avouer à la philosophie l'élan qui la porte à déboucher dans la connaissance de foi.
Si le monde ne doit pas sombrer dans la barbarie un nouvel humanisme devra se faire jour pour intégrér, incorporer... pour remettre la raison en relations vitales et organiques avec le monde irrationnel de l'affectivité, de l'émotion, comme avec le monde de la volonté.
Cet humanisme est inconcevable si la philosophie qui l'inspire n'est pas une philosophie chrétienne, en continuité existentielle avec la théologie et avec la foi.
La politique n'est pas une pure technique, un art indépendant de la morale et de la religion, et dont l'unique loi est le succès matériel... par essence elle est une branche spéciale de l'éthique.
Devant les prétentions totalitaires de l'Empire païen, la religion apparaît de nos jours comme le suprême rempart de la personne. "Il est meilleur pour nous d'obéir à Dieu qu'aux hommes". ( Actes des apôtres ) Les "croyants politiques" plus près d'incroyants qui se réclament de l'ordre.
Les "croyants évangéliques" plus près d'incroyants qui se réclament de la tolérance et de la liberté.

De Bergson à Thomas d'Aquin, aspects contemporains de la pensée
religieuse


D'un côté rien au monde n'est plus précieux qu'une seule personne humaine, de l'autre côté rien au monde n'est plus gaspillé que l'être humain, plus exposé à toutes sortes de dangers.
Ce paradoxe nous montre que l'homme sait très bien que la mort n'est pas une fin, mais un commencement. il sait très bien qu'il peut courir tous les risques, dépenser sa vie, disperser ici-bas ses dons et ses biens, parce qu'il est immortel.
Il ne doute pas qu'une autre vie viendra après la vie présente.
Les rites funéraires de tout temps, de toute civilisation.
En d'autres termes, le Soi, le Connaissant capable de connaître sa propre existence, est supérieur au temps.
La conception judéo-chrétienne est une philosophie de la fin dernière, et celle-ci est tout le contraire de la philosophie de la transmigration.
Une civilisation qui connaîtrait le prix de la vie humaine mais qui établirait comme ses valeurs suprêmes la vie périssable de l'homme, le plaisir... et qui par suite redouterait la mort comme le plus grand des maux... qui éviterait saintement tout risque de sacrifice et tremblerait de penser à la mort, une telle civilisation ne serait pas civilisation, mais dégénération.
Son humanisme serait une délicatesse de lâches.


De Bergson à Thomas d'Aquin, l'immortalité du Soi


"La perfection de l'univers exige qu'il y ait de l'inégalité dans les choses, pour que tous les degrés d'être ou de bonté soient remplis".
S'il est de la nature des choses qu'un événement "puisse" arriver, cet événement arrivera effectivement quelquefois.
Il est dans l'ordre des choses que l'homme soit engagé dans la douleur, la souffrance et la mort, parce qu'il est engagé par son essence dans la nature corporelle générale et corruptible.
La créature ne peut pas être libre sans être libre d'une liberté qui tienne du néant ( parce qu'elle est la liberté d'une créature tirée du néant ).
Si la main de l'artisan était la règle même selon laquelle il coupe le bois, jamais il ne pourrait couper le bois de travers.
Or seule la volonté divine est la règle de sa propre opération, elle seule par conséquent est impeccable.
Le péché et la souffrance ne sont pas permis pour la plus grande perfection de la machine du monde, mais pour la consommation d'une oeuvre d'amour qui transcende tout l'ordre du monde.
La peccabilité de la créature est ainsi la rançon de l'effusion même de la Bonté créatrice, qui pour "se donner personnellement" au point de transformer en elle un autre qu'elle, doit être "librement aimée d'amitié", et qui pour être librement aimée d'amitié doit faire des créatures "libres", et qui pour les faire libres doit les faire "failliblement" libres.
Il est bon que la suprême liberté, se garder du mal, soit librement conquise. Le péché - le mal - est la rançon de la gloire. "Il faut préconsidérer dans la volonté un certain défaut, une certaine déficience avant l'acte de choix lui-même déficient.
La faute de la volonté est qu'elle procède à l'acte de choix tandis qu'elle ne regarde pas la règle.
Cette défaillance, avant le péché n'est ni une faute ni une peine, mais une pure négation". ( st Thomas )
Agir avec cette négation devient une privation, l'absence d'un bien.
Le premier moment est volontaire, il est libre, il n'est pas encore le péché mais la racine du péché. "Sans Moi vous ne pouvez rien faire", il s'agit là du bien, peut s'inverser en "Sans Moi vous pouvez faire le rien".
La première initiative du mal vient de la créature seule, volontairement et librement défaillante.
Le plan divin n'est pas un scénario écrit d'avance, que les créatures n'auraient ensuite qu'à éxécuter. De même que l'éternité, il est simultané à chaque moment du temps.


De Bergson à Thomas d'Aquin, le problème du mal


Les philosophes ne connaissent pas l'univers, mais un livre d'images.
Ils feuillettent les pages de ce beau livre, et ils croient toucher la réalité. Quelle déception !
La réalité, et la vie humaine et les profondeurs de l'homme, il faudrait passer à travers le livre pour les atteindre. "La meilleure réponse à la trahison de la vie par l'esprit c'est la trahison de l'esprit par l'esprit. Et l'une des plus grandes et des plus cruelles jouissances de notre temps, c'est de participer à ce travail de destruction". ( Ernst Junger, étant jeune )
Les grandes civilisations antiques, celle de la Grèce et surtout celle de l'Inde, ont compris que la vie contemplative est supérieure à la vie active et ouvre seule à l'homme cette béatitude anticipée dont il a soif.
La contemplation véritablement libératrice et déiforme n'est pas la contemplation des philosophes, qui s'arrête dans l'intelligence et se fait par le seul effort des plus hautes énergies de l'homme, et a pour but l'achèvement de soi par soi, le perfectionnement du sage lui-même; c'est la contemplation des saints qui ne s'arrête pas dans l'intelligence mais passe dans le coeur et y surabonde - et qui ne se fait pas par la suprême tensions des forces naturelles de l'homme, mais par l'amour de charité qui nous fait un seul esprit avec Dieu...
On voit que le bien commun de la cité temporelle a pour principale valeur l'accession des personnes humaines aux richesses intérieures et à la liberté qui les dignifient.

De Bergson à Thomas d'Aquin, l'humanisme de saint Thomas


Chercher les concordances plutôt que les oppositions, les fragments de vérité plutôt que les privations et les déviations, à sauver et à assumer plutôt qu'à renverser, à édifier plutôt qu'à disperser.
Pour cela il faut l'effacement de plus en plus complet de la personnalité du philosophe devant la vérité de l'objet.


Saint Thomas a transfiguré Aristote sans le déformer. Il a sauvé ce qu'il y avait de juste et de bon en Platon et a mené à bien la grande oeuvre de synthèse que celui-ci avait tentée prématurément.
Sa philosophie est indépendante des données de la foi et ne relève que de l'expérience et de la raison.

Sur la philosophie de saint Thomas d'Aquin


En supprimant la généralité et la loi universelle on supprime la raison, dans laquelle toute la liberté a sa racine, pour ne laisser que l'informe surgissant de la nuit.

Saint Thomas pleurait beaucoup; le chef d'oeuvre de la plus sereine objectivité est né dans les larmes d'un saint.
Il n'a pas travaillé dans la paix, mais dans le conflit et dans la hâte.

Sa philosophie s'appuie non pas sur les essences, mais sur l'existence, elle vit des intuitions naturelles de l'expérience sensible et de l'intelligence.

JACQUES MARITAIN, à propos de saint Thomas d'Aquin, fin



RELIGION ET CULTURE



Si le chrétien cède à la tentation de penser l'essence spirituelle et la mission essentielle de la religion en fonction des réalisations socialoterrestres et du mouvement de l'histoire, il accepte dès l'origine un faux terrain de discussion, où il risque d'oublier ce qui fait sa propre force en face des philosophies dévorantes qui cherchent à atteindre son coeur et qui ont fait soit de la révolution qui devrait transformes l'homme d'ici-bas, soit de la liberté de l'instant et de l'absurde, la fin ultime de l'existence.

Avant-propos


Une civilisation ne mérite ce nom que si elle est une culture, un développement véritablement humain et donc principalement intellectuel, moral et spirituel...
Il n'y a pas chez l'homme, comme chez les autres animaux, une sorte de tuf solide de vie instinctive constituant une structure arrêtée de comportement, suffisamment déterminée pour rendre possible l'exercice de la vie...
Tout le jeu des instincts, si nombreux, si puissants qu'ils soient, reste ouvert chez nous, comporte une indétermination relative qui ne trouve son achèvement normal et son réglage normal que dans la raison...
L'espèce d'infinitude propre à l'esprit humain infinitise en quelque façon, indétermine chez l'être humain la vie elle-même des sens et des instincts, qui ne peut trouver son point de fixation naturel.. que dans la raison et dans les formations qu'elle fait naître. Sinon, elle sera fixée de travers, au hasard d'une passion dominatrice, et déviera de la nature. L'homme véritablement et pleinement "naturel", ce n'est pas l'homme de la nature, la terre inculte, c'est l'homme des vertus, la terre humaine cultivée par la droite raison...
Il n'est pas de prestige plus menteur que la "sincérité" telle que la conçoit André Gide, résolution de l'être humain en les vaines postulations discordantes et simultanées de l'informe, de la "materia prima"...
Un "état de nature pure", où Dieu eût abandonné les hommes aux seules ressources de leurs activités intellectuelles et volontaires, n'a jamais existé. Dés la première heure, Dieu a voulu faire connaître aux hommes des choses dépassant les exigences de toute nature créée ou créable. Il leur a révélé les profondeurs de sa vie divine, le secret de son éternité... "Ce n'est point à une conscience locale, c'est à la conscience de tous les hommes qu'en appelle le Décalogue; et la Jérusalem des temps messianiques est la vision d'une patrie purement spirituelle, la patrie des âmes. Les Prophètes ne parlent en ne luttent que pour faire passer en première place le règne de Dieu qui d'abord est dans tous les coeurs et embrasse tous les peuples". ( Père Clérissac )...
Partout ailleurs dans le monde antique le nationalisme a parasité et corrompu la religion... Tout en asservissant l'homme aux dieux, le monde antique inféodait cependant la religion à la civilisation... en faisant de la religion le principe recteur de la cité...
La vraie religion, elle, est surnaturelle, descendue du ciel avec Celui qui a fait la grâce et la vérité. Elle n'est pas de l'homme ni du monde, ni d'une civilisation ni d'une culture, elle est de Dieu. Elle transcende toute civilisation et toute culture. Elle est la suprême animatrice et bienfaitrice des civilisations et des cultures, et d'autre part elle est en elle-même indépendante de celles-ci, libre, universelle, catholique.


Nature et culture


La culture telle qu'il ( le monde moderne ) la conçoit se propose des fins purement terrestres qui désormais se suffisent à elles-mêmes, ne sont plus surélevées dans leur ordre propre par leur ordination au royaume de Dieu... c'est un type de culture anthropocentrique...
En se repliant sur lui-même l'homme a subi... le mouvement d'introversion propre à l'esprit; il est entré au-dedans de soi... Enrichissement dans la connaissance de la créature et des choses humaines, quand même cette connaissance devait déboucher sur l'enfer intérieur de l'homme en proie à luimême...
Humanisme séparé de l'Incarnation... A la conception anthropocentrique de la culture s'oppose la conception chrétienne... l'humanisme d'un saint Thomas d'Aquin : humanisme purifié par le sang du Christ, humanisme de l'Incarnation.
Un tel humanisme, respectant les hiérarchies essentielles, met la vie contemplative au-dessus de la vie active, il sait que la vie contemplative tend plus directement à l'amour du premier Principe, en quoi consiste la perfection. Ce n'est pas que la vie active soit sacrifiée, mais elle doit tendre au type qu'elle réalise chez les parfaits, c'est-à-dire à une activité qui déborde toute de la surabondance et de la contemplation... Voilà une idée de la hiérarchie des valeurs assez différente de la conception industrialiste...
Une civilisation même authentiquement chrétienne n'échappe pas à bien des tares accidentelles. Seule une civilisation chrétienne peut être exempte de déviations essentielles.

La religion catholique et la culture


Les catholiques ne sont pas le catholicisme. Le catholicisme n'est pas chargé de fournir un alibi aux manquements des catholiques...
Regardez le Pape... les saints au ciel et sur la terre: ne nous regardez pas nous autres pécheurs...
Il ne nous convient pas de mesurer les voies divines à notre mesure, fût-ce pour leur donner raison, à la façon de Leibniz, de Malebranche ou des amis de Job, ou de certains ouvrages d'imagination qui semblent plaider la cause de Dieu, comme s'il avait besoin d'être absous...
Le catholicisme n'est pas un parti religieux, il est la religion... et il se réjouit sans jalousie de tout bien, même produit hors de ses frontières, car ce bien n'est hors des frontières catholiques qu'en apparence; en réalité il lui appartient invisiblement. "Tout en effet, n'est-il pas à nous, qui sommes au Christ ?"...
En ce qui concerne les cultures et les civilisations non chrétiennes... trop souvent on s'est contenté de les déprécier, la complaisance ne vaut pas mieux, c'est la vérité qui est nécessaire, mais avec l'amour pour vivifier la connaissance...
L'oeuvre proprement catholique est de fomenter partout le vrai...
Plus les oeuvres et les moyens temporels sont riches de matière, plus ils ont leurs exigences propres et leurs conditions propres, plus ils sont pesants. Et plus aussi... une certaine mesure de réussite temporelle est régulièrement postulée par eux... Nous pouvons appeler "moyens temporels riches" ceux qui, engagés ainsi dans l'épaisseur de la matière, exigent de soi une certaine mesure de succès tangible. A cause de cela même la loi évangélique de renversement des valeurs et d'immolation, qui est la loi suprême du spirituel, ne les atteint qu'imparfaitement, alors c'est l'ombre de la croix qui passe sur eux... Ils sont nécessaires, ils font partie de l'étoffe naturelle de la vie humaine. La religion doit consentir à recevoir leur aide. Mais il convient pour la santé du monde que la hiérarchie des moyens soit sauvegardée, et leurs justes proportions relatives.
Il y a d'autres moyens temporels qui sont les moyens propres de l'esprit.
Ce sont des "moyens temporels pauvres". La croix est en eux. Plus ils sont légers de matière, dénués, peu visibles, plus ils sont efficaces...
Plus on s'approche du pur spirituel, plus les moyens temporels employés à son service s'amenuisent eux-mêmes. Et c'est la condition de leur efficacité. Trop ténus pour être arrêtés par un obstacle, ils atteignent là où n'atteignent pas les puissants équipements. A cause de leur pureté ils traversent le monde d'un extrême à l'autre...
A la limite, considérons l'homme spirituel par excellence. Quels étaient les moyens temporels de la Sagesse incarnée ? Il a prêché par les bourgades.
Il n'a pas écrit de livres, c'était encore un moyen d'action trop chargé de matière, il n'a pas fondé de journaux... Il a eu pour seule arme la pauvreté de la prédication...
Le monde périt de lourdeur. Il ne rajeunira que par la pauvreté de l'esprit.
Vouloir sauver les choses de l'esprit en commençant par aller chercher, pour le servir, les moyens les plus puissants, dans l'ordre de la matière, c'est une illusion... Autant attacher des ailes de colombe à un marteau-pilon...
Lorsque David eut décidé d'affronter Goliath, il essaya d'abord l'armure de roi Saül. Elle était trop lourde pour lui. Il préféra une arme pauvre.


Considérations pratiques


La médiation entre le temps et l'éternel est à la fois pour l'intelligence chrétienne une croix douloureuse et une sorte de mission rédemptrice.
Elle doit à chaque instant penser sous la lumière de l'éternité le monde qui passe et qui varie...
Nous pourrions être tentés d'abandonner, sinon en droit, du moins en fait, de perdre de vue plus ou moins complètement l'éternel au profit du temps, et de nous laisser porter par le flux du devenir au lieu de le dominer par l'esprit; à vrai dire ceux qui font ainsi subissent le monde plutôt qu'ils ne le pensent; ils sont agis par le monde et n'agissent pas sur lui, sinon comme instruments des forces elles-mêmes du monde; ils glissent... au fil de l'histoire...
Souvent généreux, et avertis des nécessités du moment par les intuitions du coeur, ils oublient, dans leur hâte à courir aux réalisations pratiques, les conditions premières de l'efficacité pratique elle-même, qui sont d'ordre spirituel et supposent le courage intellectuel de dénuder les apparences, de s'attaquer aux principes, et de maintenir à tout prix la pensée centrée sur de l'immuable...
Cette erreur est comme une méconnaissance du Verbe par qui tout est formé, et par la Croix duquel le monde est vaincu; elle rendrait la pensée chrétienne impuissante et versatile en face du monde...
La pensée catholique doit être élevée avec Jésus entre ciel et terre, et c'est en vivant le paradoxe douloureux d'une fidélité absolue à l'éternel étroitement jointe à la plus diligente compréhension des angoisses du temps, qu'il lui est demandé de travailler à réconcilier le monde à la vérité.

De la pensée catholique et de sa mission


L'ordre est en lui-même, comme l'être, un bien. Mais il n'est pas le bien absolu. Il y a un ordre en enfer. L'ordre extérieur et visible est ordonné à l'ordre intérieur et invisible; l'ordre des corps est pour celui des esprits et celui-ci est pour l'ordre de la charité. Mais ces ordres ne se correpondent pas nécessairement... L'ordre d'une bonne police morale et civile veut que les publicains et les prostituées passent après les personnes de vie honorable. L'ordre du royaume des cieux admet que des publicains et des prostituées passent, dans les jugements secrets de Dieu, avant des personnes de vie honorable...
Il y a un ordre mécanique ou de contrainte et un ordre naturel ou spontané, et encore un ordre organique ou vital; il y a un ordre du déterminisme et un ordre de la liberté. Il y a un ordre de la nature et un ordre de la grâce...
Sous l'ordre de la loi ancienne, c'est la loi écrite qui était principale, mais sous l'ordre de la loi nouvelle, c'est la grâce du SAint-Esprit...
C'est un acte vital que d'adhérer à ce qui est, et de reconnaître par l'intelligence et par l'amour un ordre que nous n'avons pas créé.
La raison n'a pas seulement à reconnaître l'ordre issu de la pensée créatrice; il y a un ordre qu'elle-même est chargée de faire, en tant que raison pratique : c'est celui précisément des choses humaines et des actes humains, qui définit d'après saint Thomas le domaine de l'éthique. Continuatrice et collaboratrice de l'oeuvre divine, elle doit à chaque instant inventer conformément à l'ordre éternel l'ordre contingent et constamment renouvelé des oeuvres du temps. C'est ainsi qu'à la loi naturelle elle ajoute les déterminations de la loi positive...
C'est un désordre qui coûte cher de mépriser l'ordre éternel pour attendre un ordre nouveau du seul jaillissement du devenir et du seul mouvement de l'histoire... Mais c'est un désordre également grave que d'oublier que l'ordre humain se fait avec l'histoire, et, pour être ce qu'il doit, exige d'être continûment créé par un effort de raison et de volonté, d'imagination et de vertu...
S'il est vrai que c'est au-dedans de nous qu'il faut d'abord essayer de rétablir l'ordre, car c'est par l'intérieur que tout commence, la première condition pour travailler à l'instauration d'un ordre vrai sera une subordination entière de l'âme à la vérité...
Des principes vrais, une générosité ardente risquent d'être stérilisés si l'âme n'est pas délivrée dans la vérité entière. Si elle est rivée sur un seul point à des jugements faux et étroits, sa vision du détail des faits et des événements en sera déformée, son voeu de l'ordre vrai ne passera pas dans la réalité, car l'ordre dit intégrité.


De la notion d'ordre


Le débat qui partage nos contemporains, et qui nous oblige tous à un acte de choix, est entre deux conceptions de l'humanisme : une conception "théocentrique" ou chrétienne, et une conception "anthropocentrique", dont l'esprit de la Renaissance est premièrement responsable... humanisme intégral et humanisme inhumain...
Si la nature déchue ne penche que trop à entendre le mot humanisme au sens d'humanisme anthropocentrique, il importe d'autant plus de dégager la vraie notion et les vraies conditions du seul humanisme qui ne saccage pas l'homme, et de rompre pour cela avec l'esprit de la Renaissance...
Partout où le temps n'est pas racheté par le Sang du Christ, le prince de ce monde occupe le temps...
L'histoire est bicéphale. Le chef de tous les bons la conduit pour sa part là où Dieu sera tout dans tous; pour sa part le chef de tous les méchants là où la créature sera tout pour elle-même. Quand ces deux "parts", à chaque instant mêlées, auront achevé de se séparer, l'histoire elle-même sera achevée...
S'absenter de l'histoire c'est chercher la mort. L'éternité ne quitte pas le temps, elle le possède d'en haut. Il faut agir sur l'histoire autant qu'on peut, Dieu premier servi; mais se résigner à ce qu'elle se fasse souvent contre nous... Aussi bien le principal au point de vue de l'existence dans l'histoire, n'est-il pas de réussir ( ce qui ne dure jamais ), mais d'avoir été là ( ce qui est ineffaçable )... ( Les étapes de l'humanisme anthropocentrique ) :
- Pour enrichir l'humanité il doit lui faire dénoncer d'abord un héritage auquel toute son histoire est liée...
- Puisqu'on ne peut instaurer un humanisme intégral sans l'intégrer à une religion, mais que toutes les religions existantes doivent être éliminées, il ne lui reste qu'à fonder une religion nouvelle. Auguste Comte avait très bien vu cela...
- Si ses partisans récusent une telle mission, une ressource s'offre à eux, et une seule : changer l'homme. C'est la solution russe...
Tel est le résultat normal d'un humanisme séparé de l'Incarnation quand il se dépouille de tous les résidus de culture théocentrique qu'il avait d'abord entraînés et qui atténuaient et masquaient ses énergies essentielles...
Le mythe de l'Immanence détruit les véritables valeurs d'immanence, c'est-àdire de spiritualité, parce que celles-ci sont liées à la personne, et parce que la personne est destinée à péricliter par la dialectique de l'Immanence pure. Pour qu'il y ait souveraineté en effet, il faut qu'il y ait personnalité. Mais la personnalité précaire et limitée de chaque personne singulière est incompatible avec cette souveraineté absolue qu'on attribue à l'humanité. Elle passe alors nécessairement à un sujet commun : l'humanité collective elle-même, ou le devenir, ou la matière, où elle se résorbe et disparaît.
Il est remarquable que, non seulement la notion de personne, mais la conscience vécue de la valeur de la personne ne se soit développée qu'en même temps que les dogmes de la Trinité et de l'Incarnation enseignaient aux siècles chrétiens la personnalité divine... le débat de la liberté par la technique et de la liberté par l'ascèse est le grand débat de notre âge. Il y a deux façons de concevoir la maîtrise de l'homme sur lui-même... L'homme peut devenir maître de sa nature en imposant à l'univers de ses propres énergies internes la loi de la raison, de la raison aidée de la grâce... une telle morale est une morale ascétique... ( ou bien ) Une technique appropriée doit nous permettre de rationaliser la vie humaine, c'est-à-dire de satisfaire nos désirs avec le moins d'inconvénients possibles, cela sans réforme intérieure de nous-mêmes... Il s'agit de transformer l'homme par le dehors, et radicalement... par des moyens de technique qui voudraient singer l'efficace de la grâce. Une telle morale ne délivre pas l'homme, elle le tue.


L'humanisme, l'Histoire, l'immanence


Il importe de faire une distinction très nette entre la culture ou la civilisation, qui ressortit à l'ordre temporel, et la religion, qui ressortit à l'ordre spirituel, au royaume de Dieu. La religion a pour fin la vie éternelle...
Tandis que les diverses cultures, ressortissant essentiellement à l'ordre naturel et temporel, au monde, sont partielles et toutes déficientes.
Aucune civilisation n'a les mains pures.
Le mot "chrétienté" se rapporte à l'ordre de la culture. L'Université de Paris, fondée par l'Eglise, était un organe essentiel de la chrétienté médiévale, non de l'Eglise... "Il faut une religion pour le peuple", cette formule traduit exactement la même conception, mais inversée, que le mot de Marx sur la religion opium du peuple. Ainsi l'athéisme communiste n'est que le déisme bourgeois retourné...
Au siècle dernier, l'Eglise catholique, dont la mission primordiale concerne le dépôt de la vérité à maintenir, a commencé ( c'était son premier devoir ) par dénoncer la métaphysique erronée où les adversaires de l'ordre ancien puisaient leur énergie passionnelle. De là le "syllabus" et les condamnations des diverses formes du libéralisme. Ces condamnations ont fixé défi- nitivement pour les catholiques des vérités d'importance capitale. Ce n'est pas qu'alors l'Eglise ait condamné le monde moderne ou les âges nouveaux, ce qui ne veut rien dire : elle commençait par purifier le domaine de la pensée et par balayer l'erreur...
Deux erreurs opposées sont à éviter, celle qui soumet toutes choses à l'"univocité", celle qui disperse toutes choses dans l'"équivocité"...
La seconde pensera qu'avec le temps les conditions historiques deviennent tellement différentes qu'elles relèvent de principes eux-mêmes hétérogènes..
La première portera à croire que ces règles et ces principes suprêmes s'appliquent toujours de la même façon...
La solution vraie ressortit à la philosophie de l'analogie. La notion d'ordre est une notion essentiellement analogique. Les principes ne varient pas, ni les règles suprêmes pratiques : mais ils s'appliquent selon des manières essentiellement diverses, qui ne répondent à un même concept que selon une similitude de proportions...
A cause de la charité, qui est son principe essentiel, la spiritualité chrétienne surabonde au dehors, elle est diffusive de soi; elle agit sur le monde... PLus que jamais le christianisme cherchera à pénétrer la culture et à sauver la vie temporelle elle-même de l'humanité, et moins que jamais il sera en paix avec le monde...
Il importe de s'élever au-dessus du temps, non pour abandonner les choses du temps mais pour arracher la pensée aux images univoques qui la tiennent dans l'illusion. C'est le premier moment. Au second moment, on reviendra au siècle avec une pensée purifiée, capable de respecter à la fois l'éternel et le changeant, de faire elle-même dans le flux du devenir et du nouveau un ordre qui soit le reflet passager des vérités immobiles... ( dans une certaine hypothèse ) Au-dessous d'un firmament étoilé spéculatif l'action serait laissée, dans l'ordre pratique, à peu près sans principes...
Ceux qui prétendent à guider les autres ( doivent ) se sentir prêts à exercer immédiatement le pouvoir... Sinon, c'est qu'ils ont peur de vaincre; alors pourquoi conduire des troupes et leur demander de combattre ?...
Il est probable qu'en l'état actuel du monde et sur le plan "profane"... des hommes résolus à renouveler l'ordre temporel conformément à l'esprit chrétien et avec des armes dignes de cet esprit trouveraient devant eux des possibilités plus vastes qu'on ne croit d'ordinaire.


Dangers de la temporalisation du spirituel, l'Eglise et le monde
chrétien, idéal historique concret


Le monde issu des deux grandes révolutions de la Renaissance et de la Réforme a des dominantes spirituelles et culturelles nettement anti-catholiques; chaque fois qu'il a pu suivre librement son instinct, il a persécuté le catholicisme, sa philosophie est utilitaire, matérialiste ou hypocritement idéaliste, sa politique est machiavélique, son économie libérale et mécaniste. Le "monde bourgeois" a des pères qui ne sont pas les Pères de l'Eglise...
Ce monde est né d'un grand mouvement du coeur vers la sainte possession des biens terrestres qui est à l'origine du capitalisme, du mercantilisme et de l'industrialisme économiques comme du naturalisme et du rationalisme philosophiques...
L'Eglise est dans le monde mais n'est pas du monde. Si elle engage les hommes à se montrer fidèles aux formes sociales éprouvées par le temps, ce n'est pas qu'elle soit attachée à l'une ou l'autre de ces formes, c'est qu'elle sait que la stabilité des lois est un des biens de la multitude...
L'Eglise comme telle a les promesses de la vie éternelle, et le prince de ce monde n'a pas de part en elle; il a, nous l'avons dit, sa part dans le monde chrétien.
Le monde chrétien issu de la décomposition de la société médiévale a consenti à beaucoup d'iniquités, - je parle là d'une sorte de défaillance collec- tive historique, à l'égard de laquelle la recherche des responsabilités individuelles n'a guère de sens; c'est ce monde-là que, tout en préparant d'autres naissances, Dieu laisse aller à son poids mort...
Le mal est plus fréquent que le bien dans l'espèce humaine. Il est donc naturel qu'il y ait plus de "mauvais chrétiens" que de "bons chrétiens" dans une civilisation chrétienne, et surtout dans les couches dominantes ( et par là même plus exposées ) de cette civilisation. A partir du moment où celleci perd son esprit propre et les structures qui lui étaient liées, comme il est arrivé pour la chrétienté à partir de la Renaissance et de la Réforme, un autre esprit collectif naîtra donc en elle, et qui sera d'autant plus lourd et ténébreux qu'on s'éloignera davantage du centre vital de la foi et de l'Eglise. C'est ainsi qu'on arrivera à la naturisation de la religion et à l'utilisation déiste ou athéiste ( c'est pratiquement la même chose ) du christianisme pour des fins temporelles...
C'est se condamner à une oeuvre avant tout destructive que vouloir changer la face de la terre sans vouloir changer d'abord son propre coeur, - ce que nul homme ne peut par lui-même. Et peut-être, si l'amour tout-puissant transformait vraiment nos coeurs, le travail extérieur se trouverait-il à moitié fait déjà.
Tout cela montre, semble-t-il, qu'il vaut mieux être révolutionnaire que se dire révolutionnaire, surtout en un temps où la révolution est devenue le plus "conformiste" des lieux communs, et un titre réclamé par tout le monde.
Se rendre libre de cette phraséologie serait peut-être un utile acte de "courage révolutionnaire".


Faillite d'un monde chrétien d'apparence, mission temporelle du
chrétien


En théorie et dans l'abstrait, on conçoit aisément un régime d'association entre l'argent et le travail productif, dans lequel l'argent investi dans une entreprise représente une part de propriété des moyens de production, et sert d'aliment à l'entreprise, avec quoi elle se procure l'équipement et les ressources dont elle a besoin, en telle sorte que l'entreprise étant féconde et produisant des bénéfices, une part de ces bénéfices reviendra au capital. Schème irréprochable.
En réalité et dans le concret, ce même schème irréprochable fonctionne tout autrement, et d'une façon pernicieuse. Dans les jugements humains qui modèlent le régime économique les valeurs se sont renversées, le mécanisme fondamental gardant la même configuration. Au lieu d'être tenu pour un simple aliment servant à l'équipement et au ravitaillement matériel d'un organisme vivant qui est l'entreprise de production, c'est l'argent qui est tenu pour l'"organisme vivant", et l'entreprise avec ses activités humaines pour l'aliment et l'instrument de celui-ci; en telle sorte que les bénéfices ne sont plus le fruit normal de l'entreprise alimentée par l'argent, mais le fruit normal de l'argent alimenté par l'entreprise.

Notes, Fécondité de l'argent


Si un masque d'iniquité s'empare d'un rôle de justice, ce rôle est gâté; et tant qu'il sera débité par ce masque il restera plus ou moins gâté. On peut essayer de tirer parti de ce qu'il garde de bon, c'est une trahison d'applaudir le nom sous l'enseigne duquel il se déroule. Si un masque de justice assume un rôle d'iniquité, il se gâte lui-même et fait blasphémer le nom dont il est porteur; ce nom lui-même reste saint. C'est une folie de le blasphémer. Dans la sarabande universelle la tâche temporelle du chrétien est d'essayer sans cesse d'obvier à cette confusion des rôles; en s'appliquant à devenir ce qu'il est, il délivre des rôles d'iniquité son propre personnage, et en même temps il reprend les rôles de justice aux masques d'iniquité.


Notes, Theatrum mundi


Il y a eu une civilisation chrétienne médiévale et occidentale, il peut y en avoir d'autres, soit dans l'espace, soit dans le temps, pareillement chrétiennes et d'un type culturel très différent.

Notes, Civilisation

JACQUES MARITAIN, Religion et culture, fin




1993 Thesaurus - LA TRANSPARENCE DU MAL, Essai sur les phénomènes extrêmes